La conquête du paradis/XXVI

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Armand Collin (p. 322-341).

XXVI

L’AMBASSADEUR

Ourvaci est tombée sans connaissance quand les hérauts, sonnant de la trompette, ont annoncé qu’un ambassadeur du roi du Dekan est en marche vers Bangalore.

Elle est là, comme morte, dans la chambre aux stores de perles, étendue sur les coussins, pareille à une statue d’albâtre renversée de son piédestal.

Ses femmes ne peuvent parvenir à la rappeler à la vie et, pleines d’angoisse, attendent le médecin musulman, qu’un page, en courant, est allé appeler.

Lila soulève la tête de la reine pour lui enlever tous les ornements de sa coiffure et dénouer sa lourde chevelure, qui se répand comme un ruisseau de parfums. Mangala, agenouillée de l’autre côté, dégrafe le corselet d’or et ôte le collier d’opale qui pèse sur la poitrine.

— Hélas ! est-elle morte ? dit-elle ; elle est aussi blanche que le jasmin, et ses lèvres n’ont plus de couleur.

— Ne dis pas des paroles funestes ! s’écrie Lila ; notre malheur est assez grand comme cela.

— Est-ce donc un malheur d’épouser un prince, qu’on dit charmant, et de devenir la plus puissante reine de l’Hindoustan ?

— Certes, quand il faut pour cela perdre sa liberté et être l’esclave d’un homme.

— Est-ce que le Padichah Jehan-Guir n’était pas l’esclave de Nour-Jehan ?

— C’était une musulmane, et d’ailleurs la Lumière du Monde n’était pas née reine. Après tout, c’est peut-être de plaisir que notre maîtresse s’est évanouie. Cet Abou-al-Hassan n’arrivera donc pas ? ajouta-t-elle avec impatience.

— Le voici, dit le médecin en entrant très essoufflé ; j’ai couru, mais le palais est grand.

D’un geste, il éloigna les femmes, qui se pressaient dans la chambre, tout effarées, et ne garda près de lui que les deux princesses.

Il amassa des coussins derrière le dos de la reine, toujours immobile, puis ouvrit une petite cassette en mosaïque d’ivoire, où étaient enfermées des pierres précieuses, larges et plates.

Alors, d’après la méthode d’Al-Teïfaschi, qui connaissait les vertus secrètes des pierreries, il posa sur le sein d’Ourvaci un rubis, pour fortifier son cœur, lui entoura la taille d’un cordon de diamants pour empêcher l’estomac de souffrir, lui mit sur le front une grande émeraude, qui devait calmer l’agitation des nerfs, et des grains de cristal de roche, qui chassent les mauvais rêves. Puis, il lui passa sur les paupières, à plusieurs reprises, une turquoise conique, le doux contact de cette pierre étant favorable aux yeux. Après quelques minutes, la reine revint à elle,

— Ah ! gloire aux pierreries ! s’écria Mangala, elles nous rendent belles et nous guérissent !

— Qu’est-ce donc ? Une faiblesse ? la chaleur, n’est-ce pas ? dit Ourvaci en regardant languissamment autour d’elle.

Mais elle pressa la main de Lila pour lui faire comprendre qu’elle se souvenait.

— Il faut te reposer. Parure du Monde, dit le médecin, en lui offrant dans une coupe d’or quelques gorgées d’un élixir ; bois ceci et appelle le sommeil pour terminer la guérison.

— Oui, je suis très lasse, je vais dormir ; évente-moi, Lila.

En allant prendre l’écran de plumes, Lila fit signe à Abou-al-Hassan d’emmener Mangala.

— Si la gracieuse princesse veut bien m’accompagner, dit-il en s’inclinant devant cette dernière, je lui donnerai quelques instructions encore, pour éloigner tout mal de notre bien-aimée reine.

Mangala, voyant qu’Ourvaci s’endormait, suivit sans regret le médecin. À peine fut-elle éloignée que la reine se releva, les yeux brillants de fièvre.

— Je n’ai pas rêvé, n’est-ce pas, Lila ? un ambassadeur du roi va venir ?

— Hélas ! c’est certain.

— Eh bien, qu’il ne nous trouve pas ici ; si tu m’aimes, suis-moi ; je veux m’enfuir et me cacher dans la forêt.

— Dans la forêt ! s’écria Lila d’un air épouvanté. Quoi ! tu préfères être la proie des bêtes féroces que de devenir la femme d’un roi jeune et puissant ! Ma pauvre bien-aimée, je te croyais résignée à ce malheur inévitable.

