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La besace de haine/Où le Père Croquelin reprend le bâton et la besace

La bibliothèque libre.
Éditions Édouard Garand (p. 42-48).

— X —

OÙ LE PÈRE CROQUELIN REPREND LE BÂTON ET LA BESACE.


On se rappelle comment, cette nuit-là, Marguerite de Loisel était venue à la maison de Jean Vaucourt pour lui offrir ses services et l’hospitalité à la maison de l’Hôpital-Général.

Le capitaine, ayant accepté cette offre généreuse, s’était écrié dans un élan de désespoir :

— Mais qui se chargera de retrouver Héloïse et mon enfant ?

— Moi ! avait dit Flambard.

— Et moi ! avait, prononcé le père Croquelin.

Lorsque Flambard, après avoir vu à l’installation de Jean Vaucourt à l’Hôpital et après avoir accompli auprès de Marguerite la mission à lui confiée par le comte de Maubertin, était revenu rue Saint-Louis, il avait trouvé le père Croquelin dans le petit salon, debout, le dos aux flammes de la cheminée, l’œil contracté et le front songeur.

— Ah ! ça, père Croquelin, qu’arrive-t-il encore ? demanda Flambard en entrant.

— Une chose bien singulière, monsieur Flambard : la besace du père Achard a disparu ! Elle était là, voyez… à côté de la mienne.

— Ah ! ah ! dit Flambard en jetant un coup d’œil sur la besace du père Croquelin.

Ayant avisé les deux poignards, il ajouta :

— Et ces poignards ?

— Quoi ! fit le père Croquelin, vous ne vous souvenez pas ? Ce sont ces deux poignards, dont vous m’avez parlé un soir à l’Olympe, cette auberge que tenait le sieur Delarose…

— Le sieur Delarose… fit Flambard comme pour rappeler ses souvenirs.

— Oui, cette masse de suif qui a fondu tout d’un coup l’an dernier…

— Elle a fondu ? dites-vous, père Croquelin ?

— Comme beurre en poêle : le sieur Delarose n’est plus de ce monde !

— Ah ! ah !… Et son auberge de la rue Buade ?

— Elle a servi de poêle ou de marmite à fondre le sieur Delarose…

— Incendiée ? s’écria Flambard stupéfait.

— Comme une paille… ça n’a été qu’une flambée. On ne sait comment la chose s’est faite. C’était une nuit très froide de l’hiver dernier, avec un vent qui charriait des rochers. Trois ou quatre maisons du voisinage ont été consumées en même temps. La ville a failli y passer tout entière.

— Mais ces poignards ? dit encore Flambard.

— Eh bien ! ce sont ces poignards sur le manche desquels on a gravé un F et une L…

— Une aile de corbeau, n’est-ce pas ? ricana Flambard.

— Mais non, saperlotte… une aile majuscule entrelacée avec l’effe maj…

— Je comprends, je comprends, interrompit Flambard en riant. Vous voulez dire un L majuscule ?

— Ah ! tiens, c’est vrai. Vous m’avez déjà appris qu’une L majuscule était une affaire masculine…

— Oui, oui, je me souviens de cette soirée mémorable. Mais je reviens encore à ces deux poignards : avez-vous appris à qui ils appartenaient ?

— Jamais. Nous avons toujours pensé qu’ils avaient appartenu au baron de Loisel dit Lardinet.

— Ou Lardinet dit Baron de Loisel. Je l’ai ainsi pensé moi-même, puisque F et L sont les initiales de François Lardinet. Mais ce n’est encore qu’une hypothèse ; combien de noms s’écrivent avec les mêmes initiales. Tenez ! par exemple, en intervertissant l’ordre de mes nom et prénom, est-ce qu’on n’aurait pas Flambard Laurent ?

— Tiens ! tiens ! se mit à rire le père Croquelin. Vous n’allez toujours pas réclamer ces poignards comme les vôtres ?

— Non, mais je vais les réclamer pour savoir à qui ils appartiennent au juste. Une autre chose : un poignard est toujours utile, et comme je n’en ai pas, je prends l’un, et vous, père Croquelin, vous prenez l’autre.

— Vous avez raison, monsieur Flambard. En des temps comme ceux que nous traversons on peut avoir à défendre sa peau à tout moment.

