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La campagne contre la patrie

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LA
CAMPAGNE CONTRE LA PATRIE


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L’INSTRUMENT. — LA DOCTRINE. — L’APPLICATION
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Les mutineries qui ont éclaté à Toul, à Mâcon et à Rodez au lendemain de la décision du gouvernement de maintenir la classe sous les drapeaux, ont révélé, dans un raccourci saisissant, l’action tenace et pénétrante exercée sur l’armée par des organisations mal connues, dont le public ignore en général la puissance et parfois l’existence même. La propagande antimilitariste et antipatriotique apparaît en effet aux esprits sains et aux cœurs droits comme si monstrueuse qu’on se refuse à croire que des Français, groupés à l’abri de la loi, puissent la concevoir et la poursuivre.

C’est le cas cependant, et, dès lors que le mal existe, la première condition pour le combattre avec succès est de le connaître avec clarté. Quelle est présentement l’organisation antimilitariste ? Quelle doctrine professe-t-elle ? Comment s’exerce son détestable apostolat ? Ce sont des questions qu’aucun Français, à l’heure où nous sommes, n’a le droit de négliger. Tous les textes cités dans cette étude ont été publiés par les groupemens anarchistes et syndicalistes dans leurs journaux respectifs (Père Peinard, Voix du Peuple, Libertaire, Humanité, Guerre Sociale, Bataille Syndicaliste), sans parler des feuilles spéciales de certains syndicats que nous avons également dépouillées. On consultera avec profit aussi le Manuel du Soldat, publié par la Confédération Générale du Travail et le Congrès anarchiste d’Amsterdam, édité en 1908 par la Publication sociale. Il faut se reporter enfin aux décisions des congrès : elles figurent dans les mêmes journaux.


I. - L'INSTRUMENT


L’instrument de la campagne contre la patrie est une organisation ouvrière menée par des anarchistes.

De 1880 à 1895, une telle collaboration n’eût pas été possible. Au Congrès du Havre en 1880, le divorce était en effet devenu définitif entre les anarchistes et les socialistes, divisés par la question de l’action électorale. En 1893, le Congrès socialiste international de Zurich, maintenant les décisions de 1880, prononça l’exclusion des groupemens qui ne reconnaissaient pas la nécessité de l’action politique, c’est-à-dire l’exclusion des anarchistes, dont, à la même époque, des attentats répétés affirmaient la doctrine de propagande par le fait. C’est de cette propagande que, par un curieux détour, sortit le rapprochement du socialisme et de l’anarchie.

Les lois répressives votées contre les anarchistes en 1894 leur avaient donné à réfléchir. Des textes nouveaux les menaçaient : ils résolurent contre un texte de se couvrir d’un autre et, motivant l’évolution que leur suggérait la prudence par le désir de faire « œuvre utile, » de demander à la loi de 1884 sur les syndicats l’abri dont les privait la loi de 1894 contre les menées anarchistes. Dès ce moment le syndicalisme les attire. Il faut, disent-ils, « prendre solidement pied dans les syndicats corporatifs, de façon à les faire verser du côté libertaire et prendre ainsi la direction du mouvement révolutionnaire ouvrier. » Un article de M. Pouget dans le Père Peinard (1894) révèle la tactique : « Un endroit où il y a de la riche besogne pour les camarades à la redresse, c’est à la Chambre syndicale de leur corporation. Là on ne peut pas leur chercher pouille. Les syndicales sont encore permises. Elles ne sont pas, à l’instar des groupes anarchos, considérées comme des associations de malfaiteurs. »

Voilà le grand mot lâché : le syndicalisme sera à la fois un passeport et un instrument. Sans doute on orne de raisons théoriques cette évolution pratique. Un anarchiste dira au Congrès d’Amsterdam de 1907 : « C’est vers 1895 que nombre d’anarchistes français, s’apercevant enfin que la philosophie ne suffit pas pour faire la révolution, entrèrent dans le mouvement ouvrier... Fernand Pelloutier fut l’homme qui incarna le mieux à cette époque cette évolution des anarchistes. Il y a aujourd’hui dans le Comité de la G. G. T. un certain nombre d’anarchistes. Ils n’ont pas peu contribué à entraîner le mouvement ouvrier dans la voie révolutionnaire et à populariser l’idée de l’action directe. » En réalité, il s’agit pour les anarchistes de s’assurer d’une part des troupes, d’autre part l’impunité.

Le succès d’ailleurs est rapide. Que voit-on au Congrès socialiste international de Londres de 1896, continuateur du Congrès de Zurich de 1893, qui avait exclu les anarchistes ? La réapparition des anarchistes les plus notoires sous une fausse barbe syndicaliste. MM. Jean Grave et Malato y représentent les métallurgistes d’Amiens, M. Pouget ceux de Beauvais et les ardoisiers de Trélazé, M. Tortelier les menuisiers de la Seine, M. Guérineau les polisseurs sur métaux de Paris. Certains syndicalistes s’en émeuvent et essayent de réagir. Mais déjà l’influence anarchiste l’emporte, et c’est sous cette influence que va se constituer la Confédération Générale du Travail.

En 1897, au Congrès de Toulouse, qui préconise et fait adopter la tactique du sabotage et du boycottage ? MM. Pouget et Delassalle, deux anarchistes. La même année, un journal ouvrier, la Voix du Peuple, est créé. A qui en confie-t-on la direction ? A l’anarchiste Pouget. Dès lors, la partie est gagnée. M. Pouget, déjà directeur du journal, devient secrétaire adjoint de la C. G. T. Il s’y retrouve avec ses anciens camarades anarchistes de 1892, MM. Yvetot, Desplanques, Lenoir, Bousquet, etc. Le Congrès de Bourges de 1904 marque l’écrasement des syndicats réformistes (378 voix) par les syndicats à tendances anarchistes (830 voix). Si bien qu’en 1907 le Congrès anarchiste international d’Amsterdam peut proclamer la victoire de la méthode adoptée sept ans plus tôt.

Au cours des débats de ce congrès, M. Dunois, aujourd’hui rédacteur à l’Humanité, s’écrie : « Le mouvement ouvrier nous offre un champ d’action à peu près illimité. Tandis que nos groupemens anarchistes, petites chapelles où ne pénètrent que les fidèles, ne peuvent espérer grossir indéfiniment leurs effectifs, l’organisation syndicale, elle, ne désespère pas d’arriver à réunir dans ses cadres souples et mobiles le prolétariat tout entier. C’est à l’union ouvrière qu’est notre place d’anarchistes et là seulement. » Il ajoute : « Notre rôle à nous anarchistes, c’est d’être toujours aux côtés du prolétariat militant organisé dans les syndicats pour y propager nos méthodes d’action directe. » Ou encore : « Je le répète : il faut que les anarchistes aillent dans les unions ouvrières d’abord pour y faire de la propagande anarchiste, ensuite parce que c’est le seul moyen pour nous d’avoir à notre disposition des groupes capables de prendre en mains la direction de la production. » Une motion votée par 36 voix contre 6 porte : « Pour la réalisation de la grève générale, la pénétration des syndicats par l’idéal anarchique doit être considérée comme indispensable. »

Pour se rendre plus capables d’exercer cette action directrice, les anarchistes se préoccupent de fortifier leur organisation propre. M. Amédée Dunois dit au Congrès d’Amsterdam : « La propagande individuelle a donné des résultats fort appréciables jadis. Mais il faut bien avouer qu’il n’en est plus de même aujourd’hui. » Le même orateur ajoute : « Le syndicalisme, l’antimilitarisme ont pris chez nous la première place. » Et le congrès vote une motion où on lit : « Les anarchistes réunis à Amsterdam le 27 août 1907, considérant que les idées d’anarchie et d’organisation, loin d’être incompatibles, se complètent et s’éclairent l’une l’autre... que l’organisation des forces militantes assurerait à la propagande un essor nouveau et ne pourrait que hâter la pénétration dans la classe ouvrière des idées de fédéralisme et de révolution, sont d’avis que les camarades de tous les pays mettent à l’ordre du jour la création de groupes anarchistes et la fédération des groupes déjà créés. »

