La corvée (Féron)/XVIII

La bibliothèque libre.
Éditions Édouard Garand (p. 63-67).

XVIII

NOUVELLE FUSILLADE


L’affaire de la brèche avait fait un grand bruit dans la cité. Le lendemain, la Gazette citait tout au long le drame que nous avons essayé de décrire, mais ce journal évitait tout commentaire.

Barthoud avait été amené devant le gouverneur pour répondre à l’accusation d’avoir fait exécuter un homme sans ordre d’un tribunal militaire. Il expliqua qu’il avait donné cet ordre pour protéger sa vie et celle de ses soldats que le bloc de pierre, lancé par le père Brunel, avait menacés. Il fut exonéré de l’accusation et renvoyé à son poste. Il y eut bien par la ville des murmures d’indignation contre cette procédure de juges partiaux, mais deux jours après l’affaire était ou paraissait oubliée.

Un homme, pourtant, n’oubliait pas… c’était Beauséjour !

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Le sixième jour après la tragédie de la brèche, vers midi, un jeune paysan se présenta chez la veuve du père Brunel. Il s’était arrêté dans la porte ouverte et souriait doucement.

C’était une belle grande salle, enjolivée et parfumée par maints bouquets de fleurs, et là Mariette et Clémence entouraient leur mère malade et lui offraient leurs soins. Et Jaunart était là assis un peu à l’écart.

Ce fut Clémence qui, la première aperçut dans le cadre de la porte la silhouette de l’étranger. Mais de suite, sous les bords d’un large chapeau de paille, elle reconnut les traits du visiteur. Et elle s’écria en courant à lui :

— Monsieur Beauséjour !… ah ! quelle agréable visite !

Oui, c’était bien Beauséjour déguisé en paysan.

Après avoir embrassé Clémence, le jeune homme alla offrir ses respects à la malade et à Mariette qui l’accueillirent avec la plus grande bienveillance. Toutefois, la malade lui dit sur un ton qui voulait feindre le mécontentement :

— Monsieur, vous saviez que nous ne sommes pas riches, et je vous en veux pour nous avoir fait parvenir cette somme de mille livres que nous n’avons pas gagnée.

— Madame, répondit Beauséjour en riant, c’est à ma tante, Mme Laroche, que vous devez vous en prendre. Ma tante s’est fort éprise d’amitié pour Mariette, et, la sachant fiancée à ce brave Jaunart, elle a voulu lui faire une petite dot. Quant à Clémence, je suppose que le jour où elle sera fiancée ma tante ne l’oubliera pas.

Tous les visages parurent heureux, et le jeune étudiant vit avec plaisir que peu à peu le bonheur reviendrait encore habiter le foyer en deuil.

Sur ces entrefaites survint le curé de la paroisse, il venait pour apporter ses consolations. Homme âgé d’une quarantaine d’années, actif, doux et charitable, toute sa physionomie était une image de la bonté. Il confia à Jaunart, accouru à sa rencontre, son cheval et son cabriolet et pénétra dans la maison où il fut reçu avec le plus bel empressement.

— Ah ! ah ! remarqua-t-il joyeusement, je suis content de trouver ici des figures épanouies. Et c’est vous, Monsieur Beauséjour, que je reconnais dans votre accoutrement, oui c’est vous, je gage, qui êtes venu porteur de la bonne nouvelle et messager de joie. Je vous félicite…

Et il poursuivit, après avoir accepté le siège qu’on lui avait offert :

— Vous voyez, dame Brunel et vous, mesdemoiselles, que le bon Dieu sait récompenser, et souvent plus tôt qu’on ne pense, ses serviteurs qui ont su accepter avec courage et résignation les malheurs et les épreuves. Si dans l’infortune vous bénissez son Nom, vous pouvez être certaines qu’il saura vous envoyer votre récompense.

Cela dit, nos personnages échangèrent quelques paroles de peu d’importance. Peu après la malade, qui semblait revenir promptement à la santé, commandait à ses filles de mettre la table et le couvert. Vive et légère, toute frissonnante d’une joie inconnue et mystérieuse, Clémence courut à la cuisine.

