La cache aux canots/12

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Éditions de l'Action canadienne-française (p. 84-98).


XII

LE CAMPEMENT FRANÇAIS

Rapt de Jeannot



LES RENSEIGNEMENTS recueillis par le manchot étaient exacts ; environ cinquante hommes, sous les ordres du capitaine Dupuis passèrent dans le village indien deux heures après le départ du Huron.

La troupe semblait fatiguée du voyage ; partis de Québec par le Saint-Laurent, les Français avaient accompli une grande partie du trajet en canot ; mais les longs portages à travers le pays, à la suite de leurs guides agniers, les avaient harassés, la plupart d’entre eux n’étant pas aguerris à ces heures de marche dans les forêts denses et inexplorées de la région.

Des haltes avaient été faites dans les différents bourgs onontagués et, à chaque arrêt, le capitaine, suivant les ordres du gouverneur, avait fait distribuer des cadeaux de tous genres aux indigènes, mais nulle part on avait donné de l’eau-de-vie, connaissant bien l’effet néfaste de cette boisson sur les Peaux-Rouges.

Lorsqu’ils furent rendus au village, que venait de quitter le manchot, ils n’étaient plus qu’à environ trois lieues et demie de leur destination. Alors, ils ne s’y arrêtèrent pas longtemps, anxieux qu’ils étaient d’arriver avant la nuit au lieu du campement. Plusieurs Onontagués de ce dernier village se joignirent aux guides pour les piloter à travers les grands bois. Enfin, à la tombée du jour, ils étaient rendus. On dressa hâtivement des tentes, et une installation sommaire permit à chacun de manger et de se reposer ensuite jusqu’au lendemain.

Lorsque le canot du chasseur arriva en vue des tentes, au matin du jour suivant, une grande activité régnait déjà sur les lieux. On abattait des arbres, on préparait du bois de chauffage, on commençait à dessiner l’emplacement d’un petit fort.

En route, le Castor avait dit à Brisot :

— S’il y a des Onontagués avec les Visages-Pâles, et qu’ils aient l’air de me trouver innocent, il faut feindre de partager la même opinion.

— Comme tu voudras, mon ami, mais pourquoi  ?

— Par prudence ! Autrement, ils vont se méfier de moi et je ne pourrai rien savoir de leurs plans contre les Visages-Pâles ! Toi, aussi, Jeannot, ne dis rien pour les contredire !

— Compris ! fit le petit garçon en riant ; ils ne sauront pas ainsi que tu es bien plus fin qu’eux !

— Hé ! repartit l’Indien, riant aussi, on va leur jouer un tour !

— Papa, dit soudain l’enfant, après un silence, tu m’as dit qu’il ne fallait jamais tromper… alors…

— Il est parfaitement vrai, mon fiston, que Grand-Castor avait, pendant de longues années, perdu la mémoire. Les Iroquois le croient innocent ; pour protéger la vie des Français, il vaut mieux laisser aux Indiens cette idée qu’ils ont depuis bien longtemps : nous ne sommes pas obligés de leur dire qu’ils se trompent… ils ne nous croiraient sans doute pas, d’ailleurs.

— Et si on me disait, comme ça : « Ton ami indien est-il intelligent ? » Qu’est-ce que je répondrais ?

— Tu dirais : « Pour moi, il est intelligent, pour vous autres, vous pouvez en juger. »

— Bon, je comprends, papa, et je suis bien content de pouvoir leur jouer un bon tour !

Lorsqu’on aborda, Jeannot suivit son père sur la rive et le manchot demeura dans le canot pour les attendre. Une expression vague, égarée, inoffensive, était répandue sur ses traits.

— Bonjour les nouveaux colons, dit le chasseur, en s’approchant d’un bûcheron, puis-je voir le capitaine Dupuis ?

— Certainement ! Enchanté de rencontrer un compatriote dit celui-ci, tendant la main, je suis Gérard Martel, natif de la Touraine ; et vous ?

— Jean Brisot, venu de Marseille il y a déjà longtemps.

— Et ce grand garçon ?

— Mon fils, mon petit Jeannot.

— Je suis bien content de voir des Français ! s’écria l’enfant.

— Bien, mon petit homme, nous aussi, je t’assure ! Mais il faut chercher le capitaine… tiens, le voici justement !

— Mon capitaine, continua-t-il, voici un compatriote avec son fils ; ils sont venus vous voir.

— Soyez les bienvenus, dit le capitaine, cordialement.

— Je suis Jean Brisot, mon capitaine, dit le chasseur, établi ici depuis quelques années ; je suis un trappeur ; et voici Jeannot, mon fils.

