La conquête du paradis/VII

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Armand Collin (p. 84-94).

VII

PONDICHÉRY

Une jolie maison, carrée, petite, tout enveloppée de beaux arbres qui la rafraîchissent, dans l’avenue de Valdaour, hors des murs de Pondichéry. Un seul étage, au-dessus du rez-de-chaussée, et pour toit une terrasse, entourée de pilastres peints en rose clair. Devant les fenêtres, une galerie courant tout autour du logis, soutenue d’en bas par des colonnes carrées et soutenant l’avancement du toit par des colonnes rondes, le tout badigeonné d’un tendre ton rose, rehaussé de vert pâle.

L’intérieur de l’habitation est simple et coquet : au rez-de-chaussée, un grand salon, qui sert de salle à manger, entouré de divans chargés de coussins ; au premier, la chambre à coucher avec des nattes vertes sur le sol, des stores devant les grandes baies ouvrant sur la galerie ; la bibliothèque où sont alignés des livres assez peu nombreux, mais tout usés par le travail ; le cabinet de toilette, doublé par une glace qui occupe tout un panneau. Dans un autre corps de logis sont les écuries et les communs.

Le marquis de Bussy a fixé sa résidence dans cette maison, installée par une famille de commerçants français, qui était venue chercher fortune aux Indes. Mais il ne reste de cette famille qu’une jeune fille : Marion, orpheline, qui, pour vivre, loue la maison, son seul héritage, à de nobles officiers, et tient, au besoin, leur ménage, en qualité de gouvernante.

Marion, la gracieuse orpheline aux doux yeux couleur de myosotis ; Naïk, qui, vêtu maintenant d’une longue chemise blanche serrée à la taille par une ceinture rouge, coiffé d’un léger turban de mousseline, des anneaux d’argent à ses bras nus, et au cou un grand collier en graines de vanda, a fort bon air ; deux soldats, et quelques noirs, pour la cuisine et l’écurie, tels sont les serviteurs qui composent la maison du jeune capitaine, obligé à de grandes épargnes, en attendant la réalisation des espérances, fondées sur l’avenir, et qui sont tout son avoir.

Quelques jours après son arrivée à Pondichéry, il attendait le chevalier de Kerjean qui devait venir le prendre pour le présenter à Dupleix. Il était agité, un peu ému. Accoudé à la galerie du premier étage, il songeait à la France, quittée pour toujours peut-être, et il revoyait sa bonne mère, là-bas, au fond du Soissonnais. Ah ! si elle venait vraiment cette fortune qu’il ambitionnait, quelle joie il aurait à lui rendre, à la chère marquise, le luxe de son rang, à lui faire, après une triste jeunesse, une vieillesse heureuse ! Pour réussir, il fallait avant tout tâcher de plaire au gouverneur de l’Inde, lui inspirer confiance, être guidé par lui. Qu’était-ce, en somme, ce Dupleix ? Dans le principe, un simple marchand ; un employé de la compagnie, aux émoluments les plus modestes ; et pourtant, en peu d’années, il avait fait non seulement sa fortune, mais celle de cette compagnie qui était sur le point de périr lorsqu’il était venu dans l’Inde. Maintenant c’était presque un roi : il avait reçu des lettres de noblesse, avec la croix de Saint-Louis, et sa renommée grandissait. Il est vrai qu’il avait du génie, qu’il avait fait des merveilles et que plus d’une fois, abandonné de tous, il était parvenu à sauver la colonie. Mais lui aussi se sentait capable de grandes choses si l’occasion de les accomplir se présentait. Oui, être remarqué par Dupleix, c’était là le premier pas vers la fortune.

— En grande tenue, c’est parfait, s’écria Kerjean qui venait d’arriver : mon oncle est sévère sur l’étiquette, j’avais oublié de vous en prévenir.

Et il admirait, avec une pointe d’envie, l’élégance et la grâce de son compagnon, dans son habit bleu de roi agrémenté d’or, entr’ouvert sur le gilet et la culotte rouge. Il admirait la main blanche et féminine, et la jambe bien faite dont le bas de soie satinait les rondeurs.

