La besace de haine/Mlle Pierrelieu était jalouse

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Éditions Édouard Garand (p. 31-35).

— VII —

Mlle PIERRELIEU ÉTAIT JALOUSE


Flambard avait juré de retrouver Héloïse de Maubertin, la femme de Jean Vaucourt. Mais allait-il réussir ?

Nous savons comment, une nuit de juillet, le vicomte de Loys avait fait enlever la jeune femme de chez elle pour la faire conduire à la maison d’été de M. Pierrelieu. Cet enlèvement avait été décidé de concert avec Bigot.

Bigot n’avait eu d’autre but que celui de faire disparaître un témoin qui, plus tard, aurait pu devenir dangereux pour lui. Que le lecteur demeure assuré qu’il n’y a nulle fantaisie du romancier lorsqu’il relate tel enlèvement, tel meurtre, telle disparition d’un personnage. À cette époque de guerres continuelles, de luttes sans merci, d’ambitions effrénées, d’innombrables cupidités rivales, et, bref, de morale sans lest, la vie d’autrui ne comptait pas. Les obstacles, quels qu’ils fussent, étaient impitoyablement écartés. Les lois étaient infirmes ; la justice était loin d’être ingambe : elle marchait si lourdement et à pas si lents que l’on croyait plus sûr de se faire justice à soi-même. Sans compter que souvent ces deux instruments, la loi et la justice, nécessaires à la bonne gouverne d’une société étaient maniés par des gens qui, eux-mêmes et les premiers, étaient gens de corde et de sac. Sous le gouvernement du dernier des Vaudreuil, administration civile, justice, finances, commerce, et voire la conduite des opérations de la guerre, tout le système administratif était contrôlé par la bande que menait en laisse un intendant-royal nommé FRANÇOIS BIGOT. Que d’individus obscurs et, souvent, de personnages d’un certain rang ont tout à coup disparu de la société néo-française ! Le plus souvent c’étaient des négociants qui avaient eu la mauvaise chance de déplaire aux Bigot ou aux Cadet. Des femmes et des jeunes filles sont disparues sans que l’on pût jamais savoir ce qu’elles étaient devenues. Et si, alors, le peu de justice qui régnait faisait mine de vouloir jeter un œil indiscret dans l’affaire, telle disparition, tel rapt, tel meurtre était imputé à des maraudeurs indiens. Et cette justice, que manœuvrait aussi bien Bigot que le marquis de Vaudreuil, rentrait dans son œuf. Tout était dit, l’affaire était « classée ».

Quelle affreuse époque ! dira-t-on. C’est vrai. Mais, comme nous l’avons dit, il faut tenir compte des mœurs du temps, des misères qui accablaient le pays, et surtout, de l’état de guerre qui régnait sans cesse, époque où l’on ne pesait pas la vie d’un homme. Et dans ces circonstances la perversité avait beau jeu. Il est donc avéré que Bigot, que Cadet, que Deschenaux, et, peut-être aussi Varin, ont fait disparaître, soit par le meurtre pur et simple ou autrement, certains personnages qui leur avaient porté ombrage. Et, ceci expliqué, notre aimable lecteur ne s’étonnera plus de ces actes sanguinaires et monstrueux qui furent commis à l’une des plus belles époques de notre histoire. Nous ne pouvons que les déplorer : et encore ces actes hideux n’étaient-ils que les actes d’individus à solde le plus souvent et d’aventuriers sans foi ni loi et sans patrie, actes qui n’ont en aucune sorte influé sur le caractère de notre belle nationalité canadienne française.

Or, tous ceux-là qui paraissaient porter ombrage à l’intendant devenaient ses ennemis pour qui il ne pouvait avoir nulle pitié.

Au nombre de ces ennemis il y avait le comte de Maubertin. Mais tant que le comte demeurait aux Indes, Bigot ne le redoutait pas. Si, un jour, Maubertin revenait en France ou s’il était envoyé au Canada, alors Bigot tâcherait de le mettre hors d’état de lui nuire auprès du roi et de ses ministres.

