La conquête du paradis/II

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Armand Collin (p. 17-35).

II

LE MARQUIS CHARLES DE BUSSY

Le marquis de Bussy avait alors vingt-cinq ans. C’était un gentilhomme d’excellente noblesse, mais sans autre fortune que le renom de ses aïeux ; il était né dans un vieux castel un peu délabré, à Bucy, près de Soissons. Son père Joseph Patissier, marquis de Bussy-Castelnau, était mort en 1724, laissant deux enfants en bas âge, et une jeune veuve, condamnée, par son manque de fortune, à végéter en province. La marquise, après bien des larmes, avait fini par se résigner à son sort, et, faisant le sacrifice de sa jeunesse, s’était consacrée tout entière à ses deux fils. Grâce à ses soins, ils avaient reçu une éducation digne de leur rang, et vingt ans d’économie et d’épargne permirent à la mère d’envoyer à Paris, lorsqu’il eut atteint l’âge d’homme, Charles, son fils aîné, solliciter auprès du roi un grade dans l’armée. Le brevet s’était fait attendre, et lorsqu’il arriva enfin, avec l’ordre d’aller rejoindre à l’île de France La Bourdonnais, et de le suivre dans les Indes, au milieu des séductions de Paris la petite fortune s’était à peu près fondue.

Le nom de l’Inde avait toujours eu pour le jeune marquis quelque chose de magique. Ce pays lui apparaissait comme une terre mystérieuse, une création supérieure, chef-d’œuvre de la nature, paradis primordial dont l’humanité accrue avait débordé comme d’une coupe trop pleine. Il l’aimait, sans la connaître, comme une patrie, et il y avait dans cet amour, peut-être, le pressentiment que sa destinée devait s’accomplir là. Esprit avide et ardent, habitué au travail, il avait employé les longs mois où la mer le roulait de lame en lame, à apprendre la langue de l’Inde. À travers les monotones et brûlantes journées de calme, dans les hurlements du vent et les chocs de la tempête, il s’était acharné, avait étudié les monstrueuses théogonies, s’était enivré aux splendeurs des poèmes sacrés. Mais cette patrie d’élection s’était reculée devant son désir, et les tragiques aventures de son voyage lui semblaient s’être dressées pour lui barrer la route, comme les monstres qui défendent l’approche d’un trésor.

Depuis plusieurs jours, enfin, Bussy foulait le sol sacré de l’Inde, et il lui paraissait reculer encore devant lui. Qu’avait-il vu jusqu’alors en effet ? Une ville européenne assez triste, que les Anglais appelaient le Londres indien ; des uniformes, des physionomies britanniques ; il avait entendu des coups de canon et donné des coups d’épée. Pourtant il gardait la foi en son rêve ; l’éclat inusité du ciel et la splendeur des étoiles lui affirmaient qu’il n’était pas vain. Aussi, la ville prise, et des négociations entamées, promettant quelques loisirs aux soldats vainqueurs, s’était-il empressé de demander les quelques jours de congé qui lui étaient bien dus après une année entière de navigation pénible, et les ayant obtenus, il sortit de Madras, au petit jour, se hâtant, vers la campagne inconnue, comme s’il s’enfuyait. Et combien il était heureux d’être seul et d’aller à la découverte !

Il dépassa vite les faubourgs de Madras et poussa son cheval au hasard à travers de magnifiques pelouses d’un velours clair, tachées de groupes d’arbustes plus foncés, qui faisaient ressembler la contrée à un beau parc.

Cet aspect se prolongeant, il mit sa monture au galop et, doucement rafraîchi par le vent de la course, enivré par l’incomparable pureté de l’air, il se laissa glisser dans une sorte de somnolence fiévreuse, où il lui parut que les pensées défilaient dans son cerveau avec la même rapidité que les prairies et les bosquets à droite et à gauche de sa course.

