La besace de haine/Marguerite de Loisel

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Éditions Édouard Garand (p. 24-26).

— V —

MARGUERITE DE LOISEL


C’était bien Marguerite de Loisel qui apparaissait tout à coup à Flambard ébahi, médusé… Marguerite qui, sous son costume sombre de religieuse, était toujours belle et ravissante.

Elle sourit doucement à Flambard et dit :

— Monsieur, si vous êtes surpris de me voir ici à cette heure, je ne suis pas moins surprise de vous savoir revenu des Indes.

— Ma surprise, mademoiselle, est un joyeux émoi. Vous me faites penser que j’ai à vous faire une importante communication que m’a confiée monsieur de Maubertin avant de mourir.

— Monsieur de Maubertin est mort ? s’écria Marguerite avec une expression de regret.

— Hélas ! mademoiselle, c’est le triste message dont je suis porteur.

— Pauvre Héloïse ! murmura Marguerite.

— J’avais donc oublié, reprit Flambard, une communication plus réjouissante de la part du comte à votre sujet. Aussi, serai-je heureux de remplir près de vous cette mission dès que vous m’aurez indiqué le moment opportun.

— Certainement, monsieur, je vous donnerai cette opportunité. Pour le moment, je pense qu’il est plus urgent de s’occuper du capitaine Vaucourt que je crois gravement blessé.

— C’est vrai, le capitaine… balbutia Flambard. Voilà encore que je perds la tête.

Le capitaine se remettait déjà d’une faiblesse passagère. Il vit Marguerite s’approcher, sourit et dit :

— Ah ! mademoiselle, peut-être pourrez-vous m’apprendre quelques détails de ce nouveau malheur qui m’atteint si cruellement ?

— Capitaine, je sais bien peu de chose. Hier, d’abord, un malheureux fut apporté à notre maison, gravement atteint de deux coups de poignards que lui avaient donnés des malandrins qui le voulaient voler. Il a trépassé ce matin. C’était l’un de vos gardes…

— Serait-ce ce garde, interrompit Vaucourt, que j’ai envoyé pour prévenir Héloïse de mon arrivée ?

— Oui. Comme il m’avait connu au temps où j’habitais le Château, il me confia la mission dont vous l’aviez chargé. Or, j’avais appris que cette pauvre Héloïse et son enfant avaient mystérieusement disparu. Puis, un peu plus tard, un bruit vint jusqu’à notre maison qu’elle avait été enlevée par l’un de vos ennemis.

— Bigot !… prononça Vaucourt avec un geste de haine.

— Je ne saurais affirmer, répliqua Marguerite. Sachant donc par ce garde que vous reveniez de Carillon blessé et que votre femme ne serait pas là pour vous recevoir et vous soigner, je suis accourue pour vous offrir mes services.

— Merci, mademoiselle, vous êtes toujours bonne !

Marguerite rougit un peu. Puis, se baissant, elle prononça à mi-voix :

— Capitaine, je n’oublie pas que j’ai des réparations morales à accomplir !

Elle ajouta à voix haute :

— Dans la crainte où je vous trouverais en très mauvais état, j’ai pris l’avis de ma supérieure, et suivant cet avis je vais vous faire transporter à notre maison où vous serez sous des soins attentifs jour et nuit.

— Je ne saurai refuser cette bienveillante hospitalité, merci, mademoiselle. Mais ma femme… mon enfant…

Il esquissa tout à coup un geste de colère et se mit brusquement sur son séant.

— Ah ! s’écria-t-il, vous avez dit, Marguerite, « l’un de mes ennemis »… Et moi j’ai répondu « Bigot » ! Vous ne sauriez affirmer, dites-vous ? Eh bien ! moi, je le jurerais sur la tête de mon enfant ! Bigot, cet ennemi implacable qui, je le sens, n’a jamais cessé de travailler à ma perte ! Bigot, qui avait d’abord ruiné mon pauvre père ! Bigot, qui m’avait ensuite tendu une main secourable pour me replonger dans quelque abîme profond ! Bigot, qui a fait assassiner mon bon vieux père ! Bigot, qui a déchaîné après moi sa bande d’assassins mais à qui j’ai pu échapper, oui, Bigot, me frappe enfin ! Et il me frappe plus férocement que je n’aurais pensé ! Il me frappe au cœur ! Il me frappe à l’âme ! Il me frappe dans tout ce que j’ai de plus cher dans ce monde… il me frappe dans ma femme si tendrement aimée… il me frappe dans mon enfant si adoré ! Oh ! puissances divines ! et penser que je ne peux me porter à leur secours ! Me dire que ces deux êtres chers, innocentes victimes, endurent à cette heure d’atroces tourments, et que mon bras est incapable de les défendre ! Marguerite, vous avez bu à la coupe des douleurs, vous avez connu la souffrance, et vous devez comprendre ce que je souffre ! On m’avait mis aux lèvres cette coupe amère, affreuse ; mais jamais, Marguerite, jamais, entendez-vous ? je n’ai autant souffert…

Et, comme épuisé, le capitaine se renversa sur le divan, tandis qu’une imprécation mourait sur ses lèvres livides.