Après le comte de Maubertin il y avait, à Québec, sa fille. Or Héloïse savait que Lardinet avait commis les crimes les plus affreux en France, aux Indes et en Nouvelle-France. Héloïse savait que Bigot avait été comme le complice de Lardinet dans l’incendie de la maison où elle domiciliait avec sa tante. Mme de Ferrière, — incendie au cours duquel Mme de Ferrière et son domestique, Anthyme, avaient trouvé la mort. Bigot avait été complice de Lardinet en ce sens qu’il avait donné la liberté à ce dernier qui, par ordre royal d’abord et ordre vice-royal ensuite, avait été mis aux arrêts ; et si Bigot avait donné la liberté à Lardinet, c’était pour que celui-ci se vengeât de Maubertin qui l’avait dénoncé comme imposteur et qu’il fît disparaître ses ennemis qui étaient devenus aussi des ennemis de Bigot. Héloïse savait encore que l’intendant avait trempé dans ce complot par lequel Cadet, avait séquestré M. de Maubertin en attendant qu’il fût décidé de son sort. Ce sort du comte c’était son trépas longtemps médité, comme Jean Vaucourt l’avait appris plus tard. En effet, il avait été décidé, le jour même de cette fête qu’avait donnée Cadet en sa demeure de la Porte Saint-Jean, qu’on ferait disparaître le comte par empoisonnement lent, quitte à imputer sa mort à une maladie qui aurait été la suite de l’incendie du mois d’août 1756.

Oui, Héloïse savait tout cela et bien d’autres choses encore, et il semblait à Bigot qu’elle pouvait être dangereuse pour sa sécurité du moment que son père avait reconquis la faveur royale. Par surcroît, Bigot avait contre Jean Vaucourt, mari d’Héloïse de Maubertin, une haine inextinguible, et pour se mieux venger du jeune capitaine et mieux assouvir sa haine, il avait songé à frapper sa femme et son enfant. Voilà donc pour l’intendant.

Maintenant pour de Loys.

Nous savons comment Jean Vaucourt l’avait souffleté[1] en cette fête de Cadet dans l’automne de 1756 et comment le vicomte en avait gardé le terrible ressentiment. Or ce soufflet n’avait pas encore été vengé, et la haine s’accumulait à ce point dans le cœur du vicomte qu’elle le poussait à inventer les plus atroces projets de vengeance.

Or, la haine de Bigot et celle du vicomte s’étant un jour donné la main, Bigot avait dit :

— Je frapperai le mari, celui qui m’a outragé, celui qui a osé me menacer du mandat d’arrêt… je frapperai Jean Vaucourt ! Toi, vicomte, tu frapperas l’épouse et la mère !

Et, se voyant si bien secondé, le vicomte avait répondu :

— L’épouse est femme… femme jeune et belle, je la veux !

Bigot avait répliqué :

— Bien, prends-là !

Voilà donc comment Héloïse de Maubertin était tombée entre les mains de ces ennemis qui ne songeaient à reculer devant aucune atrocité, aucune horreur ; et l’on eût dit que le diable s’était mis d’accord avec eux pour favoriser leurs projets sinistres.

Jean Vaucourt avait été envoyé à Carillon où il courait toutes les chances de se faire tuer par les balles anglaises, à moins que ce ne fût par les balles de meurtriers à la solde de l’intendant.

Puis le comte de Maubertin était mort à Chandernagor.

Il ne restait donc qu’Héloïse, et de celle-ci le vicomte se chargeait.

Lorsque le vicomte s’était apprêté à exécuter son projet d’enlèvement, il n’avait su trop en quel endroit il pourrait retenir sa proie prisonnière en attendant que Jean Vaucourt fût disparu pour toujours. Deschenaux, à qui on avait confié le secret comme étant le factotum de Bigot et son âme damnée, avait de suite conseillé à de Loys de conduire Héloïse chez M. Pierrelieu, assurant que Mlle Pierrelieu, sa fiancée, se chargerait volontiers de veiller sur la jeune femme. De Loys avait accepté avec empressement cette combinaison, et Deschenaux s’était de suite abouché avec Mlle Pierrelieu et son père.

Disons ici — si nous ne l’avons pas dit dans le volume précédent, c’est-à-dire La Besace d’Amour, — que M. Pierrelieu était veuf et que, aussi gangrené que tout l’entourage de l’intendant, il courait la femme légère d’un pied agile et laissait à sa fille toute sa liberté d’action.

