La cache aux canots/01

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Éditions de l'Action canadienne-française (p. 11-18).


I

AMISCOU



VERS la fin d’une radieuse journée d’été, deux canots remontaient les eaux un peu houleuses de « la mer douce »[1], se dirigeant vers un petit bourg indien dont les wigwams[2] coniques se détachaient en sommets inégaux sur la verdure de la forêt. Le couchant dardait sur le village l’embrasement de ses feux et ce spectacle sauvage et féerique, aperçu des canots, souleva des transports d’admiration :

— Quel tableau ! la petite mission semble transformée !

— Oui, n’est-ce pas, merveilleux ? Cette terre de la Nouvelle-France a donc des rives de porphyre… des bois de vermeil ! Mais voyez donc de ce côté ! Les teintes commencent à s’estomper… voici du rose, du mauve, du bleu d’opale… puis des rayons d’or pâli… et regardez ces Indiens, là-bas sur le rivage, on les dirait nimbés d’un halo !

Celui qui parlait ainsi était un tout jeune prêtre dont la voix chaude et vibrante trahissait l’ardeur apostolique ; sa figure imberbe avait les traits d’une finesse presque féminine, une douceur angélique était empreinte sur son visage, mais le pli décidé de la lèvre et la forme accusée du menton dénotaient l’énergie et une rare fermeté de caractère. Élevant son regard vers le ciel, il murmura à demi-voix :

— Merci, mon Dieu, de me les faire voir ainsi pour la première fois, auréolés de lumière, ces pauvres indigènes ! Je jure de consacrer à leur conversion tous les instants de ma vie !

Tandis que l’on s’épanchait ainsi à leur sujet, les villageois, groupés sur la rive, discouraient aussi sur le compte des arrivants :

— C’est la Robe-Noire qui nous revient, dit un jeune garçon ; il amène un compagnon.

— Les Visages-Pâles arrivent au bon moment, dit un autre, ils vont pouvoir assister à notre fête.

— Notre fête ? Laquelle ?

— Tiens, notre prisonnier, l’Iroquois, tu sais bien !

— Hé[3]. C’est vrai, son supplice est pour demain… mais mon père dit que les Robes-Noires n’aiment pas ces fêtes !

Les gamins, demi-nus, couraient sur le bord du lac, attendant avec leurs aînés l’arrivée des canots.

Bientôt on les vit atterrir ; il y avait plusieurs indigènes et deux jésuites : le père Jean de Brébeuf, déjà missionnaire de cette région, et le jeune père[4] Charles Garnier, nouvellement arrivé de France, et dont l’âme ardente brûlait d’un zèle évangélique pour ces primitifs enfants de la forêt.


***

Un an plus tard, ce même village (Sainte-Marie-des-Hurons) avait complètement perdu son aspect riant et animé. Un fléau s’était abattu sur le petit bourg… les routes étaient désertes ; des Indiens, affreusement défigurés par la petite vérole, gisaient sur les grabats de leurs wigwams, délaissés de tous, même de leurs proches. La population affolée avait fui le hameau infecté par l’épidémie, abandonnant à leur triste sort malades et mourants, que les tortures de la faim faisaient quelquefois sortir de leurs huttes.

Des gens de tribus étrangères, ignorant cet état de choses, passaient parfois sur ce chemin et les pauvres affamés leur réclamaient de la nourriture, cherchant même à s’emparer des vivres que portaient les voyageurs… mais ceux-ci, apercevant les picotés et effrayés de la contagion, les écartaient à coups de hache et de tomahawk, blessant et coupant sans merci les bras ou les mains de ceux qui s’attachaient à eux implorant un peu de nourriture.

Au milieu de cette désolation, l’on pouvait voir circuler la soutane noire d’un jeune missionnaire. Dans chaque wigwam, il entrait, prodiguait ses soins, donnait un peu de vivres, se privant souvent lui-même du nécessaire pour soulager ces malades repoussants. Il leur parlait dans leur langue qu’il avait apprise depuis son arrivée, l’année précédente, il les bénissait, faisant chrétiens les moribonds qui désiraient le baptême.

Passant un jour à un certain endroit inexploré par lui jusqu’alors, il entendit des gémissements et des plaintes venant d’un petit abri attenant à une des habitations… Se courbant, le jésuite y pénétra.

Il y avait là un jeune garçon gisant sur un grabat de branches ; il était couvert d’affreuses pustules de petite vérole ; son bras gauche avait été amputé près de l’épaule. L’adolescent (il semblait avoir environ douze ans) était en proie à une fièvre ardente, mais il n’était pas inconscient.

Le missionnaire s’agenouilla auprès de lui :

— Tu souffres, petit, tu as faim ?

— Ahixeat… (soif) fit le malade dans sa langue.