Puis, se raidissant de nouveau et dans un dernier gémissement de désespoir, il bégaya :

— Ô Héloïse ! que j’avais espéré serrer dans mes bras… ô mon petit Adélard ! que je pensais cette nuit couvrir de mes baisers fous… qui me les rendra !

— Moi ! prononça rudement Flambard !

— Et moi ! ajouta le père Croquelin qui avait cessé ses gémissements en voyant devant lui une douleur et une souffrance plus grandes que les siennes, et qui, tout à coup, se sentait de taille à passer partout où passerait le spadassin.

Jean Vaucourt, renversé sur sa couche, haletait et râlait. En entendant les voix de Flambard et de l’ancien mendiant, il tourna vers eux ses regards d’agonisant, sourit tristement et, d’une voix à peine distincte, il murmura :

— Merci, mes bons amis…

Alors Marguerite se tourna vers Flambard et dit :

— Il importe, monsieur, de faire transporter sans délai le capitaine à la maison des Hospitalières.

— C’est bien, mademoiselle, je vais donner des ordres.

— Vous viendrez avec moi au couvent, reprit la jeune fille, et là, dans l’intimité, vous pourrez tout à l’aise me faire cette communication…

— De monsieur de Maubertin, acheva Flambard. C’est entendu, mademoiselle. Allons, gardes ! cria-t-il.

Avec beaucoup de précautions et sous la surveillance attentive de Marguerite, le capitaine fut rembarqué dans la charrette en laquelle demeuraient toujours les trois autres blessés. Lorsque la charrette fut prête à partir, Marguerite dit à Flambard :

— Quant à nous, il y a non loin d’ici le cabriolet qui m’a amenée et qui nous conduira à l’Hôpital-Général… venez !

— Un moment, mademoiselle, je vous prie.

Flambard rentra dans la maison où était demeuré le père Croquelin et dit à l’ancien mendiant :

— Père Croquelin, je vous prie de ne pas vous éloigner de cette maison. Je reviendrai bientôt, et nous nous concerterons sur les moyens à prendre pour retrouver madame Héloïse et son petit.

— C’est bien, monsieur Flambard, vous me trouverez au poste.

Flambard s’en alla avec Marguerite.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Il était deux heures du matin.

Jean Vaucourt avait été déposé sur un lit blanc et tiède dans une petite chambre de l’Hôpital, voisine de la salle commune où avaient été transportés le cocher et les deux gardes blessés par les rapières de Pertuluis et de Regaudin.

Au-dessus de la chambre de Jean Vaucourt, et dans une chambre de même dimension uniquement meublée d’une petite table, de deux sièges et d’un lit de camp, Marguerite de Loisel écoutait attentivement Flambard qui parlait.

— Monsieur le comte, ayant eu vent de cette histoire, se rendit à Chandernagor où il réussit à se procurer des détails.