Mlle Pierrelieu n’était pas encore une dévergondée, mais elle n’était pas loin de commencer la descente des quelques échelons qui la séparaient encore de la boue ; peut-être n’avait-elle été retenue jusque-là dans les bornes que par son prochain mariage avec Deschenaux, mariage qui avait été fixé pour l’automne de 1756 et qui avait été remis, pour on ne sait quel motif, à l’automne de 1758.

Ce délai devait être fatal à Mlle Pierrelieu. Quelque temps après qu’Héloïse eut été confiée aux soins ou mieux à la surveillance de Mlle Pierrelieu, Deschenaux, qui venait passer près d’elle presque toutes ses soirées, avait été peu à peu captivé par le charme d’Héloïse. Et il en arriva à prêter beaucoup plus d’attention à Héloïse qu’à Mlle Pierrelieu qui conçut une puissante jalousie. Et cette jalousie fit éclater une scène terrible.

Il y avait trois semaines qu’Héloïse était devenue la prisonnière de Mlle Pierrelieu. Il est vrai de dire que la jeune fille ne manquait ni de soins attentifs ni d’égards pour la jeune femme, veillant seulement à ce que celle-ci ne sortît pas de la maison. Et pour réconforter la jeune femme qui ne cessait de gémir sur son sort et celui de son enfant, Mlle Pierrelieu essayait de lui faire croire qu’un grand danger la menaçait elle et son enfant, et que les circonstances dont elle se plaignait n’étaient que des précautions prises par de ses amis pour les protéger. Et elle assurait la jeune femme que, aussitôt le retour de son mari de la guerre, elle et son enfant seraient hors de tout danger et réunis. Et Mlle Pierrelieu était si sincère, du moins en apparence, et elle se montrait si affable et si dévouée auprès d’Héloïse, que celle-ci finissait peu à peu par échapper à la défiance et se laisser vivre dans l’espoir.

Certains jours où Héloïse avait pleuré et gémi sur sa séparation d’avec son enfant, Mlle Pierrelieu avait dit avec un accent de vérité et de compassion :

— Madame, je vous affirme encore que votre petit est entre bonnes mains. Je le vois très souvent. Il est tout gaillard et tout heureux.

Or, Mlle Pierrelieu, pour mieux endormir la défiance et les soupçons de la jeune femme et, en même temps, pour l’égayer, l’invitait à toutes les réceptions d’amis qu’elle donnait. Fût-ce une unique visiteuse ou un simple visiteur, Mlle Pierrelieu entraînait Héloïse au salon. C’est de la sorte que la jeune femme avait à plusieurs reprises passé la veillée entre Mlle Pierrelieu et Deschenaux. Et celui-ci, depuis qu’il avait remarqué la beauté et la distinction de la jeune femme, donnait plus d’attention à sa toilette et affectait une courtoisie et une aménité que ne lui connaissait guère Mlle Pierrelieu. Car, disons-le, Deschenaux avait un tempérament plutôt rude et brusque, tempérament qu’il échappait très souvent même en la plus belle société.

Mlle Pierrelieu n’avait pas manqué de saisir ces petites transformations chez le secrétaire de l’intendant, et de suite le vilain embryon de la jalousie avait commencé de se développer.

Un soir qu’elle avait reçu plusieurs visiteurs de marque, au nombre desquels était Cadet, elle avait été très piquée de voir son fiancé, le sieur Deschenaux, ne s’occuper uniquement que d’Héloïse. Naturellement, celle-ci eût bien voulu mille fois se voir ailleurs, mais elle essayait de se soumettre à l’inévitable. Oui, Deschenaux avait tenu compagnie à la jeune femme toute la veillée, sans même regarder une fois Mlle Pierrelieu, qui avait été contrainte de souffrir les calembours grossiers de Cadet et les calembredaines de quelques autres lépreux. Elle en avait été si mortifiée qu’elle voulut, après le départ de ses visiteurs, sermonner d’importance le volage fiancé. Elle le retint donc après que tout le monde fût parti et qu’Héloïse fût remontée à sa chambre.

— Monsieur Henri-Gaspard, commença-t-elle gravement et en fronçant ses beaux sourcils noirs, vous paraissez oublier depuis trois semaines que vous m’êtes fiancé et que nous nous marierons dans trois mois !

— Ma toute belle, répondit Deschenaux en riant, vous me paraissez devenir jalouse, et vous oubliez que je n’aime pas les jaloux et encore moins les jalouses !

