La Volupté (La Mettrie)

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Œuvres philosophiques
Charles Tutot (p. 17-93).


À Madame

la marquise de ***.

C’eſt votre ouvrage que je vous offre ; votre ſeule idée m’a inſpiré ; je lui dois tout ce qu’il y a de plus délicat & de plus ſéduiſant dans cet eſſai. Vous vous y reconnoîtrez, vous y lirez avec plaiſir l’hiſtoire de nos amours. J’en ai voulu laiſſer des traces publiques, pour me rappeler, ſi j’ai le malheur de ne pas vous aimer toujours, combien vous m’avez été chère, dans un temps où mon cœur épuiſé ne ſentira peut-être plus rien. Il eſt des momens, vous m’aimez trop pour ne pas les connoître, où la force de l’imagination repréſente ſi vivement à l’eſprit un objet adoré, qu’on croit le voir & être avec lui : que dis-je ! on le voit, on lui parle, on le touche, on le trouve ſenſible, on rend hommage à tous ſes charmes. C’eſt dans ces heureux momens, que ſouvent l’illuſion m’accorde de plus grands biens, que la réalité même. Quels tranſports, quelle tendreſſe, quelles careſſes vous recevez, vous rendez à votre amant ! l’honneur, la raiſon, toutes ces belles chimères, que vous respectez aux dépens de nos plaiſirs, s’évanouiſſent enfin. Pourquoi mettez-vous des bornes à mon bonheur ? Se peut-il qu’un mortel dans vos bras, forme encore un déſir ? La volupté en gémit, les ſentimens du cœur ne peuvent lui ſuffire, ſon empire eſt fondé ſur les dernières faveurs : il faut que tous les plaiſirs des ſens ſoient réciproquement mêlés & confondus avec nos âmes, pour qu’elles goûtent les plus délicieux tranſports.

C’est ainsi qu’un cœur tendre & affligé cherche à ſoulager les maux que lui cauſe votre abſence : malheureux cependant, après vous avoir fait connoître la volupté, de ne pouvoir aujourd’hui vous en offrir que la peinture.



La

volupté.

Loin d’ici, beaux eſprits, précieuſement néologues & puérilement entortillés : loin d’ici, vil troupeau de ſerviles imitateurs d’un modèle encore plus froid que vous : votre art trop recherché ne me conduiroit qu’à des jeux d’enfans, que la raiſon proſcrit, ou à un ordre inſipide que le génie méconnoît, & que la volupté dédaigne. Vous ſeuls pouvez divinement m’inſpirer, ô vous heureux enfans de la volupté, vous que l’amour a pris ſoin de former lui-même, pour ſervir à des projets dignes de lui, je veux dire, au bonheur du genre humain ; échauffez-moi de votre génie, ouvrez-moi le ſanctuaire de la nature, éclairé par l’amour. Nouveau, mais plus heureux Prométhée, que j’y puiſe ce feu ſacré de la volupté, qui dans mon cœur, comme dans ſon temple, ne s’éteint jamais.

Voltaire, ſois mon premier guide : tu avois trop d’eſprit pour ne pas être voluptueux, pour ne pas préférer le ſentiment à l’eſprit, comme l’eſprit à la beauté même. Peintre favori de la nature, tu en ſaiſis tous les mouvemens, tu en connois les charmes : chez toi la volupté noble, pour ainſi dire, polie, décente, n’a rien de groſſièrement laſcif ; épurée par la délicateſſe, toute en ſentiment, elle ſéduit le cœur par l’eſprit, qui les fait valoir. Oui, c’eſt elle, c’eſt cette volupté des honnêtes gens, qui a répandu ſur tes ouvrages cette âme qui nous touche, nous émeut, cette expreſſion attendriſſante qui donne aux arts les grâces inimitables du ſentiment. Beaux arts, aimables enfans, dont le ſéjour & le père eſt à Paris, je vous reconnois à peine en d’autres climats, mais je vous adore, élevés par Voltaire.

Que j’aime à te voir peindre ce vuide affreux d’un cœur ſans tendreſſe ! Non, rien ne peut le remplir ; tous les goûts, tous les arts, rien, tu dis vrai, rien ne peut remplacer l’amour. Mais pour exprimer comme toi la triſte ſituation d’un cœur, qui ſe voit forcé de quitter le dieu qui l’a quitté, d’un cœur, hélas ! qui ne peut plus aimer, il faudroit la ſentir de même. Quels regrets plus vifs que les tiens ! Plaiſe à l’amour, qui en aura été touché, de te faire encore quelquefois ſentir les approches du plus reſpectable des dieux, ſigne conſolateur d’une amante éperdue, & telle, qu’au nautonnier alarmé, ſe montre la brillante étoile du matin.

Sainte-Foi, j’aime auſſi la volupté de ton pinceau ; il étoit digne de peindre l’amour & les grâces : mais pourquoi faut-il que ton exemple & tes ſuccès n’apprennent qu’il n’est pas possible d’être long-temps voluptueux ?

Crébillon, voluptueux aussi délicat que lascif, quelle foule de beaux esprits, l’art de sentir, le goût du plaisir rassemble auteur de toi ! L’admiration est le moindre des sentimens que tu leur inspires. Mais connoitrois-tu si bien le cœur des femmes ? Aurois-tu peint à la postérité celles de ton siècle, avec des couleurs si voluptueusement caustiques, et le plaisir, le plaisir même, qu’elles t’ont donné, ingrat, ne t’eût éclairé sur des défauts précieux à l’amour.

Moncrif, la volupté te revendique ; on t’a injustement comparé à ces chymistes ruinés, qui ont la fureur de nous enseigner le secret de faire de l’or : le bonheur que tu as d’être aimé d’un grand ministre, t’a fait croire qu’il y avoir un art de plaire. Peintre charmant des plaisirs de la jeune Aurore & des regrets du vieux Titon, tu mériterois de recommencer ton cours, pour avoir si bien décrit l’amour & ses douceurs. Ah ! si Jupiter t’accordoit de nouvelles années, sans doute, tu saurois bien les reperdre, mais dans les plaisirs, mais moins vite, que cet amant prodigue ! meilleur économe des faveurs du plus grand des dieux, tu ménagerois la vigueur de ta jeunesse, pour prolonger ta félicité.

Voluptueux de toutes les saisons, que tu fais corriger & embellir, apôtre & rival d’Ovide ; gentil Bernard, quand donc veux-tu lui donner en public tes leçons dans l’art d’aimer ? Mais si c’est un art imposteur, que je l’ignore toute ma vie. Non, je ne tromperai point un objet qui me rend heureux, si ce n’est pour le rendre plus heureux lui-même.

Gresset, pourquoi garder si long-temps le silence ? en continuant de nous décrire la volupté, ne sera-ce pas la sentir toi-même ? Qu’importe, si ton cœur est heureux, que ton esprit en soit énervé ? Peins-nous jusqu’aux plaisirs, qui se mêlent aux pavots de Morphée : peins-nous ces songes toujours trop courts, où rien ne distrait l’âme enivrée de la plus pure volupté ; dis si la réalité même fait plus d’impression sur les sens. C’est ici la preuve que le bonheur n’est qu’une illusion agréable, une heureuse façon de fentir, qui dépend de l’imagination. Mais que ton pinceau prête des couleurs aimables à cette vérité. Tu fais que


» Souvent en s’attachant à des phantômes vains,
» Notre raison séduite avec plaisir s’égare,
» Qu’elle-même jouit des objets qu’elle a feints,
» Que cette illusion pour un moment répare
» Le défaut des vrais biens, que la nature avare
      » N’a pas accordés aux humains.


Mais plus poëte que Fontenelle, sois aussi philosophe que lui : fonds la glace de ses idées, sans qu’elles perdent rien de leur justesse ; animes enfin, donnes la vie aux objets, même les plus fantastiques : l’imagination voluptueuse attend de toi son triomphe.

Et toi, Bernls, convive aimable & décent, qui fais oublier l’indécent Grécourt, tu es plus propre à inspirer le goût du plaisir, qu’à convertir les incrédules ; lis-nous ces vers charmans, que t’ont dictés de concert les grâces & la volupté, & qui, présentés par Cypris, t’ont élevé à un rang, que tu dois peut-être en partie aux ouvrages d’amour, qui ont su plaire à la déesse.

Toi-même, cher Fréron, que veux-tu faire à pareil prix de la mauvaise succession d’un prêtre encore plus mauvais qu’elle ? Crois-moi, laisse critiquer les esprits froids qui sont sans talens : connois-toi mieux, cèdes au beau feu de ton imagination poétique ; qu’il te serve à te bien peindre à toi-même les beautés de Lucrèce, comme le nouveau traducteur de Pétrone, s’étoit sans doute pénétré de celles de son auteur. Pour bien traduire Lucrèce, il suffit d’être, je ne dis pas meilleur philosophe que toi, mais aussi mauvais physicien que lui. Mais pour invoquer l’amour d’une manière digne de ce dieu & du poëte qui l’a chanté, pour rendre en beaux vers les magnifiques descriptions d’un écrivain, qui s’exprimant toujours avec force, n’a pas toujours dédaigné l’harmonie, il ne faut rien moins que l’impétuosité de ton génie, & de ton goût pour les plaisirs voluptueux ; & c’est ici principalement que tu dois te montrer plus Épicurien, que l’auteur même.

Toi-même encore, Piron, fais voir que le rival obscène du célèbre auteur de I’ode à la fortune, connoît plus d’un chemin pour arriver à l’immortalité : mets un frein à cette imagination fougueuse & trop grossièrement lubrique ; peins-nous Vénus, non la Cynique, non dans ces jours de luxure, où elle sollicite impudemment Priape, à la face de tous les dieux, mais dans ces momens de modestie piquante, ou portant une ceinture de gaze, qui couvre en partie son beau sein, on la prendroit pour la volupté même ; surtout lorsque tenant à la main les loix & les fastes de son école, elle chante ces vers, plus dignes de l’amour, que de la folie,


» Venez tous, venez faire emplette,
» Je vends le secret d’être heureux,
» Je sais dispenser ma recette
» Par les plaisirs & par les jeux.


Mais quoi, je t’oubliois, charmant abbé ? Avec quel plaisir je reconnois ton ombre immortelle » à la volupté qui la fuit ! Quittes, je t’évoque du sein des morts, quittes ces champs toujours verds, & l’éternel printemps de ces jardins fleuris, riant séjour de ces âmes tendres & généreuses, qui ont joint le plaisir délicat de faire des heureux, au talent d’être heureuses. Enivré des joies les plus pures, s’il t’est possible, reprends ta première forme, pour mieux les sentir encore ; ou si tu ne peux quitter les La Farre, les La Faye, les Chapelle, & autres mânes aimables ; auprès de qui la plus douce sympathie t’enchaîne pour jamais, qu’il naisse de ta cendre un autre toi-même, qui m’apprenne à venger l’amour du culte indifférent de la plupart des mortels.

Muses, grâces, amours, qui fûtes les dieux, les feuls dieux de Chaulieu, comme de Voltaire, ou rendez-le à mes tansports, ou daignez être les miens ! Sans vous, sans votre adorateur, comment peindre ces jouissances parfaites, ces contentemens, ces extafes d’une âme éperdue, dont la tendresse surpasse encore les tranfports ? le vainqueur de l’Inde a cent fois chanté les glous glous de la bouteille. Je veux dire ceux de l’amour, incomparablement plus délicieux. Toi, qui les as si sensiblement goûtés, durant le cours de la plus agréable vie, trop aimable voluptueux, comment rendre ce qu’il y a de plus sensible dans les amours des tendres colombes ? Comment expliquer cette espèce de philtre naturel, qui paroît tenir du miracle ? Par quel prodige laisse-t-il passer l’âme de l’amant, pour recevoir en échange l’âme de l’amante ? Par quelle incroyable vertu, ces âmes, après avoir mollement erré sur des lèvres chéries, aiment-elles à couler de bouche en bouche, & de veine en veine jusqu’au fond du cœur ? Y chercheroient-elles la source du bonheur, dans des sentimens plus vifs ! Quelle est cette divine, mais trop courte métempsycose de nos âmes & de nos plaisirs ?

Charmes magiques, amans de la volupté, mystères cachés de Cypris, soyez toujours inconnus, aux amans vulgaires ; mais pénétrant tous mes sens de votre auguste présence, si je ne puis imiter les grâces voluptueusement négligées de Chaulieu, si je ne puis prendre le sublime essor de Pindare, ou de Milton, donnez-moi la magnificence du pinceau Anglois, pour peindre Cythère, comme il nous a tracé les délicieux jardins d’Éden.

Qui que vous soyez enfin, tendres sectateurs de la volupté, sublimes ou naïfs interprètes de la nature & des sentimens du cœur, Racine, La Fontaine, Rousseau, St. Evremond, Montagne, mes deux philosophes, Catulle, Anacréon, Tibulle, Pétrone, Ovide, Montesquieu ; vous-mêmes, auteurs zélés, qui pour faire goûter votre morale, n’avez pas dédaigné de l’assaisonner d’une pointe de volupté qui la tue ; ô vous tous, grands maîtres dans l’art de sentir, qui avez forcé les grâces & les amours à une éternelle reconnoissance, ah ! faites que je la partage ! mais que tout l’esprit dont vous auriez pu abuser, pour tromper la plus belle moitié du monde, s’il en est d’aussi coupables parmi vous, ne me serve qu’à augmenter les plaisirs. Que je préside du moins à ceux de ma Céphise, avec la même ardeur que je les partage ! le bel efprit du siècle, soyez-en fûrs, ne m’a point corrompu ; ce que la nature m’en réservoit, je l’ai pris en sentiment, pour être, s’il se peut, digne de vous.