Le père lui apporta de l’eau fraîche et le fiévreux but avec avidité, puis il put avaler un peu de nourriture et sembla ensuite sommeiller… mais bientôt, il ouvrit les yeux avec un gémissement et se retourna un peu, découvrant plus clairement l’horrible blessure du bras coupé où la gangrène avait déjà avancé son œuvre fatale de corruption…

— Pauvre enfant, dit le père, en langue huronne, qui t’a fait cela ?

— Des passants… iroquois… je leur demandais à manger… j’ai voulu leur toucher et j’avais la picote… alors…

— Quel est ton nom ?

— Amiscou[5].

— Tes parents ?

— Morts depuis la dernière lune.

— Tu es donc seul au monde, pauvre enfant, fit le missionnaire dont le cœur s’émut de pitié. Écoute, il me faut aller donner aux autres malades quelques soins et de la nourriture… Je vais te laisser ici de quoi boire et manger et, demain, je reviendrai te voir !

— Demain, pauvre petit, il sera encore vivant, se dit le bon samaritain, je lui ouvrirai le ciel, il recevra le baptême…

Esquissant une bénédiction, le missionnaire voulut partir, mais le malade le rappela :

— Robe-Noire !

— Oui, mon enfant ?

— Tu me fais du bien… tu vas revenir ?

— Oui, demain… je te ferai connaître le vrai Dieu !

— Veux-tu, avant de partir, poser ta main sur la blessure de mon bras coupé, pour me soulager un peu ?

— Mais oui, mon garçon, si tu le désires, répondit le père.

Surmontant son invincible répugnance, il s’approcha de nouveau du malade et appuya doucement sa main sur la plaie gangréneuse et repoussante…

— Ça me fait du bien ! murmura le blessé, fermant à demi les yeux.

— Dors, pauvre enfant, dit le jésuite, ému de pitié, et, tiens ! prends cette petite médaille en attendant que je revienne.

De nouveau, il bénit le malade et sortit pour aller vers d’autres victimes du fléau.

L’adolescent fut bientôt plongé dans un profond sommeil ; cependant, au lieu de se débattre et de gémir en dormant, il devint calme, immobile, et reposa ainsi pendant de longues heures… au petit jour, il ouvrit les yeux… plus de fièvre… plus de variole purulente… plus de douleur à l’affreuse blessure… la plaie s’était, dans la nuit, mystérieusement cicatrisée…

Étonné et ravi de ne plus souffrir, l’enfant se leva, mangea ou plutôt dévora la nourriture laissée à son chevet par la Robe-Noire ; puis il sortit et respira avec délices l’air matinal. Qu’allait-il faire ? Sauf les picotés, tous les Indiens de son village s’étaient enfuis. Il n’eut plus qu’une idée… partir, lui aussi, quitter ce bourg contaminé ! Sa décision fut vite prise. Il jeta un rapide coup d’œil autour de lui et partit en courant dans la direction d’un hameau voisin…


***

Après avoir quitté le jeune Amiscou, le missionnaire avait continué sa route sans se douter que sa main compatissante venait d’accomplir un miracle éclatant[6]. Il avait terminé son héroïque tournée de miséricorde, puis il s’était réfugié dans une hutte déserte où il pouvait se reposer pour la nuit.

Au matin, ayant terminé ses oraisons et pris un frugal déjeuner, il voulut poursuivre sa mission de charité. Le souvenir du pauvre adolescent de la veille lui revint à la mémoire, et il partit rapidement vers l’emplacement de l’abri infect, quelque peu éloigné de l’endroit où il avait passé la nuit. Il revoyait en esprit ce malheureux enfant, criblé de pustules de variole, brûlant de fièvre, à demi-suffoqué par l’atmosphère atroce de la hutte, et torturé par la plaie gangréneuse près de l’épaule… Il allait l’instruire sommairement, lui administrer le baptême… sans doute, il survivrait une journée encore, au plus deux ou trois jours…

Tout en faisant ces réflexions, le jésuite avait atteint le wigwam diminutif… Se penchant, il y pénétra… personne ! Le malade avait disparu ! Il sortit, examina les alentours… nulle trace de l’adolescent…

— Malheureux enfant, se dit le missionnaire, il a, sans doute, suivi son instinct de primitif… Comme une bête blessée, il est allé se cacher pour mourir… Je vais essayer de le retrouver pour le baptiser, pauvre petit !

Mais l’enfant demeura introuvable… personne, parmi les rares occupants des huttes, ne l’avait vu passer…


  1. Lac Huron.
  2. Huttes indiennes.
  3. Oui (les Indiens disaient souvent pour oui).
  4. En l’an 1636.
  5. Le castor (en montagnais).
  6. (Légende).