— Henri, répliqua Mlle Pierrelieu, les lèvres tremblantes de colère, vous me faites une réponse évasive, ou plutôt vous ne répondez pas du tout à ma question : donc vous êtes coupable !

— Hortense, ricana Deschenaux, vous n’avez pas nié que vous n’êtes pas jalouse : donc je vous déclare coupable !

— Ah ! vous continuerez donc de persifler, gronda Mlle Pierrelieu ; eh bien ! vous allez voir !

Elle courut à une tablette sur laquelle étaient étalés quelques bibelots, elle y prit une courte dague et, marchant vers une porte, elle répéta :

— Vous allez voir !

En même temps son regard farouche pesait longuement sur Deschenaux.

Lui, bondit jusqu’à la jeune fille et l’arrêta.

— Où allez-vous, Hortense ? demanda-t-il rudement.

Il ne riait plus. Ses yeux bruns, dont les sourcils se rapprochaient terriblement, dardaient sur la fragile Hortense un regard chargé de menaces.

— Où je vais ?… haleta Mlle Pierrelieu. Ah ! vous le devinez bien, je pense !

— Dites quand même ! ordonna Deschenaux.

Il essaya par un geste rapide d’arracher l’arme de la main crispée de la jeune fille.

Elle lui échappa.

— Ah ! ricana-t-elle, vous le savez bien autant que moi où je vais, puisque vous tentez de me désarmer !

Et comme Deschenaux se rapprochait encore…

— Arrière ! rugit-elle toute frémissante.

— Que non pas, chère Hortense ! ricana Deschenaux.

Il réussit à saisir le mince poignet de la main qui tenait l’arme brillante, et il serra assez fort ce fragile poignet pour que la main se desserrât et laissât tomber la dague.

— Oh ! vilain… gémit sourdement la jeune fille avec des éclairs pleins ses beaux yeux.

Deschenaux ramassa promptement l’arme et la fit disparaître dans ses poches.

— Là ! dit-il, soyons raisonnable !

Mlle Pierrelieu se laissa tomber sur un siège pour se mettre à pleurer.

Mettant un sourire railleur à ses lèvres, Deschenaux vint s’asseoir près d’elle.

Elle le repoussa avec un cri de rage.

— Allez-vous-en, misérable ! Ne m’avez-vous pas trompée ?

— Vous êtes jalouse, Hortense, et la jalousie vous rend injuste et folle !

— Je ne suis pas jalouse ; seulement, je vous crois indigne de mon amour !

— Calmez-vous, Hortense, et écoutez-moi !

— Non, non… je ne veux plus vous voir ! Vous me devenez odieux ! Quittez cette maison et ne remettez jamais les pieds, entendez-vous ?

Elle se leva, séchant ses pleurs, mais frémissante encore.

Deschenaux perdit son sourire sardonique et pâlit. Décidément les choses se gâtaient tout à fait.

Il fit quelques pas brusques par le salon, puis il vint s’arrêter devant Mlle Pierrelieu et demanda sur un ton menaçant :

— Me chassez-vous pour toujours, Hortense ?

— Toujours… oui, pour toujours ! Où sont les promesses que vous m’avez faites ? Fuyez mes yeux, scélérat !

— Soit, répondit Deschenaux en haussant les épaules avec dédain, je m’en vais. Je m’en vais, mais vous le regretterez, Hortense… vous le regretterez, pensez-y !

— Moi, regretter ! cria Mlle Pierrelieu avec fureur. Prenez garde que ce ne soit vous-même qui regrettiez le premier ! Si, après vos promesses, vous avez préféré cette femme qui ne peut que vous mépriser, n’espérez plus rien de mon amour que vous avez tué… oui, tué ! Car, je vous le dis, vous n’aurez ni moi ni l’autre !

— Ni l’autre !…

Deschenaux éclata de rire.

Mais ce rire était plein de rage et de menaces. Il s’élança tout à coup sur Mlle Pierrelieu, saisit violemment ses mains et, les serrant avec force, il grinça, terrible :

— Hortense Pierrelieu, souvenez-vous ce qu’est votre père en nos mains ! Songez à quelle misère et à quelle déchéance je peux vous réduire, vous et votre père, si ce mariage entre vous et moi ne se fait pas !

— Malgré vos menaces, monsieur, rugit la jeune fille, il ne se fera pas… jamais ! Vous avez tué mon amour !… Allez-vous-en, je vous le répète !