— Revenons à la besace du père Achard : vous dites qu’elle a disparu ?

— Dame, oui ! et c’est la première fois que je m’aperçois de la chose. Comme il était entendu que j’allais me mettre avec vous à la recherche de madame Héloïse, j’avais songé à reprendre mon ancien métier de mendiant. Car, vous le savez, le mendiant est un être qui voit tout et entend tout sans qu’il en ait l’air !

— Certes, il vaut un agent secret, se mit à rire Flambard.

— Ne riez pas !… Je vous garantis que j’aurai trouvé madame Héloïse avant que le soleil qui se lève se soit couché.

— Je le souhaite, père Croquelin, et vous en aurez tout mérite et tout honneur. Donc, la besace du père Achard…

— Qu’on avait appelée la Besace d’Amour… vous vous rappelez ?

— Oui, oui, je me rappelle.

— Eh bien ! je vous le dis encore, elle était là… Voyez ce clou d’or… Elle était là accrochée. Car madame et monsieur le capitaine y tenaient comme à leurs yeux. Maintenant, voyez vous-même, elle n’y est plus !

— Elle n’y est plus ! fit comme un écho Flambard. Je vois bien, sacredieu ! Et vous ne savez pas ce qu’elle est devenue ?

— C’est un mystère !

— Il faudra déchiffrer le mystère.

— Au fait, puisque vous êtes sorcier, monsieur Flambard, vous arriverez facilement à savoir ce qu’elle est devenue.

— Oui, je suis sorcier, sourit Flambard, mais non pas un faiseur de maléfices… Mais allons au plus pressé. Père Croquelin, vous connaissez ici les aîtres et je crois savoir que vous êtes quelque peu cuisinier. Il est cinq heures. Mangeons un morceau, buvons un verre et mettons-nous en route. Si mes pressentiments ne me trompent, il y a devant nous une rude besogne à accomplir.

— Suivez-moi à la cuisine, monsieur Flambard, et je vous servirai un petit déjeuner qui en vaut bien un autre !

Il était six heures, lorsque Flambard et le père Croquelin, qui s’était déguisé en mendiant et avait mis à son dos son ancienne besace, se mirent en route.

Tous deux se dirigèrent vers la maison qu’habitait sur cette même rue Saint-Louis l’intendant Bigot. Disons que l’intendant préférait vivre dans une maison à lui qu’au Palais de l’Intendance où il avait de luxueux appartements. Mais dans ces édifices princiers il eût été contraint de se surveiller sans cesse et de garder une tenue de haute dignité, et cette existence fût devenue embêtante pour cet homme qui aimait tant les plaisirs abjects et les débauches. Or, dans sa maison de la rue Saint-Louis, où il tenait une sorte de Cour de Versailles en miniature, il pouvait se permettre toutes les folies, sûr qu’il était de son entourage et, surtout, de ses domestiques choisis expressément et triés sur le volet. Disons encore que l’intendant possédait quatre lieux de domicile à Québec seulement : ses appartements au Palais qu’il occupait de temps à autre, surtout lorsqu’il avait de grandes affaires à traiter, sa maison de la rue Saint-Louis, une somptueuse demeure d’été près de la rivière Saint-Charles et, enfin, une sorte de manoir seigneurial près de Beauport où, l’hiver, il donnait de grandes fêtes. À Montréal, où les affaires de la colonie ou même encore les affaires de son commerce personnel l’appelaient de fois à autre, il possédait un pied-à-terre. Mais le plus souvent Bigot demeurait en sa maison de la rue Saint-Louis.

Flambard, qui connaissant les habitudes de l’intendant, s’était donc dirigé vers cette maison de la rue Saint-Louis dont, il n’était pas loin.

À cette heure matinale nul être vivant n’était encore visible sur les rues, la cité demeurait encore endormie et silencieuse. Au moment où Flambard et le père Croquelin approchaient de la demeure de l’intendant, ils aperçurent, franchissant une porte cochère, un cavalier monté sur un superbe cheval bai. Le cavalier, au pas de son cheval, prit la direction de la Porte du Palais.

— Père Croquelin, murmura Flambard, voici que la Providence nous vient de suite en aide : ce chevalier, à moins que je ne voie trouble, c’est précisément le secrétaire de l’intendant.