— Vous êtes superbe, dit-il avec un soupir, vous allez nous enlever le cœur de toutes nos belles.

— Ne raillez pas, dit Bussy, je me trouve horrible dans cet habit militaire dont les couleurs hurlent d’être ensemble.

— Si l’habit est imparfait, il est certain que vous l’embellissez. Mais rassurez-vous, nous aurons l’occasion de déployer toutes nos grâces, dans le costume qui nous plaira, au prochain bal chez le gouverneur.

Marion s’avança pour donner à Bussy son épée et son tricorne galonné d’or, et les deux jeunes gens sortirent, à pied.

Il faisait un temps délicieux. La mousson, qui soufflait maintenant régulièrement, amenant des pluies fréquentes, rafraîchissait l’air et faisait tout fleurir et verdoyer. Bussy s’émerveillait de Pondichéry, qui semblait un parc immense.

— C’est Versailles, disait-il, mais un Versailles tropical, avec une végétation géante dont le roi-soleil n’a pu imaginer la splendeur.

— Nous sommes ici dans le quartier noble, dit Kerjean ; à l’intérieur des murailles, la ville n’est pas aussi fraîche et agréable, quoique très embellie déjà par mon oncle. Tout cet espace qui enveloppe Pondichéry depuis la mer jusqu’à la rivière d’Ariancopan sur une largeur d’un mille, en formant un demi-cercle de six milles de long, est enfermé par une haie formidable, faite de cocotiers et de palmiers, renforcée par le bas d’aloès et de cactus énormes qui la rendent impénétrable. C’est une défense très sérieuse contre la cavalerie, et l’infanterie se déchirerait ferme à essayer de la franchir. Cette haie bornait autrefois le terrain concédé aux Français par les princes du pays ; on l’appelle encore la Haye-de-limite. Il faut voir cela, c’est très curieux.

— Alors, c’est ici que loge la bonne société ?

— La bonne et la médiocre, tous ceux qui possèdent quelques revenus tiennent à honneur d’habiter le quartier élégant. D’ailleurs, comme la colonie est avant tout commerçante, on a quelques égards pour les marchands, et la société est forcément très mêlée.

— Louis XIV n’a-t-il pas déclaré qu’un homme de noble naissance ne dérogeait pas en faisant le trafic avec les marchands de l’Inde ? dit Bussy. Cela crée pour eux une sorte de privilège.

Sans qu’il y eût cohue, on voyait se suivre et se croiser dans les avenues, toutes sortes de véhicules : des palanquins, portés par des noirs et escortés d’un triple rang de gardes vêtus de blanc ; des chaises à porteurs richement peintes et vernies, tenues par des laquais en livrée ; des chars, à toit doré, traînés par des bœufs ; et de vastes carrosses, surmontés de galeries à jour, montrant des portières blasonnées. Parfois un chameau, portant un messager, se hâtait en grommelant, ou bien un éléphant, ayant sur son cou le mahout lui piquant l’oreille et sur son dos quelque seigneur hindou, passait la trompe basse et repliée, couvert d’une housse rouge, brodée aux coins, que chacun de ses larges pas faisait flotter et claqueter.

La résidence du gouverneur de l’Inde était construite dans le style du palais de Versailles ; mais avec un luxe plus voyant, plus coloré, et certaines concessions au climat du pays, telles que vérandas et galeries ouvertes.

Les deux officiers pénétrèrent dans la cour d’honneur, gardée par des grenadiers et par des cipayes, et, comme Kerjean était du palais, l’huissier de service les laissa entrer dans le parc sans les accompagner.