Au même instant Jaunart revenait de l’étable où il avait donné une portion d’avoine au cheval du curé, et, la mine alarmée, il disait précipitamment à Beauséjour :

— Monsieur, je vois venir sur la route une patrouille… Vous devez vous cacher quelque part ou bien fuir vers la ville.

— Ah ! ah ! tu as dit une patrouille, fit le jeune étudiant avec quelque surprise…

— Oui, reprit Jaunart, je pense que c’est la patrouille qui cherche des hommes pour les corvées.

Beauséjour se leva vivement et alla, par la porte, jeter un regard sur la route. Mais au même instant une troupe de dix cavaliers s’arrêtait devant la palissade.

— Allons ! dit-il en rentrant dans la maison, il est trop tard pour fuir.

Un lourd silence plana pour quelques instants. Beauséjour et le curé paraissaient réfléchir au meilleur moyen de se tirer d’un danger possible. Clémence et Mariette, tremblaient de crainte et concentraient, comme avec espoir, toute leur attention sur le curé et Beauséjour. Quant à Jaunart, il paraissait oublier qu’il y avait pour lui autant de danger à demeurer là qu’il y en avait pour Beauséjour.

Et pendant ce temps la mère de Mariette et Clémence murmurait :

— Mon Dieu ! pourvu qu’il ne nous arrive pas un nouveau malheur !

Mais déjà on avait trop longtemps réfléchi et l’on n’eut pas le temps de prendre une décision : un officier et deux soldats paraissaient dans la porte. L’officier était, comme Barthoud, de nationalité suisse et il parla ainsi en français :

— Nous cherchons un jeune paysan qui a échappé à la Corvée, et je désire savoir où je pourrais mettre la main dessus.

— Le nom de ce jeune paysan ? interrogea le prêtre.

— Jaunart, répondit l’officier.

Tout le monde frémit. Jaunart, lui, devint tout pâle et cette pâleur même aurait pu suffire à le trahir. Mais, heureusement pour lui, l’officier et les soldats scrutaient à cette minute même la figure de Beauséjour qui se trouvait tout près de la porte et en pleine lumière.

Le jeune étudiant vit ses regards sans se troubler le moindrement, et ce fut avec le plus grand sang-froid qu’il prit la parole.

— Monsieur l’officier, dit-il, ce Jaunart nous est inconnu. Il n’y a ici que ce jeune homme (il indiquait Jaunart lui-même), le fils du père Brunel mort à la Corvée quelques jours passés ; et il a aussi cette pauvre veuve malade et ses deux jeunes filles.

— Oui, oui, je vois, fit l’officier pensif et sans détourner ses regards perçants de Beauséjour.

Ce dernier ébaucha un vague sourire et demanda :

— Et vous-même, mon ami, oubliez-vous que vous êtes ici et que vous ne dites pas qui vous êtes ?

— Je vous demande pardon, Monsieur, sourit Beauséjour avec la plus grande aisance, je croyais que vous me connaissiez. Je suis le fils unique de la veuve Marchand dont la terre est située à trois milles d’ici par le Sud.

— Vous avez dit Marchand ? interrogea l’officier.

D’une poche il sortit une liste de noms et la consulta.

— Non, dit-il après un moment, ce nom-là n’est pas sur ma liste. Tout de même, ajouta-t-il, avec un sourire ironique, vous êtes chanceux.

Aussitôt dit il pivota sur ses talons et, suivi de ses deux subalternes, regagna le reste de la troupe près de la palissade.

Pour un peu un cri de joie eût éclaté sur les lèvres de nos amis. Malheureusement, la joie ne dura pas longtemps. Car l’officier n’avait pas encore atteint la palissade, qu’il s’arrêtait tout à coup. Là, un des soldats qui l’accompagnaient venait de lui souffler à l’oreille ces mots :

— Monsieur, ce jeune homme vêtu en paysan et qui s’est donné le nom de Marchand, c’est Beauséjour !

— Beauséjour ! s’écria l’officier en sursautant. Tu en es sûr ?

— Oui, je l’ai reconnu très bien.

— C’est bon, nous allons rire !