— Vraiment ? Je ne l’avais pas reconnu. Eh bien ! alors ?

— Vos jambes vous permettront-elles de suivre cet excellent monsieur Deschenaux pour savoir où il va ? Moi, je guetterai l’honorable Bigot.

— Je vais essayer de faire en sorte que vous soyez content de moi, monsieur Flambard. Je me mets donc en chasse. Où nous reverrons-nous ?

— Je ne sais pas au juste. Ou je serai posté ici, ou je serais au Palais de l’Intendance, car j’ai affaire à monsieur l’intendant.

— Si, à mon retour, vous n’êtes plus ici, je vous chercherai au Palais de l’Intendance, afin de vous mettre au courant de ce que j’aurai appris ou découvert.

Le père Croquelin partit, rasant les murs des maisons, à la suite du cavalier qui, en effet, n’était autre que Deschenaux se rendant chez Mlle Pierrelieu. Deschenaux venait d’être informé de l’échec de Pertuluis et Regaudin, et il allait en instruire sa fiancée.

Il ne paraissait pas pressé. Il affectait les airs d’un bon gentilhomme qui, à bonne heure le matin, aime faire une promenade de santé et d’appétit. Il était donc facile au père Croquelin de le suivre.

Deschenaux passa sous la Porte du Palais qu’on venait d’ouvrir, suivi peu après par l’ancien mendiant.

Trois ou quatre gardes étaient réunis dans une guérite dont la porte était ouverte. Ils remarquèrent le mendiant.

— Tiens ! dit l’un, je ne pensais pas qu’on avait hébergé cette nuit quelque mendiant en la haute-ville !

— Les mendiants… se mit à rire un autre, il n’y a plus que ça, c’est comme les rats ! Il y en a partout et ça passe par tous les trous, il faut y renoncer !

Ils éclatèrent de rire.

L’ancien mendiant fila dans la côte pour disparaître bientôt dans les premières rues de la Basse-Ville, suivant de loin Deschenaux qui traversait le faubourg Saint-Roch.

Ce matin-là, le père Croquelin avait l’air d’un mendiant bien misérable, et son accoutrement pouvait lui attirer ou la pitié ou la moquerie des passants. Il s’était vêtu de haillons, s’était quelque peu barbouillé le visage, et, la besace au dos, un gourdin à la main, courbé, boitant, titubant, hoquetant, il allait tendant de temps à autre aux rares passants un feutre crasseux et sordide, et geignant, la voix plaignarde :

— Pour l’amour du bon Dieu…

Passé le faubourg, il prit un grand chemin qui allait vers l’Hôpital-Général. Puis Deschenaux s’engagea à gauche sur une magnifique avenue qui fit l’admiration du père Croquelin. Bien que les arbres fussent dépouillés de leur feuillage et les parterres roussis par le gel, l’endroit était encore très beau. Les splendides demeures qui s’y dressaient faisaient, à cette saison, la beauté du lieu.

L’ancien mendiant vit Deschenaux s’arrêter devant l’une de ces maisons. Il descendit de cheval, franchit une grille et disparut vers la maison. Le père Croquelin s’arrêta devant le parterre d’une maison voisine.

Il vit un jardinier qui, à l’aide d’une brouette charriait de la paille dont il se servait pour abriter la racine et le pied de jeunes plantes et d’arbrisseaux, afin qu’ils fussent protégés contre les froids de l’hiver.

— Hé ! mon ami, appela le père Croquelin.

Le jardinier leva la tête, aperçut le mendiant et grommela :

— Du diable ! si l’on ne commence pas la journée à manier l’écuelle et le chapeau, comme je commence à pousser la brouette et à manier la bêche !

Puis d’une voix haute et rogue il cria :

— Passez votre chemin, monsieur le chemineau, je n’ai pas de monnaie !

— Ce n’est pas de la monnaie que je mendie ce matin, l’ami, répliqua le père Croquelin avec bonhomie, c’est un renseignement.

— Ah ! bien, pour ça on peut toujours se déranger un peu !

— Hé ! hé !… se mit à rire le père Croquelin, du moment que ça ne coûte rien !…

— Et que ça vous repose un brin l’échine et le bras !