La création de ces groupes anarchistes commence immédiatement. C’est d’abord, en 1904, l’Association internationale antimilitariste ; puis la Fédération anarchiste qui, fondée en 1909, devient en 1912 la Fédération communiste révolutionnaire. Cette fédération, dans son congrès d’avril 1909, « recommande aux camarades ouvriers et fonctionnaires de participer au mouvement syndical et d’y soutenir seulement telles formes de l’action directe, — grève, boycottage, sabotage, antimilitarisme, antipatriotisme, — qui portent en elles-mêmes un caractère révolutionnaire, etc. » Elle a créé 54 groupemens et une revue mensuelle : le Mouvement anarchiste. Elle groupe également les jeunesses libertaires et adhère aux fédérations anar-chistes d’Allemagne, d’Italie et d’Espagne. Elle participe à toutes les manifestations antimilitaristes, antipatriotiques ou autres. Elle publie un Manuel révolutionnaire donnant des recettes de bombes et d’engins explosifs. Deux autres groupemens anarchistes antimilitaristes, le Comité de Défense sociale fondé en 1905, avec une commission exécutive de 12 membres et 36 groupes provinciaux, et le groupe des Libérés des Bagnes militaires, fondé en 1910 par l’ancien disciplinaire Aubin, complètent les cadres de l’anarchie.

Mais, à côté des cadres, il faut des agens d’exécution, M. Dunois l’avait dit au Congrès d’Amsterdam : « Toute révolution s’accompagne nécessairement d’actes qui, par leur caractère en quelque sorte technique, ne peuvent être le fait que d’un petit nombre, de la fraction la plus hardie et la plus instruite du prolétariat en mouvement. » L’Organisation de combat sera cette armée permanente de l’anarchie. Elle fête sa naissance à Rambouillet le 12 août 1909. Elle a des filiales en province. Elle envoie à ses adhérens des instructions secrètes pour le sabotage des lignes télégraphiques, des avis sur la façon de se créer un alibi.

Enfin comme éclaireurs et délégués actifs de l’organisation de combat, voici les Jeunes Gardes révolutionnaires, institués en 1911 avec un comité exécutif, dont l’anarchiste Almereyda est le secrétaire général. Les Jeunes Gardes sont composés d’équipes de dix hommes « armés à la moderne, » c’est-à-dire de brownings, avec le mot d’ordre : « Sus à la police ! » On retrouve, depuis lors, les Jeunes Gardes dans toutes les manifestations violentes. Le journal la Guerre sociale est le moniteur de leurs exploits. « L’agent, écrit-il le 1er mai 1911, s’arrête net, porte les mains à son visage et chancelle. C’est le jonc d’un jeune garde qui, manié d’une main énergique, a porté. » Ainsi les anarchistes encadrés et mobilisés sont prêts à entraîner et à diriger les forces ouvrières dont ils ont, dès 1907, annoncé comme certaine la conquête. Ces forces ouvrières, que sont-elles, et que valent-elles ?

Lorsque la loi de 1884 eut autorisé la constitution des syndicats et des unions de syndicats, les ouvriers usèrent du droit nouveau qui leur était conféré, soit pour former des syndicats de métiers différens dans une même ville (Bourses du travail), soit pour constituer dans toute la France ou dans de vastes régions des syndicats d’un même métier (Fédérations). Au Congrès de Limoges (1892), sous l’impulsion de l’anarchiste Pelloutier, les Bourses du travail se fédérèrent sous le nom de Fédération des Bourses. En même temps, les fédérations de métiers se groupèrent, d’abord sous le nom de Fédération des Syndicats et groupes ouvriers corporatifs de France, puis sous celui de Conseil ouvrier national, enfin sous celui de Confédération Générale du Travail.

Entre ces deux organisations, Fédération des Bourses et Confédération Générale, rapprochant les mêmes cellules syndicales, il y eut alors une période de conflit et de crise. On essaya divers replâtrages, notamment au Congrès de Toulouse de 1897. Mais en 1898, au Congrès de Rennes, le divorce fut consommé, bien que, dès lors, sous l’action des anarchistes, les deux organisations travaillassent l’une et l’autre pour la grève générale révolutionnaire. C'est seulement en 1902, sous l’influence directrice de M. Griffuelhes, adepte et continuateur de M. Pelloutier, que les sœurs ennemies, sentant le mal qu’elles se faisaient l’une à l’autre, décidèrent de se réconcilier et de sceller l’unité ouvrière.

La base de cette charte était la division de la C. G. T. en deux sections, — union des fédérations nationales ou régionales d’industrie ou de métiers et des syndicats isolés ; fédération des Bourses du travail. En 1904, l’unité fut encore renforcée par une décision du comité confédéral décidant que tout syndicat devrait être affilié à la fois à une Fédération et à une Bourse, c’est-à-dire à une union régionale ou nationale et à une union locale. La C. G. T., ainsi consolidée, se divise en deux sections (Fédérations et Bourses) répondant aux deux élémens qui la constituent. Elle a un secrétaire général, deux secrétaires et deux trésoriers payés chacun 300 francs par mois. Les désignations des secrétaires et des commissaires sont enregistrées au jour le jour par l'Humanité et la Bataille Syndicaliste.

La C. G. T. constitue des commissions, commission du journal la Voix du peuple, commission de la grève générale, commission de contrôle, commission des conflits, commission de la maison des fédérations, commission de la semaine anglaise et, depuis le 25 février dernier, commission contre la loi de trois ans. Elle compte, sur 900 000 syndiqués existant en France, 600 000 affiliés, dont 450 000 paient régulièrement leur cotisation. Le nombre des syndicats adhérens est de 2900 environ, répartis entre 50 fédérations de métiers et 153 Bourses du travail. Sur 10 000 000 de travailleurs, ce n’est qu’une minorité. Mais c’est une minorité agissante.

Pour compléter ce tableau sommaire de l’organisation ouvrière, rappelons que la Fédération des Bourses (lre section de la C. G. T.) a réussi depuis 1901 a constituer des unions locales de syndicats qui sont ses correspondans, et depuis 1912 des unions départementales, qui sont ses cadres. Dans cette Fédération, une place spéciale revient à la Bourse du Travail de Paris, dont la création a été décidée par le Conseil municipal en 1886. Elle comprend tous les syndicats légalement formés. Mais, à côté d’elle, s’est constitué, sous le nom d’Union des Syndicats de la Seine, le groupement des syndicats révolutionnaires, qui a organisé les manifestations antimilitaristes et antipatriotiques des dernières années[1]. Enfin à ces organisations syndicales se rattachent des « Jeunesses syndicalistes » fédérées, qui groupent les jeunes gens non encore syndiqués et préparent le recrutement futur des syndicats. On en peut rapprocher aussi les Jeunesses socialistes créées par les parlementaires du Parti socialiste unifié.