— Je l’étais, je ne le suis plus, dit la reine nerveusement ; ce serait une torture impossible, à présent.

— Pourquoi plus qu’autrefois, puisque ton cœur, impénétrable comme le diamant, est resté froid comme lui ?

— Mon cœur ! qui peut savoir quel poison le brûle ? dit Ourvaci les sourcils froncés.

— Moi ! moi ! Je le sais ! s’écria Lila. Ah ! méchante, pourquoi m’as-tu dissimulé si longtemps ce que je savais avant toi ?

— Quoi ? Qu’est-ce que tu sais ?

Et elle saisit les poignets de la princesse, en dardant sur elle un regard plein d’angoisse et de colère.

— L’amour ne peut être caché, fût-il enveloppé de cent voiles,

— Alors, la mort est mon seul refuge, si je n’ai pu garder le secret d’une telle honte ! s’écria la reine.

— Comme tu es cruelle pour moi, qui souffre de la même peine, et suis fière d’en souffrir ! dit Lila ; mais comment est-il possible que tu sois humiliée d’aimer un homme qui, venu d’un pays lointain, a en quelques années empli l’Hindoustan de sa gloire, et vient de faire ton fiancé roi ?

— Un infidèle !

— Ah ! ma reine ! s’écria Lila, Rugoonat Dat m’a révélé le secret des brahmanes ; cette phrase d’initiation, que le gourou dit tout bas aux plus savants seulement, il me l’a dite à moi, et, si je ne craignais de trahir mon serment…

— Dis-la, cette phrase, je le veux.

— Eh bien, voici : « Comme Sourya, qui sous des noms différents est, dans le monde entier, l’astre du jour, qu’on appelle Brahma, Ormuz ou Allah, Lui, c’est toujours Lui. »

— Je n’ose approfondir cette impiété, dit Ourvaci en détournant la tête.

— C’est une vérité sublime, au contraire.

— Cela ne m’empêche pas d’être au désespoir de n’avoir pu mieux me défendre d’un aussi funeste amour. Ah ! Lila, que n’ai-je pas fait pour l’écraser, ce sentiment perfide, qui prend notre cœur pour berceau ! Mais j’étais comme une mère, résolue à tuer son enfant. Elle veut l’étouffer : elle le caresse ; elle le croit mort : il lui sourit !

— Laisse maintenant ton âme se détendre, dit Lila, en l’attirant dans ses bras ; ne résiste plus au courant qui brise toute résistance, il te conduira peut-être au bonheur.

— Ah ! ne parle pas ainsi, le jour où le malheur est en chemin. Que devenir, hélas ! comment éviter l’inévitable ?

— Appelons Rama à notre aide ; le héros peut-être nous sauvera.

— Le prévenir, ce serait l’arrêt de mort du roi, car, celui dont le nom est dans notre cœur, m’a dit d’une voix furieuse, durant cette nuit terrible de l’île du Silence, qu’il tuerait tous ceux qui s’approcheraient de moi. Eh bien, ajouta la reine en se levant d’un air résolu, je ne recevrai pas cet ambassadeur ; je déclare la guerre au soubab ; nous serons écrasés, mon royaume disparaîtra, n’importe ; nous mourrons en guerrières.

— Ne précipitons rien, je t’en conjure ; il sera toujours temps de mourir, et peut-être y a-t-il d’autres moyens de nous sauver. Mais, folle que je suis ! ajouta Lila, l’épouvante où m’a jetée ton évanouissement m’a fait oublier une lettre qu’un courrier, arrivé en même temps que les hérauts, m’a remise.

— Que dit cette lettre ?

— Je ne l’avais pas ouverte encore.

Elle la prit vivement dans sa ceinture et brisa le cachet. Dès les premières lignes elle poussa un léger cri.

— Devine qui est l’ambassadeur ?

— Lui ? dit la reine.

— Lui ! Il y a au moins un peu de joie dans notre malheur. Écoute ce qu’il dit ; il semble bien triste : « J’ai accepté cette mission douloureuse, je n’ai pu résister au désir d’être reçu en ambassadeur dans ce palais où l’on m’a reçu, jadis, en paria. Mais c’est surtout pour la revoir. Elle, longuement et sans doute pour la dernière fois ! Malgré mes menaces, je ne peux pas exiger qu’elle renonce au plus puissant trône de l’Hindoustan. Qu’elle fasse donc selon sa volonté. Je saurai me dérober au désespoir. »

La reine prit la lettre et plusieurs fois la relut.