— Oui, oui, mon ami, il faut se reposer. La vie n’est que la vie après tout, et l’on ne remporte, lorsqu’on franchit la frontière, que sa chemise et sa culotte. Or, mon ami, pourriez-vous me dire laquelle de ces belles maisons habite le sieur Cadet ?

— Hein ! le sieur Cadet ? fit avec étonnement le jardinier. Mais il n’habite pas ici !

— Non ?… En ce cas, on m’a envoyé à la mauvaise adresse.

— Faut croire, reprit le jardinier, car je connais tous les gentilshommes de ces environs.

— Je vous crois bien, répondit le père Croquelin avec une physionomie naïve, on n’est pas jardinier sans avoir fait un peu le tour des jardins d’un voisinage.

— C’est vrai, sourit avec orgueil le jardinier, je suis en demande de tous côtés. Le printemps passé j’ai eu l’honneur d’être appelé chez monsieur l’intendant, où j’ai fait un chef-d’œuvre de son jardin. L’année d’avant, j’avais passé deux mois à refaire le bocage des bons Pères Jésuites à leur maison de la cité, cet automne…

— Pardon ! interrompit le père Croquelin, mais vous m’avez dit que le sieur Cadet n’habite pas ici ?

— Je le redis, et je connais sa demeure en la cité, puisque j’y fus appelé un jour de grande fête…

— Ah ! ah ! et vous connaissez comme ça la rue où il habite en la cité ?

— Si je la connais… Près de la porte St-Jean… et je peux vous…

— C’est drôle tout de même, reprit le père Croquelin : comme on m’a dit qu’il habitait ici, j’aurais juré que cette belle maison était la sienne.

L’ancien mendiant indiquait la maison en laquelle Deschenaux était entré l’instant d’avant.

— Cette maison ? fit le jardinier. J’en connais le propriétaire comme ma main : c’est le négociant de la haute-ville, monsieur Pierrelieu, qui l’habite avec sa fille.

— Monsieur Pierrelieu… connais pas !

— C’est tel que je vous dis.

— Oh ! je vous crois, je vous crois, mon ami. Merci bien. Je vais aller admirer ces belles demeures et ces parcs magnifiques, puis je retournerai à la ville pour aller frapper à la porte de monsieur Cadet, à Porte Saint-Jean.

Sachant ce qu’il désirait savoir, l’ancien mendiant s’éloigna en se dirigeant vers la maison de M. Pierrelieu.

À l’instant même où Flambard mettait les pieds dans la petite salle obscure,
une corde tenue par une main invisible descendit au dessus de la tête de Flambard.

Il passa lentement devant la grille ouverte et d’un regard perçant il scruta la physionomie de la maison, tout en pensant ceci :

— Que diable l’ami Deschenaux peut-il être venu faire ici à cette heure du matin ?…

Quand il fut arrivé à l’angle de la haute palissade qui entourait le jardin et le parc de la maison, le père Croquelin vit un passage à sa droite, et ce passage, longeant la palissade, semblait conduire à l’arrière de la maison. Le père Croquelin entendait venir de l’arrière des bruits d’ustensiles et des éclats de voix, en même temps que ses narines recevaient des odeurs de cuisine. Il enfila ce passage doucement pour s’arrêter la minute d’après derrière une grille entr’ouverte.

L’ancien mendiant put voir une cour traversée par une allée sablonneuse conduisant à une porte tout ouverte. Par cette porte ouverte il vit aller et venir des cuisiniers, des marmitons, des servantes. Il entendait un bourdonnement de conversations et de rires étouffés. Tout à coup une voix s’éleva pour demander :

— Hé ! là, Germaine, le bol de lait de la captive est-il tout paré ?

Le père Croquelin tressaillit.

À ce moment deux marmitons sortaient dans la cour portant une bouilloire fumante. Ils aperçurent le mendiant.

— Mes bons amis, pleurnicha le vieux, un morceau de pain pour un vieillard qui a bien faim… le bon Dieu vous le rendra !

— Si ce n’est qu’un morceau de pain, répondit l’un des marmitons, tu peux l’avoir. Entre là…

Il indiquait la porte de la cuisine.