Cette organisation ouvrière était le but visé par les anarchistes. Ce but, ils l’ont atteint. Feuilletez les listes de la C. G. T. et de ses commissions. Consultez celles des organisations anarchistes : vous trouvez les mêmes noms et la mainmise des anarchistes sur les syndicats apparaît en pleine lumière. Nous avons cité déjà M. Pouget, vieil anarchiste, condamné dès 1883 pour pillage à main armée, fondateur de la C. G. T. et délégué par elle à la direction de la Voix du Peuple. Voici M. Thuillier, secrétaire du Comité de Défense sociale et de la Fédération communiste révolutionnaire (F. C. R.) et en même temps membre de la commission des grèves de la C. G. T. D’autres membres des organisations anarchistes occupent d’importantes fonctions syndicales : c’est M. Bled, membre de la Fédération communiste révolutionnaire et secrétaire de l’Union des Syndicats de la Seine ; M, Verliac, membre de la Fédération communiste révolutionnaire et secrétaire de l’Union des Métaux ; M. Séné, membre de la Fédération communiste révolutionnaire, rédacteur au Libertaire et membre de la commission du journal à la C. G. T. ; M. Monatte, membre de la même commission et anarchiste de vieille date[2]; M. Marie, membre de la F. C. R. et secrétaire de l’Union des Syndicats de la Seine qui l’ont délégué à la C. G. T. ; M. Sarolea, dit Robert, membre de la Fédération communiste révolutionnaire en même temps que du syndicat des employés de la région parisienne ; M. Gogumus, membre de la Fédération communiste révolutionnaire, et membre du Comité de la C. G. T. ; M. Émile Aubin, secrétaire des Libérés des Bagnes militaires et permanent du Syndicat des Électriciens ; M. Bodechon, membre de la F. C. R. et du Comité de défense sociale, et membre du Comité confédéral ; M. Gaston Jacquemin, membre de la F. C. R. et membre de la Commission exécutive de l’Union des Syndicats de la Seine et du Comité de la C. G. T. ; M. Lemoine, membre de la F. C. R. et secrétaire de la Chambre syndicale des employés de commerce, etc.

On peut citer encore, parmi beaucoup d’autres, M. Jouhaux, secrétaire général de la C. G. T. condamné en 1910 pour violences et cris séditieux ; M. Dumoulin, secrétaire adjoint de la C. G. T., condamné pour détention d’explosifs ; M. Marck, trésorier de la C. G. T., condamné pour violence et sabotage ; MM. Lenoir, Merrheim, Moulinier, tous dignitaires syndicalistes et tous anarchistes avérés, partisans de l’action directe.

Par contre-partie, les groupemens anarchistes, d’abord dirigés par des anarchistes purs, ont maintenant des syndicalistes anarchistes à leur tête, — par exemple le Comité de Défense sociale, dont les dirigeans furent d’abord des libertaires comme MM. Grandidier, Peronnet et Tissier et qui est administré actuellement par le syndicaliste anarchiste Thuillier. Qu’est-ce à dire, sinon que l’unité de ces organisations diverses est absolue, et que partout ce sont les anarchistes qui mènent le jeu ?

On peut s’en assurer d’ailleurs en considérant d’autres indices. Sur 170 Bourses du travail fédérées, 93, — subventionnées comme les autres, — font ouvertement de la propagande anarchiste, antimilitariste et antipatriotique. En 1905, la C.G.T., jusque-là logée dans l’immeuble de la Bourse du travail de Paris, en a été exclue, à raison de cette propagande, par le Préfet de la Seine. En 1908, l’Union des Syndicats de la Seine a été expulsée à son tour. Mais ayant laissé à la Bourse les syndicats qui la composent et qui ont la majorité dans la commission administrative, elle demeure maîtresse de cette commission. Retenons aussi que, de 1904 à 1908, les bureaux de l’Association internationale antimilitariste, fondée par l’anarchiste Almereyda, ont été installés dans l’immeuble de la C. G. T. avec, pour secrétaire, l’anarchiste syndicaliste Yvetot, puis M. Delpech, secrétaire de l’Union syndicaliste de la Seine ; que les journaux Humanité, — Bataille Syndicaliste, — Voix du Peuple, — Guerre Sociale recueillent indifféremment les documens des organisations anarchistes et syndicalistes ; que, dans chacun d’eux, il y a des anarchistes et des syndicalistes inscrits d’ordinaire aux deux organisations : on concevra que ce n’est plus aujourd’hui « unité ouvrière » qu’il faut dire, mais « unité anarchiste. »

Les anarchistes, menant à bien leur plan de 1895, sont à la tête du mouvement ouvrier et, par suite aussi, du socialisme parlementaire asservi aux syndicats. Les hommes de l’action directe, frappés par les lois de 1894, se sont barricadés dans la loi de 1884. La Confédération Générale du Travail, réunissant les Fédérations de métiers et les Bourses du travail, est leur principal instrument. Ces groupemens socialistes, syndicalistes, anarchistes de toutes nuances, avec leurs antennes combatives (Jeunes gardes, Jeunesses, etc.), sont en communication constante et se pénètrent réciproquement. Depuis le Congrès de Bourges, l’action révolutionnaire est leur but commun et avoué. Comment définissent-ils ce but ?


II. — LA DOCTRINE


A tout seigneur, tout honneur : voilà les anarchistes au cœur de la place, maîtres des syndicats et de la G. G. T.. Quelle est, sur la patrie, la doctrine anarchiste ?

Cette doctrine, on la connaît et elle se retrouve identique dans les diverses écoles libertaires divisées sur d’autres sujets. Au Congrès d’Amsterdam de 1907, — celui-là même où fut exposé en détail le plan de conquête des organisations ouvrières, — cette doctrine a été résumée par un des délégués français, M. de Marmande : « Les anarchistes, disait-il, voulant la délivrance intégrale de l’humanité et la liberté complète des individus, sont naturellement et essentiellement les ennemis déclarés de toute force armée entre les mains de l’État, armée, gendar-merie, police, magistrature. Ils engagent leurs camarades à la lutte par tous les moyens, à la révolte individuelle, au refus de service isolé ou collectif, à la désobéissance passive et active et à la grève militaire. Ils expriment l’espoir que tous les peuples intéressés répondront à toute déclaration de guerre par l’insurrection. » Retenez ces formules anarchistes, maintes fois répétées depuis lors : ce sont les termes mêmes qu’emploiera la C. G. T.

Ce programme est celui de toutes les organisations anarchistes qui ont été énumérées plus haut. L’Association internationale antimilitariste, sa continuatrice la Fédération Communiste révolutionnaire, l’Hervéisme dans sa période anarchiste, le Comité de Défense sociale et celui des Libérés des Bagnes militaires, sont d’accord. L’association internationale antimilitariste prend pour devise : « Pas un homme, pas un centime pour le militarisme. » Elle ajoute : « A l’ordre de mobilisation vous répondrez par la grève immédiate et par l’insurrection (7 octobre 1905) » : Ou encore : « Crosse en l’air et rompez les rangs (23 avril 1907) ! » Et enfin : « Désertez (septembre 1907) ! » avec cette précision supplémentaire : « Au lieu de rendre les armes, vous vous servirez de vos cartouches contre les assassins qui vous gouvernent et vous les fusillerez sans pitié (12 mai 1908). »

M. Hervé, dans la Guerre Sociale du 16 mai 1907, se sert des mêmes mots au service des mêmes idées : « Nous ne donnerons pas un centimètre carré de notre peau pour défendre les patries marâtres, y compris la France républicaine. » Pendant plusieurs années, la Guerre Sociale développera cette pensée. Tout le monde, au camp anarchiste, est donc à l’unisson : insurrection en cas de guerre ; sabotage de la mobilisation, voilà la doctrine du parti.

Les anarchistes ne s’en tiennent pas d’ailleurs aux idées générales et précisent les mesures qu’il leur paraît opportun de prendre, le jour où, la patrie étant menacée, l’occasion se présenterait d’opter pour ou contre. Le 18 octobre 1911, l’un d’eux, dans une réunion tenus à la Maison des Syndiqués de la rue Cambronne, s’exprime ainsi : « Au premier jour de la mobilisation, une dizaine de camarades consciens, comme il s’en trouve certainement dans chaque régiment, sortent en ville porteurs d’un pli quelconque à l’adresse d’un officier supérieur ou général. Lorsque le camarade est en présence de ce dernier, il agit, et agir, c’est supprimer l’officier. »

La revue mensuelle le Mouvement anarchiste analyse méthodiquement le sabotage de la mobilisation. On y trouve des articles ainsi conçus : « Recettes utiles : pour mettre un canon hors d’état de nuire, il suffit d’enlever le bouchon-avant du frein hydropneumatique. » Le numéro de novembre 1912 expose les diverses façons de saboter les fusils, les lignes télégraphiques et les voies ferrées.