— On m’a parlé de vous, dit le commandant, et je suis bien content de vous voir ; venez, nous allons causer. Et toi, mon petit ami, dit-il, viens-tu avec nous, Jeannot ?

— J’aimerais bien à faire le tour des tentes, dit l’enfant, et regarder travailler vos hommes !

— Très bien, dit le capitaine.

— Ne t’éloigne pas, Jeannot, dit son père.

— Non, papa, sois sans crainte !

Le commandant et le chasseur déambulèrent ensemble.

— Je ne vous offre pas d’entrer sous la tente, dit Dupuis, tout y est pêle-mêle encore… mais asseyons nous ici à l’écart, j’ai une foule de questions à vous poser au sujet de ce pays et de nos voisins cuivrés !

Une longue conversation suivit alors, et lorsque Brisot se leva pour partir, il avait donné au capitaine des renseignements fort utiles ; de plus, sans chercher à décourager le projet d’établissement, et sans vouloir créer trop d’inquiétude, il avait mis Dupuis en garde contre la traîtrise possible de ses amis onontagués.

Jean échangea avec ses compatriotes de nombreuses poignées de main, promit de revenir et de leur aider s’ils le désiraient.

Plusieurs l’accompagnèrent jusqu’au rivage où Amiscou attendait, installé dans le canot.

— Qui est-il, celui-là ? demanda quelqu’un.

— Ce manchot est un nomade, dit un des Agniers, il est étrange, vous comprenez ?… et il indiqua sa tête ; il erre de bourg en bourg depuis des années !

Le chasseur fit un signe affirmatif, puis il dit :

— Il a erré ainsi depuis plus de dix ans, je crois.

Ils repartirent alors tous les trois, et Jeannot agita longtemps la main en signe d’adieu amical aux Français qu’il venait de quitter… mais dès que le canot fut suffisamment éloigné, le petit garçon eut un accès de fou rire :

— Comme tu avais une drôle de figure là-bas, Grand-Castor ! Je ne te reconnaissais plus, dit-il.

— C’est ma face spéciale pour les Iroquois de toutes tribus, répondit le manchot. Est-ce que l’on t’a questionné à mon sujet, petit ?

— Oui, un des Indiens m’a dit : « Que fait-il, celui-là, dans ton canot ? » J’ai haussé les épaules et fait un geste évasif, puis j’ai répondu : « Il n’est pas méchant ! » « C’est bien ce que je pensais » dit alors l’Indien qui m’avait parlé.

— Allons, dit le chasseur, tout va bien pour le moment. Demain, ils vont commencer la construction du fort et je viendrai leur aider s’ils le désirent.

Sous les ordres de leur capitaine, les arrivants travaillèrent avec vigueur et diligence ; en peu de temps, l’établissement commença à prendre forme. Le chasseur était venu offrir son aide, que l’on avait acceptée volontiers ; le capitaine, heureux d’avoir parmi eux ce pionnier, se fiait à son expérience de ces lieux sauvages et lui demandait souvent conseil.

On attendait un missionnaire temporaire d’abord, qui se fixerait ensuite dans cette nouvelle mission, lorsque l’installation serait un peu plus avancée.

Jeannot suivait ordinairement son père dans ses visites presque journalières au camp français, et il ne tarda pas à s’y créer des amis ; mais aucun d’eux ne pouvait supplanter dans l’affection de cet enfant, le grand manchot qu’il continuait à voir chaque jour.

Amiscou allait fréquemment, lui aussi, à l’établissement, où on le connaissait maintenant très bien. Il ne parlait guère, affectant un air étrange, surtout quand il apercevait quelques Iroquois dans les environs. Les guides agniers étaient retournés dans leurs pays, mais les Onontagués du village voisin étaient curieux des agissements français et l’on voyait souvent poindre parmi les travaillants, leurs faces cuivrées et astucieuses.

L’automne vint ; la saison de la chasse… C’était le moment où, d’ordinaire, le trappeur partait pour ses longues excursions ; mais Amiscou lui conseilla de ne pas s’éloigner, à cause de Jeannot, que connaissaient maintenant les Onontagués.

Brisot, confiant dans la prudence de son ami, se contenta de chasser dans les forêts avoisinantes, ne restant jamais longtemps absent.

Le manchot ne s’éloignait guère non plus de sa grotte maintenant, sauf pour aller à la maisonnette ; une fois seulement, il s’était rendu au village voisin où il avait recueilli quelques provisions, mais aucune nouvelle information quant aux agissements des Iroquois.