Mais le père Croquelin, qui avait l’oreille aux écoutes comme l’œil aux aguets, entendit tout à coup résonner la grille fermant la palissade en avant de la maison. Il se douta que c’était Deschenaux qui repartait : et, comme il ne voulait pas le perdre de vue, il décida de retourner de suite sur l’avenue. Mais avant de s’éloigner il s’écria en tendant le poing aux marmitons effarés :

— Je vous demande pour l’amour du bon Dieu, et vous me répondez comme à un chien galeux ! Allez au diable ! je n’en veux pas de votre pain ainsi donné !

Il s’élança vers l’avenue et il arriva au coin de la palissade juste à temps pour voir Deschenaux reprendre le chemin de la ville.

— Allons, pensait le père Croquelin tout en suivant de loin le secrétaire de Bigot, ça n’a pas été long. Quand on fait d’aussi bon matin des visites aussi courtes, c’est qu’il y a anguille sous roche ! Et puis, n’ai-je pas entendu parler d’une « captive » ?… Si c’était madame Héloïse… j’en ai quasi le pressentiment ! Mais que diable pourrait bien lui vouloir ce Pierrelieu ?… Pierrelieu ! Pierrelieu ! se répéta le père Croquelin. Tiens ! tiens ! n’est-ce pas sa fille à ce bourgeois qu’on a fiancée à Deschenaux ?… J’avais oublié cela !… Mais alors, la captive… Non, non, je n’en serais pas étonné plus que ça ! Car qui dit Deschenaux dit Bigot, qui dit Bigot…

Tout à coup le père Croquelin se mit à courir ; il venait de voir Deschenaux lancer son cheval au grand trot. Mais du train qu’allait le cavalier il ne serait pas long que le père Croquelin l’aurait perdu de vue. Aussi, comme si la Providence se fût mise de la partie, un cabriolet dépassa l’ancien mendiant, un cabriolet qui s’en allait aussi vers la cité.

Le cocher, voyant courir ce mendiant, arrêta son attelage et, curieux, demanda :

— Ah ! ça, où courez-vous ainsi, le père ?

Le père Croquelin eut une idée.

— Voyez-vous là-bas ce cavalier ?… Il a perdu un objet sur la route, un objet que j’ai mis dans ma besace, et je voulais le rattraper pour le lui remettre.

— Ah ! ah ! se mit à rire le cocher, vous avez pensé que le cavalier serait généreux ?

— Tout juste. Aussi, si vous aviez la moindre envie de partager la récompense…

— Certainement, répliqua le cocher qui comprit. Embarquez, mon brave. Je ne vous garantis pas que nous rattraperons le cavalier, mais vous pourrez toujours savoir à la porte qui il est et puis le retrouver en la cité.

Lee père Croquelin monta dans la voiture et l’attelage partit au trot.

Malgré la bonne volonté du cocher et quelques vigoureux coups de fouet dignement appliqués sur la croupe de la Grise, le cabriolet arriva à la Porte du Palais deux minutes en retard : le cavalier avait disparu. Mais le père Croquelin avait pu voir la direction qu’il avait prise. Aussi, sauta-t-il brusquement en bas de la voiture pour s’élancer vers l’angle de la rue où il avait aperçu en dernier lieu Deschenaux. Mais ce fut peine perdue, le cavalier n’était plus visible. Le père Croquelin s’informa auprès de quelques piétons, nul ne paraissait avoir vu le cavalier en question. Après avoir durant un quart d’heure fouillé rues et ruelles dans un certain rayon, l’ancien mendiant décida d’aller rejoindre Flambard sur la rue Saint-Louis. Il prit une rue qui y conduisait, lorsqu’il s’arrêta, très surpris et très joyeux, en reconnaissant le cheval bai de Deschenaux attaché à un poteau de pierre et devant une petite maison qu’il ne connaissait pas.

— N’importe ! se dit-il, je tiens le numéro !

Mais comme la rue avait une physionomie bourgeoise, et que lui, le père Croquelin, tout vêtu de haillons, pouvait paraître suspect aux passants ou aux habitants du voisinage, il se glissa dans un passage obscur pour attendre la sortie de Deschenaux.

Dix minutes s’écoulèrent, puis l’ancien mendiant vit Deschenaux sortir de la maison, remonter à cheval et se diriger cette fois vers le Palais de l’Intendance.