Le 15 octobre 1912, la Fédération communiste révolutionnaire répand un tract intitulé La Guerre où il est dit : « Ne va pas à la boucherie ! Refuse-toi à tout service ! Arme-toi et sois prêt à t’insurger ! » La Guerre Sociale du 12 novembre 1912 écrit : « Il faut que la mobilisation soit entravée tout de suite... Les militans des campagnes ont une supériorité sur ceux des villes. A deux ou trois par commune, ils peuvent entraver la mobilisation par le sabotage des postes et des lignes télégraphiques et téléphoniques et de la voie ferrée, ainsi que par la destruction des affiches de la mobilisation. »

La Fédération communiste révolutionnaire fait, dans la Guerre Sociale du 12 novembre 1912, la déclaration suivante : « Dans tous les congrès corporatifs, les travailleurs ont proclamé qu’ils répondraient à la mobilisation par la grève générale révolutionnaire. De son côté, la Fédération communiste anarchiste, qui groupe tous les anarchistes du pays, a préparé pratiquement le sabotage de l’armée et de la mobilisation en cas de guerre. » La revue le Mouvement anarchiste, déjà citée, invite les travailleurs à s’entendre avec la Fédération communiste. Le concert actif des anarchistes n’est donc pas inférieur à leur unité doctrinale.

Il y a trente ans, — et même moins, — cette doctrine n’était pas celle du parti socialiste français. Pendant les vingt années qui suivirent la guerre de 1870, les groupemens socialistes français ne s’occupèrent que très peu d’antimilitarisme et d’antipatriotisme. Leur action était d’ordre professionnel, politique et électoral. Blanqui avait publié son manifeste : La Patrie en Danger, qui, pour beaucoup, restait un dogme. En octobre 1893, au Congrès de Paris, les Guesdistes déclaraient : « Nous voulons, et nous ne pouvons pas ne pas vouloir, une France grande et forte, capable de défendre la République contre les monarchies coalisées. » La loi de 1884, en assurant aux syndicats un privilège légal, leur imposait d’ailleurs le strict devoir de se maintenir sur le terrain légal.

Il en fut ainsi, à de rares exceptions près, jusqu’en 1895. Mais, à cette date, l’infiltration anarchiste, conçue et réalisée par Fernand Pelloutior et ses amis, modifia la situation. Dès lors, les syndicats se désintéressent peu à peu des questions corporatives. L’idée de grève générale révolutionnaire, politique plus que professionnelle, passe au premier plan. Elle a pour corollaire la haine de l’armée : car l’armée est au service de l’ordre. L’antimilitarisme, à son tour, conduit à l’antipatriotisme. Car l’armée existe en fonction de la patrie et, pour atteindre sûrement la première, il faut s’attaquer à la seconde. L’évolution de la doctrine syndicaliste, envahie d’esprit anarchiste, est rapide et décisive.

Dès le Congrès d’Alger de 1902, la G. G. T. décide la publication du Manuel du Soldat, dont la rédaction est confiée à M. Yvetot, anarchiste d’origine. Ce Manuel, qui résume officiellement la doctrine du parti, n’a pas eu moins de seize éditions, au total 185 000 exemplaires. Il se divise en trois chapitres : la patrie, l’armée, la guerre. Il se termine par une conclusion et par des conseils aux conscrits.

La patrie est « une religion imbécile. » Il est temps d’en finir avec cette « comédie sinistre. » L’armée est au service « des intérêts de quelques-uns. » Quant aux officiers, « le meilleur est celui qui se montre en toutes circonstances la plus parfaite brute ; exemple Anastay, Esterhazy, Voulet, Chanoine, etc. » Par suite, l’armée « entretient avec soin la force bestiale idéalisée et panachée. » Les années de service sont pour chaque citoyen « un apprentissage de brutalité et de bassesse. » L’armée n’est pas seulement « l’école du crime. » Elle est encore « l’école du vice, l’école de la fourberie, de la paresse, de l’hypocrisie et de la lâcheté. » En conséquence, le Manuel précise l’attitude que devront adopter les soldats mis par force au service de « la patrie, cette idole. » A ceux qui ne croiront pas pouvoir supporter « les vexations, les insultes, les imbécillités, les punitions et toutes les turpitudes de la caserne, » on dit : « Désertez. » Aux plus patiens ou aux plus timides, on conseille : « De l’école du crime faites une école de révolte. » Cette révolte sera un devoir dans deux cas : en cas de grève et en cas de guerre : car il n’existe pas de frontières : « L’on veut faire de vous des machines à tuer : révoltez-vous. Et que tremblent enfin ceux qui osent vous armer contre vos frères. Car votre ennemi, c’est celui qui vous exploite, vous opprime, vous commande et vous trompe. » Nous voilà loin du syndicalisme légal et de la défense des intérêts corporatifs. Le Manuel du Soldat, catéchisme confédéral, atteint les limites extrêmes de la doctrine anarchiste. Ce n’est plus la société seule qui est visée. C’est la patrie et ses garanties nécessaires.

La doctrine ainsi ramassée va être constamment développée en concert étroit avec les groupemens anarchistes. Au Congrès de Bourges de 1904, M. Yvetot annonce, en la recommandant, la création d’une association des travailleurs antimilitaristes. Or cette association, c’est à un congrès anarchiste (juin 1904) qu’elle a pris naissance, — on n’a donc point de peine à établir le lien de filiation précisé du reste par les noms des signataires, dont 17 sur 31 sont des membres en vue de la C. G. T., voisinant avec les plus notoires des anarchistes. Le premier appel est signé : « Les secrétaires Miguel Almereyda ; G. Yvetot. » Le 27 avril 1907, c’est l’Union des Syndicats de la Seine qui affirme dans une circulaire sa solidarité avec l’Association antimilitariste par un nouvel appel : « Crosse en l’air et rompez les rangs ! » À chaque départ de la classe, elle lance une proclamation qui se termine par ce mot : « Désertez ! »

La C. G. T., dès lors, est franchement entraînée dans l’antimilitarisme intégral. Il ne s’agit plus pour elle de réprouver l’emploi des soldats dans les grèves. Elle s’en prend, — le Manuel du Soldat suffit à l’établir, — à la défense nationale et à la patrie. Dès 1905, la Bourse du travail de Bourges a envoyé à tous les syndicats de France le questionnaire suivant : « À la déclaration de guerre répondrez-vous par la grève générale révolutionnaire ? Nous comptons sur une réponse affirmative unanime. »

Au Congrès d’Amiens, en octobre 1906, M. Yvetot fait adopter la motion suivante : « Le Congrès affirme que la propagande antimilitariste doit devenir toujours plus intense et toujours plus audacieuse. » Au Congrès de Marseille d’octobre 1908, l’ordre du jour voté par 681 voix contre 421 porte : « Le congrès déclare qu’il faut faire l’instruction des travailleurs, afin qu’en cas de guerre, les travailleurs répondent à la déclaration de guerre par une déclaration d& grève générale révolutionnaire. »

Confirmation non moins énergique de la doctrine au Congrès de Toulouse d’octobre 1910 par 900 voix contre 307 et à la réunion nationale organisée en octobre 1911 à Paris par la C. G. T. Le délégué des sous-agens des P. T. T. y déclare : « Je n’ai pas de mandat. Mais nous sommes un fort groupe de camarades prêts à obéir à la G. G. T. en temps de guerre. » Et la réunion vote l’ordre du jour que voici : « Les décisions des congrès confédéraux sur l’attitude de la classe ouvrière en cas de guerre deviennent exécutoires à partir du moment où la guerre est déclarée… Les sous-comités auront pour mission d’intensifier la propagande antimilitariste et antipatriotique… La déclaration de guerre doit être pour chaque travailleur le mot d’ordre de la cessation immédiate du travail. »

Aussitôt commence une tournée de conférences contre la guerre et pour la révolution en cas de guerre. On en note une à Bordeaux (20 octobre 1911), à Alais (28 octobre), à Belfort (27 octobre), où MM. Jouhaux, Yvetot et autres commentent les décisions des Congrès. Enfin, les 24 et 25 octobre 1912, un congrès se tient pour « l’organisation de la résistance à la guerre. » La Bataille Syndicaliste, la Voix du Peuple, la Guerre Sociale développent au jour le jour cette doctrine antinationale, pour la propagation de laquelle la C. G. T. a mis sa puissance numérique au service de la minorité anarchiste.