Cependant, s’il ne m’est pas donné de vous suivre, laissez-moi du moins un trait de flamme, qui me guide vers le temple de la volupté, comme ces comètes qui biffent après elles un sillon de lumière qui montre leur route.

Vous, belles, qui voulez consulter la raison pour aimer, je ne crains pas que vous prêtiez l’oreille à mes discours : la raifon emprunte ici, non le langage, mais le sentiment des Dieux. Si mon pinceau ne répond pas à la finesse & à la délicatesse de votre façon de sentir, favorisez-moi d’un seul regard, & l’amour qui s’est plu à vous former, sera peut-être en votre faveur, couler de ma plume la tendresse & la volupté, qu’il sembloit avoir réservées pour vos cœurs. Philosophe de la fabrique de Chaulieu, attaché à sa secte par le goût le plus vif, il ne rougira point, je l’espère, de m’entendre prêcher son évangile, cet art de passer agréablement la vie, art de Psyché, qu’inventa la nature. J’entre en matière.

En général plus on a d’esprit, plus on a de penchant au plaisir & à la volupté. Au contraire il me paroît que dans le commerce du monde, les sots, les esprits bornés sont communément les plus indifférens & les plus retenus. Sans-doute le plaisir qu’ils sentent avec peu de vivacité, les emporte rarement au-delà des bornes de la raison. Examinez tous ceux qui se sont ruinés pour s’être trop livrés au plaisir, ce sont la plupart des gens qui ont autant d’esprit que peu de conduite.

C’est déjà faire l’éloge des écrivains voluptueux : car pour peindre la volupté, il faut la sentir, & on ne sent d’une manière exquise ou délicate, qu’à force d’esprit.

Je partage ces auteurs en deux classes : les uns sont obscènes & dissolus, & les autres sont des maîtres de volupté plus épurée. Les premiers prostitués à la débauche, donnent dans les excès les plus odieux ; ils écrivent presque tous conformément à leur liberté de penser ou à la dépravation de leurs mœurs, & ils trouvent des lecteurs bien dignes d’eux, qui loin de détourner leurs regards, les fixent avec transport sur la nudité de leurs tableaux, & loin de craindre l’impression de peintures trop licentieuses, s’y livrent éperdument.

Le caractère de ces esprits est de lever le rideau sur les orgies des Bacchantes, de révéler les mystères les plus impudiques du dieu des jardins, & de ne pas même souffrir l’apparence de retenue, dans ces nymphes qui feignant de ne rien voir, regardent finement Priape, au revers de leurs doigts écartés.

À peine sont-ils entrés dans l’avenue du temple de l’amour, qu’ils commencent par faire main-basse, pour ainsi dire, sur tout ce qui offense leurs regards ; dans leur amoureuse fureur, ils déchirent impitoyablement le voile de gaze, qui couvre les appas naissans des plus jeunes bergères : voulant tout voir sans rien imaginer, se privant du désir même, ils ne croiroient pas avoir peint la nature, s’ils ne la représentoient nue & dans toutes sortes d’attitudes, variées à l’infini par les mains ingénieuses de la lubricité.

Telle est la lascivité de leur imagination, qu’elle ne se repaît que des obscénités les plus révoltantes. Si on les déguise, si on les adoucit, elle tombe dans l’ennui & dans la langueur, comme ces corps vigoureux trop foiblement nourris. Il n’est rien de trop fort pour leurs organes endurcis ; il n’y a que les odeurs les plus impures qui puissent y faire impression, & enfin leur odorat corrompu, comme leur cœur, semble avoir regret aux moindres particules, qui ne l’ont pas frappé ; c’est autant de sensualités perdues. Mais encore une fois, toutes couvertes que sont les productions de ces écrivains de l’écume la plus luxurieuse, mille esprits libertins les aiment & les chérissent uniquement. À peine sont-ils sensibles à de plus foibles attraits, tandis qu’ils reçoivent avec tout le trouble des plus fortes passions, la molle douceur des idées lascives qu’on leur communique. Admirable, mais dangereuse sympathie de l’imagination de deux hommes différens ! C’est ainsi que le goût du plaisir, qui est un plaisir lui-même, naît quelquefois de la débauche la plus outrée.

Tel est le danger de ces plumes impures, que la vertu la plus assurée sent bientôt qu’elle s’ébranle & chancelle. Le tempérament le plus tranquille & le plus froid se trouve peu-à-peu livré à une douce émotion, suivie de mouvemens & de désirs qu’un objet phantastique vivement peint, fait quelquefois éclore plus efficacement que la réalité, dont il n’est que l’image.

Ainsi plus un livre obscène est bien fait, plus tout y est imaginé avec force, plus les couleurs sont vivement appliquées, plus ces ouvrages sont séduisans & dangereux, sur-tout si les yeux sont frappés par la repréfentation même des horreurs qu’on décrit.

Toute impudique qu’est Vénus, elle est la mère des hommes & des dieux ; par elle germe & brille la nature, & le monde entier se perpétue : évitons ses charmes & redoutons sa puissance. Si le plus sage des mortels ne cherche pas son salut dans la fuite, qui l’assurera qu’il n’aura pas à se reprocher d’avoir rendu à la facile déesse les hommages les plus grossiers.

Ces beaux esprits, qui abusent des dons de la nature les plus précieux ne se soutiennent ne brillent que par les plus sales peintures ne méritent pas d’être ici nommés ! Je ne sais même si je n’aurai point à rougir de m’arrêter un moment à ceux qui dans ce même genre se sont montrés plus voluptueux qu’obscènes c’est-à-dire, qui au lieu de se livrer à une licence effrénée, ont excellé dans l’art de donner aux mêmes objets des couleurs plus douces, & qui enfin fupprimant toute expreflioii choquante ont affecté de conserver une espèce de dignité dans la prostitution de leur esprit & de leurs talens, femblables à ces femmes vertueuses qui savent tomber avec décence & s’attirer dans leur chute autant d’hommages du respect même, que du plaisir qui a séduit leur cœur. Je ne demande grâce, au reste, que pour Pétrone, qui pourroit la refuser ?

Avec quelle délicatesse cet auteur nous expose tous les genres de voluptés ! Rien ne révolte, rien n’effarouche la pudeur dans ses écrits ; il fait l’apprivoiser par un air de retenue, & il la séduit enfin par les charmes de son esprit & par la volupté de son pinceau. Jamais un baiser n’est donné seul ; il est suivi de mille autres baisers plus doux. Leur feu se glisse secrètement dans les veines, l’âme éprouve les mêmes degrés de plaifir & de séduction par lesquels il fait passer les objets dont il est épris. Que de grâces naïves & touchantes s’offrent de toutes parts ! Comme il raconte l’histoire de l’écolier de Pergame ! Grands Dieux ! l’aimable enfant ! la beauté seroit-elle donc de tous les sexes ? rien ne limiteroit-il son empire ? que de déserteurs du culte de Cypris ! que de cœurs enlevés à Cythère ! la déesse en conçoit une juste jalousie ; eh ! quel bon citoyen de l’isle charmante qu’elle a fondée ne soupireroit avec elle de toutes les conquêtes que fait le rivage ennemi ? Beau sexe cependant, n’en soyez point si jaloux : ce grand maître des voluptés que vous désapprouvez, a moins voulu, dans l’excès de son raffinement, vous causer des inquiétudes, que vous ménager des ressources contre l’ennuyeuse uniformité des plaisirs que l’inconstance aime à varier. En effet, combien d’amours, petits ou timides, qui s’effarouchant d’un côté, ont été bien aises d’en trouver un autre, pour ne pas coucher, ou peut-être mourir (car qu’en fais-je ?) à la porte du temple ! Combien d’autres, excités par une simple curiosité philosophique, rentrant enfuite dans leur devoir, ont si bien servi le véritable amour, que pour ses propres intérêts, ce dieu des cœurs, en bon casuiste, n’a pu quelquefois se dispenser de leur accorder conditionnellement une indulgence dont il profitoit.

Vous avez de l’esprit, Céphise ! & vous êtes révoltée par ces discours : vous vous piquez d’être philosophe, & vous vous feriez un scrupule d’user d’une ressource permise par Sanchez, & autorisée par l’amour ! Quels feroient donc vos préjugés, si comme tant d’autres femmes, vous aviez le malheur de n’être que belle ! ah ! croyez-moi, chère amante, l’empire de l’amour ne reconnoit d’autres bornes que les bornes du plaiiir.

Mais, Céphise, vous le savez, & ce seul trait doit désarmer votre colère, vous vous souvenez du tribut amoureux que Pétrone rendit à des charmes semblables aux vôtres, dans cette nuit de délices, dont il semble avoir conservé tous les transports. Quels plaisirs son ombre enveloppoit ! Le peintre passionné prend les dieux & les déesses, pour témoins de son bonheur : non, jamais les plus heureux habitans de l’Olympe n’ont goûté de si grands biens. Que de mollesse ! que de volupté ! quelle jouissance ! grands dieux, pourquoi qui fait aussi bien aimer, n’est-il pas immortel comme vous ? les deux amans brulans d’amour, collés étroitement ensemble, agités, immobiles, se communiquoient des soupirs de feu : leurs âmes errantes sur leurs lèvres, confondues ensemble par les baisers les plus lascifs, ne se connoissoient plus ; éperdument livrées à toute l’ivresse des sens, elles n’étoient plus qu’un transport délicieux, avec lequel ces mortels se sentoient mourir.

C’est ainsi que Pétrone parle de ses plaisirs. Ses peintures sont vives, mais elles n’ont rien d’indécent, rien de grossier ; elles ne respirent que l’air le plus pur de la volupté. Mais n’ai-je pas lieu de craindre que cet air se corrompe, en passant par d’autres organes ? Et comme ses beautés, sa délicatesse n’est-elle pas inimitable ?

Qu’il faut d’esprit, & d’esprit voluptueux, pour bien rendre toutes les finesses de cet élégant écrivain ! comme il voile l’impuissance ! & avec quelle ingénieuse adresse, la maitresse de Polyénos remercie cette espèce de Mazulim, & fait trouver, à son exemple, du plaisir à n’en point avoir.

Si j’étois libertine, dit à-peu-près Circé, (car je traduis librement) je me plaindrois d’avoir été trompée, mais je rends grâces à votre foiblesse, parce que je ne suis que voluptueuse. L’attente du plaisir a été pour moi un plaisir véritable. Que de doux momens nous avons passé ensemble à l’ombre de la volupté ! Oui, sans doute, j’aurois été moins heureuse, si l’amour ne m’eût pas donné le temps de délirer ses faveurs.

Combien d’autres traits charmans je pourrois rapporter ! Pétrone donneroit envie de le lire, à quiconque auroit seulement du goût pour le plaisir ; il inspire tout celui qu’il a ; il conduit au temple de la volupté par un grand chemin tout semé de fleurs. Que dis-je ! c’est par la volupté même, que ce courtisan trop aimable perfectionne, épure le sentiment de ceux qui le lisent avec un esprit digne de lui.

Il est une autre Vénus, une autre sorte de plaisir, & d’autres maîtres de volupté. Voluptueux sans crapule & sans débauche, sensuels enfans du plaisir, dont ils sont plutôt économes que sectateurs, ils boivent, pour ainsi dire, la volupté à longs traits ; ils n’ont pas une seule sensation sur laquelle il ne se replient en quelque sorte mollement ; & cette mollesse, par laquelle une impression plus profonde pénètre intimement les sens, est la vraie sensualité.

Essayons de mieux faire sentir la différence du caractère de ces divers écrivains. Chez ceux que nous avons appellés obscènes & impudiques, la nature violant toutes les loix de la pudeur & de la retenue, & ne semblant connoître que celle de l’indécence & de la lubricité, n’offre à nos sens agités, que l’écumante lascivité de ses mouvemens & de ses postures. Le même poison se trouve chez les autres ; il y est seulement adouci, apprêté avec plus d’art : ils aiment à le cacher sous des fleurs qui loin de le faire craindre, invitent à l’y chercher. Eh ! que leur succès m’ont bien appris que le sentiment du plaisir, épuré par la délicatesse & la vertu, loin d’exclure la volupté, ne sert qu’à l’augmenter ! Oui, l’arc avec lequel ils ménagent la pudeur, est l’art de le faire disparoître : sous le voile séducteur dont leurs objets sont ingénieusement couverts, ils font plus de conquêtes que ceux qui montrant tout à découvert, ne laissent plus rien à désirer.