— Il ne sait donc pas, murmura-t-elle, qu’à cause de lui ce mariage est impossible ?

— Tu lui as si bien caché que tu ne le haïssais plus.

Ourvaci secoua la tête :

— Pas assez, hélas !

— Déclarons-nous la guerre au roi du Dekan ? demanda Lila en souriant.

— Plus tard.

— Et l’ambassadeur, le recevrons-nous ?

— Méchante ! s’écria Ourvaci, qui ne put retenir un sourire, ne faut-il pas lui faire oublier l’insolence de la première réception, dont j’ai vraiment honte aujourd’hui. Viens, assemblons le conseil, afin que l’on prépare tout pour un accueil digne d’un roi.

Pendant ce temps, la caravane cheminait, trop lentement au gré de l’ambassadeur, qui sentait sa tristesse s’adoucir à mesure qu’il approchait de Bangalore.

C’était Ganésa, magnifiquement harnaché, qui le portait, dans un houdah à double dôme soutenu par des colonnettes d’or ciselé ; et toute une foule de cavaliers, d’éléphants, de chameaux, le suivait. Les populations accouraient sur son passage, pour le voir, pour l’acclamer. On jonchait sa route de fleurs et de palmes, on la sablait de poudre de santal.

Il y avait dans son cortège des prêtres, des astrologues, des bayadères, des umaras, dont Arslan-Khan, devenu le fidèle ami du marquis, était le chef. De quart d’heure en quart d’heure, les timbales royales résonnaient et, alternant avec elles, des bardes, faisant vibrer des harpes, chantaient les louanges, les hauts faits du glorieux passant, ou quelque antique légende guerrière.

Bussy était seul avec Naïk dans le houdah ; il avait tenu à ce que le paria fût de ce voyage, et revint dans le palais où il avait été si humble.

Naïk était maintenant un personnage et on recherchait sa protection. Son titre officiel s’énonçait ainsi : premier Scribe de l’Écriture fine ; et comme soldat, il était lieutenant ; mais on le savait mieux que cela : le favori, le familier du véritable maître ; aussi de très fiers seigneurs se courbaient-ils très bas devant le premier Scribe, qui n’en éprouvait aucun orgueil et les servait de son mieux.

— Te souviens-tu, Naïk, du hangar où l’on m’avait relégué comme une bête immonde ?

— Ah ! mon maître, c’est là que j’ai commencé de vivre ! Je te vois toujours, couché sur des branches vertes, quand on t’apporta blessé ; qui m’eût dit alors que c’était, pour moi, Dieu qui entrait ?

— La reine est fiancée, me dis-tu ce soir-là même, et j’éprouvai déjà un serrement de cœur, presque aussi douloureux que celui qui m’oppresse, aujourd’hui que je vais, au nom du fiancé, annoncer à celle qui est maintenant toute ma vie, que le temps des noces est venu.

— Si le roi savait ta peine, il est certain que, pour la faire cesser, il n’épargnerait rien. Pourquoi ne pas lui avoir avoué la vérité ?

— Pouvais-je éloigner d’Ourvaci une couronne aussi magnifique ? C’eût été un égoïsme odieux.

— Puisqu’elle t’aime, cette couronne lui sera insupportable, et son désespoir doit être égal au tien.

— M’aime-t-elle ? Je me trouve aujourd’hui bien présomptueux d’en avoir été certain. Cela était si délicieux à croire ! Mais quelles preuves ai-je donc ? Un mouvement de compassion, pour un homme qu’elle poussait dans la mort, quelques regrets d’avoir été aussi cruelle, et une minute de langueur dans son beau regard lié au mien, c’est assez pour me rendre fou à jamais, c’est trop peu pour que j’exige d’elle la rupture d’anciennes promesses et le refus d’un trône.

— Mais tout ce que t’a dit la princesse Lila ?

— Ce sont des conjectures. Ourvaci n’a jamais rien avoué.

— Qu’arrive-t-il ? Le cortège s’arrête.

On était aux portes de Bangalore, et des envoyés de la reine venaient recevoir l’ambassadeur.

La cité apparaissait, festonnant le ciel de ses tours et de ses créneaux, et un cortège s’avançait.