Il imaginait des aventures, des rencontres singulières ; de merveilleux palais ; une femme belle comme Sita, se prenant d’amour pour lui, l’entraînant dans une vie pleine d’enivrement et de dangers. Il voyait des combats terribles, des escalades, des harems forcés. Puis, un instant après, il songeait à Nour-Djehan, la sultane fameuse, « Lumière du Monde », dont il connaissait l’histoire ; il cherchait à s’imaginer cette beauté incomparable dont le souvenir rayonnait encore ; il l’aimait à travers les siècles.

Et toujours il courait, coupant l’air chaud et parfumé ; mais le cheval se lassa, reprit une allure plus tranquille, et le jeune homme, comme éveillé, regarda autour de lui.

Le terrain se mouvementait : des collines et des bois bleuissaient l’horizon, et à peu de distance se dressaient des arbres prodigieusement hauts, droits comme des mâts, lisses et sans feuilles, excepté à leur sommet, un parasol magnifique.

Bussy marcha vers ces arbres qui l’émerveillaient.

Quelques huttes étaient groupées à leur pied ; des noirs, un lambeau d’étoffe blanche autour des reins, apparaissaient, et une vieille femme était accroupie près d’un chaudron sous lequel brûlaient trois morceaux de bois sec.

Elle considérait le jeune homme qui venait de s’arrêter, avec une curiosité souriante, et son rire illuminait sa figure noire.

— Victoire ! au jeune étranger qui passe, dit-elle.

C’était la première fois que la langue de l’Inde résonnait à l’oreille du marquis de Bussy, et la joie de la comprendre lui donna un battement de cœur.

— Veux-tu me dire, femme, si cette forêt que j’aperçois est bien loin encore ? demanda-t-il, en cherchant un peu ses mots et avec une sorte de timidité.

— La moitié d’une heure pour l’ardeur de ton cheval, mais n’entre pas dans cette forêt : de puissants rajahs y chassent aujourd’hui.

Il salua la vieille femme d’un sourire et repartit, courant vers l’entrée des bois qui fermaient l’horizon. S’il pouvait rencontrer la chasse, voir des rajahs !

Il précipita sa course, atteignit bientôt la forêt et s’enfonça, avec délices, sous son ombre fraîche et reposante. Il marcha au hasard entre la colonnade des arbres, car il n’y avait pas de route tracée ; une mousse épaisse et fleurie étouffait les pas du cheval.

L’animal, d’ailleurs, semblait inquiet dans ce lieu inconnu, il agitait ses oreilles, humait l’air saturé d’émanations suspectes et n’avançait qu’avec répugnance ; mais son maître ne prenait point garde à ces signes de désapprobation ; il était comme fasciné par l’extraordinaire majesté de cette solitude, où les bruits, dont était fait le silence, mettaient une vague musique.

Après quelque temps, le chemin fut moins aisé, le sol se hérissait de ronces, de plantes étranges aux feuilles tranchantes, des lianes s’y emmêlaient. Bussy mit pied à terre et, passant la bride autour de son bras, avança avec précaution. Il atteignit, après avoir longtemps marché, un ravin peu profond vers lequel un ruisseau courait, lorsque tout à coup le cheval tira sur la bride, refusa d’aller plus loin, se raidissant sur ses jambes et donnant tous les signes de la plus vive terreur.

Le jeune homme regarda autour de lui, rien ne justifiait cette épouvante ; il se pencha vers le ravin, et alors, à son tour, il demeura aussi immobile que son cheval.

Au-dessous de lui, de l’autre côté du vallon, à l’entrée d’une excavation, il venait d’apercevoir une tigresse au milieu de sa portée.

Sans défiance, elle était renversée sur le dos, dans les grandes herbes, et jouait avec ses petits. On voyait la blancheur satinée de son poitrail et de son ventre, ses mamelles roses, gonflées de lait, et le dessous de ses terribles pattes capitonnées de coussinets. Elle rentrait soigneusement dans leurs gaines ses griffes tranchantes et recourbées comme des cimeterres. Les yeux demi-clos, couchant les oreilles, elle entr’ouvrait sa gueule formidable, gouffre rose crénelé de dents aiguës, et l’on apercevait les cellules creusées sur sa langue rugueuse.

