La cité dans les fers/Le défilé des forces

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Éditions Édouard Garand (p. 36-38).

XVI

LE DÉFILÉ DES FORCES


Mais il arriva que le Maire accueillit le général d’une façon plutôt cavalière. Il lui intima qu’il n’avait aucun ordre à recevoir de lui, qu’il n’obéissait qu’à la République.

Après cette visite à l’Hôtel de Ville, qui ne dura que quelques minutes, le général se fit conduire à Cartierville, au camp d’aviation, sauta dans un aéroplane et fila vers Ottawa.

À la suite d’appels pressants publiés dans les journaux, la population est calme. L’effervescence populaire est apaisée, momentanément. Seules, quelques manufactures, dans l’incertitude de l’avenir, ont fermé leurs portes. D’autres, ayant à leur tête des magnats de la finance Anglaise, continuent à produire, sans interruption. Les directeurs de ces compagnies croient que ce n’est là qu’une agitation passagère, un sursaut d’enthousiasme de quelques emballés, qu’une répression énergique, dans quelques jours, ramènera à la réalité.


C’est le soir. Dans le ciel tourmenté la lune joue à cache-cache dans les nuages, blancs et gris, qu’elle rosit. En face du manège militaire, à l’observatoire qui s’avance en rond dans le Champ de Mars, André Bertrand, Eusèbe Boivin, revêtu du costume officiel de généralissime des forces républicaines, Charles Picard, Louis Gendron et les membres de l’État Major de Boivin, attendent la minute où défileront devant eux, ceux, tous ceux, qui sont prêts, comme autrefois les gladiateurs pour César, à s’immoler pour Bertrand. Car la République c’est Bertrand. C’est lui qui en est l’incarnation vivante, c’est lui qui depuis des années, par son verbe enflammé a déchaîné de par la province le grand mouvement d’indignation qui la balaye.

Avec ses lieutenants, il est là, debout, causant un peu nerveusement, parce qu’en lui, à cette heure décisive passe la vision effarante de l’œuvre à accomplir.

Les hommes de la police mobilisée à cette intention forment le cordon de la garde. Ils contiennent à grand peine la foule acculée aux remparts. Sur la terrasse qui dévale à la rue Craig les curieux se pressent. Dans les poteaux et les arbres, des grappes humaines se suspendent. Le Champ de Mars est illuminé. Des banderoles rouges le traversent sur lesquelles on peut voir les inscriptions suivantes :

— Vive la République !

— Pour elle nous mourrons !

— Gloire à André Bertrand !

— À Bas la tyrannie !

Un roulement faible de tambour et qui va en grossissant se fait entendre. Le bruit grossit et bientôt l’on entend le martèlement rythmé des bottes sur l’asphalte de la rue… Une acclamation folle, délirante le recouvre, des hourras, des bravos frénétiques s’élèvent en une clameur gigantesque dans l’air du soir.

Déjà par la petite rue St-Gabriel, commence le défilé. Ce sont les zouaves d’Hochelaga. Culottes bouffantes, petit veston gris, avec en sautoir l’écharpe aux couleurs symboliques, ils s’avancent quatre par quatre, précédés du corps de clairons, et des tambours.

Les clairons sonnent, les tambours battent, les cœurs frémissent.

Ils défilent devant Bertrand, qui, droit, tout son être tendu salue de la main ceux qui sont prêts à mourir pour lui.

Boivin à côté de lui, les yeux agrandis par l’émotion, sent un frisson lui parcourir tout le corps. Pourtant, militaire par profession, il était accoutumé d’entendre l’appel du clairon, et le roulement des tambours. Mais ce soir, cette revue a une signification nouvelle.

Les zouaves défilent jusqu’au dernier et vont s’aligner en rang près de la rue Gosford.

Le porte-Drapeau demeure près de l’estrade.

À son tour la garde Papineau au costume noir, sévère, que seuls agrémentent des brandebourgs dorés, débouche dans le Champ de Mars.

… Et ce sont les gars de Saint-Henri, précédés eux aussi de leurs tambours et de leurs clairons.

