La cache aux canots/04

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Éditions de l'Action canadienne-française (p. 35-38).


IV

À LA NATION DU PÉTUN



À TRAVERS le chemin étroit et montant d’un petit bourg de la nation du Pétun, Amiscou filait un jour lestement. Sa haute taille était un peu courbée, sa maigreur presque phénoménale.

Ses cheveux noirs et raides comme du crin tombaient en mèches inégales ; une plume rouge, piquée presque verticalement dans sa chevelure, surmontait l’oreille et semblait faire ressortir le tatouage bleuâtre qui marquait d’une toute petite tête de chevreuil la peau cuivrée de sa joue.

Les yeux du jeune Indien avaient une expression étrange, inquiète ; sa bouche se contractait en un rictus nerveux. Il portait sous son bras droit un volumineux paquet enroulé dans une peau de bête. Sa tunique sans manches révélait, à l’épaule gauche, un hideux moignon, qui témoignait d’un bras sommairement amputé. Dès qu’il fut à proximité des wigwams, les petits Hurons l’apostrophaient :

— Hé ! le manchot, où vas-tu ?

— Que caches-tu dans ton gros paquet ?

— Où as-tu laissé ton autre bras ?

Mais lui, impassible, continuait son chemin, ne paraissant pas les entendre ; lorsqu’ils s’attroupèrent pour le suivre, cependant, il s’arrêta, déposa son paquet sur le sol et, brandissant son tomahawk[1], se retourna brusquement… les gamins s’enfuirent à toutes jambes ! L’Indien, dissimulant un sourire, replaça l’arme à sa ceinture, reprit son paquet et continua vivement sa route. Bientôt, il fut hors du village et prit la direction de la forêt. Il suivit d’abord le sentier battu, puis, s’enfonçant dans la brousse, il passa à travers les aulnes et les arbres tombés et s’engagea dans une partie du bois tellement touffue qu’il semblait impossible d’y pénétrer… bientôt, il avait disparu dans la haute et sauvage végétation de la grande forêt.

— Où va-t-il donc ? demanda un petit cuivré à sa mère.

— Nul ne le sait ; il n’a jamais eu de wigwam dans aucun de nos bourgs.

— Pourquoi nous fuit-il toujours ? reprit l’enfant.

— Sans doute, parce qu’il sait que vous ne l’aimez guère.

— On le dit sorcier, fit un autre, on croit qu’il jette des mauvais sorts !

— Robe-Noire, quand il est venu ici, nous a dit que personne ne peut jeter des sorts, dit une jeune Indienne en s’approchant des enfants.

— Il ne sait donc pas, alors, qu’il y en a des sorciers, et qu’ils peuvent, à volonté, jeter des « otkis[2] » et des malédictions !

— C’est une erreur, il n’y a pas de sorciers, affirma la jeune fille ; ce manchot est un peu étrange, c’est la conséquence de son infirmité, peut-être.

— Son bras ? Comment l’a-t-il perdu ?

— On ne semble pas le savoir.

— Moi, j’en ai peur, fit un tout-petit, il vole les papooses[3]… il les emporte dans le bois et les fait cuire pour les manger !

— Petits imbéciles ! dit une forte voix masculine.

Les enfants se retournèrent… un grand Huron surgit au milieu d’eux.

— Amiscou n’est pas un sorcier c’est un innocent, qu’il ne faut pas agacer ; il ne faut pas l’injurier non plus, car le manitou le protège.

— Il n’y a pas de manitou, interrompit la jeune fille, il y a Dieu…

Mais, sans paraître l’entendre, le Huron continua :

— Laissez Amiscou tranquille, mes petits, et il ne vous fera aucun mal ; il a sans doute un gîte quelque part, mais personne n’a pu le découvrir.

Tandis qu’on bavardait ainsi sur son compte, le manchot avait continué son chemin à travers le bois ; longtemps, il avança à grandes enjambées dans les broussailles ; à un certain endroit, entre des arbres gigantesques, s’élevait un cap rocheux d’une hauteur moyenne et surmonté d’une foison de petites pousses de sapin et d’épinette ; les côtés formaient un roc solide, moussu, sans fissure ; au pied du rocher, une eau claire et fraîche jaillissait de la terre et filtrait à travers les mousses et les fougères en un ruisselet qui allait se perdre dans l’épaisseur de la brousse.

L’Indien s’arrêta, déposa son lourd paquet et regarda furtivement autour de lui ; puis il s’étendit à plat ventre auprès de la source et but longuement… il faisait chaud et Amiscou était altéré. Se relevant, il reprit son paquet, écarta les branches tombantes d’un gros sapin, enjamba plusieurs obstructions, se pencha légèrement et disparut soudain comme si la terre venait de l’engloutir.


  1. Hache indienne.
  2. Mauvais sorts.
  3. Bébés indiens.