La blessure/08

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Éditions Albert Lévesque (p. 93-101).
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VIII




LORSQUE Marcel se trouva seul, en face de ses pensées, il eut un mouvement de révolte contre la vie…

Deux fois, ce soir, on avait inconsciemment ravivé chez lui cette douleur sourde, persistante, cette humiliation de l’enfant sans nom, cette sensation inavouée d’être comme un pariah dans la société qui le recevait…

Après avoir ramené Isabelle chez son père, il avait renvoyé le taxi, pour revenir à pied jusqu’à la maison de la rue Peel, où il avait sa chambre. Le long des rues, presque désertes à cette heure, ses idées sombres l’obsédaient et il découvrait en son âme des rancœurs ignorées jusqu’alors et qui semblaient lui donner le droit de maudire ce père inconnu, cause de tout le mal. Un sentiment nouveau avait surgi dernièrement dans ce cœur ardent mais concentré, un sentiment très doux et à la griserie duquel il s’était livré sans songer à l’impossible… il aimait Isabelle Comtois !

Ce n’avait été, tout d’abord que de l’amitié, de la camaraderie, mais depuis quelques semaines, il se rendait bien compte que ce n’était plus du tout ça. C’était l’amour qui remplissait son âme, et lui faisait accepter toujours d’aller chez les Chimerre, afin d’y rencontrer Isabelle. À vrai dire, il ne lui avait jamais parlé de ses sentiments, mais il croyait qu’elle l’avait deviné, et c’était bien vrai. Avec cette intuition spéciale à la femme et surtout à la femme éprise, elle pressentait l’amour de Marcel, et elle aussi se sentait invinciblement attirée vers lui.

Et maintenant, Marcel se demandait ce qu’il allait faire. Les deux incidents de la conversation de ce soir lui avaient brusquement ouvert les yeux et l’avaient tiré de son rêve. Il ne pouvait plus continuer ces relations dont le charme lui faisait oublier la tache de sa naissance ! Que faire ? Parler à Isabelle ? Lui révéler son origine ? Implorer pitié pour son amour ? Jamais il ne pourrait se résoudre à cela ! Il pourrait le lui dire, oui, dans un adieu, mais non dans une prière de pitié !

Depuis une demi-heure déjà, il était rendu dans sa chambre et toujours il continuait son triste monologue intérieur. Marchant nerveusement dans la petite pièce, il fumait distraitement des cigarettes, qu’il jetait à demi-consumées dans un cendrier ; sa nervosité ne s’apaisait pas.

Le souvenir de sa marraine d’adoption lui revint et il alla se placer devant sa photographie, qu’il avait dans un petit cadre sur son bureau.

— Ah marraine ! lui dit-il tout bas, vous qui m’avez recueilli, instruit, aimé, pourquoi ne m’avez-vous pas donné votre nom que j’aurais été si fier de porter ? Ce nom qui m’aurait permis d’être comme les autres… Ce nom qui aurait aplani tant d’obstacles ! Mais, vous ne saviez pas… je ne sais pas moi-même, quel sang coule dans mes veines !

J’ai peut-être en moi ce que vous craigniez… un atavisme vicieux. Peut-être suis-je le fils d’un escroc, d’un voleur ! Ah malheur ! Ce n’est pas juste !

Il se jeta dans un fauteuil et se prit la tête dans ses deux mains… Sa fierté se révoltait contre cette possibilité. Combien il avait souffert, depuis toujours, lui semblait-il, de cette absence de parents. Il se rappelait, lorsque tout petit, il entendait les autres enfants parler de leur maman, de leur papa, son petit cœur d’orphelin ressentait un serrement de chagrin inconscient. En avait-il eus, lui, un papa, une maman ? Il ne les avait jamais vus, n’en avait jamais entendu parler. Il avait demandé un jour à sa marraine :

— Où sont-ils donc, mon papa et ma maman à moi ?

— Ils sont morts, mon petit Marcel, lui avait-elle répondu.

Puis, plus tard, un des enfants de sa classe, avec qui il avait une querelle, lui avait dit :

— Tu fais ton fier, mais tu n’es qu’un enfant trouvé, élevé par charité !

Marcel avait bondi sous l’insulte, son poing levé pour frapper… Le maître était intervenu et avait fait taire son jeune camarade. Mais le souvenir de ces paroles poursuivait le petit garçon et il questionna sa marraine ; ses réponses furent évasives ; puis, le jour de sa mort, il avait entendu ce qu’elle disait au curé à son sujet et son pauvre cœur d’adolescent en était resté meurtri !

— Elle m’aimait tant, murmura-t-il, et elle était si croyante… Pourquoi Dieu ne lui a-t-il pas inspiré de m’adopter ? Est-ce juste que je souffre ainsi, moi qui ne suis pas coupable ?

