La blessure/01

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Éditions Albert Lévesque (p. 30-37).
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I




LA Croisette est presque déserte, malgré le clair soleil et l’atmosphère tiède et délicieuse de cette fin d’après-midi de février.

Quelques rares piétons sur cette promenade ordinairement encombrée et, auprès du kiosque de l’orchestre, un très petit auditoire.

C’est que Nice célèbre son carnaval ; aujourd’hui, c’est la bataille des fleurs et ce soir, le grand travesti… Toute la jeunesse élégante de Cannes s’y est rendue et ne reviendra qu’aux petites heures du matin.

Les mouettes décrivent au-dessus de la mer leurs cercles innombrables… elles planent et s’abattent sur le sable blond du rivage, pour reprendre presqu’aussitôt leur vol ; autour des quais dorment les barques et les yachts, et, au large quelques voiliers glissent, gracieux, onduleux, tandis que des canots-automobiles filent rapidement, creusant de longs sillages blancs dans le bleu de la mer. Le petit bateau de l’île Sainte Marguerite arrive au quai avec une quinzaine de touristes qui sont allés chercher des souvenirs de Bazaine et voir le cachot du Masque de Fer.

La dernière passagère est déjà sur le quai. Elle rejoint sa compagne, et toutes deux s’acheminent vers un des hôtels. Passant devant le Casino, elle dit :

— Allons prendre le thé ?

— C’est une bonne idée, mais il vaudrait peut-être mieux le prendre à l’hôtel, ma bourse est un peu dégarnie…

— La mienne suffira… mais ciel ! Je l’ai perdue ! C’est ce livre de malheur que je tiens précieusement sous mon bras, croyant que c’est ma bourse !

— Tu l’as peut-être laissée sur le bateau ?

— Ou dans le cachot de Bazaine !

— Retournons sur le quai, le petit bateau y est sans doute encore !

Les deux amies retournent rapidement sur leurs pas, cherchant vainement des yeux la bourse de suède beige ; elles arrivent au quai, en remontent le côté droit jusqu’à l’endroit où le petit bateau est ancré…

— Rien ! Rien ! dit la jeune fille, regardant partout autour d’elle… L’équipage n’est plus là… c’est inutile, je ne la reverrai plus !

— Pauvre toi ! Avais-tu une forte somme là-dedans ?

— Non ! Mais mes clefs, ma plume, des notes, une lettre, enfin un tas de petites choses…

À ce moment, un jeune homme s’approche et levant son chapeau, il dit :

— Vous avez perdu quelque chose, mesdames ?

— Oui, s’écria la jeune fille, ma bourse ! Une bourse carrée, en suède beige, marquée à mon nom en lettres brunes…

— Alors, dit le monsieur en souriant, sortant une bourse de sa poche, mademoiselle s’appelle Isabelle !

— Oh merci ! s’écria celle-ci en la reprenant joyeusement. Combien je suis contente de la retrouver !

— Où donc avait-elle été perdue ? demanda sa compagne.

— Je l’ai trouvée près du débarcadère du petit bateau de l’île Sainte Marguerite d’où venaient de descendre quelques touristes… Et, saluant poliment, mais vivement, le jeune homme repartit d’un pas élastique.

— Jeanine ! penses-tu qu’il est assez pressé ce monsieur ! C’est égal, je suis bien fière de ravoir mon bien ! Tout y est, continua-t-elle en examinant le contenu, quelle veine ! J’en avais presque fait le sacrifice ! Mais, qui donc est-il, ce garçon ? L’as-tu déjà vu ici, toi ?

— Oui, il me semble l’avoir déjà aperçu… tiens, je me rappelle, c’était le jour où nous avons pris le thé au Carleton… il était avec des américains.

— Il n’a pas l’air d’un américain ! Il n’en a pas l’accent… et pourtant, ce n’est pas un français…

— Comment peux-tu dire ça ? Tu ne le regardais pas, tu ne voyais que ta bourse !

— C’est ce qui te trompe, madame ! Je l’ai parfaitement vu ! Un grand brun, mince, droit, jeune, culotte de flanelle blanche et habit bleu-marine !

— Son chapeau ?

— En avait-il un ? Je ne l’ai pas vu ! Je n’ai vu que ses cheveux noirs !

— Il avait un feutre mou, gris foncé… il le tenait à la main… C’est un bel homme !

— Tiens, tu l’as remarqué, toi aussi ? Ah, ces veuves ! Ne vous y fiez pas ! Rien ne leur échappe !

Tout en causant, les deux amies étaient arrivées à leur hôtel et elles regagnèrent leurs chambres afin de s’habiller pour le dîner.

Comme la Croisette, la grande salle à manger de l’hôtel Alsace-Lorraine était presque déserte ce soir là. Lorsque Jeanine et Isabelle se mirent à table, celle-ci demanda au garçon :

— Où donc est tout le monde ce soir ?

