La cité dans les fers/La tête à prix

La bibliothèque libre.
Éditions Édouard Garand (p. 50-51).

XX

LA TÊTE À PRIX


Le stratagème du général William, ne réussit qu’en partie. La prise de possession de Québec par les forces républicaines dérangeait un peu ses plans. Il ne s’attendait pas à un coup de maître comme celui que devait accomplir Boivin.

Mais devant le résultat obtenu ailleurs il oublia ce léger échec.

Montréal dégarni de quelques uns de ses régiments et privé de ses chefs, le temps devenait opportun de sévir, et de sévir avec la plus excessive rigueur.

Les troupes d’Ontario débarquèrent, fraîches et disposées. Devant leur nombre, l’armée républicaine dut évacuer Montréal. Elle se dispersa, un peu partout, dans les villages des alentours.

Le général Williams fit proclamer la loi Martiale.

Une récompense de $25,000.00 fut offerte à celui qui livrerait la « traître Bertrand », mort ou vif.

Des arrestations furent opérées. Nombre de suspects subirent un procès sommaire, furent adossés au mur, et le corps criblé de balles, s’abattirent.

Le Maire fut l’une des premières victimes. Un gouverneur militaire le remplaça dans ses fonctions avec un pouvoir discrétionnaire illimité.

MacEachran avait voulu écraser, férocement, dans le sang, cette rébellion.

Durant plusieurs jours ce fut comme un régime de terreur sur la ville.

Barnabé devint un personnage des plus influents. Impitoyablement, ceux qu’il dénonçait, payaient de leur tête leur crime de lèse-patrie.

Les clubs durent s’entourer du plus grand mystère pour continuer leurs assises.

Quatre fois les membres du « Chien d’Or » durent déménager. Leur nombre diminuait. Presque chaque jour, l’un d’eux manquait à l’appel ; on apprenait, peu après, que, pris dans un traquenard, ils avaient été livrés aux autorités.

Les autres villes de la province étaient calmes. Québec était devenu le Château fort républicain.

C’est là que Bertrand avait établi ses nouveaux quartiers généraux. C’est de là qu’il sut que dorénavant il n’était qu’un proscrit dans sa propre patrie. Il voulut braver l’édit et se montrer à Montréal, quand même, prêt à prêcher la résistance.

Sur les conseils de Boivin, il s’en abstint et donna le mot d’ordre partout « Calme et soumission apparente ».

Ils concentrèrent leurs efforts sur Québec. La manufacture de fusils « Denechaud » fonctionna jour et nuit pour eux. Il fallait des « canons, des munitions ». De la Banque on télégraphia l’argent à une succursale de Québec.

Il se mit en communication avec William C. Riverin. Quelques jours après, il reçut la visite d’un personnage mystérieux qui lui remit le montant d’un demi million de dollars, fit signer un reçu et repartit aussitôt.

Les nouvelles qu’il recevait de Montréal, l’exaspéraient. Les militaires ontariens se conduisaient avec toute la morgue d’une soldatesque avinée. Le soir, au moindre groupement, lorsque neuf heures venaient de sonner aux églises, les militaires épaulaient et faisaient feu sur ceux qui n’avaient pas quitté la place.

C’était bien la Cité dans les Fers, la Cité torturée. La moindre résistance était écrasée sans merci, sans pitié ; le terrorisme régnait. On sentait la main de fer du Régime jusque sur la presse qu’elle bâillonnait. Dans chacun des journaux, Bertrand pouvait voir sa photo et au haut l’alléchante promesse de $25.000 pour celui qui le trouverait.

Dans les premiers Montréal, c’était des appels à la soumission, c’était des diatribes contre les fauteurs de désordre, ces « énergumènes » ces « cerveaux brûlés » comme on les appelait.

Bientôt, il apprit que tout était rentré dans l’ordre, que, dans quelques semaines au plus, la province entière se soumettrait.

En guise de riposte, il fit publier dans les journaux québecquois qu’il commencerait sous peu, une grande campagne à travers les provinces et qu’il invitait tous ceux qui en voulaient à ses jours de venir mettre la main sur lui, s’ils en étaient capables.

Et ce qu’il dit il le fit.

Durant une semaine, presque jour et nuit, il parcourut tous les villages avoisinants de Québec, prêchant la résistance jusqu’au bout. Boivin le suivait partout et à chaque place, les recrues qu’ils demandaient, s’enrôlaient d’elles-mêmes, frémissantes d’enthousiasme.

Et chaque soir, sac au dos, elles s’acheminaient vers la vieille capitale où on les engageait dans les différents corps d’armée.

Partout autour de lui, le chef sentait le rempart de centaines et de centaines de poitrine qui se seraient offertes aux balles, pour sauvegarder sa vie. Partout où il allait, le chef recevait des ovations, et là où il avait passé il pourrait plus tard récolter une moisson d’apôtres et de martyrs.

Après une semaine de cette randonnée, il retourna à Québec, où sa présence était urgente.

Il y avait une réunion dans la soirée.

On y lisait les journaux de Montréal.

En grosses manchettes, en première page, on pouvait voir.

« MONTRÉAL PACIFIÉ : toute la partie Ouest de la province répudie la république. De Trois-Rivières à Montréal on réclame la tête des rebelles ».

Et dans le texte plus bas, l’on pouvait lire que les conseils municipaux de toutes les villes et villages dont le nom suivait — et il y en avait deux cents — avaient adopté une résolution dans ce sens.

Le lecteur averti aurait pu lire entre les lignes que ces résolutions étaient forcées, que ce n’était là que de la stratégie pour démoraliser la population.

Sur une autre page, ce titre en capitales se détachait visible sur un haut de page.

La Capture d’André Bertrand n’est qu’une question d’heures.

Telle était la conclusion d’une conférence de Sir Vincent Gaudry au Monument National, sur les Devoirs du moment. Il en avait profité pour déblatérer contre le chef, l’accusant d’être le grand coupable de tout le sang versé jusqu’ici. « Heureusement, conclut-il, tout est rentré dans l’ordre, et dans quelques semaines au plus tard, nous aurons sa tête ».

— Pas aussi vite qu’il le croit, corrigea le président. Que pensez-vous de tout ceci ?

— Que ça va très mal, moins mal que les apparences cependant. Je pense que ce n’est là qu’une manœuvre destinée à nous décourager ajouta quelqu’un.

— Êtes-vous prêts à continuer la lutte, demanda Bertrand.

— Nous sommes prêts.

— Jusqu’au bout ! malgré les défaites !

— Malgré tout.

— Je vous avoue que sauf à Québec, où nous sommes maîtres, nous avons perdu énormément de terrain, mais nous aurons des soldats. L’enrôlement s’effectue dans de très bonnes conditions et d’ici peu nous aurons de l’avant. A-t-on des nouvelles de Montréal autres que celles des journaux ?

— Depuis quelques jours le télégraphe ne nous apprend presque rien, nos messages sont sans réponses, dit Boivin.

— Avez-vous quelques hommes sûrs, prêts à courir le risque d’un voyage hasardeux ?

— Tant que nous en voulons.

— Envoyez-en une dizaine ce soir et qu’ils fassent un rapport sur la véritable situation… Quant à moi, je pars pour New-York dans quelques minutes. Je ne fais qu’aller et revenir. J’espère qu’à mon retour, il y aura du nouveau.