Vous donc, qui voulez faire sentir la volupté dans vos écrits, imitez ces beaux esprits, qui maniant élégamment leurs sujets, & ne présentant jamais que d’aimables nudités, empruntent de nouvelles grâces de l’industrie avec laquelle elles sont voilées, & savent, sans se perdre dans une volupté métaphysique, modifier à l’infini, mille idées les plus agréables, mille sentimens divers ! que tous vos détails soient rians, & forment un tout qui enchante, qui ravisse l’imagination de vos lecteurs. Si vous avez du goût, sans donner dans les pièges que la vanité tend trop fouvent aux plus médiocres auteurs, vous pourrez juger vous-mêmes votre ouvrage, par la force de l’impression, & les secousses heureuses que votre propre imagination en recevra. Mais pour plaire à un tel point, pour enlever les cœurs, pensées fines & délicates, richesse d’expressions, tours heureux, hardiesse de pinceau, traits sublimes, il faut que toutes les beautés de la nature soient relevées par celles de l’art : il faut que les unes & les autres, soient, si l’on me permet de parler ainsi, comme surprises de se trouver rassemblées, sous un même point de vue, avec tant de charmes. Il faut donc sentir soi-même par quelle inimitable adresse, on dit mieux les choses en les supprimant ; comment on irrite les désirs, en aiguillonnant la curiosité de l’esprit, sur un objet en partie couvert, qu’on ne devine pas encore & qu’on veut avoir l’honneur de deviner ! par quel séduisant prestige, par quel art de faire soupirer pour des attraits galamment cachés, la volupté s’embellit & semble recevoir des grâces piquantes, comme la beauté même ! Je hais toute affectation, elle éloigne la nature : ayez des grâces, sans trop paroître vous en donner : mais si vous dédaignez de plaire, (je parle aux belles, comme aux écrivains) je dédaigne aussi tous vos charmes.

Tels sont les divers effets de l’attrait insensible, ou grossier de la volupté que tantôt elle séduit l’âme imperceptiblement ; & semble ne marcher en quelque sorte par un chemin couvert, que pour mieux surprendre nos cœurs & tantôt déployant toutes ses forces, elle nous maîtrise ouvertement. Le moyen de lui résister ! Dans l’univers, tout cède à sa puissance. Comment nos cœurs pourroient-ils être en sureté ? La réflexion n’a pas le temps de les mettre en défense : mais s’il y a plus de plaisir à être vaincu, qu’à être vainqueur, une telle défaite vaut une victoire ; les sens triomphent dans les bras de la volupté.

Au reste les voluptueux, ou grossiers, ou délicats, conduisent au même but, les uns plus vite, les autres plus lentement. Le beau Narcisse n’a point d’autre maîtresse que lui ; il meurt d’amour ; dans les vains efforts qu’il fait pour, & sur lui-même. Sapho voudroit être ce qu’elle n’est pas ; des désirs, qu’elle ne peut satisfaire, la rendent ingénieuse. Que n’imagine pas cette fille amoureuse de son sexe, pour en changer, autant qu’elle le peut ? Pour être homme, pour en goûter les plaisirs, elle ment l’homme, comme parle Martial, elle sait son personnage, ou plutôt elle le joue. Suzon, dont on trouve l’histoire dans le livre le plus dangereux qui ait jamais paru, si le danger est proportionné au puissant empire de la lecture sur l’imagination, Suzon, dis-je, désire qu’on lui fasse ce qu’elle a vu faire. Avec quelle amoureuse curiosité, elle regarde les mystères d’amour ! Plus elle craint de troubler les prêtres qui les célèbrent, plus elle en est elle-même troublée : mais ce trouble, cette émotion ravit son âme. Dans quel état d’ineffable volupté elle est trouvée par ce fripon de frère qui l’examine ! trop attentive, pour n’être pas distraite, la lubricité de cette petite coquine, l’empêche-t-elle de sentir les doigts libertins qui la touchent, au moment même qu’elle semble s’ouvrir à leur approche ? Ou ne voudroit-elle être désenchantée, que par de plus grands plaisirs ? Enfin le beau Giton gronde le Satyre qu’il a choisi pour ses plaisirs ; tout enfant qu’il est, il s’apperçoit bien de l’infidélité qu’Ascylte lui a faite : il donne à son mari plus de plaisir, qu’une femme véritable ; est-il surprenant qu’il mette ses faveurs au plus haut prix, & que le plus joli cheval, le coursier de Macédoine le plus vîte puisse à peine les payer ?

Voilà des descriptions dangereuses dans la bouche de leurs auteurs, surtout lorsque donnant, pour ainsi dire, un corps à ces idées, ils ont peint au naturel l’inconstance & la corruption du cœur, avec les postures les plus lascives de tous ces honteux enfans d’une débauche réprouvée par la nature. Certes de telles peintures, qui peuvent ébranler nos foibles cœurs, jusques dans leurs premiers fondemens, ont beaucoup plus d’ascendant, ou de puissance sur nos sens, que la description simple du temple de l’amour, des plaisirs de la belle Gabrielle d’Estrées, du libertinage de Marnon Lascaut, que la peinture naïve des amours de Daphnis & Chloë, que l’amour en un mot le plus voluptueusement, ou le plus délicatement rendu dans la princesse de Clèves, dans Tanzaï & Néadarné, dans le Sopha, dans les égaremens de l’esprit & du cœur, dans Théagenes & Chariclée, le temple de Gnide, &c. ou même divinement chanté. Plus un tableau est lascif, plus il sorme une image naïve & parlante d’une réalité, que le cœur adore. Si on ne jouit pas soi-même, on aime à voir, même en figure, ceux que la jouissance satisfait. La vue des plaisirs d’autrui nous fait du moins sentir que nous avons en nous-mêmes la facilité d’être aussi heureux, & qu’avec les mêmes désirs, il suffit d’invoquer le dieu d’amour, pour être comblé des mêmes saveurs, & sentir les mêmes transports.

Dans la carrière que tant de beaux génies m’ont ouverte, il est donc facile de distinguer ceux qui l’emportent sur tous les autres. Ce sont sans doute les écrivains, qui fuyant toute idée d’obscénité grossière, ont apprivoisé les cœurs les plus farouches, & sont venus à bout de vaincre la pudeur, sans la révolter. Il étoit trop juste qu’ils fussent couronnés de myrtes, par les mains des grâces, à demi-nues ; j’en sais même parmi mes anciens amis, à qui je décernerois l’honneur du triomphe.

Je viens à toi, puissant maître dans l’art des voluptés, toi qui te fais un jeu de suspendre ma respiration, et d’enchanter mon âme, quand tu ne me sembles chercher qu’à l’amuser : elle vole avec la tienne, autour de l’aimable Zéïnis : avec quelle joie, je vois l’amour allumer enfin des désirs, qu’il eut tant de peine à effleurer ! Que l’exemple de cette jeune enfant ne vous fasse point trembler, bergères ; ce mal que vous lui voyez souffrir, est indispensable, lorsque l’amour sait sa première entrée dans un cœur : partagez seulement l’émotion qui suit ce changement d’état, pour le désirer ; & n’en craignez point la douleur. Le cri que vous entendez, est le cri d’une victoire, dont tout le fruit sera pour Zéïnis, & la gloire pour son vainqueur.

Poursuis, cher Crébillon, achève des peintures qui enchantent l’univers ; tous les objets que tu manies, variés sans cesse avec un art admirable, forment une chaîne délicate de fleurs d’esprit & de sentimens du cœur, où le mien, aujourd’hui ravi, perdra tout son bonheur, lorsqu’il n’y sera plus attaché. Ah ! pourquoi, encore une fois, pourquoi n’as-tu pas pardonné, que dis-je ? applaudi à de tendres égaremens, dont tu n’as pu te garantir toi-même ? Mais désormais plus reconnoissant, que la volupté n’ait plus à gémir de te voir tremper son pinceau, dans des couleurs qu’elle désavoue.

Mais à quel genre de volupté plus épurée, suis-je parvenu ? Ici l’églogue, la flûte à la main, décrit avec une tendre simplicité, les amours des simples bergers. Tircis aime à voir ses moutons paître, avec ceux de Sylvanire ; ils sont l’image de la réunion de leurs cœurs. C’est pour lui qu’Amour la fit si belle ; il mourroit de douleur, si elle ne lui étoit pas toujours fidelle. Là c’est l’éIégie en pleurs qui fait retentir les échos des plaintes & des cris d’un amant malheureux. Il a tout perdu, en perdant ce qu’il aime : il ne voit plus qu’à regret la lumière du jour ; il appelle sérieusement la mort, en demandant raison à la nature entière, de la perte qu’il a faite.

Il faut l’entendre exprimer lui-même la vivacité de ses regrets, entrecoupés de soupirs. La pudeur augmentoit les attraits de son amante, qui la conservoit dans le sein même des plus grands plaisirs, pour les rendre plus piquans. Avant lui, elle ne connoissoit point l’amour. Il se rappelle avec passion celle qu’il lui inspira pour la première fois, & tout le plaisir mêlé d’une tendre inquiétude, qu’elle eût à sentir une émotion nouvelle. Pendant combien d’années il l’aima, sans oser lui en faire l’aveu ! Comme il prit sur lui de lui déclarer enfin sa passion, en tremblant. Hélas ! elle n’en étoit que trop convaincue ; tous ces beaux noms de sympathie, ou d’amitié, la déguisoient mal : elle sentoit que l’amour se masquoit, pour mieux la tromper, & peut-être sans le savoir, aida-t-elle ce dieu même à donner à ce parfait amant, autant de confiance, que son dangereux respect lui en avoit inspirée à elle-même. Mais se rendre digne des saveurs de Sylvie, étoit pour Damon d’un plus grand prix, que de les obtenir. Aimer, être aimé, c’étoit pour son cœur délicat, la première jouissance, jouissance sans laquelle toutes les autres n’étoient rien. La vérité des sentimens étoit l’âme de leur tendresse, & la tendresse l’âme de leur plaisirs ; ils ne connoissoient d’autres excès, que celui de plaire & d’aimer.

Pleure, (eh ! qu’importe que l’on pleure, pourvu qu’on soit heureux ?) pleure, infortuné berger ; un cœur amoureux trouve des charmes à s’attendrir ; il chérit sa tristesse ; les joies les plus bruyantes n’ont pas les douceurs d’une tendre mélancolie. Pourquoi ne pas s’y livrer, puisque c’est un plaisir, & le seul plaisir, qu’un cœur triste puisse goûter dans la solitude qu’il recherche ? Un jour viendra, que trop consolé, tu regretteras de ne plus sentir ce que tu as perdu. Trop heureux de conserver ton chagrin & tes regrets, si tu les perds, tu existeras, comme si tu n’avois jamais aimé. Puisque tu te crois inconsolable, goûtes toutes les douceurs de cette illusion ; tâches même, s’il t’est possible, de la méconnoître, pour être encore mieux trompé. Pourquoi faut-il que nous ayions à nous défier de nos sensations les plus intimes & les plus chères ? Sommes-nous réduits à chérir tellement l’erreur, que nous ayions à craindre de n’y être plus livrés ? Hélas ! oui, nos sentimens les plus doux sont involontaires, comme nos pensées. Il faut s’attendre, loin d’y pouvoir compter, que ceux qui nous flattent le plus, nous seront bientôt à charge. Plus on a l’imagination vive, plus le cœur reçoit fortement les impressions, plus on est volage ; il est trop impossible de sentir long-temps & vivement, & par conséquent, (j’en demanderois pardon au beau sexe, si le général ne gagnoit pas ce que perd le particulier) l’inconstance est le partage nécessaire de ceux qui savent le mieux aimer.

Que de nouveaux traits je pourrois ajouter ici ! Parlerai-je de cette femme respectable qui craint de se livrer à l’objet de sa passion ? Elle accorde à l’idée de son amant plus qu’à lui-même, pourquoi ? C’est, lui dit-elle, que je n’ai à craindre avec votre idée, ni indiscrétion, ni inconstance, & que je la suppose, en un mot, telle que je voudrois que vous fussiez. Se peut-il que deux cœurs saits l’un pour l’autre, puissent separément être heureux, & que la nature, trop industrieuse, ait imaginé les moyens de se passer de l’amour, qui en gémit ?

J’apperçois une fille aimable, que l’amour conduit tremblante au lit de son amant : l’hymen seul que sa générosité refuse pourroit la rassurer ; elle se pâme dans les bras de Méiis, qui meurt d’amour dans les siens ; mais réservée dans ses plaisirs, elle modère si bien ses transports, qu’il n’est que trop sûr qu’elle ne confondra que ses soupirs. Elle se défie de l’adresse même du dieu qu’elle chérit : tout dieu qu’il est, elle ne l’en croit que plus trompeur. Sa virginité lui est moins chère que son amour ; sans doute sa curiosité seroit voluptueusement satisfaite, avec celle de son amant : en faisant tout pour lui, elle croit à peine avoir fait quelque chose, parce que ce n’est point avec lui : elle sent bien encore qu’elle le refuse, moins qu’elle-même ; mais elle craint les fruits d’un amour éperdu ; elle n’entend plus que la voix d’un phanthôme, qui lui dit de se respeder. Quelqu’excessive que soit la tendresse d’un cœur qui n’avoit jamais aimé, elle n’est point à l’épreuve de l’infamie, comme l’amour qu’elle a pour son amant ne seroit point à l’épreuve du mépris. Dieu d’amour, se peut-il qu’une foible mortelle, que tu as séduite par tes plaisirs, conserve encore en aimant, tant de retenue, de force & de vertu !