— À Nice, pour le grand travesti !

— En effet ! C’est donc pour ça, continua-t-elle, s’adressant à son amie, que Cannes semble dépeuplé…

— Ton beau ténébreux y sera sans doute ce soir, dit Jeanine. Quel dommage de n’avoir pas eu des amis ici pour nous y amener ! Se mêler à la foule masquée… jouer la comédie de l’intrigue… se griser un peu de danse et de plaisir… quel bonheur !

— Eh bien, sais-tu que je n’y tiendrais pas… j’ai déjà vu des bals masqués, c’est la même chose partout… et bien plus amusant si l’on se trouve avec des amis qu’avec des inconnus !

— Toi, tu es mieux chez nous que sur la Riviera !

— Pardon ! Quand je vois, en plein hiver, des glycines, des roses, des violettes en fleurs sous le soleil, que je respire le parfum grisant des mimosas, je me trouve merveilleusement bien dans cet éden où nous sommes depuis deux semaines…

— Mais tu regrettes tout de même ton Saint-Laurent !

— Ne dis pas d’insanités, voyons ! J’aime infiniment cette mer bleue comme un saphir que nous avons ici, elle me semble plus bleue que le ciel… elle est à certains jours, bleue comme l’idéal !

— Cependant, tu disais hier…

— Je disais que je préfère, pour y vivre toujours, le Canada à l’Europe… et c’est vrai ! Mais ça ne m’empêche pas d’apprécier le merveilleux décor où nous sommes… et cette tiédeur de l’air. Chez nous, il y a peut-être vingt degrés de froid ce soir… brrr… ça glace rien que d’y penser !

Jeanine Durand, une jeune veuve, et Isabelle Comtois, son amie, étaient des canadiennes de Montréal. Madame Durand, à qui de petites rentes donnaient une bonne indépendance, faisait son premier voyage d’Europe. Isabelle, avait déjà fait la traversée quelques années plus tôt, avec son père, mais elle avait désiré accompagner son amie, et monsieur Comtois, qui l’idolâtrait, n’avait refusé à sa fille ni son assentiment, ni ses dollars. La jeune fille n’avait que son père, et un frère plus âgé qu’elle de quatre ans.

Isabelle était plutôt jolie que belle ; ses traits n’étaient pas parfaitement réguliers, mais sa figure plaisait par un charme tout particulier, à cause du bleu sombre de ses yeux, de sa peau fine et rosée, de sa bouche au sourire franc et joyeux, qui découvrait des dents très blanches entre des lèvres charnues, dont le carmin ignorait le secours de l’art. Des cheveux d’un blond doré encadraient bien ce visage attirant ; la jeune fille était de taille moyenne, mince, vive et très gracieuse dans ses mouvements. Un ravissant parfum de jeunesse et de franche gaieté semblait se dégager de toute sa personne.

Jeanine Durand était très belle, et son seyant demi-deuil rehaussait encore davantage sa chaude carnation de brunette. Pour se soustraire à une existence trop médiocre, elle avait fait un mariage hâtif et sans amour ; poussée par son ambition, par l’espoir d’une vie facile et par son grand désir d’avoir l’indépendance à tout prix, elle avait épousé un médecin, le docteur Durand, qui, au bout de deux ans de mariage, mourait des suites d’un accident d’automobile, laissant à sa jeune veuve une petite aisance. Ils n’avaient pas d’enfants. Ainsi Jeanine se trouvait libre, jeune, séduisante et bien résolue à se créer une belle vie et à faire bientôt un mariage où la fortune serait considérable. L’amour… oui, elle le voulait, mais son ambition lui faisait penser d’abord à la richesse.

Isabelle, trois ans plus jeune, avait toujours été en relations amicales avec Jeanine et quoique tout-à-fait différentes de caractère et de mentalité, elles s’entendaient bien et s’aimaient sincèrement.

Ce soir là, elles assistèrent à un concert dans la salle du Casino, donné par un orchestre particulièrement bon. Un véritable régal artistique. L’auditoire était peu nombreux.

En se retournant, Jeanine aperçut, seul, dans un coin de la salle, le jeune inconnu de l’après-midi.

— Tiens, ton ami n’est pas à Nice ! dit-elle à mi-voix.

— Il est dans la salle ?

— Oui, je l’ai aperçu là-bas, près d’une colonne…

— Alors, comme nous, il a préféré la vraie musique au jazz, dit Isabelle.

— Dis, comme moi, et non comme nous… tu sais que je raffole du jazz !

Lorsqu’elles se levèrent pour sortir, le jeune homme jeta les yeux de leur côté, sans faire mine de les reconnaître ; il sortit à leur suite. Sa haute silhouette se perdit dans le dédale des allées du Casino, tandis qu’un taxi ramenait à l’Alsace-Lorraine les deux Montréalaises.