Ce parc ne ressemblait en rien, lui, au jardin taillé et régulier du palais de Versailles ; il était absolument féerique : les plus belles plantes de l’Inde, rassemblées et groupées avec art, formaient des gammes de nuances depuis le vert le plus pâle jusqu’au vert noir, d’un effet extraordinaire ; des feuilles d’une largeur inusitée, métalliques et découpées, d’autres minces et flottantes comme des flots de rubans, d’autres raides et tranchantes, hérissées d’épines, quelques-unes légères et vaporeuses pareilles à des plumes et à de la fumée, s’étageaient, s’escaladaient, se faisant valoir, tandis qu’au-dessus d’elles des troncs droits, s’élançant d’un seul jet, déployaient très haut des panaches et des gerbes translucides, jaillissant du milieu d’écorces déchirées et de fibrilles brunes emmêlées et pendantes comme des chevelures. Parmi toutes ces verdures étaient répandues une profusion de fleurs inconnues dont les chauds parfums alourdissaient l’air, et des milliers d’oiseaux et de papillons, criant, chantant, voletant, mettaient partout comme un pétillement de flammes.

Bussy s’avançait ravi, lentement.

Tout à coup, dominant le concert des oiseaux, une plainte musicale et douce se fît entendre. C’était la voix d’un violon qui pleurait et frémissait, filait des sons, égrenant une mélodie mélancolique et touchante.

— Chut ! dit Kerjean un doigt sur les lèvres, c’est mon oncle.

Ils s’arrêtèrent sous une fenêtre grande ouverte d’où venaient les sons.

— Voyez-vous, il compose, reprit Kerjean à voix basse, et, à en juger par la mélodie, son âme est triste.

Ils écoutèrent, en retenant leur respiration, tant que chanta le violon. Il se tut subitement, après une coda tumultueuse, sur un accord nerveux et violent, comme si le musicien entendait dire que les douleurs et les obstacles il les fallait vaincre par la force d’âme et la volonté.

Peu après, Dupleix parut à la fenêtre, tenant encore son instrument. Il était en manches de chemise, le jabot de dentelle un peu froissé.

— Bravo ! mon oncle ! bravo ! s’écria Kerjean.

— Ah ! vous m’écoutiez, monsieur l’indiscret ?

Et apercevant Bussy, Dupleix le salua.

— Montez, ajouta-t-il, je suis à vous. Et il se retira vivement de la fenêtre.

Quelques instants après, ils étaient introduits dans un salon somptueux, et bientôt, une riche portière s’écartant, Dupleix parut. Il avait passé un habit très simple, gris de lin, sans broderie.

En voyant de près le gouverneur, celui que les indigènes, autant que les Européens, appelaient : « le grand gouverneur », Bussy ressentit comme une commotion, tant il eut l’impression vive d’être en présence d’un homme vraiment supérieur, d’un dominateur, d’un maître.

Dupleix n’avait pas encore cinquante ans et aucune trace de fatigue n’altérait l’énergie de ses traits ; il apparaissait dans toute la plénitude de sa beauté morale et physique, la noblesse des pensées embellissant la forme. Il avait le front haut et vaste, le nez droit, la bouche fine et sérieuse, le bas du visage large et ferme, signe d’une indomptable volonté. Ses yeux noirs, grands, très doux d’ordinaire, dardaient par moments un regard d’un éclat et d’une pénétration extraordinaires, une flamme difficile à soutenir.

Ce fut un regard semblable que, tout d’abord, il attacha, en silence, sur de Bussy, comme s’il eût voulu le voir jusqu’à l’âme ; et il y avait dans ce regard une anxiété et un espoir, quelque chose qui semblait dire : « Peut-être celui-ci est-il l’homme que je cherche. »

Malgré son émotion, Bussy ne baissa pas les yeux ; sans orgueil, mais sans faiblesse, il soutint cet interrogatoire muet et laissa lire dans le bleu sombre de ses prunelles. Mais Dupleix adoucit vite l’expression de ses yeux, et, rompant ce silence qui pouvait paraître blessant, il s’avança avec un sourire affable.

— Capitaine, dit-il, c’est une véritable joie pour moi de vous voir ici ; je n’ai entendu de vous que des éloges, et je dois même vous présenter des excuses : si nous ne demandons pas pour vous la croix de Saint-Louis, c’est qu’il y a d’autres officiers qui ont plus d’années, s’ils ont moins de mérite, et il faut avoir quelque égard pour l’ancienneté.