Le marquis était comme fasciné, retenait sa respiration, et, machinalement, cherchait à sa ceinture un pistolet.

C’était donc là sa première aventure ! La reine des jungles, superbe et terrible, lui apparaissant au lieu de la belle princesse qui hantait ses rêves ! La rencontre pouvait être mortelle et, qui sait ? peut-être moins redoutable que celle qu’il désirait tant.

Malgré le danger qu’il courait, le jeune homme ne pouvait se défendre d’admiration pour la beauté farouche et la grâce de l’animal. Les petits folâtraient avec une joie nerveuse ; l’un d’eux mordillait au flanc la tigresse qui renversait la tête vers lui languissamment. Le soleil, à travers les branches, jouait sur les zébrures fauves, miroitait sur la blancheur du ventre et faisait paraître d’argent les roides crins de la moustache.

Bussy songeait encore au paradis, à des tigres doux et familiers, et un attendrissement lui venait en contemplant cette scène de tendresse maternelle.

D’innombrables insectes, brillants comme des pierreries, rayaient l’air et bourdonnaient.

Soudain un coup de feu retentit ; une balle siffla. La tigresse se dressa sur ses pieds, poussa un rugissement rauque, et d’un bond disparut.

Le jeune homme avait vu dans un éclair les rayures du dos et l’éclat sanglant des prunelles ; puis, plus rien ; les petits s’étaient réfugiés dans leur antre, en poussant des miaulements plaintifs. La tigresse était blessée, car des gouttes de sang, éclaboussant les roseaux, marquaient le chemin de sa fuite.

Bussy toucha ses pistolets pour s’assurer que ce n’était pas lui qui avait tiré.

Au même instant, un cri humain, tout proche, le fit tressaillir.

Il s’élança, sautant les obstacles, enjambant les broussailles, et, en quelques pas, il fut devant un spectacle qui lui rendit subitement le sang-froid et le jugement rapide du soldat en face du danger.

Il vit un cheval blanc, cabré, l’œil fou, la crinière éparse, ayant le tigre cramponné à la gorge et, sur le cheval, à demi renversée, une femme étincelante d’ornements d’or.

Bussy, tout en courant, avait tiré son épée ; il fit un dernier bond et, d’un mouvement sûr et net, enfonça l’arme jusqu’à la garde entre les omoplates de la tigresse.

La bête se tordit en arrière, ployant ses reins souples, agonisante ; mais elle eut encore la force d’atteindre le jeune homme et lui déchira l’épaule d’un coup de patte.

Malgré l’atroce douleur qu’il ressentit, Bussy eut le temps de saisir dans ses bras la femme qu’il venait de sauver et que le cheval, blessé à mort, allait écraser de sa chute. Puis le sang siffla dans ses oreilles, un frisson lui courut dans les membres et sur le visage, et, entraînant l’inconnue, qu’il serrait d’une étreinte nerveuse, il roula dans l’herbe, évanoui.

Bien des heures s’écoulèrent avant que le jeune homme recouvrât le sentiment, et, lorsqu’il lui revint, ce fut d’abord confusément, à travers une fièvre intense.

Une somnolence succédait à l’évanouissement, et, sans qu’il eût encore ouvert les yeux, sur le fond obscur de sa pensée, il vit se détacher lumineusement cette femme, qu’il avait à peine eu le temps de regarder, et dont l’image s’était pourtant, d’un seul coup, gravée dans son esprit, comme l’empreinte d’un sceau dans la cire brûlante. Toute son aventure lui apparut alors, et, si romanesque, qu’elle lui sembla une création de son rêve, et, dans son demi-sommeil, il en continuait les péripéties, selon son désir ; il se voyait pâle, blessé, mort peut-être aux yeux de celle qu’il venait de sauver ; il s’imaginait l’effroi de cette inconnue, si belle qu’il s’avouait que pour la première fois la beauté venait de se révéler à lui ; il voyait son attendrissement, son émotion en face d’un jeune homme inanimé, dont la vie s’échappait à ses pieds en flots pourpres, la détresse avec laquelle elle appelait sa suite si imprudemment devancée ; et les précautions pour transporter le blessé ; puis, arrivés au palais, car il s’agissait certainement d’une princesse, avec quelle hâte elle appelait le brahmane habile dans l’art de guérir, et, le pansement fait, comme elle attendait, le cœur gonflé d’angoisse, que celui qui pour l’avoir sauvée allait peut-être mourir, poussant un faible soupir, reprît connaissance.