Il repassa ensuite sa vie de collégien. Il revit la bonté admirable du curé Roussel, sa patience, la peine qu’il se donnait pour cultiver son talent de musicien, pour lui inculquer le goût de la poésie, de l’art, de tout ce qui élève l’esprit et le cœur. N’y avait-il pas eu là un gîte pour l’orphelin, lorsque la mort lui avait fermé son foyer d’adoption ? Et ensuite, cette année de voyage, bienfait inespéré, surtout cette carrière qui s’était ouverte devant lui d’une manière si imprévue… ne devait-il pas ce bienfait aux prières du saint curé de Val-Ombreux ?

— Ah ! Pardon, mon Dieu, se dit-il, j’ai blasphémé votre justice !

Les leçons de foi reçues pendant tant d’années remplirent soudain ce pauvre cœur agité et, s’agenouillant, il fit une courte et fervente prière…

Un sommeil profond calma ses nerfs surexcités. Il se leva le lendemain, plein de courage et bien déterminé à se livrer entièrement au travail et à refuser, pour quelque temps, toutes les invitations.

Avant neuf heures, il était déjà installé dans son cabinet de travail, aux bureaux de La Finance Quotidienne, et après avoir dépouillé la correspondance du jour, il prit la liasse de documents concernant la Golden Logging, afin de voir ce qu’il pourrait faire à ce sujet pour obliger son ami Chimerre.

D’après ces documents, les perspectives de cette affaire paraissaient certes très bonnes. Tout de même, avant de commenter cette valeur dans son journal, il résolut de prendre des informations immédiates au bureau-chef du journal à New-York. Par son fil privé, il eut bientôt fait sa demande. Peu de temps, après, la Daily Financial lui envoyait ce message :

« Ne publiez rien de bon au sujet de G. L. Co., c’est une valeur absolument nulle. »

Content de s’être informé, il appela Chimerre au téléphone et à mots couverts, il lui fit comprendre qu’il ne pouvait publier l’article demandé.

— Êtes-vous seul à votre bureau, dans le moment ? demanda Chimerre.

— Oui.

— Alors, je m’en vais vous voir… à tantôt !

— C’est bien dommage, dit Marcel, en replaçant le récepteur, je regrette d’avoir à le refuser, mais je n’y puis rien !

Vingt minutes plus tard, Chimerre arrivait à son bureau, souriant, comme d’habitude. Il s’assit en face de Marcel, sortit son étui d’argent et lui offrit une cigarette, puis, légèrement arrogant :

— Vous n’êtes pas content de la situation de la Golden Logging ?

— D’après mes renseignements de New-York, dit Marcel, l’affaire est nulle !

— On vous trompe ! Vous avez lu les prospectus, vu les plans ?

— Oui, et je trouvais les apparences bonnes, mais la nouvelle de là-bas est formelle !

— Alors, vous ne pouvez rien faire, même pour obliger un ami ?

— Je suis désolé, mon cher Chimerre, d’avoir à vous refuser, mais je ne puis vous obliger aux dépens de la véracité des renseignements donnés dans La Finance !

Chimerre se leva, regarda autour de lui, tourna la clef dans la serrure de la porte et se rapprocha du journaliste :

— Écoutez, Pierre, dit-il, c’est une question de succès ou de ruine pour moi. J’ai des fonds à retirer pour certains stocks, des paiements à faire, et il faut, vous me comprenez, il faut que je vende, et bientôt, plusieurs milliers d’actions de Golden Logging !

Marcel le regarda, surpris.

— N’êtes-vous pas imprudent, en vendant à vos clients un stock semblable ?

— Je le crois bon ! Je crois votre monde mal renseigné, ou peut-être vous trompe-t-on sciemment !

— Ça n’est pas possible ! Le journal de monsieur Ashley est au-dessus de ces vilénies !

— En tous les cas, dit Chimerre, pensez-y encore. Si vous faisiez ça pour moi, personne n’en souffrirait et vous auriez sauvé un ami de la ruine !

Chimerre détourna la tête en disant ces mots, et comme Marcel se taisait, il s’écria avec presque un sanglot dans la voix :

— Mais, vous n’avez donc jamais souffert dans votre vie, que vous pouvez laisser un ami dans le désespoir comme ça ?

— Si j’ai souffert ? Ah, Dieu le sait ! Et je souffre doublement de ne pouvoir vous obliger !

— Alors, dit Chimerre, le fixant de son regard inquiet, songez-y encore ! Si d’ici à quarante-huit heures vous n’avez pu m’aider… bien… ce ne sera pas long ! Et montrant sa tempe, il fit un geste expressif. Puis, sans hâte, il sortit et referma la porte.

Marcel était atterré ! Il avait toujours cru les affaires du courtier très prospères. Allait-il donc, ce pauvre ami, sombrer, lui aussi, comme tant d’autres ? Comment lui venir en aide ?

La bourse semblait très agitée ce jour-là, et les nouvelles de New-York se succédaient très vite. Marcel fut tellement harassé de besogne qu’il n’eut pas un instant pour songer à ses propres affaires et à celles de son ami, avant l’heure du dîner. Il passait sept heures et demie, lorsqu’il entra dans son restaurant habituel.