Sous l’arc élevé de l’entrée, comme une nuée de colombes se combattant, les bouquets de plumes, ornant les hampes des bannières, se heurtaient, s’enchevêtraient, puis, franchissant la voûte, parurent prendre leur vol, et les étendards flottèrent librement, ondoyèrent comme des flots d’azur et d’or. Alors la ville, par cette porte ouverte, sembla jeter un cri de bienvenue, avec la voix des musiques tout à coup retentissantes.

Les éléphants, peints en vermillon, se montrèrent ; leur front large, couronné d’un bandeau brodé, dominait la foule, et l’on voyait sur leur dos osciller de blancs parasols ; puis des cavaliers s’élancèrent, dans un galop gracieux et léger, et le soleil couchant faisait autour d’eux, de la poussière soulevée, une nuée rose.

Du haut des murailles le peuple regardait.

Le détachement français qui accompagnait l’ambassadeur, salua d’une décharge de mousqueterie, les cortèges se joignirent et entrèrent ensemble dans la ville.

Des coureurs, vêtus de tuniques courtes, armés de hautes cannes à pommeau d’argent et d’or, écartaient la foule dont toutes les rues étaient pleines ; pas un des habitants qui ne fût couronné de roses ou de jasmin, pas un qui ne portât entre ses bras une corbeille débordante des fleurs les plus belles : Bangalore s’offrait comme un bouquet, et l’air était saturé de parfums.

On s’engagea sur un large pont, ce qui permit de voir la ville se dérouler, avec ses grands escaliers blancs descendant vers l’eau, ses terrasses ornées de sculptures, ses jardins, ses hautes pagodes, dont les toits de pierre avaient la forme de ruches.

Enfin on atteignit le palais, on franchit le portail d’honneur, les fanfares sonnèrent comme pour la reine.

— Est-ce à l’ambassadeur qu’elle fait cet accueil, se disait Bussy, ou à celui qu’il représente ?

Il éprouvait un singulier mélange de joie et de tristesse : bonheur du présent, épouvante de l’avenir, doute suivi d’espérance, émotion lancinante à l’idée de revoir la bien-aimée, sentiment qui bientôt domina seul, submergea tous les autres.

Il descendit des hauteurs de Ganésa. Des personnages majestueux s’inclinèrent devant lui, lui souhaitant la bienvenue, dans des phrases longues et pompeuses. Mais il était si troublé qu’il n’y prenait pas garde, et Naïk, comme s’il eût été son interprète, répondait, dans le même style, avec les formules consacrées.

L’étiquette voulait que le premier ministre reçût l’ambassadeur, au seuil du palais qui lui était destiné ; c’était donc Panch-Anan à qui incombait ce devoir. Bussy, prévenu par Naïk, eut un haut-le-corps en se trouvant face à face avec son mortel ennemi.

La surprise du brahmane fut plus forte encore. Il se rejeta en arrière, les yeux élargis, les mains ouvertes, et ne retint qu’à demi son cri d’effroi. En secret, il avait aperçu le jeune homme, pendant le terrible combat de la chambre d’ivoire, et, après un instant, s’était enfui, épouvanté de la force de son ennemi, craignant d’être atteint par ses coups.

— Eh bien, mon père, dit Bussy, qui maintenant avait un rire moqueur, crois-tu qu’un barbare d’Occident ait du venin comme le cobra ? ou t’imagines-tu voir en moi un spectre ?

Panch-Anan, incapable de se remettre, balbutia, perdit contenance, et finit par s’enfoncer dans la foule des courtisans. Alors un autre personnage s’avança, saluant, les bras croisés sur la poitrine.

— Je suis heureux de te revoir, hôte illustre, dit-il ; aurai-je le bonheur d’être reconnu par toi ?

Et il regardait Bussy avec un regard franc et un sourire sympathique. C’était Abou-al-Hassan, le médecin.

— Certes, je te reconnais ! s’écria le marquis en lui tendant la main ; l’ingratitude me semble le plus laid des défauts, et je te dois de la reconnaissance.

— Veux-tu me suivre ? dit Abou-al-Hassan. J’usurpe les fonctions du ministre, puisqu’il se dérobe à ses devoirs, terrifié, comme s’il avait vu Siva armé de son trident.

Il ajouta à voix plus basse :

— La princesse Lila est en haut ; elle a tenu à te saluer au seuil de ton appartement.