Sans nul doute, elle était là, dans la salle au beau plafond creusé en voûte de porphyre et d’or ; agenouillée dans les coussins, elle épiait son retour à la vie. Il n’avait qu’à ouvrir les yeux, il la verrait.

Il les ouvrit.

Il vit une sorte de grange, à peine éclairée par une torche fumeuse, et cette ombre lui fut un choc très douloureux après la lumière de son rêve. Il souleva péniblement sa tête alourdie, pour voir un peu mieux.

Sous la galerie sur laquelle s’ouvrait toute une paroi de la pièce découvrant le ciel comme un rideau étoile, il aperçut deux hommes accroupis sur leurs talons et occupés à manger. Il fut surpris de la façon dont ces hommes semblaient se fuir l’un l’autre et évitaient de se regarder ; chacun à une extrémité de la galerie, ils se tournaient le dos et appuyaient, comme pour la cacher, l’écuelle où ils puisaient, contre leur poitrine. Mais ce qu’il voyait se rattachait si peu à ses préoccupations qu’il ne fit aucun effort pour comprendre et laissa retomber sa tête avec un soupir.

Aussitôt un des hommes abandonna son écuelle, se leva et, à pas discrets, s’approcha du jeune homme. Lui voyant les yeux ouverts, il dit un mot à son compagnon, qui se leva et sortit en courant.

Bussy regardait avec une sorte d’inquiétude l’être qui était devant lui. Nu, moins un lambeau autour des reins, d’une maigreur excessive, la peau desséchée et brune comme du bois de chêne, les cuisses longues, les coudes aigus, il avait l’aspect bizarre d’une grande sauterelle. Cet être était jeune pourtant, et dans ses traits émaciés, sous sa chevelure en désordre, il y avait quelque chose de si résigné et de si triste qu’on devinait qu’un malheur irrémédiable pesait sur lui. Des yeux, très grands dans cette face si maigre, jaillissait un rayon d’intelligence qui contrastait avec l’expression et l’attitude navrée de tout le corps. C’était comme une lumière dans un tombeau.

Il se taisait, semblant attendre un mot du blessé ; mais le marquis continuait à le regarder sans parler. Cet homme alors s’enveloppa rapidement la main droite avec un linge blanc, ouvrit un coffre posé à terre et y prit une coupe d’argent.

— Seigneur, dit-il, daigneras-tu boire cette potion ? Mais avant de parler il avait élevé jusqu’à sa bouche une planchette suspendue par une corde à sa ceinture, comme si son souffle eût été empoisonné et qu’il eût mis cet écran entre lui et le jeune homme.

L’idée de boire révéla au blessé la cause d’une souffrance qu’il ne s’expliquait pas et qui était une soif dévorante.

— Oui, oui, dit-il.

L’homme, dont il ne voyait plus que les yeux par-dessus la planchette salie à tous les frottements, lui tendait de loin la coupe.

— Aide-moi donc ! s’écria Bussy, qui avait quelque peine à se soulever.

Il vit alors une expression extraordinaire dans ces yeux qui le regardaient : ce fut comme un tourbillon où se mêlaient la joie, la stupéfaction et la terreur ; mais ce ne fut qu’un éclair, la soumission passive l’éteignit. L’homme s’élança et soutint le blessé avec une délicatesse de nourrice ; cependant, tandis que ce dernier buvait, il détourna la tête le plus qu’il le put, et même ferma les yeux.

Ce breuvage parut à Bussy une ambroisie divine. C’était un mélange de neige, de miel et de sucs de fruits inconnus, une fraîcheur parfumée qui apaisa la brûlure de sa gorge et le fit retomber sur les coussins avec un soupir heureux.

