La case de la prière

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La case de la prière
La case de la prière (p. 1-15).
LA PATRIE — Montréal
(Publié le 22 décembre 1900.)

LA CASE DE LA PRIÈRE
Légende acadienne pour Noël

Dédiée à l’Hon. J. Israël Tarte.
Spécialement écrite pour « La Patrie »


par Firmin Picard


Quelle insurmontable tristesse m’envahissait, il y a quelques jours ! Il est si dur de se sentir délaissé, abandonné, repoussé de tous parce qu’on est malheureux.

En vain les rafales précipitaient les tourbillons de neige dont les légers flocons dansaient si dru autour des grosses lumières électriques, qu’on eût dit voir ses grosses lumières à travers une épaisse toison ou une gigantesque bande de ouate. En vain la bise glaciale me cerclait le front d’un bandeau de fer, faisant jaillir de grosses larmes qui se figeaient au coin de mes paupières ; je marchais sans hâte, oppressé par une poignante douleur mêlée, me semble-t-il, de regrets…

Lorsque, à l’angle de la Place d’Armes et de la rue Notre-Dame, près de la librairie de MM. Granger, je heurtai violemment un des rares passants osant affronter la bourrasque à cette heure tardive.

Je veux m’excuser : j’aperçois, malgré le voile qui obscurcit ma vue, un vieillard tout droit encore, portant un chapeau à larges bords, à fond bas et plat. Une couverture aux multiples reprises est ramenée de l’épaule droite sur l’épaule gauche, un peu à la manière de la toge des Romains. De la main droite, le vieillard relève un pan de cette couverture jusqu’à la hauteur de ses yeux qui brillent sous ces loques ; le chapeau est aussi délabré que la couverture. Des mocassins servent de chaussures à l’homme.

Dans le regard qu’il fixe sur moi, je m’imagine voir un désespoir si navrant ; sa démarche me semble si chancelante, que je lui demande s’il est malade.

— J’ai froid !… j’ai faim !… murmure-t-il en un souffle.

— Venez chez moi, lui dis-je. Il me reste un peu de bois, nous partagerons mon pain.

En arrivant chez moi, j’installai le vieillard du mieux que je pus ; je fis de la lumière, allumai un feu dans lequel je mis du bois sans songer au lendemain, le pauvre homme était transi !

Je vis alors qu’il avait le teint cuivré, les pommettes fortement saillantes, les yeux vifs et perçants, de longs cheveux plats qui avaient dû être noirs.

Après l’avoir réconforté autant que je le pouvais, je lui demandai s’il habitait Montréal.

Malgré sa réserve et une réelle timidité, il me répondit :

— Je viens des rives de la Baie Française ; j’appartiens à une tribu de Micmacs et je suis un de leurs chefs. J’espérais rencontrer ici quelqu’un des sachems de votre nation et lui demander aide et protection pour ma tribu. Mais le plus puissant, dernier resté ici, est parti hier, m’a-t-on dit, pour la grande case des délibérations.

Il voulut connaîtra mon nom. Dès que je le lui eus dit :

— Tu as écrit sur les malheurs des habitants de la Câdie (c’est ainsi qu’il prononça le nom de l’Acadie), tu as parlé de la fidélité de mes aieux, ton nom est cher aux Micmacs.

Il pencha sa tête branlante — il avait près de quatre-vingts ans — et s’absorba dans ses pensées.

Durant ce temps, je lui préparai un lit afin qu’il pût se reposer de cette journée de fatigues, d’angoisse.

Après quoi, je revins m’asseoir près de lui.


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Se redressant, le vieillard secoua la cendre de sa pipe.

— Je vais, me dit-il, te conter un fait que vit mon grand-père et qu’il a souvent rappelé aux veillées d’hiver, quand j’étais encore bien petit. Mon père nous l’a redit alors que déjà j’avais vu vingt fois reparaître les fleurs de nos bois ; c’est te dire que je suis presque témoin occulaire de ce fait.

« C’était en l’année de la suprême malédiction des Longs-Couteaux.

« Vainement, mon grand-père, le vaillant Renard-Blanc — ainsi nommé à cause de sa prudence, et parce qu’il portait toujours une grande couverture de laine blanche sur les épaules — et les autres chefs souriquois, au courant des cruels desseins des Habits-Rouges rouges, en avaient-ils fait part aux Français et à leurs Robes-noires ; on ne voulut pas les croire, personne ne déterra la hache contre les barbares rouges. Les Souriquois durent aller seuls sur les sentiers de la guerre car la haine des Longs-Couteaux les poursuivait à l’égal des habitants de la Câdie.

« Tu connais, mon fils, les événements terribles de l’année maudite. Je ne te les répéterai point. Qu’il te suffise de savoir que mon grand-père et sa tribu s’efforcèrent de sauver ce qu’ils purent des trop confiants et trop loyaux Acadiens.

« Les barbares avaient détruit la Grand-Prée, sur l’emplacement de laquelle, jusqu’ici, nul d’entre eux ou de leurs successeurs n’a osé élever aucune case. Ils sentent que le sol leur serait fatal, ils craignent de voir les ossements de leurs douces victimes surgir des décombres et sedresser devant eux.

« Cobequid et toute la mission de Shubenacâdie avaient été dévastées, Pigiquit était déserte, Monckton, après avoir forcé le lâche Vergor à lui rendre le fort de Beauséjour, avait promené sa torche de tous côtés, les fermes étaient rasées, les bestiaux enlevés, les moissons pillées ou détruites sur place…

« Sois certain, mon fils, que les Long-Couteaux d’aujourd’hui, ont hérité de la barbarie atroce de ceux d’alors ; je sais ce que je dis. » Page:Picard - La case de la prière, légende acadienne pour Noël, 22 déc 1900.pdf/8 Page:Picard - La case de la prière, légende acadienne pour Noël, 22 déc 1900.pdf/9 Page:Picard - La case de la prière, légende acadienne pour Noël, 22 déc 1900.pdf/10 Page:Picard - La case de la prière, légende acadienne pour Noël, 22 déc 1900.pdf/11 Page:Picard - La case de la prière, légende acadienne pour Noël, 22 déc 1900.pdf/12 Page:Picard - La case de la prière, légende acadienne pour Noël, 22 déc 1900.pdf/13 Page:Picard - La case de la prière, légende acadienne pour Noël, 22 déc 1900.pdf/14 Page:Picard - La case de la prière, légende acadienne pour Noël, 22 déc 1900.pdf/15 Page:Picard - La case de la prière, légende acadienne pour Noël, 22 déc 1900.pdf/16 Page:Picard - La case de la prière, légende acadienne pour Noël, 22 déc 1900.pdf/17