La conquête du paradis/III

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Armand Collin (p. 36-42).

III

LE PRIX DU SANG

Sans être guérie complètement, la blessure n’offre plus de danger, et Bussy ne veut pas demeurer plus longtemps dans ces lieux inconnus où il devine autour de lui une sourde hostilité. Le brahmane Rugoonat Dat n’est pas revenu, il n’a revu que le médecin mogol, qui lui a donné ses soins presque en silence.

Puisque la reine a quitté le palais, aucun attrait ne retient plus le marquis. D’ailleurs, son congé est expiré depuis plusieurs jours déjà, et il souffre de manquer à son devoir ; il a donc déclaré, malgré sa faiblesse encore grande, qu’il voulait partir, et il doit se mettre en route au jour naissant pour éviter la chaleur.

En attendant que la nuit s’achève, il s’est étendu, tout vêtu, sur les coussins ; Naïk agenouillé près du lit, le menton dans la main, le coude sur le genou, veille en silence.

— Eh bien, Naïk, nous allons donc nous quitter ? dit le marquis en ouvrant les yeux.

— Pas pour longtemps, seigneur, répond Naïk ; bientôt, comme un chien trop fidèle qu’on ne peut parvenir à perdre, tu me verras revenir ; rien ne peut plus me détacher de toi.

— Comme c’est étrange ! tu n’as donc aucune affection ? ni femme, ni parents ? Tous les malheurs se sont donc acharnés sur toi ?

Naïk secoua la tête :

— Le plus grand des malheurs, pour celui qui est condamné à vivre dans l’abjection, c’est d’en sortir moralement, dit-il ; pour souffrir de l’infamie, il faut la comprendre, et la plus faible lueur d’intelligence qui éclaire nos ténèbres est pour nous le pire des désastres. Hélas ! cette clarté funeste s’est allumée en moi ; tandis que mes pareils se vautraient dans leur fange, je suis resté debout, et j’ai pleuré.

— Ce que tu me dis là me touche au dernier point, s’écria Bussy ; depuis que je te connais d’ailleurs, tu es pour moi un sujet de surprise ; tu t’annonces comme tout ce qu’il y a de bas et de méprisable et je ne trouve chez toi que sentiments délicats et élevés ; la plus complète ignorance doit être ton partage, et tu t’exprimes avec une sorte d’élégance, de la poésie même ; et, ne le nie pas, je t’ai surpris lisant dans un livre. Que signifie cela ? est-ce que tu m’abuses ?

— Je suis un valouver, seigneur.

— Un valouver ! Qu’est-ce que cela ?

— Les valouvers sont les savants de notre caste ; on les appelle aussi, par dérision, les brahmanes des parias ; ils sont censés diriger et instruire les misérables qui ne méritent pas le nom d’hommes. Mais, le plus souvent, ils ne font qu’accroître leur misère, ils les pressurent, leur prenant le peu qu’ils ont, pour vivre à leurs dépens dans l’ivrognerie et l’oisiveté ; quelques-uns sont bons pourtant et ont une ombre de savoir. D’un de ceux-là j’ai appris le peu que je sais. En mourant il m’a désigné pour le remplacer, et m’a légué le seul bien qu’il possédait, un livre, qui est toute ma fortune.

— Celui que je t’ai vu lire ? dit Bussy.

— Oui, maître. Ce livre, c’est mon père et ma mère, c’est mon amante, c’est ma patrie, et c’est lui aussi qui m’a appris à souffrir.

— Qu’est-ce donc que ce livre ?

— C’est l’œuvre d’un paria ; mais celui-là, par la seule force de son intelligence, s’est élevé à une telle hauteur, que ceux-là mêmes qui nous méprisent si cruellement l’ont surnommé : « le divin paria ». Mais je crains de te lasser, maître, ajouta Naïk.

— Non, non, tu parles fort bien, et j’aime à m’instruire. Qui était ce paria ?

— Un valouver. Il s’était retiré avec sa sœur près de la ville de Madura, au fond d’un bois ; ils vivaient de fruits sauvages et de racines. Il se livrait à l’étude avec une ardeur que rien ne distrayait. En ce temps, le collège de Madura était célèbre dans tout l’Hindoustan ; c’était un sanctuaire redoutable qui n’accueillait dans son sein que l’élite des étudiants. Nulle caste n’en était exclue en principe, cependant aucun paria n’avait jamais eu la folle ambition de franchir le seuil sacré. Tirou-Valouver « le divin » y pensait, lui, et sa sœur, effrayée, sans le détourner de son projet, lui en faisait retarder l’exécution. « Apprends encore, disait-elle, on sera pour toi doublement sévère. » Il se décida pourtant ; un matin il sortit du bois où il vivait, gagna Madura, et d’un pas assuré s’enfonça sous les portiques du temple de la science. Les examinateurs l’accueillirent froidement et lui demandèrent avec sévérité d’où il venait et qui il était. « Je suis un paria, répondit-il, mais les dieux m’ont doué d’une intelligence qui m’élève au premier rang parmi ses créatures. Je ne suis pas fait pour rester captif dans les liens où de stupides préjugés retiennent l’esprit des hommes, pour les dégrader et les asservir ; j’ai conscience de ma dignité et je sens que j’ai le droit de prendre place parmi les savants et les sages. » — Il fut admis à subir les examens. Mais, désireux d’exclure le paria de leur corporation, les examinateurs le soumirent pendant quarante jours aux interrogations les plus minutieuses. Il était invulnérable ; non seulement il répondait aux questions, mais il les montrait sous un autre jour, faisait entrevoir des points de vue nouveaux. Les juges se surprirent à l’écouter avec un intérêt mêlé d’admiration. L’examen devenait pour eux un enseignement, et ils finirent par confesser que le nouveau venu les surpassait en savoir. Le paria fut admis à l’unanimité, et, un an plus tard, devenu l’honneur du corps dont il faisait partie, il fut élevé à la dignité de président et conserva ce poste le reste de sa vie. Voilà, seigneur, l’histoire de Tirou-Valouver, le paria. Son livre de morale, que je relis sans cesse, a fait de moi un homme, mais aussi il m’a dévoilé toute ma misère.