Bussy allait interroger l’être bizarre dont les allures l’étonnaient au dernier point, lorsqu’il le vit se précipiter à plat ventre sur le sol.

Deux nouveaux personnages venaient d’entrer : l’un grand et plein de majesté, aux cheveux grisonnants, vêtu d’une robe blanche serrée à la taille par une cordelette d’argent ; l’autre pâle sous son turban avec une épaisse moustache noire, richement paré de brocart à ramages où le vert dominait. Le premier était un brahmane ; le second un médecin mogol.

Ils s’approchèrent tous deux du blessé, et le brahmane s’assit à ses pieds sur l’amoncellement de tapis et de coussins qui formaient la couche, tandis que le médecin découvrait la blessure.

— Essaye de soulever ton bras, dit-il.

Bussy obéit, mais son bras retomba lourdement.

— Remue les doigts. Oui, les muscles sont froissés, mais non déchirés, continua le médecin en s’adressant à son compagnon ; les broderies de l’habit ont heureusement amorti le coup de patte et arrêté la griffe qui, sans cela, pouvait pénétrer jusqu’au cœur.

— La blessure est sans danger, alors ? demanda le brahmane.

— Dans quelques jours il n’y aura plus rien, j’espère, qu’un peu de gène dans les mouvements, grâce à ce baume dont la vertu est merveilleuse.

Et il secouait dans une fiole un liquide verdâtre dont il imbiba des linges.

— Peut-il parler ?

— Il le peut ; la fièvre ne reviendra que plus tard, si je ne puis l’éviter.

Le marquis suivait ce dialogue avec une vive curiosité, et ses regards allaient de l’un à l’autre de ces deux personnages ; le visage du brahmane lui plaisait beaucoup : il trahissait une grande noblesse et une haute intelligence.

— Je suis tout disposé à parler tant que vous voudrez, s’écria-t-il en souriant, car il me semble que je suis muet depuis un temps immémorial.

— Où as-tu appris notre langue, mon fils ? dit le brahmane.

— En pleine mer surtout, mon père, répondit Bussy ; pendant une traversée qui a duré plus d’une année. J’ai travaillé sans maître ; tu dois t’en apercevoir à mon détestable accent. Pour la première fois aujourd’hui la musique de cette langue a tinté à mon oreille.

— Pourquoi tenais-tu si fort à savoir la langue des Hindous ?

— Pour mieux servir mon roi, qui m’envoie dans leur pays défendre notre commerce contre l’insolence anglaise.

Le brahmane baissa la tête comme pour se recueillir ; puis releva vivement son regard brillant sur le jeune homme que cet interrogatoire commençait à agacer.

— Dans ton pays, que l’on dit barbare, reprit-il, avez-vous quelque idée des castes ?

Bussy ne put retenir un sourire moqueur.

— Mon pays n’est point aussi barbare que vous le supposez, répondit-il, et notre noblesse vaut au moins la vôtre.

— Alors dis-moi quelle est ta caste ? mon fils, demanda le brahmane avec une douce gravité.

Le blessé se souleva sur la main droite et répondit fièrement avec un commencement de colère :

— Je suis marquis, en France, ce qui correspond, puisque cela vous intéresse, à votre caste des kchatrias ; mais il me semble que j’ai assez répondu à vos questions ; à votre tour de répondre aux miennes. D’abord, où suis-je ? Puis, ne reverrai-je pas bientôt la femme que j’ai eu le bonheur de sauver ? Est-elle sans blessures ? Qui est-elle ? Et quel est son nom ?

Le brahmane avait échangé des regards avec le médecin, occupé à préparer une potion, tandis que le jeune homme parlait. Il y eut un moment de silence lorsque celui-ci se tut.

Le brahmane enfin reprit la parole.

— Je ne puis satisfaire ton désir en répondant à tes questions, dit-il, je n’en ai pas le droit ; mais je puis t’affirmer que tu es en sûreté ici et que, aussitôt guéri, tu seras libre d’aller où tu voudras.