Mais quels sont ces deux enfans de différent sexe, qu’on laisse vivre seuls paisibiement ensemble ? Qu’ils seront heureux avec le temps ! Non, jamais l’amour n’aura en de si tendres, ni de si fidèles serviteurs. Sans éducation, & par conséquent sans préjugés, livrés sans remords à une mutuelle sympathie, abandonnés à un instinél plus sage que la raison, ils ne suivront que ce tendre penchant de la nature, qui ne peut être criminel, puisqu’on n’y peut résister, & qui est une vertu dans un cœur incapable de tromper. Voyez ce jeune garçon : déjà il n’est plus homme, sans s’en appercevoir. Quel nouveau feu vient de s’allumer dans ses veines ! il n’a plus les mêmes goûts ; ses inclinations changent avec sa voix. Pourquoi ce qui l’amusoit l’ennuie-t-il ? Tout occupé de son nouvel être, il cherche à débrouiller le chaos de la nature ; il sent, il désire, sans trop savoir ce qu’il sent, ni ce qu’il désire ; il entrevoit seulement par l’envie qu’il a d’être heureux, la puissance qu’il a de le devenir. Ses désirs confus forment un voile qui dérobe à sa vue le bonheur qui l’attend. Consolez-vous, jeunes bergers, le flambeau de l’amour dissipera bientôt les nuages qui retardent vos beaux jours. Les plaisirs après lesquels vous soupirez ne vous seront pas toujours inconnus ; la nature vous en offrira par-tout l’image ; elle est attentive au bien-être de ceux qui la servent. Deux animaux s’accoupleront en votre présence ; vous verrez des oiseaux se caresser sur une branche ; tout vous sera de l’amour une leçon vivante. Que de réflexions vont naître de ce nouveau spectacle ! jusqu’où la curiolité ne portera-t elle pas les regards ? L’amour l’aiguillonne ; il veut instruire l’un par l’autre ; il a fait la gorge de la bergère différente de celle du berger : elle ne peut respirer, sans qu’elle s’élève, malgré la contrainte de la pudeur, comme pour s’attirer autant de désirs que de regards. Pensées naïves, désirs, inquiétudes, c’est alors que tout se dit sans fard, qu’on ne se dissimule aucuns sentimens ; ils sont trop nouveaux, trop vifs, pour être contenus.

Mais n’y auroit-il point encore d’autres différences ? Oh ! oui, & même beaucoup plus considérables. C’est la rose, que le trop heureux hymen reçoit quelquefois des mains de l’amour, rose vermeille dont le bouton esl à peine éclos, qu’elle veut être cueillie : rose charmante, dont chaque feuille semble couverte & entourée d’un fin duvet, pour mieux cacher les amours qui y sont nichés, & les soutenir plus mollement dans leurs ébats. Surpris de la beauté de cette fleur, avec quelle avidité le berger la considère ! Avec quel plaisir il la touche ! Le trouble de son cœur est marqué dans ses yeux. La bergère est aussi curieuse d’elle-même pour la première fois ; elle avoit déjà vu son joli visage dans l’onde : le même miroir va lui servir, pour contempler les charmes secrets qu’elle ignoroit.

Mais elle découvre à son tour route la différence qu’il y a entre elle & son berger. Qu’elle lui rend bien toute sa surprise ! Toute émue, elle y porte la main en tremblant ; elle le caresse ; & quoiqu’elle en ignore encore l’usage, son cœur bat si vite, qu’elle ne se connoît presque plus. Mais enfin, lorsque la nature lui suggère cet usage, elle le regarde comme un monstre, la chose lui paroit absolument impossible : elle ne sait pas, la pauvre Nicette, tout ce que peut l’amour.

L’idée du crime n’a point été attachée à toutes ces recherches ; elles sont faites pour de jeunes cœurs, qui ont besoin d’aimer, avec une pureté d’âme que jamais n’empoisonna le repentir. Heureux enfans ! qui ne voudroit l’être comme vous ? Bientôt vos jeux ne seront plus les mêmes ; mais ils n’en seront pas moins innocens : le plaisir n’habita jamais des cœurs impurs & corrompus. Quel sort plus digne d’envie ! vous ignorez ce que vous êtes l’un à l’autre : cette douce habitude de se voir sans cesse, la voix du sang ne déconcerte point l’amour ; il n’en vole que plus vîte auprès de vous, pour serrer vos liens & vous rendre plus fortunés. Ah ! puissiez-vous vivre toujours ignorés dans cette paisible solitude, sans connoître ceux à qui vous devez le jour ! Le commerce des hommes seroit fatal à votre bonheur ; un art imposteur corromproit la simple nature, sous les loix de laquelle vous vivez heureux : en perdant votre ignorance, vous perdriez tous vos plaisirs.

Quels phiiirs, grands dieux ! que ceux de l’amour ! quels charmes plus séducteurs, plus ravissans ! Peut-on appeler plaisir tout ce qui n’est point l’amour ? On goûte encore les bienfaits, même après qu’on les a reçus. Heureux ceux que la nature a doués d’organes vigoureux ! pour eux tous les jours se lèvent sereins & voluptueux, pour eux la jouissance est un vrai besoin sans cesse renaissant, & le besoin est le père du plaisir. Mais plus heureux encore ceux dont l’imagination vive & lubrique tient toujours les sens dans l’avant-goût du plaisir ! Examinez leurs yeux, & jugez, si vous pouvez, s’ils vont au plaisir, ou s’ils en viennent. Non-seulement des amans ainsi organisés, sentiront de plus grands transports ; mais jouissant encore long-temps après la jouissance, les restes de leur plaisir leur seront chers & précieux : voyez comme ils les ménagent, les chérissent, les prolongent ; leur état est si charmant, qu’ils planent, pour ainsi dire, sur ses délices, comme seroit la volupté même : ils voudroient ne les perdre jamais.

Dans le souverain plaisir, dans ces momens divins, où l’âme semble nous quitter, pour passer dans l’objet adoré, où les deux amans ne forment plus qu’un même cœur, qu’un même esprit animé par l’amour, à force de sentir on ne sent rien, du moins on ne distingue aucune sensation, on est ravi, transporté, & ces transports sont les seuls éloges dignes de la beauté.

Mais quelque vifs que soient ces plaisirs, qui remplissent parfaitement notre âme, ce ne sont jamais que des plaisirs ; l’état seul qui leur succède est la vraie volupté. L’âme alors, moins enivrée, est à elle-même précisément autant qu’il faut pour contempler toute la douceur de son état & jouir de sa situation. Plus on a parfaitement servi l’amour, plus on goûte le prix de ses services ; tel est le bonheur de l’âme en ces momens délicieux, qu’elle ne désire rien, si ce n’est de les faire durer longtemps.

Ne m’approchez pas, mortels fâcheux & turbulens, laissez-moi goûter à longs traits les saveurs de Céphise. Je suis anéanti, j’ai à peine la force d’ouvrir les yeux fermés par l’amour : mais que cette langueur a de délices ! Je vois encore Céphise ; elle est entre mes bras, mes mains aiment à s’égarer ; par-tout où l’amour les conduit, il n’y a pas dans tout son beau corps une seule partie que je ne couvre de mes baisers. Ah dieux ! que d’attraits & que d’hommages réels mérite l’illusion même ! Que ne puis-je toujours ainsi vous voir, bergère ? Votre idée me suivant par-tout, me tiendroit lieu de vous-même : l’idée de la beauté vaut la beauté même, & souvent est encore plus séduisante. Doux souvenirs de mes plaisirs passés, ne me quittez jamais ! De quelle douce & molle volupté je me sens pénétré ! Dieux puislans ! se peut-il que les organes du corps suffisent à tant de bonheur ? Non, de si grands biens ne peuvent appartenir qu’à l’âme, & je la reconnois immortelle à ses plaisirs.

Amour ! combien peu sentent le prix de tes bontés ! combien peu se respectent eux-mêmes dans les bras de la volupté ! Oui, ceux qui sont capables de la moindre distraction, ceux à qui tes plaisirs ne tiennent pas lieu de tous les autres, pour qui tu n’es pas tout l’univers ; ceux-là, dis-je, indignes du rang de tes élus, le sont de tes faveurs ; plus ils te sacrifient, plus ils souillent tes autels & profanent ton temple. Ce sont des impudiques, & non des voluptueux, assez semblables à ces victimes de la débauche publique, qui sont forcées de jouer tes plaisirs pour en donner.

Mais ne crains rien, Céphise, si ces impures m’ont quelquesois séduit par leurs attraits ; c’étoit pour mieux t’assurer mon cœur, comme je ne crains pas qu’un libertin me ravisse le tien. Nous sentons trop vivement l’un & l’autre : nous avons connu ensemble tout le prix de la tendresse & de la volupté. Avec quel transport je me rappelle jusqu’aux moindres discours que tu soupirois la première fois que la conquête de ton cœur fut la récompense du mien, & ce combat enchanteur de la vertu, de l’estime & de l’amour ! Comme à des mouvemens ingrats il en succéda peu-à-peu de plus doux, qui ne t’inquiétoient pas moins ! Je vois tes paupières mourantes prêtes à fermer des yeux adoucis & arrosés des premières larmes d’amour ; le rideau du plaisir fut bientôt tiré devant eux ; la force t’abandonnoit avec la raison, tu ne savois ce que tu allois devenir ; tu craignois… (hélas ! que cette simplicité ajoutoit à tes charmes & à mon amour) ! tu craignois de tomber en foiblesse & de mourir, au moment même que tu allois sentir le bien d’être & le plus grand des plaisirs. De quelle volupté encore ta tendresse fût suivie ! un doux silence succède aux plus violens transports. Dieux ! respectez l’égarement d’une aimable mortelle, qui s’oublie dans les bras qu’elle adore : elle est égale à vous en ces momens !

Pourquoi sait-il, amour ! que le don de sentir n’ait pas été accordé à toutes les femmes avec celui de plaire ? Le bonheur d’aimer, de jouir de ce qu’on aime, ne devroit-il pas toujours faire goûter le grand plaisir, à qui a le pouvoir de le procurer ? Peut-être ce bonheur est-il si grand, lorsque tout est réciproque, qu’un cœur trop sensible pourroit à peine y suffire, s’il n’étoit quelquefois diminué par l’insensibilité des bergères. Mais comment, si tendrement aimées, jouissent-elles seules des saveurs de l’amour ? Ce dieu ne pouvoit apparemment mieux punir les insensibles qu’en ne leur faisant point partager ses douceurs.

Ô ! vous qui baissez les yeux aux paroles les moins chatouilleuses, précieuses & prudes, loin d’ici. La pudeur que vous affectez, est fille du caprice & des préjugés : mais la volupté est la mère du plaisir, & son privilège la dispense de vous respecter, d’autant plus que vous n’êtes pas vous-mêmes, à ce qu’on dit, si austères dans le déshabillé. Loin d’ici, race dévote, qui n’avez dans le cœur que le germe de tous les vices, & pas une vertu. Étouffer les dons de la nature, c’est être indigne de vivre ; être hypocrite, c’est reprocher au créateur d’avoir sait l’homme pour le plaisir, & tromper l’univers.

Disparoissez aussi, courtisannes impudiques : il sortit moins de maux de la boîte de Pandore, que du sein de vos plaisirs ; hélas ! que dis-je, des plaisirs ! Eh ! en fut-il jamais sans les sentimens du cœur ? plus vous prodiguez vos saveurs, plus vous offensez l’amour, qui les désavoue. Livrez vos corps aux satyres ; ceux qui s’en contentent en sont dignes : mais vous ne l’êtes pas d’un cœur né sensible. La crainte et les regrets empoisonnent des plaisirs que vous ne partagez pas. Vous vous prostituez en vain ; en vain vous cherchez à m’éblouir par tous vos charmes ; ce n’est point la jouissance des corps, c’est celle des âmes, qu’il me faut. Amour, pourquoi combles-tu de l’excès de tes bontés ceux qui ne sont pas voluptueux ? Le plaisir qui ne conduit pas à la volupté, est-il un plaisir ? Quoi, tu cèdes à la brutalité, toi qui n’es dieu que par la volupté même !

On confond trop communément le plaisir avec la volupté, & la volupté avec la débauche. Tâchons de marquer la différence essentielle qui se trouve entre toutes ces choses. Que la physique même nous éclaire ici ; l’étude de la nature n’est pas sans plaisir pour un esprit voluptueux.

Nos sens sont le siège du plaisir. Il dépend de la tension & du chatouillement des nerfs. Dans le souverain plaisir, les nerfs sont aussi tendus, qu’ils puissent l’être, pour ne pas causer de la douleur. Un point forme la barrière, qui la sépare du plaisir ; celle de l’instinct & de la raison, n’est pas plus mince. Ce n’est donc que dans les sens qu’il faut chercher le plaisir ; les sensations d’esprit les plus agréables, ne sont que des plaisirs moins sensibles.

Mais la volupté veut être recherchée plus loin ; elle nous manqueroit souvent, si nous ne l’attendions que des sens. S’ils lui sont néceslaires, ils ne lui suffisent pas ; il faut que l’imagination supplée à ce qui leur manque. C’est elle qui met le prix à tout ; elle échauffe le cœur, elle l’aide à former des désirs, elle lui inspire les moyens de les satisfaire. En examinant le plaisir, qu’elle passe, pour ainsi dire, en revue, le microscope dont elle semble se servir, le grossit & l’exagère : c’est ainsi que la volupté même, cet art de jouir, n’est que l’art de se tromper, comme faisoit cette femme dont parle Montagne, qui regardoit son amant avec une loupe, pour grossir son point de vue. Ah ! si je me trompe, en augmentant le plaisir de mes sensations & mon bonheur, puissé-je me tromper toujours ainsi !

Mais puisque la volupté & tous les sentimens de tendresse, que l’amour inspire, résident moins dans les puissances du corps, que dans celles du cœur, le plaisir ne sauroit fuir l’homme le plus blazé, pourvu que son imagination ne le soit pas ; les mouvemens lascifs ont beau abandonner certaines parties, s’ils remontent à la tête & s’y conservent, ce dépôt précieux élève l’âme sur les débris du corps. Autereau a fait dans un âge fort avancé des ouvrages tendres & voluptueux. Jamais peut-être le cœur ne fut plus intéressé que dans sa magie de l’amour qu’il composa à 75 ans, dans le sein de la misère.