« En effet, Lardinet était venu aux Indes plusieurs années avant le comte. Il y arriva en 1741, sans argent, sans emploi, réduit à tous les expédients. Il venait d’épouser à Paris une petite ouvrière, bonne enfant, confiante, mais très maladive. Elle avait dix-huit ans. Il l’emmena avec lui dans l’Inde. Durant quelque temps il vécut à Pondichéry de tous les métiers, puis il se rendit à Chandernagor. Il y rencontra le baron de Loisel venu dans les Indes pour y placer de forts capitaux. Le baron avait auparavant résidé à Pondichéry quatre ou cinq ans. Il s’y était marié avec la fille d’un négociant, Louis de Chabannes, qui venait de mourir. De ce mariage naquit une enfant… c’était vous, mademoiselle. Madame de Loisel mourut un peu plus d’un an après votre naissance. Ceci se passait, comme vous le verrez par ces documents, en 1737, date de l’acte de votre naissance. À Chandernagor, le baron confia sa petite fille âgée de cinq ans à la femme d’un petit marchand, parce qu’il venait de décider de parcourir tout l’Orient dans l’espoir de trouver des placements plus avantageux. Il partit accompagné de Lardinet. Ceci se passait en 1742. Deux guides retrouvés par le comte ont assuré que le baron et Lardinet avaient voyagé durant trois années. Puis, un jour, Lardinet était revenu à Chandernagor seul. Il y avait laissé sa femme dont la santé ne s’améliorait guère. Il lui confia que le baron avait été emporté par la fièvre jaune, et qu’il lui avait légué sa fortune ainsi que sa fille unique, Virginie-Françoise-Marguerite. Ici, je dois vous dire que Lardinet avait beaucoup de ressemblance par la taille et les traits du visage avec le baron de Loisel. Il se présenta chez le marchand, où avait été laissée la petite Marguerite, comme le véritable baron de Loisel. C’était le soir. Il paya généreusement la femme du marchand et partit avec l’enfant. Deux jours après il était en route pour la France emmenant sa femme et la fille du baron. À Paris, où il était trop connu, Lardinet n’osa porter le nom du baron. Il vous confia de suite aux soins de religieuses d’un petit pensionnat de province, et lui, durant les six ou sept années qui suivirent, vécut un train de grand seigneur et mangea la fortune du baron, fortune, comme vous le devinez, qu’il avait volée après avoir assassiné le baron de Loisel, suivant des informations authentiques que vous trouverez dans ces documents recueillis par monsieur le comte.

« Or, sans le sou et misérable, Lardinet obtint, sans que nous sachions trop comment, la faveur du marquis de Choiseul. Lardinet avait bien des avantages : il était jeune, instruit, audacieux. Par ses voyages il avait acquis de vastes connaissances, et comme il était initié au pays et aux affaires de l’Inde, il fut placé à l’Intendance de Monsieur de Maubertin. Là, il réussit par le vol, la rapine, les malversations et toutes les coquineries possibles à se refaire une autre fortune, à jeter le discrédit sur monsieur de Maubertin qui l’avait honoré de son amitié, et à semer sur son chemin ruines et deuils. Puis, un jour, traqué, il prit la peur au diable. »

« Vous connaissez le reste de l’histoire, mademoiselle : plus audacieux que jamais, Lardinet, chassé de l’Intendance, quitta Pondichéry avec sa femme et sa fille pour une destination inconnue. Vous aviez alors 18 ou 19 ans. Et vous savez que Lardinet, sous le nom de Baron de Loisel, était venu se réfugier en Nouvelle-France il eut la bonne fortune de rencontrer un coquin à sa taille, Bigot.

— Voilà, mademoiselle, acheva Flambard, ce que j’avais mission de vous dire avant de vous remettre ces documents, dont quelques-uns ne sont pas très clairs.

— Ainsi donc, demanda Marguerite, avec une grande émotion, je serais véritablement la fille de ce baron de Loisel ?

— Vous trouverez copie de vos titres que monsieur de Maubertin a pu obtenir du garde des sceaux à Versailles. Parmi ces documents se trouve également un décret royal par lequel il vous sera possible de recouvrer chez le banquier Coursin, à Paris, les fonds qu’y avait placés Lardinet, fonds qui, avec les intérêts accumulés, s’élèvent à la somme de cinq cent mille livres, je pense.

— Merci, monsieur Flambard. Mais j’éprouve un vif regret, celui de ne pouvoir offrir à monsieur de Maubertin ma gratitude. Cette gratitude, je la reporte sur vous. Je prendrai donc connaissance de ces documents. Auparavant, je vous demanderai de bien vouloir partager avec moi ces cinq cent mille livres qui me reviennent.

— Mademoiselle, votre générosité me touche beaucoup. Mais vu que monsieur de Maubertin a assuré le reste de mes jours plus qu’il était nécessaire, je vous prierai de partager cette somme avec plus pauvre que moi. Il ne manque pas en cette ville de Québec bien des miséreux que vous pourrez soulager et qui vous béniront.

Flambard, ayant terminé ses affaires avec Marguerite, descendit à la chambre du capitaine pour lui laisser quelques paroles d’espoir, puis il prit congé en déclarant :

— Je cours à présent rejoindre le père Croquelin pour nous mettre dès le petit jour à la recherche de madame Héloïse et de son enfant.

Et tout bas il murmura, tandis que ses prunelles lançaient de terribles lueurs :

— Monsieur Bigot, nous allons compter !…