Les Bourses et les Fédérations ne sont pas moins précises dans leurs déclarations. Les meetings et les appels de la Bourse de Paris sont innombrables. En 1912, au départ de la classe, elle organise 20 réunions. Le Congrès des Jeunesses syndicalistes du ler septembre 1912 décide que « le militarisme étant une institution de domination et de meurtre, les Jeunesses doivent le combattre de toutes leurs forces et sous toutes ses formes. »

Voilà pour les vues d’ensemble. Mais les conseils pratiques, tout comme chez les anarchistes, viennent à l’appui. À la réunion d’octobre 1911, le délégué des mineurs dit : « En cas de mobilisation, nous avons étudié les moyens pour tout arrêter. Permettez-moi de ne pas divulguer ces moyens. » La C. G. T. décide la réunion d’un congrès où « chaque organisation devra faire connaître les moyens adoptés pour s’opposer à la mobilisation. » Ce congrès, tenu en novembre 1912, et qui réunit 450 délégués, représentant 48 fédérations, 84 bourses, 1408 syndicats, examine ces moyens par corporation. Les délégués reçoivent des instructions écrites en vue du sabotage.

Dans les réunions des Fédérations, l’action est concertée avec les anarchistes, « pour, en cas de guerre, empêcher les départs à la gare de l’Est. » En province, 93 bourses suivent le mouvement. On y entend des appels comme celui-ci : « Si par mégarde une balle partait de votre arme, qu’elle soit au moins intelligente ! » Le 25 novembre 1912, le Comité d’entente des Jeunesses syndicalistes affirme sa solidarité avec la Fédération communiste anarchiste en distribuant à la porte des usines un tract où sont reproduites les recettes de sabotage, citées plus haut, du Mouvement anarchiste du même mois. Bref, toutes les organisations ouvrières sont sans exception domestiquées au service de l’antipatriotisme anarchiste sur la base de l’insurrection en cas de guerre et du sabotage de la mobilisation.

Les représentans élus des socialistes ne diffèrent pas, à cet égard, des militans syndicalistes. En septembre 1907, M. Jaurès dit au Tivoli Vauxhall, en s’appropriant terme pour terme le vocabulaire anarchiste : « Le devoir des prolétaires, si la guerre était déclarée contre leur volonté, serait de retenir les fusils pour abattre révolutionnairement le gouvernement de crime. » En avril 1909, c’est à la demande de M. Jaurès que le Congrès de Saint-Étienne refuse de voter l’exclusion demandée contre M. Hervé par les Guesdistes. Le 27 septembre 1912, dans une réunion de la jeunesse socialiste du XXe arrondissement, M. Fribourg déclare que « les socialistes feront leur devoir en répondant à la déclaration de guerre par l’insurrection. » Et M. Dejeante célèbre la Commune.

Le Comité national des Jeunesses, qui fonctionne sous le patronage des plus notoires députés socialistes, écrit : « Pour toi, jeune soldat, l’ennemi n’est pas le travailleur, fût-il de l’autre côté de la frontière et revêtu comme toi de la livrée militaire, mais bien l’exploiteur national ou cosmopolite. » Le 14 novembre 1912, M. Marcel Cachin, conseiller municipal de Paris, fait voter dans une réunion un ordre du jour qui porte : « Les citoyens réunis déclarent qu’ils préfèrent l’insurrection à la guerre au cas où les événemens balkaniques amèneraient une conflagration générale. »

À la Chambre enfin, le 30 novembre et le ler décembre 1912, au cours d’un débat sur l’antimilitarisme, les députés unifiés manifestent leurs sentimens par les interruptions suivantes : « M. Brizon. C’est une bonne œuvre ! — M. Vaillant. Nous en sommes. Nous savons ce que c’est. — M. Raffin-Dugens. Si en 1871 on avait mis les chemins de fer hors de service, nous n’aurions pas eu Sedan. — M. Vaillant. Trop peu nombreux (en parlant des foyers d’anti militarisme) ! — M. Vaillant. Contre le militariste nous ne ferons jamais assez. — M. Vaillant (parlant des antimilitaristes). Nous nous solidarisons avec eux. — M. Brizon. Nous ne sommes pas des lâcheurs, nous, » etc.

En résumé, les organisations socialistes ouvrières et autres sont en plein accord avec les organisations anarchistes qui depuis quinze ans les pénètrent intimement. Contre l’armée et contre la patrie, pour l’insoumission, la désertion, l’insurrection en cas de guerre, l’assassinat des officiers et le sabotage de la mobilisation : voilà le terrain de cet accord. Après l’unité d’instrument, l’unité de doctrine est établie. Passons à l’application.


III. — L'APPLICATION


Les congrès, les meetings, les affiches, les brochures, les revues et les journaux, où l’on vient de voir s’étaler la philosophie de l’antimilitarisme et de l’antipatriotisme, ne sont pas seulement des exposés de doctrine. Ils ont en outre, il est superflu d’y insister, une valeur de propagande. Ce sont des appels pratiques, destinés à courber les volontés, à les préparer, l’heure venue, à obéir aux consignes des meneurs. Toute une littérature spéciale éclôt en marge des journaux : Aux conscrits, par l’Association internationale antimilitariste, l'Idole Patrie, par André Lorulot, la Crosse en l’air, par Ernest Girault, l’Enfer militaire, par A. Girard, Lettre à un conscrit, par Victor Méric, Le mensonge patriotique, par Eugène Merle, l’ Outil de meurtre, par Levieux, la Vache à Lait, par G. Yvetot, etc. La provocation à la désobéissance, à l’insurrection et au meurtre y est inscrite en toutes lettres. Cela est si vrai, que les Parquets ont quelquefois poursuivi, sans qu’on puisse d’ailleurs discerner pourquoi dans tel cas ils l’ont fait, alors que dans tel autre, identique de tous points, ils s’abstenaient. Mais cette propagande par la parole et par la plume ne pouvait suffire aux vastes desseins des conjurés. Des moyens plus directs ont donc, et dès longtemps, sollicité leur attention.

Un premier moyen de propagande, c’est le théâtre et la chanson. L’organisation antipatriotique n’a garde de le négliger. Dès 1894, on trouve à Paris un « Théâtre social, » alimenté de pièces ad hoc par des anarchistes et des syndicalistes. En 1911, la moisson a eu le temps de lever et l’on voit apparaître tour à tour le Théâtre révolutionnaire, le Théâtre du peuple, la Muse révolutionnaire, les Groupes artistiques révolutionnaires, etc. Le répertoire est suggestif : A Biribi, où l’on voit des gradés martyriser des disciplinaires ; le Dragon, histoire de grève, où un soldat tue son capitaine ; Gendarme, où un vagabond reconnaît son frère dans l’officier qui l’arrête, le ligote et s’enfuit en criant : « Vive la liberté ! », l’Aiguilleur, où un cheminot libertaire fait dérailler un train par vengeance sociale ; la Dernière cartouche, où un soldat français, à la frontière, tue son chef, met la crosse en l’air et chante l'Internationale. On peut citer encore la Grève rouge, le Couteau, Sac au dos, Canaille et Cie, Bagnes d’Afrique, Refus d’obéissance, la Dernière Salve, le Bétail, etc. Toutes ces pièces sont jouées et souvent dans les locaux mêmes des Bourses du travail, — qui sont, ne l’oublions pas, subventionnées, — à Lorient, au Havre, à Saint-Étienne, à Marseille (dans cette ville, 32 représentations)[3].