— Songe plutôt, Naïk, à l’exemple qu’il te donne de la façon dont on peut sortir de cette misère.

— Je n’ai pas son génie, maître, et jamais jusqu’à présent le plus léger espoir n’avait lui sur ma triste existence ; mais aujourd’hui je ne suis plus misérable : grâce à toi, j’ai pu rompre le silence où mon esprit se mourait, le bonheur de t’avoir rencontré me sauve.

— Allons, je suis heureux de t’avoir, sans m’en douter, tiré de peine, dit Bussy ; mais tu me fais oublier le temps, et voici le jour qui nous invite au départ.

Naïk courut dehors et annonça au marquis qu’on amenait son cheval tout sellé :

— En route donc, dit le jeune homme en se levant, mettons fin à cette hospitalité si singulière que je n’ai à prendre congé de personne en m’éloignant !

Le paria lui boucla son épée, qu’on lui avait rendue la veille, lui passa les pistolets à la ceinture et rajusta l’écharpe qui soutenait le bras blessé, encore faible.

Bussy s’approcha de son cheval, qu’un noir tenait par la bride ; mais au moment de se mettre en selle, il s’arrêta, très surpris de voir s’avancer, à la suite du cheval, une file de chameaux chargés de bagages ; chacun d’eux était conduit par un esclave, et en tête de la file marchait un gros homme, à l’aspect vulgaire, qui portait un coffret.

— Qu’est-ce que tout cela ? s’écria Bussy.

— Les présents de la reine, répondit le nouveau venu ; les chameaux sont chargés d’étoffes précieuses, d’armes et de bijoux. Les bêtes et les esclaves t’appartiennent aussi ; mais ceci est plus précieux.

En même temps, il soulevait le couvercle du coffret, qui laissa échapper un scintillement de pierreries.

— Cependant, continua-t-il, si tu ne te trouves pas suffisamment payé, tu peux fixer toi-même…

Mais il n’eut pas le loisir d’achever. Bussy, rouge de colère, se précipita vers lui et le saisit à la gorge.

— Payé ! Tu as osé proférer une pareille injure ? s’écria-t-il. Mais ce sera là ta dernière parole, et tu la payeras de ta vie !

Cependant, devant la face terrifiée, suppliante et grotesque du malheureux Hindou, le marquis eut un haussement d’épaules ; d’un mouvement violent il repoussa le pauvre diable et l’envoya rouler, à quelques pas, au milieu de l’éclaboussement des pierreries dispersées.

— Tu as tort, mon fils, de punir un serviteur qui n’est qu’un instrument d’obéissance, dit une voix.

Bussy se retourna, et il vit le brahmane Rugoonat Dat qui se frayait un chemin à travers la cohue des chameaux et des esclaves effrayés.

— Pardieu ! je suis aise de vous voir, mon père ! dit-il, d’une voix que la colère faisait trembler. Vous qui, sans le connaître, jugez mon pays barbare, vous m’expliquerez peut-être pourquoi dans le vôtre on remercie d’un service par une insulte, et l’on congédie un hôte en le payant comme un valet.

— Il y a dans ceci un mystère qu’il ne m’est pas permis de l’expliquer, dit Rugoonat Dat. Mais les présents n’avaient rien d’injurieux ; il est dans nos coutumes d’accepter les largesses des rois.

— Dans mon pays, on ne reçoit rien des femmes, reprit Bussy avec hauteur. Sachez d’ailleurs que l’épée d’un gentilhomme français appartient à tous les faibles, et qu’il serait déshonoré s’il ne les secourait pas dans le danger. Votre reine s’abuse si elle s’imagine me devoir quelque chose ; vous pouvez le lui dire.

Des murmures s’élevaient parmi les esclaves et les gardes qui s’étaient rapprochés, car jamais on n’avait entendu parler sur un pareil ton de dédain à la personne sacrée d’un brahmane. Mais Rugoonat Dat retint d’un geste l’agitation, tandis que Bussy s’élançait en selle, et s’éloignait rapidement, sans se retourner.