Puis, arrive le 164e avec son corps de musique qui joue avec une puissance à faire éclater les cuivres la Marche Laurentienne que vient de composer un musicien de Québec, Jean-Pierre Rhéaume.

Ils passent, saluent le chef, en tournant la tête de son côté, et vont à leur tour s’aligner dans l’espace qui leur est réservé. Les drapeaux se groupent ensemble ; les corps de musique se fusionnent.

Et le défilé continue… Il en vient de toutes les parties de la ville de Ste-Cunégonde, de la Côte des Neiges, d’Outremont, de la Côte Saint-Paul, de la Pointe Saint-Charles, de partout les gardes indépendantes, viennent prêter le serment d’armes au régime nouveau.

Fusil sur l’épaule, cartouchière au côté, ils vont de leur démarche martiale grossir le nombre des défenseurs de la République. En eux passe le sentiment légitime de fierté parce qu’ils savent que par l’effort individuel, ils contribuent au succès de la Grande Cause. Demain chacun d’eux passera dans l’histoire. Cela ils le sentent instinctivement. Ils sentent qu’ils coopèrent au triomphe d’idées caressées depuis longtemps par tous les Canadiens, et qui sont, la liberté de la patrie, la rupture des tutelles, la consécration de leur nationalité.

Désormais, peut-être, grâce à eux, le mot « Canadien » dans le monde sonnera non pas comme un mot vide de sens, mais avec une signification d’héroïsme et de grandeur.

Et le défilé continue…

Le 44e traînant derrière lui, ses lourdes pièces d’artillerie… passe à son tour…

Bientôt l’espace est rempli…

La foule ne crie plus… Elle hurle… Étourdissante, la clameur plane au-dessus de la scène.

Un signal bref de Boivin qui se répète d’officiers en officiers…

Le fusil se change d’épaule, leur canon s’élève en l’air.

Les obusiers, les mitrailleuses, les lourds canons de campagne sont chargés précipitamment.

Un autre commandement…

Et une salve d’artillerie ébranle les couches d’air…

Et ce bruit, ce tonnerre, c’est quelque chose de formidable, de grandiose.

C’est le Salut à la première République Canadienne, c’est le « morituri te salutant » de milliers d’hommes en pleine vigueur et en pleine force d’âge.

Toujours droit, mais saisi d’une émotion qu’il a peine à contenir, André Bertrand s’avance à la balustrade.

Le silence s’est établi après ce salut des soldats.

Il s’appuie au rempart de pierre et d’une voix vibrante, il lance l’appel aux bonnes volontés et au courage. Il a besoin de leurs concours. Ce sont eux, tous et individuellement, les artisans de la victoire.

Et sa voix sonore et claire portait au loin. Elle avait quelque chose de surhumain, une puissance magnétique qui électrisait ceux qui l’entendaient.

— « Citoyens et soldats, clama-t-il, La République a besoin de vous. Ce qu’elle vous demande, c’est le sacrifice entier de vous-même. Êtes-vous prêts à mourir pour elle ? »

Des milliers et des milliers de poitrines, jaillit spontanément la réponse qu’il espérait.

— Oui ! oui !

— « Citoyens et soldats, continua-t-il, vous entrez de ce jour dans l’immortalité ! Des générations futures vous devront la délivrance et des générations passées monteront vers vous, un merci d’outre-tombe pour avoir été là, au jour de la Revanche.

— « Citoyens et soldats, souvenez-vous que l’Univers entier aura les yeux sur vous et que la Gloire saluera chacun de vos gestes.

— « La Gloire étend sur vous son manteau de vermeil…

— « Lutter avec l’énergie farouche des causes saintes. Voilà votre mot d’ordre.

— « Citoyens et soldats la République vous remet le salut que tout à l’heure vous lui avez donné. »

Les porte-drapeaux s’avancèrent près du président… Les étendards s’inclinèrent et le R. P. Joseph Paradis les bénit.

Les corps de musique réunis formant un ensemble de près de 400 exécutants jouèrent le « Ô Canada ».

La foule se découvrit, les militaires présentèrent les armes.

Et solennelles, les notes montèrent, pendant que là-bas, par delà le cordon des soldats, on entendait chanter ces paroles de foi et de courage.