A côté des pièces, il y a les chansons : A bas Biribi ; Ne tire pas, petit soldat ; Paix et guerre ; le fusil Lebel ; l'Hymne à l'anarchie ; le Drapeau rouge ; Gloire au 17e, etc. Le chansonnier Brunswick, dit Montehus, triomphe dans ce genre particulier. Il est l’artiste officiel de la révolution. Qu’on en juge : à Marseille, on affiche dans les rues l’avis que voici : « Les membres du Conseil d’administration de la Bourse du travail préviennent tous les ouvriers syndiqués que Montehus commencera ses représentations au Palais de Cristal le 1er décembre. Venir l’entendre, c’est un devoir pour tous. Le Conseil d’administration insiste auprès des camarades pour qu’ils viennent en masse. Signé : Le Conseil d’administration de la Bourse du travail. » On juge de l’effet que peut produire, dans une atmosphère d’assommoir, cette littérature fratricide.

Mais la propagande sait se faire plus directe. Elle ne s’adresse pas seulement à l’ouvrier dans les réunions et les cafés-concerts, au jeune homme dans les Jeunesses syndicalistes et socialistes. Il faut aussi qu’elle atteigne le soldat même, à la caserne, et que, jusque sous l’uniforme, se poursuive la lutte contre la discipline, contre l’armée et contre la patrie. L’envoi des brochures est dangereux et intermittent. Pour communiquer avec les soldats, il faut un déguisement. L’antimilitarisme et l’antipatriotisme à la caserne ont besoin, comme naguère l’anarchisme dans les syndicats, d’une fausse barbe. Cette fausse barbe, ce sera le Sou du Soldat.

Le Sou du Soldat, constitué en 1900 à l’état embryonnaire, se présente alors, grâce à l’équivoque de son titre, comme une œuvre de camaraderie, de mutualité et de philanthropie. C’est ainsi qu’il se présentera, douze ans plus tard, quand il sera menacé de sanctions pénales. Mais, entre temps, sa physionomie réelle a été définie par ses créateurs avec un relief qui ne laisse rien à désirer. Le but est de maintenir un lien entre les syndiqués soldats et les autres. Pour quelle fin ? Ce que nous savons de la doctrine suffirait à nous l’apprendre. Mais les confirmations abondent. Il s’agit de garder les soldats sous la domination des syndicats et, par-dessus tout, d’établir des relations régulières entre eux et les syndicats. Grâce à ces relations, l’esprit syndicalo-anarchiste pénétrera dans les casernes. Grâce à ces relations, les organisations sauront à tout instant sur quels élémens elles peuvent compter dans chaque unité. Grâce à ces relations, la mobilisation révolutionnaire se préparera parallèlement, disons mieux, contradictoirement à la mobilisation nationale.

Résumons à grands traits l’histoire du Sou du Soldat : son caractère ressortira des textes eux-mêmes. En septembre 1900, la C. G. T. adresse aux syndicats un premier appel : il faut « que le soldat ne se trouve pas isolé dans le milieu malsain qu’est la caserne. » Il faut combattre « à tout prix l’action néfaste du régiment ; » il faut « attirer les soldats à la C. G. T., par tous les moyens. » Au Congrès de la Fédération des Bourses tenu à Alger en septembre 1902, l’ordre du jour final est plus explicite : le but du Sou doit être « la propagande antimilitariste par tous les moyens et sous toutes les formes. » À ce même congrès, l’Union syndicale du bronze préconise la constitution d’une caisse de secours aux insoumis. Au Congrès de Toulouse, en septembre 1910, l’organisation est exposée dans son ensemble. Le congrès (adjonction Péricat) engage les syndicats à instituer une caisse du Sou du Soldat ; il décide que « les syndicats devront dresser une liste de leurs membres au régiment avec toutes les indications utiles. Le double de cette liste devra être envoyé au secrétariat de la section des Bourses de la G. G. T. Le secrétaire de cette section devra à son tour adresser une liste des soldats syndiqués répartis par centre et par région et adresser cette liste aux Bourses du travail intéressées. Les soldats sont invités à fréquenter les Bourses du travail. Les secrétaires des Bourses auront à viser les cartes confédérales des soldats. » Ce sont les listes de recrutement de la révolution.

Aussitôt les mesures d’exécution commencent et les circulaires partent. L’Union des Syndicats de la Seine précise dans l’une d’entre elles, en date du 14 mai 1911, qu’il s’agit d’appliquer « les décisions (des congrès) sur l’antimilitarisme : » nous voilà loin de la mutualité. Les envois de mandats aux soldats sont en conséquence accompagnés de commentaires. La Bourse du travail de Bourges leur parle de « leur vilain métier » et leur écrit : « Tu ne tueras pas. » On pourrait multiplier ces citations. Retenez que nous sommes alors en plein conflit franco-allemand. C’est le moment que prend un syndicat pour écrire aux soldats qu’il subventionne : « Sachons choisir nos ennemis, qui ne sont pas certes les ouvriers allemands, mais nos maîtres de quelque pays qu’ils soient. » Ou encore : « Inutile que nous t’indiquions la cible. »

À la même époque, nouveau pas en avant : le Sou du Soldat avait été jusqu’alors laissé à l’initiative des syndicats. Sous l’impulsion de M. Yvetot, les Bourses du travail commencent à s’en saisir, substituant au Sou syndical, nécessairement limité, un Sou plus largement assis. Sous la même impulsion, les Fédérations, plus libres de leurs mouvemens que les Bourses, puisqu’elles ne reçoivent pas de subventions, entrent en scène.

La Fédération de la Métallurgie, la Fédération des Transports par voie ferrée, la Fédération Nationale du Bâtiment sont à la tête du mouvement destiné à créer le Sou fédéral. Le but ? M. Lenoir le révèle en écrivant dans la Bataille du 22 octobre 1911 : « Si le Congrès a affirmé son sentiment antimilitariste, il a su matérialiser sa pensée en consentant l’effort pécuniaire, etc. » Cet effort pécuniaire est déclaré obligatoire pour tous les syndiqués : il a commencé à se produire le 1er jan-vier dernier. Enfin, au mois de septembre 1912, au Congrès confédéral du Havre qui reprend l’idée d’une caisse de secours aux insoumis, une généralisation plus vaste encore a été tentée : le Sou Confédéral, fonctionnant dans toutes les corporations.