Bussy pressa le pas. Ils montèrent une galerie à pente douce, au sol poudré d’or, d’aloès et de santal, qui lui rappela celle qu’il avait gravie dans le palais du Silence.

Lila, souriante, s’avança vers lui ; elle tenait appuyée contre son flanc une corbeille pleine de fruits.

— Au nom de la reine de Bangalore, je te salue, dit-elle, en ployant un genou devant lui, sans qu’il pût l’en empêcher ; le palais s’illumine de ta présence, comme le ciel lorsque Sourya y fait ses premiers pas. Accepte ces fruits que la souveraine elle-même a cueillis pour toi, dans la rosée matinale, reçois aussi le bétel, et, comme présent de bienvenue, ce collier d’opales, encore tiède du doux contact d’un sein royal.

Elle prit l’écrin des mains d’un page et se haussa pour passer le collier au cou du marquis, lui disant tout bas, avec malice :

— Cette fois, j’espère que tu ne feras pas rouler les pierreries dans la poussière, avec celle qui te les offre.

Il la rassura d’un sourire, mais, le doigt sur les lèvres, elle lui fît comprendre qu’il était censé ne pas la connaître et devait garder un air grave et froid.

Une bayadère apporta un encensoir d’or, et une autre versa, sur les braises ardentes, les parfums qui aussitôt devinrent fumée ; la princesse l’agita un instant ; puis, tandis que les tambourins frémissaient et que les femmes chantaient un hymne triomphal, elle tourna plusieurs fois autour du jeune homme, les paumes levées vers le ciel, se touchant le front des pouces.

Bussy vivait dans l’Hindoustan de ses rêves, il se souvenait du Ramayana, et était fier de savoir que cet honneur qu’on lui rendait s’appelait : le pradakshina.

Ils entrèrent ensuite dans les appartements, et, pour s’écarter un instant de la foule des esclaves et des pages, Lila le conduisit sur une terrasse, d’où l’on découvrait beaucoup des édifices du palais.

— Enfin ! donne-moi ta main, sœur chérie, s’écria Bussy ; tous les rites sont accomplis, vis-à-vis de l’ambassadeur, mais le frère réclame à son tour un salut affectueux.

— Prenons garde, dit-elle, en le laissant lui baiser la main à la dérobée ; n’oublie pas que nous nous voyons pour la première fois.

— La reine sait-elle quel est l’envoyé du soubab ?

— Elle le sait, et cela lui adoucit, je crois, le chagrin que lui cause le but de la mission.

— En est-elle chagrine vraiment ?

— L’idée de perdre son indépendance lui est odieuse, et si son cœur n’est plus libre, elle doit redouter comme la mort cette alliance.

— Ah ! Lila, toujours ta douce voix vient m’apaiser ; toujours tu t’efforces d’endormir mes angoisses. Mais, va, cette fois-ci, le bonheur est si grand de vivre plusieurs jours auprès d’elle, d’être dans son palais, de la voir et de l’entendre, que je ne veux pas songer au désespoir qui suivra, et sera la fin de tout.

— Combien je partage cette joie, ce triomphe, dit Lila, te voir ici fêté, reçu comme un égal ; tous les préjugés écrasés sous ta gloire ! Ah ! tu peux être fier, car la victoire était malaisée.

— Elle est aussi ton œuvre, ma généreuse alliée, et j’ai plus de gratitude que d’orgueil.

— Ourvaci avoue enfin avoir honte de son premier accueil, et cela va te le faire oublier, dit la princesse ; mais je ne puis demeurer plus longtemps. Prends patience, demain aura lieu la réception solennelle de l’ambassadeur, et ensuite viendront les fêtes, où tu la verras sans contrainte.

Elle étendit le bras vers un point du palais.

— Surveille cette terrasse, celle aux angles de laquelle flottent des étendards ; la reine y paraîtra pour la prière du soir et tu pourras l’apercevoir ; c’est elle qui la dernière salue le départ du soleil.

— Que tu es bonne de me donner cet avertissement ! dit-il en lui pressant la main ; quel trésor merveilleux qu’un cœur comme le tien !

Lila jeta sur lui un regard voilé de tristesse et retint un soupir.

— Viens, rentrons, dit-elle.

Il la suivit, quittant à regret cette terrasse et regardant avec inquiétude le soleil, qui touchait presque l’horizon.

Les salles étaient pleines encore de courtisans et de pages immobiles, les bras en croix sur la poitrine et semblant attendre quelque chose.