— Où est mon épée ? s’écria Bussy, qui eut le sentiment qu’il était sans armes à la merci d’inconnus.

— Un hôte, quel qu’il soit, est sacré pour un Hindou, dit le brahmane ; avec ou sans armes ; tu n’as rien à craindre de nous.

— Ton épée, jeune intrépide, tu l’as laissée dans le corps de la tigresse, dit le médecin, peut-être l’a-t-on retirée ébréchée et les armuriers la réparent. Si elle est gâtée, réjouis-toi, on t’en donnera de plus belles.

Le blessé voulut répondre, mais le médecin lui imposa silence en lui présentant un breuvage.

— Bois ceci, lui dit-il, pour éviter la fièvre, s’il est possible, et tâche de dormir. Si tu as une nuit calme, demain je te permettrai de manger. Rajah Rugoonat Dat, ajouta-t-il en se tournant vers son compagnon, je suis prêt à te suivre.

— Sois en paix, mon fils, dit le brahmane.

Et les deux inconnus se retirèrent majestueusement.

Bussy les regarda partir en se soulevant un peu ; il les vit jeter un regard de dégoût sur les êtres qu’il prenait pour des serviteurs, et qui restaient la face contre terre, aplatis sur le sol ; puis, échangeant un coup d’œil et un haussement d’épaules, dont il ne put comprendre le sens, ils disparurent à l’angle de la galerie.

Le jeune marquis éprouvait une vague colère, sans trop savoir pourquoi, une déception, une inquiétude. Il chercha des yeux l’homme maigre aux allures étranges ; il voulait l’interroger et savoir de lui ce qu’on avait refusé de lui dire. Il l’aperçut qui se traînait maintenant sur le sol et baisait avec une ferveur extraordinaire la trace des pas du brahmane.

— Pardieu ! est-ce un fou ? se demanda Bussy en le voyant dans une espèce de frénésie et marmottant des paroles incompréhensibles.

Mais l’être se releva et redevint calme.

— Approche un peu, lui dit alors Bussy, et causons un moment.

L’homme eut cet air interdit qu’il avait eu déjà, puis attacha sur le blessé un regard profondément triste.

— Seigneur, dit-il en élevant la planchette jusqu’à ses lèvres, j’ai entendu ce que tu as dit tout à l’heure ; tu es un kchatria dans ton pays, et moi, je suis plus vil que la boue des chemins ; tu ne peux pas, sans te déshonorer à jamais, t’abaisser jusqu’à l’apercevoir que j’existe.

— As tu donc commis des crimes bien horribles ? As-tu la lèpre ? demanda Bussy assez inquiet.

— J’ai respecté la vie du plus infime moucheron ; mon corps est sain et ma conscience pure ; mais, pour moi comme pour mes pareils, il n’y a pas de place sur la terre ; dès notre premier cri, nous sommes maudits et réprouvés, nous sommes en horreur au monde.

— Un paria ? dit Bussy, avec compassion.

— Un paria ! répéta l’homme en baissant la tête.

Le jeune homme reprit, après un moment de silence :

— Dans mon pays, il y a certes une distance énorme entre le noble et le vilain ; mais si celui-ci est honnête et intelligent, s’il nous sert avec fidélité, c’est un homme comme un autre et qui mérite estime et affection. Vos préjugés de l’Inde n’existent pas pour moi ; donc rassure-toi, et si ton haleine n’est pas pernicieuse, laisse cette planche qui m’agace, et réponds sans détours à mes questions.

— Ah ! seigneur ! s’écria le paria en tombant à genoux, est-il possible que, sachant qui je suis, tu m’adresses de telles paroles ? Elles sont pour moi comme serait une source fraîche pour un damné. Ah ! pour les avoir dites, même si tu les rétractes, fais de moi ce que tu voudras, et, si ma misérable vie peut te servir, prends-la, je te bénirai !

— Je ne veux pas tant, dit Bussy, touché de l’accent de joie déchirante que cet homme avait mis dans ses paroles.

Et il ajouta avec douceur :

— Comment t’appelles-tu ?