— Que fais-tu donc, tout le temps ? lui demanda Jeannot un jour ; tu ne vas plus faire de grandes chasses, tu restes à ta caverne… ce n’est plus l’été pourtant !

— Je coupe du bois pour les mois de neige, répliqua le Huron, je travaille un peu l’écorce… avec la belle hache et le bon couteau que ton papa m’a apportés de son voyage, c’est un plaisir de manipuler le bois !

Jeannot crut que son ami lui cachait quelque chose…

— Je demanderai à papa, ce soir, se dit-il, s’il sait pourquoi Grand-Castor a l’air de ruminer quelque surprise… Mais Brisot n’en savait pas plus long que son fils à ce sujet !

— Il a vécu seul depuis tant d’années, dit le chasseur, la solitude ne lui pèse pas ! Sans doute, à ce moment, il coupe, il taille, il écorce le bois… c’est pour lui un passe-temps !

À quelques jours de là, le chasseur arrivant à l’improviste auprès de la caverne du manchot, aperçut un beau grand canot auquel celui-ci était à mettre les dernières touches.

— Tiens, s’écria-t-il, tu t’es remis à pratiquer ton beau métier ?

— J’ai confectionné ce canot pour le printemps, dit l’Indien, prévoyant le cas où nos deux autres embarcations seraient un peu détériorées … Est-ce une bonne idée ?

— Mais oui, une idée excellente ! Comme tu es adroit de faire ce travail si bien et en si peu de temps !

Amiscou lui fit examiner la nouvelle barque ; elle était aussi jolie et aussi solide que les deux premières mais beaucoup plus longue.

— Pour ce canot, je ferai quatre avirons, dit l’Indien.

Un jour, deux semaines plus tard, tandis que Brisot chassait dans les environs, le manchot, en route vers la maisonnette entendit soudain un cri de détresse… il crut reconnaître la voix de la squaw Onata… il hâta vivement le pas… Sur le seuil de la maison, la pauvre vieille regardait de tous côtés et poussait des cris éperdus !

— Qu’y-a-t-il ? demanda Amiscou.

— Le petit… on vient de l’enlever ! Un Onontagué… Ho ! Ho ! Pauvre papoose !

— Par où sont-ils passés ?… Vite !

— Par le bois là-bas… il y a quelques minutes à peine… Jeannot n’a pas eu peur, il a cru que c’était un badinage… mais j’ai bien vu…

Le manchot partit dans la direction indiquée ; il marchait à grand pas, mais sans bruit ; au bout de quelques instants, il s’arrêta pour écouter… aucun son ne lui arrivait ! Il n’y avait plus de feuilles aux arbres et, malgré l’épaisseur des sapins et des épinettes, l’on voyait assez loin autour de soi ; scrutant le bois de son regard perçant, il se remit à marcher… soudain, il aperçut par terre parmi les feuilles mortes, une petite flèche de bois blanc… il s’en empara et continua dans la même direction ; au détour du sentier, une autre flèche… puis, plus rien, aucun indice pour guider le chercheur, nul bruit de voix… mais oui, pourtant, voici qu’il entend un murmure confus… il s’écrase sur le sol et s’avance en rampant, attentif, silencieux… de l’autre côté d’un massif de sapins, une petite flèche tournoie dans l’air et retombe… le manchot retient son souffle, se rapproche avec précaution… il entend la voix de Jeannot, il parle en langue indienne :

— Lâche-moi, sale méchant ! Je ne veux pas m’en aller avec toi !

Puis, une voix dure qui répond :

— Je t’emmène, inutile de te débattre, vermine, il t’en cuira davantage. Et regarde bien ce tomahawk, si tu cries, je m’en servirai pour te couper les deux mains ! Tais-toi et marche, sinon…

À travers les branches, Amiscou peut les voir maintenant… Comme un fauve prêt à bondir, il attend il guette sa proie… l’Iroquois est debout, menaçant… Amiscou voit que l’enfant, terrifié, ne se débat plus… sous la menace de l’arme mortelle, il va marcher… son ravisseur le retenant solidement par le bras… ils passent tout près du manchot tapi dans les branches, ramassé sur lui-même comme un chat sauvage à l’affût… dès qu’ils ont devancé celui-ci de trois pas, il fonce sur l’Iroquois et du revers de sa hache lui assène sur la tête un coup formidable ! Le voleur chancelle et s’affaisse sur le sol, à la grande surprise de Jeannot, qui n’avait pas vu le Huron… il l’aperçoit alors et s’élance auprès de lui ; le manchot met un doigt sur ses lèvres et, saisissant l’enfant dans son bras vigoureux, il l’emporte rapidement dans le bois, refaisant en sens inverse le chemin qu’il venait de parcourir, et, dans peu de temps, il le dépose sain et sauf, entre les bras de la fidèle Onata qui ne pouvait croire à son bonheur. La vieille squaw était très attachée à ce petit Français qu’elle avait pris au berceau et son dévouement pour lui était admirable.