— Seigneur, dit la princesse, reprenant le ton cérémonieux, tu es ici le maître, ordonne ; tes désirs seront pour nous des faveurs. Nous sommes tes esclaves, à toi et à tous ceux de ta suite. — Congédie ces gens-là avec un compliment, ajouta-t-elle à voix basse, sinon ils ne s’en iront jamais.

Dès qu’il fut seul, Naïk s’étant chargé de veiller à tout, Bussy retourna à la terrasse et, s’accoudant à la balustrade sculptée, se mit en observation.

La foule s’écoulait lentement, avec de joyeux murmures, hors des cours du palais, qu’elle avait envahies à la suite du cortège. Les femmes, plus curieuses, s’étaient avancées le plus loin, et se retiraient maintenant, un peu honteuses, en effeuillant leurs guirlandes.

Beaucoup avaient les joues couvertes du fard jaune, appelé gorotchana, que l’on trouve dans la tête des vaches ; elles s’enveloppaient gracieusement de leur sari de toile, de soie ou de mousseline, cette grande pièce d’étoffe, sans couture, qui s’enroule au corps, couvrant une épaule, serrant la taille, et dont quelquefois un pan sert de voile. À leurs oreilles, largement percées, étaient passés des rouleaux d’or ; les moukoutys de leur narine encadraient leur sourire, et quelquefois arrondissaient leurs cercles minces, ornés de perles, jusque sur leur poitrine ; des grelots tintaient à leurs chevilles et à leurs ceintures, et toutes avaient les lèvres empourprées par le bétel et le front marqué d’un signe, indiquant la secte religieuse à laquelle elles appartenaient : un triple croissant, tracé avec la teinture de safran, faisait reconnaître les adoratrices de Siva, et celles consacrées à Vichnou montraient deux lignes de limon du Gange, et au lieu du moukouty avaient à la narine une longue chaîne de coquillages.

Beaucoup de religieux se faisaient faire place, marchant lentement, d’un air important, salués au passage par leurs partisans, regardés avec dédain par les autres. Les lecteurs des Pouranas, le front marqué de poudre de santal, égrenant leur chapelet, portaient sous leurs bras les livres sacrés, enveloppés dans le tapis qu’ils étendent, pour s’asseoir, au milieu des carrefours où ils réunissent des auditeurs. D’autres, frottés de cendres, avec le lingam de Siva pendu au cou, avaient leurs cheveux relevés en une seule touffe, et tenaient à la main, au lieu de coupe, une moitié de crâne ; quelques-uns, à longue barbe, vêtus de tuniques jaunes, s’enveloppaient le torse dans une peau d’antilope noire. Beaucoup s’appuyaient sur de hauts bâtons de bambous, ou secouaient des arcs, ornés de plumes de paons et de sonnettes.

Puis le silence se fit, le peuple s’éloigna, on n’entendit plus que le sourd bourdonnement du tambour, qui devait battre nuit et jour, en signe de fête, et quelques cris d’esclaves, occupés à déharnacher les éléphants.

Le marquis dévorait du regard le tableau qui s’étendait à ses pieds.

À chaque moment, il interrogeait la terrasse où la reine devait paraître : mais il n’y voyait que le fourmillement de tout un peuple de colombes.

Alors il essayait de se rendre compte de la disposition du palais, de son bizarre enchevêtrement d’édifices peu élevés en grès rose ou en marbre blanc, avec leur toiture en terrasses à balustrades légères, entrecoupés de cours, de jardins, de galeries et dominés par de gracieuses portes triomphales, des tours crénelées et des toits de pierre sculptée, en forme de pyramide ou d’œuf.

Un étang brillait, à peu de distance, comme un morceau de ciel, et des marches de marbre de tous côtés l’entouraient.

C’était un étang sacré, car, au moment où le soleil touchait l’horizon, des brahmanes y parurent. Dépouillant leur robe blanche, ils descendirent les degrés. Ils venaient faire leurs ablutions et accomplir le sandia du soir. En souriant, Bussy se penchait pour voir leurs momeries, et cherchait à découvrir si Panch-Anan était parmi eux.

Les prières terminées, ils revêtirent des robes nouvelles, d’un lin immaculé, et se retirèrent.

