La blessure/15

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Éditions Albert Lévesque (p. 144-151).
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XV




PLUSIEURS mois se sont passés. Le jeune rédacteur de La Finance Quotidienne a repris ses fonctions à Montréal.

Sa vigoureuse jeunesse a triomphé de la débilité qui avait suivi son séjour à l’hôpital et ses forces retrouvées lui permettent de mieux supporter ses peines de cœur.

Il songe souvent à l’absente, qui voyage avec son père depuis quelques mois et son chagrin profond mais concentré d’avoir renoncé à la femme qu’il aime, a imprimé des plis sur son front haut et bombé.

Sa lettre d’adieu n’était pas restée sans réponse. Isabelle lui avait envoyé au début de janvier une missive tout imprégnée de tendresse pour lui et il l’avait lue et relue avec émotion. La jeune fille se disait prête à l’épouser malgré sa confession… « Le nom de Marcel Pierre, lui disait-elle, est pour moi synonyme de loyauté et de droiture. Je sais tout ! Jeanine m’a écrit et je vous inclus sa lettre !

Ce nom, je le prendrais avec bonheur, si je pouvais obtenir le consentement de mon père… mais je ne désespère pas ! Il a tant d’amitié pour vous et de tendresse pour moi qu’il finira bien par consentir ! »

Mais Marcel n’avait pas cru devoir accepter ce sacrifice ; il le lui dit dans une lettre touchante mais ferme, et le curé trouva sage cette décision de sa part.

— C’est irrévocable maintenant ! dit le jeune homme avec accablement.

— Courage, mon garçon, dit le prêtre. Te voilà revenu à la santé ; tu vas reprendre tes occupations et tu verras. Parfois Dieu fait surgir des événements imprévus et qui changent le cours des choses… aie confiance !

Marcel ne répondit pas ; il songeait combien vide allait maintenant lui sembler la vie, combien dénuée d’intérêt serait cette existence sans but.

Lorsqu’il retourna à Montréal, un mois plus tard, les Comtois étaient déjà partis.

Il reprit en partie ses habitudes précédentes. Il allait peu dans le monde cependant, mais il ne manquait aucun beau concert, aucune manifestation artistique et fréquemment il se rendait à son club sportif.

Son apparence de force physique était un peu amoindrie depuis que la balle de Chimerre lui avait effleuré le poumon. Mais, sans s’en douter, il attirait toujours l’attention, étant remarquablement beau, malgré l’expression un peu amère de sa bouche. Il était très grand, très droit et toujours vêtu avec une sobre et irréprochable élégance.

Il lisait beaucoup et cultivait, dans ses loisirs, ce goût inné de la poésie qui accompagne si souvent le talent des musiciens.

Son amour sans espoir pour Isabelle, le terrible dénouement de son amitié avec Chimerre, le suicide de celui-ci, avaient accru le sérieux de son caractère.

Le sentiment d’amertume provenant de sa naissance irrégulière ne s’émoussait pas. Il en souffrait au point que ça devenait parfois une hantise Et ayant un cœur très aimant, il avait la nostalgie d’un foyer…

Cependant, sa jeunesse, sa vaillance, et ses occupations absorbantes ne lui permettaient pas de songer tout le jour à ses malheurs. Il était très satisfait de sa carrière de journaliste. Monsieur Ashley l’avait fait venir à New-York et avait alors appris dans tous ses détails la véritable cause de l’attentat de Chimerre. Il félicita Marcel de sa fermeté et avant son départ, il lui offrit de continuer à diriger le journal non plus à salaire, mais comme associé. Ce fut avec un sentiment très reconnaissant pour ce généreux américain que Marcel signa, le même soir, l’acte de société.

Quand vint l’été, il se rendait souvent passer une fin de semaine à Val-Ombreux. Il y arriva un samedi, à la fin d’août, et trouva à son curé un tel air heureux et réjoui, qu’il lui dit :

— Qu’est-ce qui se passe ? Vous êtes rayonnant ce soir !

— Oui… Je suis heureux… C’est que nous arrivons au premier septembre !

— Ah, dit Marcel, le premier septembre… j’ai vu par les journaux que les Comtois sont attendus à Montréal vers ce temps…

— Oui, dit le curé ; vas-tu les revoir ?

— Comment le pourrais-je maintenant ? Et d’ailleurs, Isabelle a peut-être… il s’arrêta et serra les lèvres.

— Tu l’aimes toujours ?

— Toujours ! C’est devenu une passion absorbante et unique, quoique je la sache vaine et sans issue !