Et il revint, avec ses deux gardes-du-corps à la maison. Il tenait encore sa liste à la main, et il approchait en tenant ses yeux moqueurs sur Beauséjour.

— Mon ami, dit-il à ce dernier, j’ai un autre nom sur ma liste, un nom que j’ai oublié de mentionner, c’est celui de Beauséjour.

En entendant ce nom Clémence poussa un cri pour se précipiter ensuite sur le jeune homme et l’enlacer de ses bras.

— Ah ! non ! non ! cria-t-elle, vous ne le prendrez pas… vous ne le prendrez pas !

Tous les personnages demeuraient curieux et inquiets à la fois de la tournure qu’allaient prendre les choses.

À voix basse Beauséjour dit à Clémence :

— Ma chère amie, je vous prie d’être calme. Si vous me laissez faire, vous verrez que je saurai m’en tirer.

— Oh ! on va te tuer… on va te tuer ! gémit-elle.

— Non ! je vais m’en tirer, te dis-je !

Elle vit le jeune homme paisible et souriant et elle eut confiance, mais non sans sentir son cœur amoureux rongé par une cruelle angoisse.

— Ainsi donc, reprenait l’officier en souriant de triomphe, vous êtes bien Beauséjour.

— Dame ! se mit à rire notre héros, c’est à vous de vous rassurer sur ce sujet. Si je suis Beauséjour, vous devrez prouver que je suis bien l’homme nommé sur votre liste ; quant à moi, il m’appartiendra de prouver que je suis Marchand et non Beauséjour.

— Bah ! fit l’officier avec un accent moqueur, la preuve de mon côté est vite faite, attendu que j’ai votre signalement. Donc, je vous reconnais séance tenante pour Beauséjour, celui-là même que nous avons ordre de fusiller.

— Ah ! ah ! vous avez ordre de me fusiller !

— Voulez-vous voir cet ordre !

— Que m’importe ! puisque vous avez cet ordre. Allons ! Monsieur, exécutez vos ordres !

Et Beauséjour s’était dressé avec défi devant l’officier. Celui-ci alors commanda à ses soldats :

— Emparez-vous de cet homme, la plaisanterie est finie.

Clémence voulut encore s’opposer à l’acte des soldats. Beauséjour, toujours très calme et souriant, lui murmura :

— Clémence, soyez assurée que j’ai un moyen de leur échapper, laissez-moi faire et ne gâtez rien, je vous en supplie.

Le jeune homme de son côté n’offrit aucune résistance, et il se laissa lier les deux mains.

— Quoi qu’il arrive, Monsieur, dit-il à l’officier qui surveillait l’opération de ses deux subalternes, vous pourrez dire à vos maîtres que eux et moi nous sommes quittes.

— Que voulez-vous dire, je ne vous comprends pas ?

— Vous me comprendrez plus tard sans doute.

L’officier ne répliqua pas et donna l’ordre d’emmener le prisonnier.

Celui-ci, tranquille et souriant comme si de rien n’était, souhaita bonne chance à ses hôtes et suivit ses gardes. Une fois à la palissade, on le fit monter en croupe avec un cavalier, et la troupe s’éloigna au petit trot dans la direction de Québec.

Après le départ de Beauséjour, on ne saurait dire la consternation qui pesa sur chacun de nos personnages. Le curé lui-même ne pouvait trouver de paroles pour commenter l’incident ou pour consoler Clémence qui, affaissée près de sa mère, sanglotait lamentablement. Jaunart, livide, tenait une main de Mariette… de Mariette aussi livide que lui. Bref, tous demeuraient muets et comme pétrifiés.

Et cela dura dix minutes…

Tout à coup le grand silence de la campagne s’emplit d’un bruit qui fit bondir tout le monde… C’était une brève détonation d’armes à feu qui venait de retentir à quelques arpents de la maison seulement.

Puis le grand silence se rétablit et l’on prêta une oreille inquiète. Alors on put entendre distinctement un galop de chevaux… une galopade furieuse qui diminuait à chaque seconde et se perdait dans le lointain.