— Mes pareils me nomment Naïk ; pour les autres, je n’ai pas de nom.

— Eh bien, Naïk, dis-moi où je suis.

Le paria regarda autour de lui avec inquiétude. Il vit que son compagnon, qui était rentré sans bruit après le départ du brahmane et du médecin, dormait à plat ventre dans un coin. Alors, il répondit, à voix basse :

— Tu es, seigneur, dans l’enceinte d’un des palais de la reine de Bangalore.

— La reine de Bangalore ? serait-ce elle que j’ai eu îe bonheur de secourir, aujourd’hui ? demanda vivement Bussy.

— Je n’en sais rien.

— N’a-t-elle pas chassé ?

— C’est possible.

— Dis, dis, que sais-tu d’elle ?

Et Bussy se penchait avidement vers le paria toujours agenouillé, qui répondit :

— D’elle à moi bien peu de chose peut arriver ; pourtant la pluie tombe pour le dernier des insectes, et j’ai recueilli quelques gouttes de sa renommée. On la dit brave comme un guerrier et savante comme un brahmane ; son père et ses deux frères ont été tués dans un combat contre un chef mahratte, elle était l’unique enfant qui restait et a succédé à son père. La couronne lui pèse sans doute, car elle est fiancée à un prince mogol.

— Fiancée ?

Il eut un serrement de cœur et tomba dans une rêverie.

Après un moment, Naïk reprit :

— Si c’est elle que tu as sauvée, seigneur, si tu as risqué ta vie pour elle, comment se peut-il qu’on t’ait conduit ici, dans le quartier des esclaves ? Cet abri est un hangar abandonné.

— Pourquoi donc ? pourquoi ? s’écria Bussy. Est-ce ainsi que l’on traite un hôte ?

— Non, ce n’est point ainsi, fût-ce même un ennemi mortel. Précipitamment on a apporté ici des coussins pour former ce lit ; on a appelé pour te servir deux parias abjects, qui n’ont pour fonctions que les besognes les plus immondes, celles que les castes les plus humbles ne veulent pas accomplir. Pourtant le brahmane est venu, le divin Rugoonat Dat, un illustre parmi les illustres, et le médecin qui te soigne est un des savants du palais. Mon étroite intelligence fait de vains efforts pour comprendre ce que tout cela veut dire.

— La reine ignore sans doute comment l’on me traite. Viens, sortons d’ici, tâchons d’arriver jusqu’à elle et de lui faire savoir ce qui se passe.

— Arriver jusqu’à la reine ! s’écria Naïk avec épouvante, mais nous serions mis en pièces avant même de l’apercevoir.

— Eh bien, essayons de nous glisser invisibles, et de loin, peut-être, nos regards pourront la surprendre traversant une terrasse pour respirer l’air frais du soir ; d’un seul coup d’œil, je la reconnaîtrai et je saurai si c’est ou non la reine que j’ai sauvée.

— Maître ! maître ! ta blessure !… s’écria Naïk, tout tremblant de peur, en voyant Bussy s’élancer de sa couche.

— Ah ! tu ne peux comprendre ce que j’éprouve, dit le jeune homme ; je ne puis plus tenir ici, il me semble être étendu sur un lit de braise ardente. L’as-tu jamais vue, toi, la reine ?

— Une fois, seigneur, c’était dans la forêt, je me suis jeté dans un taillis et la chasse royale a passé.

— Et tu l’as vue ?

— Hélas ! maître, tu songes trop à elle. C’est l’image de la mort sous la figure d’une jeune fille ; elle a de grands yeux qui font la guerre !

— Aide-moi à me vêtir, Naïk, dit le marquis, et si tu veux vraiment me prouver ton dévouement, guide-moi vers le lieu qu’elle habite.

— J’ai entendu le brahmane dire, tout à l’heure, que la reine a quitté le palais pour accomplir un saint pèlerinage.

— Partie ! murmura Bussy.

Et pris d’une faiblesse il se laissa reconduire jusqu’à sa couche, désenchanté, y retomba et demeura silencieux et morne.