À ce moment, l’on vit arriver le chasseur, qui ne se doutait nullement du malheur qui avait failli lui arriver…

— Papa, s’écria le petit garçon, complètement revenu de sa frayeur, j’ai été enlevé par un méchant sauvage !

— Que me dis-tu là ? demanda le chasseur inquiet ; puis voyant l’Indienne encore émue et le manchot qui semblait grave, il dit avec anxiété, prenant Jeannot sur ses genoux :

— Qu’est-il survenu, cher petit ? Allons, raconte-moi cela !

— Je m’amusais à lancer des flèches, répondit Jeannot, ici, tout près de la maison ; un Indien arrive et me dit :

— « Bonjour, petit, as-tu tué des ours avec tes grandes flèches ? » — « Bah ! ai-je répondu, quand je serai un homme, j’en tuerai avec un fusil. » — « Viens avec moi, dit alors le sauvage, j’ai quelque chose à te faire voir ! — « Non merci, une autre fois, que je dis » (je lui trouvais l’air vilain) — « Comme tu voudras ! » Cours-tu vite ? — Un peu ! — « Cours donc en avant, voir si je puis te rattraper ! » Je pensais qu’il voulait jouer, alors j’ai couru un peu… pas loin… mais, lui, il est arrivé au galop en arrière de moi, m’a jeté sur son épaule et s’est sauvé dans le bois ! Je criais, tu comprends !

— Pauvre chéri ! Comment lui as-tu échappé ?

— Tu sais, je tremblais, j’avais peur, mais je songeais : papa et Grand-Castor me retrouveront bien ! Après avoir couru quelque temps, le sauvage s’assit derrière une touffe de sapins ; il me tenait serré par le bras et me força à m’asseoir près de lui… je voulus crier encore, mais il me mit sa vilaine main sur la bouche et, sortant son tomahawk, il se leva et me dit :

— « Marche maintenant et, si tu cries, je te coupe les deux mains ! »

— Ah la brute, si jamais je le rencontre ! s’écria Brisot.

— Tout à coup, continua l’enfant, paf ! le gros démon est tombé par terre… et j’ai aperçu Grand-Castor à quelques pas… J’ai couru à lui et il m’a ramené… m’a porté tout le long du chemin !

— Ah ! brave Amiscou ! Tu m’as sauvé plus que la vie ! dit Brisot, étreignant la main du manchot ! Comment as-tu pu retracer le fugitif ?

— C’est Onata qui m’a averti, répondit tranquillement l’Indien, j’ai suivi le sentier, j’ai trouvé deux flèches du petit…

— Oui, je les semais, espérant vous guider, papa et toi, interrompit Jeannot.

— Bien pensé, cher enfant, dit Jean avec émotion.

— Hé, reprit l’Indien, les voici tes deux flèches, mon gars… je n’ai pu ramasser la troisième, mais je l’ai vue et elle m’a indiqué ta présence… Dès que vous êtes passés, j’ai sauté sur ton ravisseur avec ma hache !

— L’as-tu tué, Amiscou ? demanda le chasseur.

— Non, étourdi seulement, et il ne m’a pas vu ! C’est mieux ainsi, et il ne faut en parler à personne ! Tu comprends, petit Jeannot, n’en parle pas à tes amis français ; ni toi, Onata… il faut agir comme si rien d’anormal ne s’était passé !

— Tu as raison, mon brave, et je te suis vivement reconnaissant pour ta promptitude et ton dévouement, déclara Brisot avec émotion ; puis, tandis que l’Indienne s’empressait auprès du petit rescapé, le chasseur murmura à voix basse :

— Tu ne te trompais pas, Castor !

— Hé ! je les connais ces démons-là ! Mais il va falloir faire la garde autour du petit, et surtout que personne ne se doute que c’est « l’innocent » qui a frappé le ravisseur !

— Connais-tu son nom, à ce misérable ?

— Oui ; c’est Katahah, le Loup-Cervier, un Onontagué du village voisin. Si tu le rencontres, quand il sera remis du coup que je lui ai donné, ne lui dis rien. Il faut feindre tout le temps, pour déjouer les ruses et la traîtrise !