Soudain Clémence s’élança dehors en clamant :

— Ils l’ont tué !… Ils l’ont tué !…

Elle courait vers la route en gémissant. Le prêtre et Jaunart s’élancèrent à sa suite.

La première Clémence arriva sur le milieu de la route. Là, elle s’arrêta, pantelante, les yeux agrandis par l’horreur : elle voyait un homme, tête nue, qui marchait de son côté, mais un homme qui chancelait… un homme qui butait, tombait et se relevait… un homme qui hoquetait… et c’était Beauséjour. Alors Clémence courut à lui… Mais avant de l’atteindre, elle le voyait s’écraser sur le sol et, là, demeurer sans mouvements.

La minute d’après la jeune fille se laissait tomber près du corps ensanglanté de celui qu’elle aimait déjà de tout l’amour possible.

Pourtant, elle ne pleura pas, car elle voyait Beauséjour lui sourire.

— Oh ! gémit la pauvre fille, que t’ont-ils fait… que t’ont-ils fait ?

Jaunart et le prêtre arrivaient à leur tour.

— Ah ! ah ! fit le curé en se baissant près du blessé, je pense que notre officier ne plaisantait pas…

— Oh ! répliqua Beauséjour la voix très faible, je savais bien, moi, qu’il ne plaisantait pas…

Une sorte de hoquet le força à s’interrompre et il ferma les yeux un instant.

— Oh ! monsieur le curé, gémissait Clémence, il va mourir.

— Pourtant, je ne vois pas de blessure bien grave…

Beauséjour rouvrit les yeux, et souriant, put dire :

— Clémence, je ne mourrai pas… Je n’ai que des écorchures dans les cuisses et les bras… mais peut-être aussi qu’une balle a pénétré au bas de mes reins, car là je sens une terrible douleur.

— Il n’y a qu’une chose à faire, dit le prêtre, c’est de vous emmener chez moi où je pourrai vous soigner, car je m’y connais un peu, et là, chez moi, personne ne viendra troubler votre convalescence. Voyons ! Jaunart, ajouta-t-il, va chercher mon cheval et mon cabriolet.

— J’accepte, monsieur le curé, votre hospitalité, répondit Beauséjour. Seulement, j’oserai vous demander un autre service, celui d’aller demain rassurer ma bonne tante, Mme Laroche.

— Comptez sur moi.

— Mais nous ne savons toujours pas ce qui s’est passé ? fit interrogativement Clémence.

— Ah ! c’est vrai, ce qui s’est passé, essaya de rire le jeune homme. Eh bien ! c’est ce coquin d’officier qui a voulu plaisanter, et plaisanter pour de bon cette fois. Vous allez voir. Quand nous fûmes arrivés au tournant de la route près de ce bosquet que vous connaissez, l’officier arrêta sa troupe et me dit sur un ton placide : « Mon ami, je vais faire couper vos liens, puis vous fuirez à travers ce bois, si vous tenez à sauver votre peau. » Je crus d’autant mieux à sa parole qu’il fit comme il avait dit. On coupa mes liens et me fit sauter de sa croupe du cheval que j’enfourchais en compagnie d’un de mes gardiens. Naturellement, je ne m’attardai pas à faire des politesses à mes gens, je m’élançai dans le bois. Mais je n’avais pas fait dix pas que j’entendais cet ordre brutal : « Feu ! » Je tombai sous les balles. Ah ! Clémence, il avait dit vrai, tout de même, qu’il avait ordre de me fusiller !

— Mais encore pourquoi cet ordre de vous fusiller ? interrogea curieusement la jeune fille.

— Pourquoi ? Parce que j’ai tué Barthoud avant-hier pour venger votre père, mais je l’ai tué loyalement dans un duel au pistolet.

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Vingt minutes après, le blessé était hissé dans le cabriolet du curé qui l’avait juré à Clémence de lui ramener son amoureux.

Clémence pleurait encore.

Beauséjour, plus livide et la voix plus faible comme s’il avait été sur le point de trépasser, dit à la jeune fille :

— Clémence, prenez courage et ayez confiance. Plus tard, quand je serai guéri, je reviendrai.


FIN.