À cette occasion, M. Yvetot a tenu à rappeler que « le Sou du Soldat n’est pas seulement une œuvre d’assistance, mais surtout une institution efficace de propagande antimilitariste. » A la même date, la Fédération des Mines, Minières et Carrières commente dans des termes analogues (numéro d’octobre 1912 du Travailleur du Sous-Sol) l’utilité du Sou. La Chambre syndicale des ferblantiers de Paris et le syndicat des terrassiers de la Seine s’expriment dans le même sens. Quel doute garder sur le but de cette caisse « philanthropique, » dont l’un de ses fondateurs, M. Yvetot, caractérisait l’efficacité en écrivant le 15 juillet 1911 dans la Voix du Peuple : « En temps de grève comme en temps de guerre, les syndiqués resteront des hommes, frères de tous ceux qui souffrent, travaillent et pensent. Et quand ceux-ci revendiqueront, s’insurgeront, il sera juste que nos enfans, nos frères et nos amis qui se trouveront soldats passent à nous avec armes et munitions. »

La C. G. T. tenant, grâce au Sou du Soldat et aux listes de soldats syndiqués établies en 1910, l’état complet de ses adhérens, peut mener plus sûrement son action dans les casernes. On sait qu’en 1911 le Cabinet Caillaux avait ordonné des poursuites qui aboutirent, en vertu de la loi de 1894, à des condamnations d’ailleurs isolées[4]. Le 1er octobre, à la conférence des Bourses et des Fédérations tenues à Paris, la C. G. T. décide d’« intensifier la propagande antimilitariste et antipatriotique. » Quelques jours après, chaque syndicat reçoit de la C. G. T. une circulaire signée de MM. Jouhaux et Yvetot les invitant à étudier la préparation de l’insurrection « pour la matérialisation des décisions des Congrès. »

Une tournée de conférences commence où sont exposées les recettes de sabotage citées plus haut. Au moment du départ de la classe, la Voix du Peuple publie un numéro spécial illustré prêchant la révolte aux conscrits. Le trésorier de la C. G. T., M. Marck, l’annonce aux syndicats par une circulaire violemment antimilitariste où on lit : « La Voix du Peuple illustrée, qui paraîtra cette semaine, devra être mise entre les mains de tous les conscrits. Nous engageons instamment les Bourses du travail et les Syndicats à propager ce numéro spécial. » Rien de plus simple, si l’on se reporte aux instructions du Congrès de 1910 prescrivant aux secrétaires de tenir à jour les listes de conscrits.

L’organisation ainsi formée, mobilisée et éprouvée, se trouve donc prête à l’action, quand, en février 1913, on annonce le dépôt prochain d’un projet de loi établissant le service de trois ans. Le 25 février 1913, le Comité de la C. G. T. ordonne l’entrée en campagne et, le 25, désigne une commission spéciale, comprenant, outre son Bureau, MM. Bled, Gautier, Lenoir, Luquet, Ranty et Voirin. M. Jouhaux, secrétaire général, y propose un projet de manifeste qui paraît le 27 et dénonce « le chauvinisme idiot et le patriotisme intéressé. »

Le 4 mars, nouvel appel adressé non plus aux travailleurs, mais aux Unions de syndicats : car c’est par elles qu’on pourra atteindre les soldats dont elles possèdent la liste et les convaincre que les prétextes (augmentation de l’armée allemande de 180 000 hommes) sont « des prétextes faux. » L’Union des Syndicats de la Seine annonce le même jour» une manifestation syndicale monstre. » Le 9, sous le titre : « Un crime se prépare, » convocation pour le 16 au Pré Saint-Gervais. La Bourse du travail de Paris, officiellement reconnue et subventionnée, se solidarise avec l’Union des Syndicats. Le 9 mai, le Comité confédéral décide de « redoubler d’activité. » Il lance, en conséquence, un appel intitulé « Coup de force, » où il dit : « Au prix de beaucoup de sacrifices, nous sommes parvenus à affaiblir l’esprit militaire, » et il conclut : « A bas les trois ans ! »

Mais ce cri n’est pas poussé seulement dans les meetings. On a, n’est-il pas vrai ? le moyen de l’introduire dans les casernes et d’y préparer une sédition militaire grâce aux listes de syndiqués soigneusement récolées. Dès le 22 mars, l’Humanité rend compte de la propagande organisée. Elle se félicite de la « véhémence croissante » de la protestation. « La protestation devient chaque jour plus véhémente et plus forte. Dans les régimens, les protestataires affirment vigoureusement leur hostilité à la loi qui leur imposerait un an de rabiot et ils rendent hommage au parti socialiste pour son irréductible opposition. » Suivent des « ordres du jour » du 91e d’infanterie (Mézières-Charleville), du 87e (Saint-Quentin), de la 24e section, etc.

Voici quelques échantillons des protestations publiées par l'Humanité : « La garnison de Mézières-Charleville (qui comprend le 91e d’infanterie et un groupe du 61e d’artillerie), confiante dans le vaste mouvement de protestation contre la loi de trois ans, envoie au parti socialiste, à ses élus et aux syndicats ouvriers ses plus sincères remerciemens ; invite le gouvernement à se rendre compte de ce qui se passe dans les casernes ; et lui certifie que, si les voix de la classe ouvrière ne font pas assez de bruit à son gré, les hommes sous les drapeaux pourraient bien y joindre une autre voix plus grande en force et plus tragique en effet. Nous comptons sur les élus socialistes et sur le concours de l'Humanité, dont nous sommes presque tous lecteurs, pour ne pas laisser s’accomplir un tel acte. »

La publication continue les jours suivans. Le numéro de l’Humanité du 24 avril contient encore une longue liste de soldats répondant à l’appel de la C. G. T. Toutefois, pour éviter les sanctions, le numéro du 2 mai recommande aux soldats de ne pas signer. « Les soldats n’ont pas à signer la pétition. Mais qu’ils conseillent à leurs parens, à leurs amis de la signer. Qu’ils nous donnent au besoin des adresses pour envoyer des listes. »

La communication avec les soldats est donc établie par correspondance directe. Mais on utilise d’autres moyens encore. Bientôt, en effet, ce sont les réservistes et les territoriaux, introduits dans les casernes par leurs périodes d’instruction, qui deviennent les propagateurs de l’appel à la révolte. L’Humanité écrit : « Un de nos braves camarades syndiqué et membre du parti, le citoyen F. Schwob, a été appelé le mois dernier au 157e territorial pour y accomplir sa période de neuf jours. Pour avoir distribué des listes de pétition contre la loi de trois ans, il a été frappé de huit jours de prison par le colonel, portés à quinze par la brigade et à soixante par le général en chef. Ces messieurs ne veulent pas s’arrêter là et le dossier aurait été envoyé au ministère de la Guerre pour y être examiné. Cette mesure odieuse, qui ne se justifie que par la peur de nos réacteurs de voir échouer leur loi de trois ans, a provoqué dans les milieux ouvriers une émotion considérable. »

Ainsi le parti socialiste unifié se solidarise avec la C. G. T. et poursuit « par tous les moyens » la propagande antimilitariste. Les discours et les articles des députés unifiés en témoignent quotidiennement. Lorsque est annoncé le maintien de la classe sous les drapeaux, c’est contre cette mesure que l’effort se concentre. M. Jaurès et ses amis préludent aux opérations en proclamant « l’illégalité » de la mesure qui impose aux soldats, en vertu de la loi de 1905, un effort supplémentaire. L’effet se manifeste peu de jours après la cause. Le 19 mai en effet, l’Humanité, poursuivant la publication de la correspondance avec les soldats, imprime une protestation ainsi conçue : « Je vous adresse la protestation d’une centaine de camarades de ma compagnie (c’est-à-dire presque la totalité), résolument adversaires du rétablissement des trois ans. Ils s'engagent, si cette loi est promulguée, à n’en tenir aucun compte et vous autorisent à faire de la présente tel usage qui vous semblera utile pour la chute d’un projet ne répondant en rien aux prétendues nécessités d’augmentation d’effectif. — Du 153e de ligne, à Toul. »

Or c’est les 17 et 18 qu’éclatent à Toul, et précisément au 153e, les incidens que l’on sait. En outre, circonstance non moins frappante, le général Pau, inspecteur d’armée, chargé de l’enquête, découvre à Toul un appel daté du 16 où l’on peut lire : « Camarade, vas-tu hésiter ? Non. Recours à la force et à l’illégalité. A demain soir. » L’appel distribué dans les casernes de Toul et la protestation publiée à Paris sont d’une suggestive unité de style. Dans plusieurs pages, — M. Albert Noël, député de Verdun, l’a exposé à la Chambre le 20 juin dernier, — on trouve d’ailleurs les brochures, tracts et appels des organisations anarchistes et syndicalistes. Et le général Pau déclare : « Nous ne sommes pas en présence d’une mutinerie militaire, mais d’un mouvement d’origine politique. »