Le curé hésita un instant, puis très grave :

— Marcel, il y a quelque chose que je devais te remettre le premier septembre 1930… C’est ce soir presque la vigile de ce jour et c’est ce soir que je vais te donner une lettre de madame Saint-Denis, écrite quelques mois avant sa mort !

— Une lettre ? dit Marcel surpris.

— Attends dit le curé, se dirigeant vers son coffre-fort.

Un instant plus tard, il en sortit une enveloppe cachetée, adressée ainsi :

« Pour Marcel, lorsqu’il entrera dans sa vingt-huitième année… (premier septembre 1930). »

Le jeune homme prit l’enveloppe de la main du curé et en brisa les cachets d’une main un peu tremblante :

Val-Ombreux,
Septembre 1914.

Mon petit Marcel, cher fils de mon cœur, si tu reçois cette lettre, c’est que tu seras bien mon fils… car si je t’ai adopté dans mon cœur depuis que je t’ai pris chez moi, je ne l’avais pas encore fait publiquement !

Cher enfant, m’as-tu trouvée injuste de ne pas compléter ma tâche envers toi ? Maintenant que tu es un homme, tu peux comprendre mes raisons et Dieu merci, tu n’as pas démérité et je puis maintenant te donner une compensation pour cette longue réticence de ma part.

Marcel, je t’ai adopté. Tu es mon fils par la loi, tu es maintenant Marcel Pierre Saint-Denis et non seulement je t’autorise à porter mon nom, mais je te prie de le faire, car je t’en sais digne… tu as fait tes preuves !

Demande au greffe de Valville copie de l’acte d’adoption que j’ai fait tenir secret jusqu’à présent ! Jointe à ma lettre est une copie de cet acte !

Marcel, cher petit, tu as été pour moi un rayon de joie, une lumière, un bonheur dans ma vie endeuillée ! Tu as une riche et franche nature et tu ne m’as jamais, jamais fait de peine !

Toi, qui es maintenant un homme, mais en qui je ne puis voir que le cher gamin que j’aime de plus en plus chaque jour, pardonne à la longue prudence de ta marraine et garde pour elle dans ton cœur, une fidèle affection !

Adieu, Marcel Saint-Denis, mon fils ! Adieu… puisque je ne puis plus rester près de toi… adieu ! puisque je ne puis plus te donner un foyer… il faut bien se soumettre lorsque le Maître a parlé !

Du ciel où j’espère être quand tu liras ces lignes, je te bénirai !

Ta mère, mon Marcel,

Suzanne Saint-Denis.

Marcel passa la lettre au curé et détourna la tête pour cacher les larmes qui l’aveuglaient.

Le curé, très ému lui aussi, lut la lettre et dit ensuite :

— Je n’avais pas vu cette lettre, mais je connaissais l’existence de l’acte d’adoption. Je ne pouvais rien dire, j’étais lié par la promesse donnée !

— Le notaire connaît-il la chose ?

— Certainement, il a rédigé lui-même l’acte… regarde les signatures ! Nous devions détruire cette enveloppe sans l’ouvrir si… si tu n’avais pas été… ce que tu es, mon cher enfant ! Ses raisons…

— Je les connais, interrompit Marcel… pauvre chère marraine, lorsqu’elle vous les a dites, elle ne me savait pas à la portée de sa voix ! Je n’en ai vraiment compris le sens que plus tard, mais, comme je vous l’ai dit, ses paroles de crainte, comme aussi ses expressions de tendresse à mon égard, sont restées gravées dans ma mémoire d’adolescent, et les années n’en ont jamais effacé l’impression ! C’est peut-être le souvenir de cette heure de chagrin cuisant qui m’a préservé de certains dangers…

— Le délai de l’épreuve m’a semblé trop long, dit le curé, mais je crois que madame Saint-Denis aurait voulu l’abréger… te souviens-tu de ses dernières paroles… de la phrase qu’elle n’a pu terminer ?

— Non, je ne me la rappelle plus du tout !

— Elle a dit : « j’ai pris certaines mesures mais je voudrais changer… avancer… »… je suis convaincu que c’est cette date du premier septembre 1930, qu’elle aurait voulu rapprocher ; Dieu ne lui en a pas donné le temps !

— Pauvre marraine !

— Et maintenant, dit le curé, presqu’aussi heureux que Marcel, viens, nous allons prendre un petit verre de chartreuse pour célébrer ce jour de bonheur, et nous remettre un peu les nerfs l’un et l’autre !

— Ma foi, dit Marcel, ça nous fera du bien ! Allons ! Je vous suis.