— Bien ! gronda Deschenaux avec un accent effrayant.

Et, devenu soudain fou d’une passion violente, et peut-être aussi pour se venger de Mlle Pierrelieu, Deschenaux se jeta contre une porte, l’ouvrit d’un coup de pied, pénétra dans une salle, puis déjà il gagna un escalier.

— Arrêtez ! arrêtez !… hurla Mlle Pierrelieu qui venait de s’élancer à sa suite.

Deschenaux ne répondit pas, il n’arrêta pas sa course. Quatre à quatre il grimpa l’escalier. Au premier palier, sans prendre le temps de s’orienter comme s’il eût su à l’avance vers quel point il se dirigeait, il bondit vers une porte fermée et l’ouvrit d’un coup d’épaule.

Un cri de femme retentit… cri poussé par Héloïse qui venait de se mettre au lit.

Deschenaux, livide, fou peut-être, vacillant, les yeux désorbités, s’arrêta devant la silhouette surprise et effrayée de la jeune femme qui, en costume de nuit, sautait hors de son lit.

Une veilleuse seulement éclairait sur une table posée au chevet du lit.

La jeune femme d’une voix digne et grave demanda :

— Que signifie, monsieur ?

Avant que Deschenaux pût répondre, la voix indignée de Mlle Pierrelieu s’élevait :

— Misérable !… Chenapan !… Ribaud !…

Et Mlle Pierrelieu en furie surgit, se jeta sur Deschenaux comme une hyène enragée, le saisit à la gorge, et serra de toute sa force…

Pouvait-elle lutter contre Deschenaux ?… Lui, avec un juron, la saisit à la taille — taille si frêle qu’elle craqua pour ainsi dire — fit lâcher prise et la rua dans un passage voisin de la chambre.

Mlle Pierrelieu roula sur le parquet en jetant un cri déchirant.

Héloïse, devant cette scène effroyable qu’elle ne pouvait comprendre, demeurait interdite et presque épouvantée. Elle n’osait ni élever la voix contre l’indignité de Deschenaux, ni porter secours à Mlle Pierrelieu.

Deschenaux, comme tout à coup statufié, laissait aller ses regards pleins de folie de l’une à l’autre des deux femmes.


Or, à la minute même où Deschenaux pénétrait dans la chambre d’Héloïse, M. Pierrelieu et le vicomte de Loys, qui avaient eu ce soir-là à régler certaines affaires… peut-être des affaires de femmes, entraient dans la maison. Aux cris poussés par Hortense ils s’élancèrent vers le premier étage de la maison, pour trouver la jeune fille qui se relevait de sa chute.


D’un coup d’œil Pierrelieu jugea le drame. Il marcha rudement à Deschenaux et dit sur un ton méprisant :

— Gredin, hors d’ici !

Deschenaux s’était reculé, tremblant, plus livide et les regards chargés de lueurs sanglantes.

Mlle Pierrelieu clama en regardant son père :

— C’est cette femme qu’il veut… moi, il me méprise et m’abandonne !

À son tour le vicomte de Loys marcha sur Deschenaux. Il le toisa avec une souveraine hauteur et prononça :

— Monsieur, votre conduite est très étrange. En attendant que monsieur l’intendant vous demande des explications, veuillez vous retirer !

Le ton, les paroles du vicomte piquèrent vivement le secrétaire de Bigot. Il parut sortir de sa torpeur, et, prenant un air et un ton non moins hautains que ceux du vicomte, il rétorqua :

— De quel droit vous mêlez-vous à tout ceci, jeune homme ? Rappelez-vous qui vous êtes et qui je suis !

Et sur ce il marcha rapidement vers l’escalier dans lequel il disparut.

Et Deschenaux avait quitté tout à fait la maison que Pierrelieu, sa fille, le vicomte et Héloïse elle-même demeuraient silencieux et très étonnés. Tous s’entre-regardaient sans pouvoir trouver une parole.

À la fin, M. Pierrelieu s’approcha d’Héloïse comme pour la rassurer.

Hortense prit de Loys à l’écart et lui murmura rapidement, tandis que son regard éclatait de flammes :

— Monsieur le vicomte, si cette jeune femme vous plaît, elle est à vous… je vous laisserai libre jeu !

De Loys sourit avec triomphe.


  1. Voir la « Besace d’Amour », du même auteur.