Pour avoir renoncé à l’amour, on n’en est souvent que plus digne de peindre ses voluptés ; peut-être les sent-on, d’une manière recherchée & plus philosophique. Tout est volupté pour un homme d’esprit, tout est sentiment pour un cerveau bien organisé, tandis qu’un sot connoît à peine le plaisir. Ses nerfs cependant peuvent entrer en convulsion depuis le sommet de la tête, jusqu’à la plante des pieds ; mais comme ils sont engourdis & difficiles à remuer à leur origine, jamais, & cela faute d’imagination, ils ne goûteront la volupté. L’esprit seul y conduit tellement, que je suis très-persuadé que si tous les hommes avoient précisément la même imagination, ils seroient tous également voluptueux. Esprits mobiles & déliés, qui coulez librement dans mes veines, puissiez-vous toujours, au gré de mes désirs, faire voler le plaisir dans mon cœur !

Vous êtes Allemand, baron, & votre manie est de paroître voluptueux : non, vous n’aurez jamais l’honneur de l’être. Si la volupté est à l’âme ce que le plaisir est au corps, le défaut de votre imagination ne vous permettra tout au plus d’être que débauché : or qu’est-ce que la débauche ? L’excès du plaisir, sans le goûter. Vous pourrez, je le sais, faire des miracles en amour, vous pourrez vous signaler par d’éclatans exploits ; tel est l’empire du corps, qu’il peut toujours donner à l’âme, malgré elle, dans certaines circonstances, un plaisir violent, qu’elle se pardonne à peine d’avoir goûté, dans le sein de la rage & du désespoir. Contentez-vous d’en prendre, & d’en donner chaque jour ; mais puisque vous n’avez ni finesse, ni délicatesse dans votre façon de sentir, le moyen de connoître la volupté, ce plaisir qui s’augmente par la réflexion, semblable en quelque sorte à ces rayons de lumière, qui tombent sur la surface des corps solides ! Ne vous suffit-il donc pas, petit-fils d’AIcide, d’avoir dans le sang tous les feux de Cythère & de Lampsaque, & de ne pouvoir dépenser beaucoup, sans passer pour dissipateur, tandis que tant d’honnêtes gens, économes forcés d’une foible santé, ruinés par l’étude & le plaisir, privés de leurs premiers ressorts, sont réduits à suppléer à tout par l’art & le génie. Que ne voudrois-je point imaginer, belle Céphise, pour vous dédommager de mon peu de vigueur ? Avec quelle adresse, quelle industrie, quelle vivacité, je voudrois me replier sur mon plaisir, pour vous en donner ? Quel charmant badinage assaisonne la volupté, que le desir soutient ! L’avant-goût du plaisir ne vaut-il donc pas le dégoût qu’il traîne le plus souvent à sa suite ? Enfin la tendresse ne seroit-elle point comparable aux plaisirs des sens ? Mais que dis-je ! comme il est des physionomies, qui sans être belles, sont préférées à la beauté même, il est, à mon avis, des plaisirs de l’âme fort au-dessus des plaisirs du corps ; je parle de ces tendresses infiniment pures, de ces exquises senlations d’amour, de ces goûts si vifs & si intimes, que la volupté même semble distiller, pour ainsi-dire, goutte à goutte, au fond de nos âmes. Alors en effet, elles sont réellement enivrées, & comme remplies de la perfection de leur état, qu’elles se suffisent à elles-mêmes, & ne désirent rien. Pourquoi ne puis-je peindre ici un état délicieux que je sens si bien ? Ou pourquoi sens-je si bien ce que je ne puis exprimer ? Si les cœurs qui sont pénétrés de cette divine façon de sentir, sont parsaitement heureux, que je plains ceux à qui des organes peu délicats ne permettent pas de connoître cette espèce de métaphysique de la tendresse, & de nos sentimens les plus déliés ! Oui, j’en jure par l’amour même, j’ai vu des momens, dieux, quels momens ! ou ma Céphise, éperdument livrée à la plus douce sympathie des cœurs, aux délices de la situation la plus ravissante, méprisoit dans mes bras des saveurs qu’elle prétendoit que l’amour, en pareil cas, eut dédaignées lui-même.

Toute âme, pour ainsi parler, du moins plus ame que corps : dieux, quelle exilsence, disoit-elle ! Quelle plus douce façon de sentir ! Non, je n’avois point encore connu l’amour… Rejetant ensuite tous autres sentimens plus vifs, sans doute parce qu’ayant moins de douceurs, ils nous violentent en quelque sorte par l’excès même de leur vivacité, à-peu-près comme ces pièces comiques, qui arrachent trop vite de l’âme l’impression d’une belle tragédie ; laisse-moi, ajoutoit-elle, laisse-moi goûter en paix & sans mélange un bien-être aussi grand & aussi parfait ; le plaisir corromproit mon bonheur.

Je regarderois Céphise, avec le même attendrissement qu’elle m’avoit communiqué. Tant d’amour avoir fait couler quelques larmes de ses yeux, qui en étoient plus beaux. Son cœur ne suffisant point à une aussi douce mélancolie d’amour, n’avoit pu contenir le torrent de tendresse ineffable dont il étoit inondé. Mais enfin, les sens se réveillant peu-à-peu, & ne voulant plus rien perdre de leurs droits, j’obtins à l’ombre de ce mystère, ce que depuis long-temps ne m’avoit pas tout-à-sait accordé une passion trop prudente. Alors, nos ébats devenus plus lascifs, sans en paroître moins tendres ; non, reprit Céphise, tu ne connois point encore mes transports, je voudrois que toute mon âme passât dans la tienne.

J’avois déjà quatre sois sacrifié au tendre amour. Céphise toute en feu, croyoit toucher à chaque instant l’heureux terme de ses plaisirs : mais soit que l’amour fût encore concentré au fond de son cœur, soit que son tempérament trop irrité ne répondît pas à l’ardeur de ses desirs, & qu’un seul mouvement ingrat, renvoyant le plaisir de plus loin qu’il n’étoit venu, lui fit perdre le fruit d’une infinité d’autres mouvemens plus doux, je la vis désespérée, témoigner en frémissant, qu’elle ne pouvoit supporter l’agitation où elle étoit : son transport s’éleva par degrés, jusqu’à la fureur : elle éprouvoit dans mes bras le sort de Tantale, Le moyen de ne pas mettre tout en œuvre, pour calmer ce qu’on aime, & faire jouir un aimable objet, qui reçoit de nouveaux charmes par la vivacité avec laquelle il désire la jouissance ! Un cinquième sacrifice put à peine appaiser cette colère des sens mal satisfaits, & j’avoue, à ma honte, que je tremblois qu’il n’en fallût un sixième. Enfin des mouvemens plus doux rappellèrent la molle volupté ; mes yeux étoient enflammés ; Céphise ouvrit les siens, & voyant le vif intérêt que je prenois au succès de ses plaisirs, combien de baisers pris & rendus coups sur coups, combien de caresses sans cesse redoublées ! l’air élevé, animé, dont je l’encourageois, dont je présidois au combat, tout plein du dieu dont j’étois possédé, alors, moins agitée, d’une voix douce & d’un regard mourant, enfin, dit-elle,… ah ! viens vite, cher amant, viens dans mes bras, que j’expire dans les tiens.

Quelle maîtresse, grands dieux ! Jugez si je l’adore, si je cesserai un instant de l’aimer ! si elle a besoin d’être jeune, comme Hébé & belle, comme la Vénus de Praxitelle, pour partager vos autels.

Mais à son tour Céphise est contente, elle a pour amant un grand maître dans l’art des voluptés : sans lui, le monde entier est un désert pour elle ; avec lui elle possède l’univers. Amour est le plus pauvre des dieux ; pour toutes richesses, il ne m’a donné qu’un cœur, & à Céphise que des fleurs pour l’enchaîner. Mais je dois le dire ici, que ce cœur est différent de tous les autres ! Complaisant, tendre, amoureux, respectant toujours les volontés de mon amante, n’en ayant point d’autres, & osant à peine murmurer de ses plus injustes rigueurs, pendant combien d’années je me suis contenté, à l’exemple de Montagne, que dis-je, je me suis trouvé trop heureux des simples baisers & attouchemens qu’on vouloit bien m’accorder ! Un cœur que je n’aurois pas cru digne, ni d’elle ni de moi, si je lui avois connu un défaut, un cœur, enfin d’autant plus parfait, d’autant plus intéressant à ses yeux, qu’il est plus malheureux.

Si rien ne doit jamais dégoûter un amant de l’objet qu’il aime, si rien ne doit suspendre un service, dont l’amour permet la célébration, rien aussi ne doit rendre infracteur de la foi qu’on a jurée à sa maîtresse. Belles, vous jugerez vos amans par leur générosité, c’est la balance des cœurs. Veulent-ils forcer vos goûts, violer votre prudence, & sans égard pour de trop justes frayeurs, vous exposer aux suites fâcheuses d’une passion sans retenue ? Soyez sûres qu’ils vous trompent, qu’ils ne sont qu’impétueux, que vous n’êtes pas vous-mêmes ce qu’ils aiment le plus en vous, & qu’en un mot, c’est à leur seul plaisir qu’ils sacrifient.

Telle est la distindion avec laquelle un véritable amant sert l’amour. A-t-il une maîtresse avide ? ce que le corps lui refuse, est abondamment compensé par le mérite & les recherches de l’industrieuse volupté. Sur-tout,


Il ne perd point à connoître
Un temps destiné pour jouir.


S’il examine quelquefois, ce n’est que pour augmenter son plaisir.

Convenons donc que les plus impuissans efforts d’un amant voluptueux, tournent plus à la gloire de l’amour, que le plaisir fugitis de ces espèces d’animaux, qui ne sentiroient rien, sans la force & l’élasticité de leurs organes. Le voluptueux seul, à l’ombre de la volupté, réunit toutes les iilusions seul il jouit de toutes ses idées, il les appelle, il les réveille, & caresse en quelque sorte celles qui lui plaisent, au gré de son imagination lubrique : non que je sâche comment l’imagination broie ses couleurs ; mais l’image du plaisir qui en résulte, paroît être le plaisir même.

Suivons par tout le voluptueux, dans ses discours, dans ses démarches, comme dans ses plaisirs. Il distingue la volupté du plaisir, comme l’odeur de la fleur qui l’exhale, ou le son de l’instrument qui le produit. Voyez comme il écoute, & prête à chaque instant l’oreille à la voix secrète de ses sens ! Pourquoi ? C’est pour mieux entendre le plaisir : il croiroit ne l’avoir pas senti, s’il ne l’attiroit exprès. A-t-il entre ses mains le bouquet de Thérèse ? Comme il le considère ! il y trouve plus d’amours, que de fleurs ; il le respire avec la plus tendre & la plus naïve volupté ; un feu secret s’allume dans ses veines : quelle douce émotion ! & quelle en est la cause ? C’est qu’il était contre le cœur de sa chère Thérèse : il voudroit expirer, comme lui, sur son sein.

C’est ainsi que l’art ajoute à la nature, & fait la varier à l’infini. Le voluptueux, sensible à tout, ne veut rien perdre, & ne perd rien. Pour être heureux, il n’a qu’à vouloir. La volupté est l’objet de tous ses projets & de tous ses vœux : il ne fait pas un pas, pas un geste, qui ne tende vers elle. S’il jouit des bienfaits de l’amour, mille jouissances préliminaires précèdent la dernière jouissance : il ne veut arriver au combie des faveurs, que par d’imperceptibles degrés. Sur-tout, il veut qu’on lui résiste, autant qu’il faut pour augmenter ses plaisirs.

S’il se promène, le plus beau lieu, le chant des oiseaux, un ciel serein & tempéré, un air rempli du parfum des fleurs, un bosquet impénétrable aux rayons du soleil, où l’on goûte la double volupté d’être au frais & de lire Chaulieu, le gazon le plus fin, le plus touffu, qu’on foule avec sa maîtresse, dans un endroit du bois si écarté, que les regards profanes n’y peuvent pénétrer ; la plus belle vue, la plus belle allée, celle où Diane se promène elle-même avec toute sa cour ; le lever de l’aurore, & du soleil ; la magnifique couleur de pourpre, qui se jouant dans le brun des nues, à son couchant, forme la plus superbe décoration les rayons argentés de la lune, qui consolent les voyageurs de l’absence du soleil ; les étoiles qui semblent autant de diamans, dont l’éclat esl relevé par le fond bleu, auquel elles sont attachées : ces nuits plus belles que les plus beaux jours, qui répandent leur rosée, pour désaltérer la terre, & leurs pavots, pour délasser les mortels fatigués, & endormir les maris jalous : ces nuits vertes, plus belles encore, que forment les arbres touffus des forêts, nuits qui inspirent les plus douces rêveries, où l’âme contente, recueillie, se caressant elle-même, enchaîne ses pensées volages, dans les bornes charmantes de l’amour : ombre impénétrable aux yeux des Argus, où il suffit d’être seul, pour désirer d’être avec vous, Céphise, & d’être avec vous, pour être heureux ; que dirai-je enfin ? il faudroit décrire l’univers ; toute la nature est dans un cœur qui sent la volupté.

Vous connoissez à présent combien la volupté diffère du plaisir. Voici la différence, qui se trouve entr’elle, & la débauche.