Un calme merveilleux s’établit alors ; l’éclat du jour, de plus en plus, s’apaisa dans une limpidité fraîche ; les verdures se veloutèrent, les blancheurs s’endormirent ; cessant de vibrer, l’atmosphère prit l’apparence d’un pur cristal, l’étang immobile parut comme un gouffre d’azur et, pareil à l’arc de Kama-Deva, le croissant s’argenta dans le ciel.

Bussy sentait croître son émotion ; il était seul maintenant ; elle allait venir.

Tout à coup, le cinglement sifflant d’un millier d’ailes, s’ouvrant brusquement, brisa le silence, et la terrasse qu’il regardait disparut dans un nuage de colombes.

Ce nuage s’écarta. Ourvaci parut, tout enveloppée d’un voile d’or.

Le jeune homme eut un cri de joie, toute son âme s’élança vers elle : cette présence, toujours, était pour lui comme une formule magique, rompant subitement l’équilibre de la vie, la faisant courir à flots, battre des journées dans l’espace de minutes.

La reine s’avança du côté du jeune homme, jusqu’au bord de la terrasse et parut le regarder ; il porta à ses lèvres les opales du collier qui lui venait d’elle ; alors elle éleva la coupe pleine qu’elle portait, la tendit vers lui, et versa pour l’ambassadeur, la libation destinée au soleil.

Les colombes rassurées étaient revenues, elles formaient comme un cordon de perles le long de la balustrade. Dans un angle se tenait un groupe de femmes portant des écrans de plumes et des instruments de musique.

Ourvaci se recula, repoussa son voile ; les harpes se mirent à vibrer, et, d’une voix délicieusement pure et sonore, elle chanta un hymne. La nature sembla se recueillir, apaiser tous ses bruits pour mieux l’entendre.

Ce qu’elle chantait ce n’était pas la prière accoutumée, l’adieu au soleil couchant ; elle avait choisi une ode du Harivansa, celle où Bhavati, fiancée au fils de Krichna, soupire après le bien-aimé.

Le marquis, penché vers elle, buvait ses paroles, éperdu de ce qu’il entendait.

« Que l’éther, le feu, la terre, l’eau, la nature, soient mes témoins ! qu’ils portent vers toi mes plaintes, ô mon ami ! À cause de toi, je souffre, mon cœur est inquiet, mes lèvres sont altérées.

« Je croyais parcourir une route sans embûche, parsemée de verveine et de lotus, mais voici : J’ai rencontré le serpent d’amour et sa cruelle morsure m’a blessé.

« Au mal que j’éprouve, je ne trouve pas d’apaisement, la brise du soir, qui emporte l’âme des fleurs, est pour moi comme une flamme ; l’astre qui se lève accroît mes tortures.

« Seraient-ce donc tes froids rayons, ô lune ! qui font naître en mon cœur cette agitation funeste ? C’est qu’ils me rappellent, sans doute, l’astre qui doit éclairer ma vie.

« Il s’est levé ; hélas ! dans un ciel menaçant, il ne vient pas vers moi tel que je l’attendais : resplendissant de bonheur.

« Infortunée que je suis ! C’est lui seul qui occupe ma pensée, il est le maître de ma volonté, la lumière de mes yeux.

« Ah ! s’il doit s’enfuir et disparaître, ce sera la nuit profonde et sans réveil ; à cette pensée, mon âme chancelle : interdite, émue, je frémis ; ma vue se trouble, je sens que je me meurs ! »

La voix s’éteignit, les harpes vibrèrent seules un instant encore, et Ourvaci disparut dans la pénombre qui descendait comme un voile de gaze sur le palais.

Bussy resta accoudé, le front dans ses mains, palpitant d’une émotion violente. Ce chant, était-ce un aveu ? était-ce à lui qu’il s’adressait, ou faisait-il allusion au royal fiancé ?

— Hélas ! s’écria-t-il, dans le plus enivrant bonheur, se glisse toujours pour moi l’amer poison du doute.

Naïk s’était approché sans bruit :

— Il faut rentrer, maître, dit-il, la rosée nocturne tombe, abondante comme une pluie ; favorable aux plantes, elle est pernicieuse à l’homme. Et puis l’on s’étonne de ton absence, et toute ta cour t’attend pour présider le repas.

— Je te suis, Naïk, dit Bussy ; mais quelle contenance vais-je avoir ? La fièvre me dévore, je ne peux dompter mon trouble. Tâche de retrouver le médecin musulman et demande-lui, pour moi, un breuvage endormant qui me conduise à demain, à travers l’oubli ; sinon je vais devenir fou.