— Monsieur, dit Bussy en s’inclinant, votre approbation me sera toujours plus précieuse que toutes les croix du monde.

Dupleix interrogea amicalement le jeune officier sur sa position, sur ses états de service et sur ses projets. Il l’écoutait avec attention et intérêt.

— Pourriez-vous, sans répugnance, vous établir dans l’Inde pour de longues années ? lui demanda-t-il enfin.

— J’ai l’idée, répondit Bussy, que ma destinée s’y accomplira, et, sans le connaître encore complètement, j’aime ce pays avec passion.

— Il ne vous dit pas tout, mon oncle, fit remarquer Kerjean, il parle le tamoul couramment et, je crois, aussi le persan.

— Vraiment ! s’écria Dupleix, en jetant encore sur Bussy un regard brillant d’espoir ; voilà ce que je n’ai pu obtenir d’aucun de mes officiers, pas même de ce paresseux de Kerjean.

— Ah ! mon oncle ! je me battrai tant que vous voudrez, je verserai tout mon sang pour vous avec joie, mais ne me demandez pas d’apprendre quelque chose. J’ai toujours été un mauvais écolier.

— Oui, je sais ; très brave, très dévoué, mais une mauvaise tête, folle de plaisir, dit Dupleix avec un sourire indulgent.

— Que voulez-vous, la jeunesse n’a qu’un temps ! soupira Kerjean.

— Allons, je dois vous quitter, dit le gouverneur en se levant ; j’ai quarante personnes à recevoir. Ah ! j’aurai quelque peine à leur faire bon visage.

— Seriez-vous souffrant ?

— Non, mais inquiet et d’humeur fort sombre.

— Quelque malheur nouveau menace-t-il la colonie ? demanda vivement Kerjean ; vous ne nous dites rien de Madras ; nos amis sont-ils enfin libres ? La Bourdonnais est-il dompté ?

— Je suis écœuré de la conduite de cet homme, dit Dupleix avec une expression douloureuse, il est à peine croyable que ce soit celui qui compte dans sa vie tant de grandes actions, le fondateur de la colonie de Bourbon, qui vient de nous donner un aussi désolant spectacle. J’ose à peine vous dire par quel crime il clôt cette campagne.

Et Dupleix regarda autour de lui pour voir si la salle était vide.

— Le croiriez-vous, messieurs, continua-t-il en baissant la voix, pour se tirer d’affaire, il a commis un véritable faux ! il s’est permis d’intercaler dans le traité de rançon un article déclarant que le gouverneur anglais et son conseil cesseront, afin de pouvoir traiter, d’être prisonniers de guerre au moment où ils entreront en négociations. Cela fait, il affirma aux Anglais que le gouvernement de Pondichéry s’engageait à restituer Madras moyennant onze cent mille pagodes, et que l’évacuation était fixée en janvier. Or, il avait dans sa poche à ce moment même la lettre par laquelle nous rejetions définitivement cet arrangement.

— C’est monstrueux ! s’écria Kerjean.

— Maintenant il rassemble en hâte les débris de son escadre et, sachant fort bien qu’il dupe les Anglais et que nous ne tiendrons pas ses promesses, il part, ou plutôt s’enfuit, emportant son butin, et couvert de malédictions, lui que nous avons reçu comme un messie ! Ah ! ajouta-t-il avec un soupir, la conquête de Madras nous coûte cher et nous laisse en face d’un abîme ; mais c’est néanmoins une victoire importante, et il faut nous en réjouir, ostensiblement. C’est pourquoi je donne une fête la semaine prochaine. Vous nous ferez, je l’espère, le plaisir et l’honneur d’y assister, monsieur de Bussy ? Allons, je me sauve, ajouta-t-il en faisant un geste d’adieu, jamais je ne pourrai expédier toutes mes audiences.