La volupté est peut-être aussi différente de la débauche, que la vertu l’est du crime. Les cœurs corrompus ne peuvent être vertueux, & ceux-ci ne peuvent être débauchés, ou criminels.

Le plaisir est de l’essence de l’homme, & de l’ordre de l’univers. La débauche seule, & tout ce qui nuit à l’intérêt de la société, est crime ou désordre ; je n’en connois point d’autre, ni de vertu, que celle qui est utile à l’état. Le goût du plaisir a été donné à tous les animaux, comme un attribut principal ; ils aiment le plaisir pour lui-même, sans porter plus loin leurs idées. L’homme seul, cet être raisonnable, peut s’élever jusqu’à la volupté : car quel plus beau, quel plus magnifique apanage de la raison ? Il est distingué dans l’univers par son esprit ; un choix délicat, un goût épuré, en rafinant ses sensations, en les redoublant en quelque sorte par la réflexion, en a fait le plus parfait, c’est-à-dire le plus heureux des êtres. S’il est malheureux, il faut croire que c’est par sa faute, ou par l’abus qu’il sait des dons de la nature.

Nous devons le bien d’être au seul plaisir ; c’est lui qui a tissu la chaîne qui lie les hommes & les animaux : il me parle par mes organes, & m’attache à la vie. Philosophes indignes d’un si beau nom, vous voulez en vain me faire regarder la mort, comme un bien ; non, vous ne connoissez point le prix de la vie, c’est le plus grand de tous les biens ; sans elle, après quel bonheur imaginaire courez-vous ? Qui hait le jour qu’il respire, & craint la mort est doublement hypochondriaque.

Le voluptueux aime la vie, parce qu’il a le corps sain, & l’esprit libre ; amant de la nature, il en adore les beautés, parce qu’il les connoît mieux qu’un autre ; ses yeux se serment à la lumière sans frayeurs mais non sans regrets ; il se plaint du destin cruel qui l’arrache à un spectacle, dont il ne peut se rassasier. Malheureusement chaque spectateur, y est aussi inutile, que renouvellé sans-cesse. Amoureux, sensible à tout, inaccessible au dégoût, il ne comprend pas comment ce poison vient infecter les cœurs, ni par quel fatal désordre, le roi des êtres animés, celui qui par son excellence se trouve en état de jouir de tous les autres, peut s’ennuyer sur la terre : entouré de voluptés, admirateur des phénomènes, qui frappent le plus ses lens, rien ne le trouble ; son âme est toujours dans la même assiette, soit que Jupiter s’arme de la foudre, soit qu’Éole respectant le calme de la mer, elle offre à nos yeux, comme une nape d’huile, qui est la plus belle image de la paix, ou que les vents déchaînés soulèvent les flots qui dans leur furie, effrayant tableau de la guerre, menacent de nous engloutir. Catulle rit des rigueurs de l’hiver ; comment les craindroit-il ? Les feux de l’été sont dans son cœur, & c’est l’amour qui les allume couché avec sa maîtresse ; la pluie, le vent, la grêle, la vaine fureur des élémens augmentent ses plaisirs.

Si l’hiver cesse, c’est la nature, qui prend ses habits de printemps, & nous invite à prendre les nôtres ; faisons parler dans nos cœurs l’émail des prés, & la verte gaieté des champs ; parons notre imagination des fleurs charmantes, qui rient à nos yeux. Belles, parez-en votre sein ; c’est, pour vous qu’elles viennent d’éclore : mais prenez autant d’amours, que de fleurs : reveillez-vous avec la nature, enivrez-vous d’amour, comme les prés s’enivrent de leurs ruisseaux. Chaque être vous adresse la parole, seriez-vous sourdes à sa voix ? Voyez ces oiseaux ; à peine éclos, leurs ailes les portent à l’amour ; les fleurs même se marient ; chaque chose est occupée à se reproduire : mais si l’instinct jouit plutôt que l’esprit, l’esprit goûte mieux que l’instinct.

Venez, vous qui en avez tant, Philis ; venez, descendons dans ce vallon tranquille ; tout dort dans la nature, nous seuls sommes éveillés ; venez sous ces arbres, où l’on entend que le doux bruit de leurs feuilles ; c’est le zéphir amoureux qui les agite ; voyez comme elles semblent planer, l’une sur l’autre, & vous font signe de les imiter !

Parlez, Philis, ne sentez-vous pas quelque mouvement délicat, quelque douce langueur, qui surpasse toutes les autres voluptés ? Oui, je vois l’heureuse impression que vous fait ce mystérieux asyle : le brillant de vos yeux s’adoucit, votre sang coule avec plus de vitesse, il élève votre beau sein, il anime votre cœur innocent.

En quel état suis-je ! quels nouveaux sentimens, dites-vous !… Venez, Philis, je vous les expliquerai, il y a long temps que j’ai senti la même chose pour vous.

Votre vertu s’éveille, elle craint la surprise même qu’elle a ; la pudeur semble augmenter vos inquiétudes, avec vos attraits : votre gloire rejette l’amour, mais votre cœur ne le rejetteras.

Vous vous révoltez en vain ; chacun doit suivre son sort : pour être heureux, il n’a manqué au vôtre, que l’amour : vous ne vous priverez pas d’un bonheur, qui redouble, en se partageant ; vous n’éviterez pas les pièges que vous tendez à l’univers : qui balance, a pris son parti.

Ô ! si vous pouviez seulement sentir l’ombre des plaisirs, que goûtent deux cœurs qui se sont donnés l’un à l’autre, vous redemanderiez aux dieux tous ces ennuyeux momens, que votre cœur oisif a laissés passer sans aimer !

Quand une belle s’est rendue, qu’elle ne vit plus que pour celui qui vit pour elle ; que ses refus ne sont plus qu’un jeu nécessaire ; que la tendresse qui les accompagne, autorise d’amoureux larcins, & n’exige plus qu’une douce violence ; que deux beaux yeux, dont le trouble augmente les charmes, demandent en secret ce que la bouche refuse ; que l’amour éprouvé de l’amant est couronné de myrte par la vertu même ; que la raison n’a plus d’autre langage que celui du cœur ; que… les expressions me manquent, Philis, tout ce que je dis n’est pas même un foible songe de ces plaisirs. Aimable foiblesse ! douce extase ! c’est en vain que l’esprit veut vous exprimer, le cœur même ne peut pas vous comprendre.

Vous soupirez, vous sentez les respectables approches du plaisir ! Amour que tu es adorable ! Si ta seule peinture peut donner des désirs, que ferois-tu toi-même ?

Jouissez, Philis, jouissez de vos charmes : n’être belle que pour soi, c’est l’être vainement, c’est l’être pour le tourment des hommes.

Ne craignez ni l’amour, ni l’amant ; une fois maîtresse de mon cœur, vous le serez toujours. La vertu conserve aisément les conquêtes de la beauté.

J’aime, comme on aimoit, avant qu’on eût appris à soupirer, avant qu’on eût fait un art de jurer la fidélité ; je n’ai qu’un cœur à vous offrir : mais il est tendre comme le vôtre. Unissons-les, & nous connoîtrons à la fois, & le plaisir, & cette tendresse plus séduisante, qui conduit à la plus pure volupté des cœurs.

C’esl ainsi que tout ravit, tout enflamme un cœur sensible & amoureux ; chaque beauté l’extasie, chaque être inanimé lui parle & le remue, chaque partie de la création le remplit de volupté.

Chaque homme porte donc en soi le germe de son propre bonheur, avec celui de la volupté. La mauvaise disposition, ou le dérangement des organes nous empêche d’en profiter ; cependant je pense, que pour être aussi heureux, qu’il est possible de le devenir, il n’y a qu’à s’appliquer à connoître son tempérament, ses goûts, ses passions, & savoir en faire un bon usage ; agir toujours en conséquence de ce qu’on aime, satisfaire tous ses désirs, c’est-à-dire tous les caprices de l’imagination ; si ce n’est pas là le bonheur, qu’on me dise donc où il est. Laissons dire Zenon, Possidonius & tous ses sectateurs, ils ont eux-même prouvé que la douleur est un mal, & que le sage n’a point de droit de se soustraire d’un joug imposé à tous. Que dis-je ? la douleur est le plus grand des maux : la plupart des philosophes lui ont donné le droit d’abréger nos tourmens : mais qui a du plaisir à sentir, est, selon moi, digne de vivre, & doit aimer la vie. Quoiqu’on en dise, quoique chantent nos poètes ; quand on a su profiter de tous les heureux momens, cueillir toutes les fleurs semées sur le fonds de la vie, c’étoit la peine de naître, de vivre & de mourir. La mort, dit Lucrèce, ne nous regarde en rien : je sais qu’elle n’est rien en soi, & que la douleur est tout : mais la mort nous prive de tous les sentimens que je chéris, son idée m’est affreuse. Loin d’ici trop affligeante image ! je ne puis vous regarder fixement. Non, je ne me résoudrai jamais à cesser de sentir, je cesse même d’être en quelque sorte, toutes les fois que je pense que je ne serai plus. Mourons cependant, puisqu’il le saut, mais que ce soit après avoir vécu.

Le plaisir est donc le plus bel apanage de l’homme. Qui s’y refuse, viole les premières loix de son origine, & l’intention du créateur. Ceux qui ne s’aiment pas eux-mêmes, comment aimeroient-ils les autres ? Mais quelle erreur de s’imaginer qu’on ait de mauvaises mœurs, parce qu’on aime la volupté ! la vraie sagesse est-elle donc de fuir le bonheur, & de rechercher tout ce qui déplaît à l’imagination & ne peut conduire qu’au désagrément de la vie ? Non ; le plaisir est si étroitement lié au bonheur, que ces deux choses ont été confondues ensemble en différens siècles. Le sage doit donc chercher le plaisir, sans lequel il ne peut être heureux. Que le crime se couvre de honte ; le plaislr & l’amour ne sont point de sa bande. Voyez tout le brillant cortège de la joie, elle ne marche qu’escortée des jeux & des ris ; la probité l’accompagne ; elle est le symbole de la pureté du cœur : le scélérat est triste & rêveur, en proie aux plus cruels remords ; la loi naturelle qu’il a violée, le déchire à son tour. L’honnête homme rit, épanouit son cœur il aime tant le plaisir & la volupté, que loin de rougir d’être sait pour la sentir, il la regarde comme la plus solide récompense de la vertu, & le plus beau partage de la raison. Le plaisir, dit un auteur, qui m’en sait beaucoup, « est le seul bien réel qu’un honnête homme ait en ce monde »,

Plaisir, maître souverain des hommes & des dieux, devant qui tout disparoît, jusqu’à la raison même, tu sais combien mon cœur t’adore, & tous les sacrifices qu’il t’a saits ; je ne sais si je mériterai d’avoir part aux éloges que je te donne ; mais je me croirois indigne de toi si je n’étois attentif à m’assurer de ta préscnce, & à me rendre compte à moi-même de tous tes biensaits. Oui, sans doute, je te dois de trop heureux momens pour ne faire que sentir simplement mon bonheur & ta puissance. La reconnoissance seroit ici un trop foible tribut, j’y ajoute encore par la réflexion & l’examen de mes sentimens les plus doux. Car si par-tout ailleurs la réflexion empoisonner les plaisirs, ici elle les augmente. Telle est la vraie volupté, l’esprit, & non l’instinct du plaisir, l’art d’en user sagement, de le ménager par raison, & de le goûter par sentiment.

Plaisir, (eh ! que n’ai-je l’art de Lucrèce pour t’invoquer sans cesse !) ne permets pas que ton pinceau se prostitue à d’autres voluptés que celles du fils de Cypris ; que ce dieu vif, impétueux, ne se serve de la raison des hommes que pour la leur faire oublier : qu’il ne raisonne que pour exagérer ses plaisirs ; que la froide phiipsophie se taise pour m’écouter ; que tout ressente enfin le désordre des passions, pourvu que le feu qui m’emporte soit digne, s’il se peut, de la volupté.

Quel est cet amant qui trouve sa maîtresse endormie ? jamais le sommeil de l’amour mêma a-t-il été plus respeclé ? il voudroit imposer silence à la nature entière, pour mieux contempler ce qu’il adore. Comme ses regards amoureux sont avidement fixés sur cette gorge négligemment découverte ! comme ils en parcourent, comme ils en pénètrent tous les charmes ! que n’imagine point le malheureux amant d’Issé, pour se payer des larmes que la cruelle lui a fait verser ?

Tantôt sous la forme du temple de Gnide, un philosophe de la fabrique de Chaulieu offre à nos esprits enchantés la peinture de l’amour la plus vive & la plus voluptueusement délicate. Plein du dieu qui l’inspire, à force d’en sentir les attraits, il nous en fait adorer la puissance. Comme il peint encore les plaisirs des Persans, ces heureux mortels, qui ne couronnent que la lubricité, & n’offrent des prix qu’à ceux qui auront inventé des voluptés nouvelles ! Certes, la palme offerte a rarement été mieux méritée que par ce voluptueux philosophe. C’est ainsi qu’un sage ose quelquefois ouvrir lui-même une école de volupté. Eh ! quel autre en effet doit apprendre aux mortels le secret d’être heureux ? Disciple d’Épicure, accourez tous, & rendez hommage à un maître plus digne de vous.