Si l’on en doutait encore après avoir lu les textes et les faits qui précèdent, on en trouverait la preuve dans des événemens plus récens. La rébellion, incomplètement organisée au moment où a été publiée la nouvelle du maintien de la classe, on va la reprendre en main plus à loisir et la préparer pour le jour où la classe, au lieu d’être libérée, sera maintenue au corps. Les anarchistes, comme toujours, donnent le la, et M. Eugène Jacquemin écrit le 8 juin dans le Libertaire : « Vouloir maintenir la classe, c’est facile. Pouvoir le faire, c’est autre chose. Sans perdre un instant, pour empêcher le maintien de la classe, préparons la grève générale. »

Les syndicats, comme toujours, se montrent prêts à marcher. Le secrétaire de l’Union des Syndicats de Lyon préconise le 10 mai dans l'Ouvrier des Scieries « un bon mouvement de grève générale dont on lancerait l’idée immédiatement par une décision portée à l’ordre du jour du Comité confédéral, une consultation de tous les syndicats, des Fédérations et des Unions. » En vue de l’opération, on prend des précautions révélatrices de l’action antérieure. Le Comité fédéral des métaux écrit dans l' Union des Métaux de mai : « Il serait imprudent de conserver les correspondances des soldats. Cette opportune précaution prise, le Sou du Soldat ne saurait être inquiété. » La Fédération du bâtiment précise l’esprit des syndicats par cette formule que nous empruntons au Travailleur du bâtiment du 15 mai : « La patrie, ah ! quelle bonne blague ! »

La campagne continue donc avec le même but, la même méthode et le même instrument. Le but, c’est la propagande antimilitariste et antipatriotique, spécialement dirigée, dans les circonstances actuelles, contre le service de trois ans et le maintien de la classe sous les drapeaux. Le moyen, ce sera, si possible, une sédition militaire en septembre et la grève générale. L’instrument, c’est le Sou du Soldat, dont les Fédérations essayent de masquer aujourd’hui le caractère si hautement proclamé depuis dix ans : le Sou du Soldat protégé contre les sanctions par la suppression de ses archives ; le Sou du Soldat insinuant dans les régimens, grâce aux listes de 1910, les germes de révolte des syndicats anarchistes. Comme l’écrivait récemment M. Yvetot : « Le rôle et le but du syndicalisme sont aussi ceux de l’anarchie. » Ce n’est pas nous qui le lui faisons dire.

Tels sont les élémens, les doctrines et les actes de la minorité redoutable qui, de l’appel à la révolte, est arrivée en quelques années à l’organisation de la rébellion militaire. Anarchistes et syndicalistes ne représentent pas assurément les 10 millions de travailleurs au nom desquels ils ont entrepris le sabotage de la patrie. Mais leur action tolérée a atteint de tels résultats, qu’ils ne sont pas moins dangereux que si tous les ouvriers de France pensaient et sentaient comme eux. Par eux, un complot permanent est dirigé contre la sûreté intérieure et extérieure de l’État. Par eux, les services publics d’intérêt général sont constamment menacés[5]. Par eux, la défense nationale est compromise.

Dès avant les mutineries de mai, on pouvait chiffrer les résultats de cette propagande. Le nombre des déserteurs et des insoumis accuse en effet la progression suivante :

Déserteurs.Insoumis.
1898..... 1901 4 078
1899..... 1990 3 950
1900..... 1873 5157
1901..... 2318 3774
1902..... 2223 3768
1903..... 2194 4973
1904..... 2316 4737
1905..... 2074 7807
1906..... 3169 10 082
1907..... 3437 10 030
1908..... 3129 9378
1909..... 2022 10 049
1910..... 2020 9029
1911..... 2548 9786

Aux 31 décembre 1909, 1910, 1911, le ministre de la Guerre faisait rechercher comme déserteurs ou insoumis :

63 337
70 038
76 723

Cette progression coïncide avec le progrès de la mainmise anarchiste sur les organisations ouvrières. Il a été en outre établi, au cours de la crise franco-allemande de 1911, que des anarchistes syndicalistes avaient su se glisser, dans les régimens, aux postes les plus propres à saboter la mobilisation. M. Messimy, ancien ministre de la Guerre, ayant exposé ces faits, le 30 novembre 1912, M. Poincaré, président du Conseil, lui a répondu : « Le gouvernement ne vous dément pas. » Le péril actuel n’est donc pas contestable. Le péril futur est impossible à mesurer.

Contre ce péril les mesures prises jusqu’ici ont été peu efficaces : on doit avouer d’ailleurs qu’elles ont été médiocres. La cause en est sans doute qu’on n’a jamais considéré le mal dans son ensemble, qu’on s’est attaqué toujours à des manifes-tations isolées, qu’on a épargné invariablement les têtes qui conçoivent et les bras qui exécutent pour n’envoyer devant la justice que d’irresponsables comparses. Ce n’est pas ici le lieu de rechercher si l’insuffisance des lois existantes justifie l’insuffisance des sanctions. Est-il exact que ni la loi de 1894 contre les menées anarchistes, ni les articles 265, 266 et 267 du Code pénal relatifs aux associations de malfaiteurs, ni les articles 86 et suivans du même Code relatifs aux complots contre la sûreté de l’Etat ne donnent aux pouvoirs publics les armes nécessaires et que l’on doive par suite en forger de nouvelles ? Beaucoup pensent le contraire. Ce n’est point notre affaire d’en décider.

En revanche, après nous être imposé et avoir convié nos lecteurs à s’imposer avec nous le contact répugnant de cette littérature criminelle, aussi basse de fond que de forme ; après avoir suivi dans ses origines et dans ses actes le concert établi contre la patrie, nous avons le droit de conclure que la France a besoin d’être défendue et que, par un moyen ou par un autre, il faut qu’elle le soit sans tarder. A quoi servirait-il de lui demander contre le risque du dehors le lourd effort militaire, qu’elle accepte avec fermeté, si la trahison des saboteurs devait, à l’heure du danger, abattre la défense d’un coup de poignard dans le dos ? Et ce danger n’a rien d’imaginaire. Un de nos amis a assisté, à Reims le 5 juin, a une réunion où M. Maxence Roldes, délégué permanent à la propagande du parti socialiste unifié et M. Jouhaux, secrétaire général de la C. G. T., ont dans leurs discours fait, contre la France, un ardent éloge de l’Allemagne. On sait d’autre part que M. Morizet, rédacteur à l’Humanité, a déclaré à l’abbé Wetterlé qu’en cas de guerre, ses amis socialistes saboteraient la mobilisation.

A la lumière des textes et des faits, y a-t-il place encore pour un désaccord sur la gravité de la menace que les meneurs des syndicats anarchistes font peser sur notre pays ? Assurément non. C’est pour fortifier, sur une base positive, l’accord des bons citoyens, que nous avons tiré de la pénombre de leurs feuilles spéciales, au grand jour de la discussion, les conspirateurs ligués contre la sécurité publique.

André Tardieu.
  1. Cf. Bulletin officiel du Conseil municipal, passim.
  2. Au Congrès d’Amsterdam M. Monatte avait célébré « la voix grandiose de la dynamite. » (Congrès d’Amsterdam, p. 69.)
  3. Par circulaire du 9 février 1912, le ministre de l’Intérieur a enjoint aux maires d’interdire les représentations de ce genre dans les Bourses du travail.
  4. Précédemment le général André, ministre de la Guerre, avait par circulaire d’avril 1902, visant les instructions du 18 février 1892, interdit la participation des militaires aux réunions des Bourses du travail et prescrit des mesures contre la propagande dans les casernes.
  5. Pour ne pas sortir du cadre de cette étude, nous avons dû laisser de côté les innombrables appels au sabotage des services publics et aux violences contre les personnes en temps de paix qui, notamment pendant la grève des cheminots de 1910, méritent un exposé spécial.