— Bon, se dit le père Croquelin, je sais maintenant où il va. Ce qui reste à savoir, c’est à qui appartient cette maison.

Profitant d’un moment où la rue était déserte, il passa et repassa devant la maison pour l’examiner du coin de l’œil. Puis il descendit la rue dans l’espoir de rencontrer quelque domestique ou quelque femme de ménage qui le renseignerait sur le propriétaire de la maison. Mais la rue demeurait déserte. En revenant sur ses pas, l’œil toujours fixé sur la petite maison, il en vit sortir tout à coup un homme vêtu d’un large manteau dont le bas était relevé par le fourreau d’une épée. L’homme était sorti précipitamment, comme s’il eût été fort pressé, et rapidement il avait paru prendre la direction du Palais de l’Intendance.

— Je ne serais pas étonné, pensa le père Craquelin, que ce fût le propriétaire.

Il précipita sa marche pour essayer de rattraper l’homme et de le reconnaître. Mais il le vit s’engouffrer dans une ruelle plus loin et disparaître. Le père Croquelin se trouvait à ce moment juste devant la porte de la maison, cette porte était entrouverte. Entre la rue et la maison il n’y avait qu’un tout petit parterre sans palissade, de sorte que l’ancien mendiant n’eut qu’à faire quelques pas pour se trouver devant quatre marches de pierre qu’il monta, et devant la porte entr’ouverte dans laquelle il frappa rudement.

Il venait d’avoir l’idée d’appeler un domestique et de répéter la petite comédie qu’il avait jouée avec le jardinier inconnu une demi-heure auparavant.

Mais personne ne vint à son appel. Il pouvait entendre des bruits d’ustensiles partant du fond de la maison, mais il ne voyait personne. La porte ouvrait sur un petit vestibule dans lequel le père Croquelin entra sans crainte, car il en avait vu bien d’autres.

Une fois dans le vestibule, il heurta du poing un mur pour attirer l’attention du personnel de la maison. Personne ne se montra. Cependant, le père Croquelin profitait de cette solitude pour lorgner les choses et étudier les lieux. Il vit une porte au fond, et il pensa que cette porte devait communiquer avec la salle à manger et les cuisines. Il se dit que si l’on ne venait pas bientôt, il irait frapper à cette porte. À droite, il y avait également d’autres portes, mais elles étaient fermées. À sa gauche il en vit une qui était entre-baillée. Il glissa un œil dans l’entre-bâillement. C’était un petit salon, désert à cette minute et sombre. Le père Croquelin poussa la porte et jeta un rapide regard autour de lui : il vit des fauteuils, des divans, des panoplies, des portraits, des rayons où se trouvaient quelques livres. Il entra et marcha vers une petite table sur laquelle il voyait des albums, des papiers et des livres. Sur l’un des albums il lut ce nom avec un tressaillement de joie :

Fernand de Loys.

Au-dessus du nom il distinguait une couronne de vicomte.

— Bon ! se dit-il, je sais où je suis : c’est-à-dire chez monsieur le vicomte de Loys.

Et le père Craquelin allait retourner vers le vestibule, quand son regard perçant et curieux découvrit une porte tout ouverte qui donnait sur une chambre à coucher. Et cette chambre était claire, attendu qu’on avait écarté les rideaux des croisées. Et l’ancien mendiant failli tomber à la renverse en reconnaissant, accroché à un pan de mur, la besace du père Achard. Il ne fit qu’un bond et il se trouva dans la chambre. Il décrocha à la hâte la besace, la jeta sur son dos et hâtivement reprit le chemin du vestibule. Au moment où il y mettait les pieds, il se trouva nez à nez avec deux domestiques qui se jetèrent sur lui comme deux dogues enragés et le réduisirent à l’impuissance.

— Vois-tu ça, Urgel, dit un des valets, il ne manquait plus que les mendiants se fissent voleurs !

— Il faut croire, répondit l’autre en ricanant, que le métier devient dur !

— Oui, mais celui-ci va pourtant trouver que la besace vaut encore mieux que la potence !…

Pris en flagrant délit, le père Croquelin demeurait coi, ne pouvant trouver une excuse ou une raison pour expliquer son intrusion, et comptant que le hasard viendrait le tirer de ce mauvais pas.