Tantôt l’amour même séduit les cœurs par l’art de Protée ; que n’imagine-t-il point pour peupler son empire ? Il s’ébat sur un sopha, théâtre de ses plaisirs, aussi commode que discret ; s’il dicte des billets doux & des lettres galantes, un dieu plus galant encore, Mercure, est prêt à les porter : il oublieroit plutôt son caducée que de ne pas les rendre adroitement aux beautés à qui elles sont adressées. Anacréon, Quinaut, Chaulieu, le voluptueux Chaulieu, font des vers légers, tendres, délicats, galamment négligés. Que cette négligence les rend aimables ! mais ils ne sont charmans que par l’air de volupté qu’ils respirent. Orphée lisant ces vers, les crut d’Apollon même, ou de l’Amour ; il employa tous les charmes de son art pour en rendre l’harmonie plus touchante.

L’amour sait-il un conte même Japonois, il y met tant de volupté & de délicatesle, qu’on croit entendre Pétrone. S’il fait exécuter les ordres de l’Oracle, c’est pour mieux nous faire sentir tout le pouvoir de sa magie. Il nous attendrit avec une mère éplorrée ou avec une amante éperdue. Il ne persécute Phèdre que pour nous intéresser au cruel sort d’une malheureuse ; c’est pour nous la faire adorer, qu’il nous montre Zaïre, cette aimable Zaïre digne aussi d’un plus heureux destin. Pourquoi faut-il qu’une flamme aussi pure soit éteinte par des préjugés qu’elle n’avoit pas, & que l’amour ait souffert qu’on ait éclairé la reine de son empire sur d’autres intérêts que ceux de la volupté ? N’étoit-elle donc pas digne d’une ignorance à laquelle son bonheur étoit attaché ?

Voulez-vous d’autres miracles de l’amour ? Là le Maure, cette frêle machine, n’eût jamais pu penser ; qu’a sait l’amour ? il l’a organisée pour chanter, elle ravit nos âmes par les sons de sa voix ; la musique, cet art enchanteur, lui auroit-elle appris à sentir ?

J’apperçôis deux danseuses autour de l’arche de Jephté : dans l’une, quelle agilité, quelle force, quelle précision ! seroit-ce un homme déguisé ? elle m’étonne à un tel point, que je vois à peine le plaisir qui la suit. L’autre, plus séduisante, forme des pas mesurés par les grâces, & composés par les amours. Est-ce Terpsicore, ou la volupté en personne ? Divine enchanteresse, quel cœur de bronze & de diamant ne seroit pas pénétré de la lasciveté de tes mouvemens ? Étends, déploie seulement tes beaux bras, & je suis plus enchanté qu’Amadis même.

Atis nouvel Atis, tu pouvois seul me consoler de la perte de ce genre de volupté. Quels sons ! quel désespoir ! quel cris : « Atis, Atis lui-même a fait périr ce qu’il aime » ; il ne chante ses douleurs que pour les rendre plus vives. Cher & aimable Jeliotte, sers-toi de tout l’empire que tu as sur les cœurs sensibles : attendris les plus durs & les plus inflexibles ; non, jamais la puisisance d’Orphée n’égala la tienne.

Quelies formes encore une fois l’amour ne prend-il pas pour se glisser dans nos âmes ? Il suscite les intrigues, & toutes les aventures galantes qui composent nos romans ; il permet à l’imagination des auteurs, d’ajouter ce qui manque à la réalité, comme à son triomphe.

Jettez les yeux sur le tableau de l’amour conjugal, & sur tous les ouvrages de ces physiciens, qui aimant plus la nature, qu’ils ne l’ont connue, ont cherché le plaisir dans les plus sérieuses recherches. Avec quelle ingénieuse adresse, l’amour profite de l’ignorance même des mortels qu’il instruit ! sur-tout il se plaît à éclairer les amans ignorans, qui ne voudroient que savoir aimer. Vous le savez, Daphnis & Chloé, heureux ignorans, trop séduisans bergers, s’il n’y avoit du plaisir à être séduit avec vous.

Où est l’amour ? (s’il m’est permis d’imiter ici un auteur charmant) il est sur les lèvres de Chloé, il n’a semé les lis sur son teint, que pour donner à Daphnis le plaisir de les changer en roses. Voyez-le voltiger sur son sein. Comme il se joue avec un souffle badin, dans les boucles de ses beaux cheveux blonds, il folâtre de même sous ce verd feuillage : la vie de ce jeune myrte est bien courte, il sera bientôt flétri ; mais il profite du peu de jours qui lui sont accordés ; il ne se refuse, ni aux caresses de Flore, ni aux douces haleines de Zéphire. Imitez-le en tout, bergère que sa vie soit l’image de la vôtre, & par la durée, & par les plaisirs.

Jeune Chloé, vous me fuyez, en vain je vous appelle, en vain je vous poursuis… déjà tous vos charmes se dérobent à ma vue… Rassurons-nous : l’amour, qui a fait les coquettes, les cache de manière qu’elles seroient bien fâchées de ne pas être apperçues.

À ces jeux d’enfans, que Virgile a si bien peints, qui peut méconnoître l’amour ? Il se cache lui-même dans mille réduits ; il veut qu’on l’y poursuive ; il ne demande pas plus de grâce que la plus simple bergère ; il s’est fait une dernière retraite : il a voulu fixer les bornes de son empire, avec le siège de la volupté : c’est-là qu’il aime à s’arrêter comme une tendre fauvette sur ses petits, & il ne s’y arrête, que pour avoir le plaisir de s’y laisser prendre. Ce seul plaisir fait toute san ambition : pour en jouir, il enflamme tous les cœurs, il éclaire tous les esprits, il a créé tous les sens, pour en satisfaire un seul.

Entrons dans quelque détail. Le plus beau spectacle du monde, c’est une belle femme, un beau visage : à quoi serviroit mon imagination, sans mes yeux ? les aveugles de naissance n’imaginent rien. Les yeux seuls pouvoient faire passer l’image de la beauté dans mon âme, & l’empreinte en reste vivement gravée dans mon cœur.

L’esprit, tous les charmes de la conversation, qui ne sont pas sans volupté, la douceur de la voix, qui marque assez communément celle du caractère, la musique, le goût du chant, sans l’ouie, que d’attraits perdus pour moi ! Aurois-je, sans l’odorat, le plaisir de sentir l’odeur que j’aime dans ma Céphise ? Nette & propre par elle-même, d’une santé, sans laquelle les plus brillans attraits sont flétris, si cette aimable enfant a quelquefois besoin d’art, c’est d’une eau claire & fraîche comme elle. Sans le toucher, le tissu de sa peau douce & fine, seroit pour moi, comme sa blancheur extrême pour un aveugle. Quel plaisir auroit ma bouche collée sur sa bouche ? mon sein étendu sur son sein ferme & rondelet, aussi-bien séparé, que l’arc parfait & élevé de les fins sourcils ? Mes lèvres s’amuseroient en vain à mille douceurs qui changent les heures en momens ; tant d’autres jeux d’enfant, qui plaisent à l’amour, ne séduiroient ni ma raison, ni mon cœur. Que deviendroient ces baisers pleins d’ardeurs, donnés amoureusement, doux prélude de baisers encore plus doux ? Ils ne seroient ni reçus, ni rendus, encore moins recherchés. Que dirai-je de cette partie divine pour le sentiment, qui semble exprès placée comme pour présider à l’entrée d’un dieu dans son temple ? Elle seroit en vain légèrement titillée, soit par les mains des grâces, soit par le plus agile organe des mortels. Il en seroit ainsi de cette papille, ou petite fraise délicate ; ce bouton rose & vermeil de la pomme d’amour, qui répond à ce nerf exquis, n’auroit plus la même sympathie ; cet harmonieux accord de deux plaisirs, que l’industrieuse volupté met, au gré de nos désirs, à l’unisson dans une même personne, seroit détruit avec tous ses charmes. Sans le goût, cette autre sorte de tact plus nu, plus intime, sans la même facile communion des nerfs du palais, mollement chatouillés, nos langues inutilement voluptueuses, frétilleroient sans lasciveté dans toutes les parties dénuées de la peau. Enfin, nos âmes qui brûlent de changer de corps, pour avoir le plaisir de parcourir, de rendre heureux un objet adoré, insensibles, immobiles dans leur premier berceau, n’auroient pas même la liberté d’errer dans une bouche fraîche & ornée par le plus bel émail. Vainement l’amour auroit inventé cet art dont il a été parlé, de la philtrer en quelque sorte, & la nature, cette espèce de transfusion déiicieuse, si foiblement exprimée par le systême de Platon. Que deviendroient alors tant de ressources imprévues, & tous ces miracles de l’amour désespéré ? Plus de baisers lascifs, plus d’espoir d’être heureux, la plus efficace des voluptés seroit perdue, & enfin, ce que nous avons d’âme, n’en trouvant point d’autre à qui se réunir, ne nous feroit point goûter le le sort des dieux.

C’est ainsi que les cinq sens semblent travailler pour un sixième, trop peu célébré, dont la nature a paru uniquement occupée, en nous formant. Ce sens, rétabli de nos jours dans sa dignité naturelle, imprima véritablement dans l’âme des sensations tout-à-fait particulières, infiniment profondes, plus vives, plus exquises, que toutes celles qui nous viennent par les autres organes. Jugez du despotisme qu’il exerce ; il interdit l’usage de la parole, de la vue & de la pensée même, qu’il change en sentiment : il anéantit l’âme avec tous les sens, dont elle est le principe ou la fin ; il suspend toutes les fonctions de notre économie, & tient, pour ainsi dire, les rênes de l’homme entier, au gré de ces joies souveraines & respectables, de ce fécond silence de la nature, qu’aucun mortel ne devroit jamais troubler, sans être écrasé par la foudre. Mais quelle bisarre contradiction a fait appeler noble & honteux le plus merveilleux de nos organes, celui à qui nous devons notre existence & notre bonheur ; un sens enfin, dont telle est la puissance immortelle, que la raison, cette vaine & fière déesse, rangée sous son empire au niveau de ses égaux, n’est enfin, comme les autres sens, que l’heureuse esclave de ses plaisirs.


Vous voyez que les sens ne sont que les organes de nos passions & de nos désirs, qu’ils les servent, les entretiennent, les excitent, pour qu’elles nous servent à leur tour. Que dis-je ! les passions même, ces élémens aussi nécessaires à l’homme que l’air qu’il respire, sont les plus fidèles ministres de la volupté. Plus elles nous portent au luxe, plus elles nous ouvrent la voie du bonheur. Voyez ce voluptueux, comme il sirotte son vin, & sait choisir ses mets & ses convives ! il préfère à tout ces charmans tête-à-tête, où les coudes sur la table, les jambes entrelacées dans celles de sa maîtresse, il boit plus de volupté que de vin. Versez, Iris, versez, quelque excellent qu’il soit, cette nuit, distillé par l’amour, il vous sera rendu en une liqueur mille fois plus délicieuse. Mais Daphnis est fatigué des hommages qu’il a rendus à vos charmes ; laissez le sommeil réparer ses forces, autrement il ne pourroit fournir qu’une foible carrière. Vénus, puissante Vénus, attendez à voir paroître votre étoile ; les plus doux plaisirs naissent du sein du repos. Morphée ne répand ses pavots sur la terre, que pour préparer les humains au culte de l’amour. Vous entendez mal vos intérêts, bergère ! n’éveillez pas si-tôt votre amant : quel mortel plus digne de vous ! il est voluptueux : en le respectant, vous ménagerez vos plaisirs.


Le besoin d’aimer succède à la faim, à la soif & au sommeil, & ce besoin est tel quelquesois, qu’il précipite les plus sages dans les excès les plus honteux. Il esl donc d’un philosophe voluptueux, toujours guidé par la probité, de le prévoir & de le prévenir de quelque manière que ce soit. Toutes les passions s’éclipsent par la passion d’aimer, elle leur commande en reine. Pour elle, l’ambitieux supplante son plus cher concurrent, l’avare ouvre ses trésors & devient prodigue : par elle la laideur reçoit les honneurs de la beauté : par elle les droits de l’amitié sont anéantis ; le libertin & le débauché ont du plaisir à l’être : enfin l’amour est cause de tout l’ordre & de tout le désordre qui règne dans l’univers. Le marchand croit ne suivre que l’intérêt, & le guerrier jure qu’il n’est animé que par la gloire ; vaine illusion ! tout ce que l’un a eu tant de peine à gagner, sera donné pour une des nuits de la belle Didon ; il croit s’enrichir, en se ruinant, parce qu’il comble ce qu’il aime de ses bienfaits : toutes les conquêtes de l’autre ne valent pas celle d’un cœur, tel que celui de Mélite, dont tous les replis, quoique prodigieusement étendus, peuvent à peine suffire aux sentimens & aux transports d’une véritable passion. Les plus grands rois du monde n’aiment à cueillir des lauriers, que pour en faire des couronnes à l’amour.

Mais que vois-je ? l’affliction est peinte sur le visage du plus tendre amant… C’est un jeune guerrier que l’honneur & le devoir obligent de devancer son prince en campagne. Il part demain : plus de délai ; il n’a qu’une nuit à passer avec ce qu’il aime ; l’amour en soupire. Mais quels vont être les adieux ! & comment les peindrai-je ? Si la joie est commune, la tristesse l’est aussi ; les larmes de la douleur sont confondues avec celles du plaisir. Que d’incertains soupirs ! quels regrets ! quels sanglots ! mais en même temps que de volupté & quels transports ! jamais l’amour n’avoit tant pleuré, & cependant n’avoit été si heureux. Quel redoublement de vivacité dans les caresses de ces tristes amans ! les délices qu’ils goûtent en ce moment même, qu’ils ne goûteront plus le moment suivant ; le trouble où l’absence la plus cruelle va les jetter, tout cela s’exprime par le plaisir & se confond dans lui-même, ils n’ont que le plaisir pour interprète. Mais puisqu’il sert à rendre deux passions diverses, il va donc être doublé pour cette nuit. Doublé ! ah, que dis-je ! il sera multiplié à l’infini : ces heureux amans vont s’enivrer d’amour comme s’ils en vouloient prendre pour le reste de leur vie. Leurs premiers transports ne sont que feu, les suivans les surpassent, ils s’égarent, ils s’oublient ; leurs corps lubriquement étendus l’un sur l’autre, & dans mille postures recherchées, s’embrassent, s’entrelacent, s’unissent : leurs âmes, plus étroitement unies, s’embrâsent alternativement & tout ensemble ; le plaisir va les chercher jusqu’aux extrémités d’eux-mêmes, & ne se contentant pas des voies ouvertes, il se fait des passages au travers de tous les pores, comme pour se communiquer avec plus d’abondance : semblable à ces sources qui resserrées par l’étroit tuyau, dans lequel elles serpentent, ne se contentent pas d’une issue aussi large qu’elles-mêmes, crèvent & se font jour en mille endroits ; telle esl l’impétuosité du plaisir.

Quels sont alors les propos de ces amans ! s’ils parlent de leur volupté présente, s’ils parlent de leurs regrets futurs, c’est encore le plaisir qui exprime ces divers sentimens. Ce je ne vous verrai plus se dit avec tendresse, il se dit encore avec flamme, il excite un nouveau transport, on se rembrasse, on se resserre, on se replonge dans la plus douce ivresse, on s’inonde, on voudroit se noyer dans une mer de voluptés. L’amante en feu fixe au plaisir son amant. Avec quelle ardeur & quel courage ils partagent l’ouvrage d’amour ! rien dans eux n’est exempt de ce doux exercice, tout s’y rapproche, tout y contribue ; la bouche donne cent baisers les plus amoureusement recherchés, l’œil dévore, la main parcourt, rien n’est distrait de son bonheur, tout s’y livre avidement ; le corps entier de l’un & de l’autre est dans le plus grand travail : une douce mélancolie ajoute au plaisir je ne sais quoi de singulier qui l’augmente, & met ces heureux amans dans une situation rare, que je sens bien, mais qu’il est difficile de définir. Amour, c’esl de ces amans que tu devois dire :


Vite, vite, qu’on les dessine
Pour mon cabinet de Paphos,


Ils t’en auroient donné le temps : je les vois mollement s’appésantir & se livrer au repos qu’une douce fatigue leur procure, ils s’endorment ; mais la nature en prenant ses droits sur le corps, les exerce en même temps sur l’imagination ; c’est elle, & non l’esprit, qui veille toujours ; les songes sont, pour ainsi dire, à sa solde ; c’est par eux qu’elle fait sentir le plaisir aux amans, dans le sein même du sommeil. Ces fidèles rapporteurs des idées de la veille, ces parfaits comédiens qui nous jouent sans cesse nos passions dans nous-mêmes, oublieroient-ils leur rôle quand le théâtre est dressé, que la toile est levée, & que de belles décorations les invitent à représenter ? Les criminels dans les fers font des rêves cruels, le mondain n’est occupé que de bals & de spectacles, le trompeur est artificieux comme le lâche est poltron en dormant ; l’innocence n’a jamais rêvé rien de terrible. Voyez le tendre enfant dans son berceau, son visage est uni comme une glace, ses traits sont riants, sa petite paupière est tranquille, sa bouche semble attendre le baiser que la nourrice est toujours prête à lui donner ; pourquoi le voluptueux ne jouiroit-il pas des mêmes bienfaits. Il ne s’est pas donné au sommeil, c’est le son[…] qui l’a saisi dans les bras de la volupté. Morphée, après l’avoir enivré de ses pavots, lui fera donc sentir la situation charmante qu’il n’a quittée qu’à regret. Belles, qui voyez vos amans s’endormir sur votre sein, si vous êtes curieuses d’essayer le transport d’un amant assoupi, restez, s’il vous est possible, éveillées ; le même cœur, (soyez-en sûres) la même âme vous communiquera les mêmes feux, feux d’autant plus ardens, qu’il ne sera pas distrait de vous par vous-mêmes. Il soupirera dans le fort de sa tendresse, il vous parlera même, & vous pourrez lui répondre ; mais que ce soit très-doucement : gardez-vous sur-tout de le seconder, vous l’éveilleriez par les moindres efforts, laissez-le venir à bout des siens ; représentez-vous tous les plaisirs que goûte son âme, & puisque l’imagination peint mieux à l’œil fermé qu’à l’œil ouvert, figurez-vous comme vous y êtes divinement gravée ! jouissez de toute sa volupté, dans un calme profond, & dans un parfait abandon de vous-mêmes ; oubliez-vous, pour ne vous occuper que du bonheur de votre amant : écoutez ses soupirs dans un silence attentif, comptez tous ses mouvemens, & vos plaisirs naîtront de vos réfiexions sur les siens.

Mais qu’il jouisse à la fin du repos dont il a besoin, livrez-vous y vous-même, en vous dérobant adroitement sous lui, de peur de l’éveiller : ne vous embarrassez plus du soin de la lumière, votre amant vous avertira du lever de l’aurore ; mais auparavant il se plaît à vous contempler dans les bras du sommeil, son œil avide se repaît des charmes que son cœur adore, ils recevront tous ensemble, & chacun en particulier l’hommage qui leur est dû. Comme il lève doucement le voile qui les cache à sa vue ! que de beautés toujours nouvelles ! il semble qu’il les découvre pour la première fois. Ses regards curieux ne seroient jamais satisfaits ; mais il faut enfin que le désir de voir fasse place au désir de sentir ; avec quelle adresse ses doigts voltigent sur la superficie d’une peau douce & tendue ! l’agneau ne bondit pas si légèrement sur j’herbe tendre de la prairie : ensuite il étend toute la main sur cette sursace polie, il la fait glisser d’un endroit à un autre : on diroit une glace qu’il veut éprouver. Mais son désir s’augmente par toutes ces épreuves, comme son feu s’irrite par de nouveaux larcins ; il va bientôt vous éveiller, mais peu-à-peu ; croyez-vous qu’il va vous prodiguer tous ces noms que sa tendresse aime à vous donner ? Non, il est trop voluptueux pour ne pas se faire violence ; sa bouche lui sera d’un autre usage, il donnera cent baisers tendres à l’objet de sa passion ; il ne les donnera pas brûlans, pour ne pas l’éveiller encore ; il s’approche, & plus léger que Zéphire, il se tient voluprueusement suspendu au-dessus d’un million de grâces, qui agissent sur lui avec toute la sorce de leur aimant ; il voudroit jouir d’une amante endormie : déjà il s’y dispose avec toutes les précautions & l’industrie imaginable ; mais en vain, le cœur de Philis est averti des approches de son bonheur, un doux sentiment l’annonce de veine en veine ; ses pores, sensibles à la plus légère titillation, s ouvriroient à l’haleine de Zéphire. Il étoit temps, bergère, les transports de votre amant touchoient à leur comble, il n’étoit plus maître de lui : ouvrez donc les yeux, & acceptez avec plaisir les signes du réveil. « C’est moi, dit-il, c’est ton cher Hylas, qui t’aime plus qu’il n’a fait de sa vie… » Il se laissera ensuite tomber mollement dans vos bras, qu’un reste de sommeil vous fait étendre & ouvrir à la voix du plaisir, il les entrelacera avec les liens, & se confondra de nouveau avec vous. C’est ainsi qu’à peine rendue à vous-même, vous sentirez la volupté du demi-réveil, & que l’homme a été fait pour être heureux dans tous les divers états de sa vie.

C’est assez, profès voluptueux, jurez à votre maitresse que vous lui serez fidèle : l’amour ne perd rien à tous les sermens qu’il sait faire, & levez-vous. C’est ici qu’il saut s’arracher au plaisir, puisque les regrets l’accompagnent. N’attendez pas les plaintes & les pleurs d’une belle, qui touche au moment de vous perdre ; arrachez-vous encore une fois, & n’excitez point des désirs, que la nature & l’amour ne peuvent plus vous donner ; les plaisirs forcés par l’artifice ne sont plus des plaisirs ; songez que vous reverrez un jour votre amante, ou que l’amour, dont l’empire ne finit qu’avec l’univers, sensible à de nouveaux besoins, vous enflammera pour d’autres bergères, qui seront peut-être encore plus aimables. En amour comme à table, il vaut mieux garder des désirs que d’en emprunter. Imitez le convive sensuel, il goûte de tous les mets, il en prend peu : il se ménage de manière qu’il aime mieux désirer quelque chose qui n’ait pas été servi, que de ne pouvoir pas profiter de tout ce qu’on servira, tandis que le gourmand gonflé, hors d’haleine dès le premier service, n’a plus de désirs du moins qu’il puisse satisfaire, semblable au Cygne de la fontaine.

Consentons plutôt à nous priver pour quelque temps de la volupté, que d’être forcés d’y renoncer, peut-être toujours en nous y engloutissant. Amants qui êtes sur le point de quitter vos belles, que vos adieux soient tendres, passionnés, pleins de ces nouveaux charmes que la tristesse y ajoute ; je veux que vous surpassiez un peu la nature, mais ne l’excédez jamais : c’est à la tendresse à seconder le tempéramment, & à faire les derniers efforts. Qu’il seroit heureux de trouver une ressource imprévue, au moment même qu’on s’embrasse pour la dernière sois, & que les pleurs mutuels des deux amans, prenant divers cours, semblent être les garans de leur douleur & de leur fidélité, en même temps que la marque, & le terme de leurs plaisirs.

Vous voyez combien de moyens divers l’auteur de la nature a voulu employer, pour faire arriver les hommes, plus ou moins vite, au but pour lequel ils ont été faits, qui est de croître, & de multiplier ; loi qui a moins été donnée à l’homme, qu’elle n’est née avec lui, loi intime, aussi ancienne que le monde, penchant si naturel à nos cœurs, que toutes nos actions tendent uniquement à celle d’aimer, dont elles ne semblent être que des espèces de distractions nécessaires.

Vous voyez que la faim, la soif, le sommeil, l’imagination, tous les appétits, toutes les passions, tous les sens, tant internes qu’externes, & en un mot, tous les mouvemens de notre machine conduisent à l’amour, & de l’amour à la volupté, des êtres organisés pour être heureux, des êtres qui n’ont pas un seul point dans tous leur corps, qui ne soit sensible au plaisir ; comme pour les exciter dans leur indifférence léthargique, & leur montrer par-tout la voie du bonheur. Ô nature ! ô amour ! ô comble de vos bontés ! quels cœurs n’en seroient pas pénétrés ! quels bergers sûrs d’atteindre un but si desirable, seroient pressés de perdre des sensations, qu’ils ne seroient peut-être plus les maîtres de se procurer une seconde fois ! On n’est digne des saveurs de l’amour que par l’art de bien ménager ses plaisirs. Heureuses enfin les bergères pour qui l’amour a formé des amans aussi économes de ces biensaits, que tendres & reconnoissans ! Sans doute il se fait un plaisir de les éclairer lui-même du flambeau de la volupté.

Tels sont les hommages que j’ai cru pouvoir rendre à la volupté. La crainte de déplaire à un grand nombre de lecteurs ne m’a point retenu. Si la fortune dépend des hommes, & malheureusement de ceux même qui ont le plus de préjugés, le bonheur n’en dépend pas ; il a sa source dans la liberté de l’esprit.

En vain une cabale, que la moindre bluette met en feu, qui n’a d’autre plaisir que le plaisir de nuire, & croit plaire à un dieu de paix en saisant la guerre aux honnêtes humains dont le sanatisme les a faits tyrans ; en vain cette cabale, qui ne voit par-tout que mœurs dépravées, voudroit-elle faire le procès à cette aimable liberté, sous l’odieux nom de libertinage & de débauche que j’ai en horreur ; en vain elle s’efforceroit de rejeter sur la corruption du cœur, ce qui n’est visiblement qu’un jeu d’imagination, & de me supposer enfin des goûts que je n’eus jamais, sous le méchant & faux prétexte que c’est plutôt au vice favori de Pétrone, qu’à Pétrone même, que j’ai donné des éloges. Ne craignons point de vils & trop puissans calomniateurs ; ceux qui ont l’esprit droit et le cœur bon, s’armeront contr’eux, & prendront ma défense. Aussi partisans de la vraie vertu, que jurés ennemis de la superstition, se connoissant en ouvrages de goût, pleins de sentimens pour l’humanité, ils verront aisément que c’est ici le triomphe de ce tendre amour que la nature suffit pour légitimer, & le tombeau du monstre qui la dépeupleroit. Oui, je le répète, le plus tendre & le plus fidèle amour, l’amour seul m’a prêté son pinceau. Si un sentiment vif des plus heureux momens de ma vie, me les a vivement retracés ; si j’ai trempé ma plume dans le feu d’une imagination prompte à s’allumer, ô vous tous qui avez senti la volupté ! dites, si je pouvois en parler avec moins d’extase & de transports ; dites enfin, vous seuls êtes dignes de me juger ; dites, si sans monter le sentiment sur l’échasse des vers, je n’ai pas dû, pour vous plaire & mieux la célébrer, réunir toutes les forces de mon foible génie, pour m’élever sans rime, comme sans ordre, au sublime de la poésie.