La corvée (Féron)/XVII

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Éditions Édouard Garand (p. 61-63).

XVII

AU FOYER EN DEUIL


Et la berline qui transportait Mariette, Clémence et Beauséjour roulait sur le chemin désert de la campagne et vers Saint-Augustin. Là seulement, sur l’ordre du jeune étudiant, le cocher ralentit l’allure de ses chevaux.

Mariette retrouvait sa connaissance, mais elle demeurait silencieuse et avec un air égaré tout comme si elle venait de sortir d’un rêve affreux. Quant à Clémence, silencieuse aussi et non moins pâle que sa sœur, elle paraissait surveiller le travail ardu de son esprit, et elle paraissait aussi deviner qu’un drame effroyable, en lequel son père avait joué un rôle, venait de se passer, et l’on eût pensé qu’elle cherchait à reconstituer mentalement ce drame. Vingt fois peut-être elle avait eu l’envie d’interroger Beauséjour, et elle n’avait pas osé poser la moindre question de crainte que la vérité qu’elle redoutait ne la tuât. D’ailleurs, aurait-elle pu poser une question ? elle sentait dans sa gorge comme une barrière à toutes les questions qui auraient voulu en jaillir, et sur ses lèvres, elle le savait, aucune parole n’aurait à ce moment trouvé une corde sonore. Et elle n’osait regarder ni sa sœur Mariette ni Beauséjour qui, le front chargé de nuages sombres, paraissait réfléchir et semblait avoir oublié la présence des deux jeunes filles.

Ce fut Mariette qui, la première parvint à rompre ce silence funèbre. Elle remua un peu son corps rigide, se pencha vers Beauséjour et demanda dans un balbutiement craintif et douloureux à la fois :

— Ils l’ont tué, n’est-ce pas ?

De même que Mariette était revenue de son inconscience, Beauséjour sortit de sa torpeur méditative. Il allait parler pour répondre à la question qu’on venait de lui poser… Il n’eut pas le temps d’émettre un son, car au même instant Clémence poussait un cri de douleur et gémissait en se repliant sur elle-même :

— Ah ! c’est donc vrai qu’ils l’ont tué… ils l’ont tué… ils l’ont tué ! répéta-t-elle. Et aussitôt elle s’affaissa tout à fait dans son coin comme si elle allait rendre son dernier souffle de vie.

Mariette, effrayée, se précipita sur elle.

— Non ! Non ! Clémence, bégaya-t-elle, ils ne l’ont pas tué, c’est impossible !

Un moment les deux sœurs se considérèrent sans parler, et à travers les larmes qui coulaient en abondance de leurs yeux elles se sourirent, et il sembla qu’un rayon d’espoir illuminait ces deux visages douloureux. Puis de nouveau Clémence s’abandonna au désespoir.

— Oh ! à quoi bon de vouloir me tromper, balbutia-t-elle, je l’ai vu tomber… oui je l’ai vu tomber sous les balles des soldats.

Et en même temps que ces paroles elle regardait, scrutait la figure décomposée et sombre de Beauséjour et elle y lut, de même que Mariette, la terrible vérité.

Cette fois le jeune homme réussit à remuer ses lèvres glacées.

— C’est vrai qu’il est tombé, dit-il, mais ne nous décourageons pas, conservons l’espoir qu’il n’est que blessé.

Puis par des paroles de douceur et d’espoir il finit par calmer la douleur des deux sœurs. Mariette plus forte et plus courageuse, sécha la première ses larmes.

— Il ne faut pas pleurer, dit-elle avec énergie, car bientôt nous serons chez-nous. Vois-tu, Clémence, il faudra ménager notre mère, elle est malade et une mauvaise nouvelle lui arrivant à l’improviste pourrait lui être fatale.

— Tu as raison, Mariette. S’il ne nous reste plus que notre mère il nous importe de la ménager et de la conserver.

Cette pensée fortifia les deux jeunes filles. Ce courage dont toutes deux faisaient preuve en ces tragiques circonstances réjouit le cœur de Beauséjour.

À cet instant la berline arrivait au sommet d’un coteau d’où l’on pouvait apercevoir les toits des maisons du petit village de Saint-Augustin et le clocher de son église, et le tout émergeait d’un splendide fouillis de verdure.

— Encore trois ou quatre milles, dit Beauséjour, et nous serons au terme de notre voyage.

— Notre terre est à trois milles au nord du village, dit Mariette, de sorte que nous avons encore au moins six milles à parcourir.

— C’est juste, sourit Beauséjour.

Alors les trois voyageurs se consultèrent sur la façon dont ils feraient part de l’événement à la mère, de Mariette et Clémence.

— À mon avis, suggéra Beauséjour, et vu l’état de votre mère, je dirais, que votre père s’est trouvé malade et qu’il ne pourra faire le voyage que demain ou après-demain. De la sorte vous aurez tout le temps voulu pour préparer votre mère à ce malheur inattendu. Je dis malheur, ajouta-t-il vivement, mais sans savoir, puisque rien encore nous prouve que votre père ait succombé, peut-être n’est-il blessé que légèrement, ce que je saurai demain.

Les deux jeunes filles approuvèrent cette suggestion, puis le silence s’établit sur le reste du parcours.

Le soleil était sur le point de disparaître à l’horizon lorsque la voiture s’arrêta devant la palissade qui entourait un parterre ombragé de beaux arbres. Une allée conduisait à une petite maison de ferme bien modeste, c’est vrai, mais ayant un air coquet avec ses lierres qui grimpaient aux fenêtres, quelques carrés de fleurs qui croissaient sous les soins assidus de Mariette et Clémence, et aussi avec un beau et vaste jardin potager tout à proximité.

À la plus grande joie de Mariette ce fut Jaunart qui accourut à la portière.

Nous ne peindrons pas la joie de Jaunart en revoyant sa fiancée, ni celle de la mère malade lorsque Mariette et Clémence se jetèrent dans ses bras. Seulement, cette joie se trouvait bien assombrie par les inquiétudes et les angoisses. Car il sembla que sur toutes ces têtes flottait le fardeau d’un malheur.

Cependant, Beauséjour put à ce moment encore ramener l’espoir dans tous les cœurs, ce dont on lui sut gré. Mais ce fut avec un chagrin profond qu’on le vit repartir pour Québec, et Clémence fut incapable de retenir ses larmes.

— Ne pleurez pas, Clémence, murmura-t-il, puisque je reviendrai demain. Vous savez bien que je dois sans plus de retard m’occuper de votre père. Ayez confiance et tâchez le plus possible d’épargner à votre mère les chagrins et les inquiétudes.

Il l’embrassa, ou plutôt elle se suspendit à son cou et mêla avec le plus grand abandon ses lèvres aux siennes.

Beauséjour, plus ému qu’il ne le laissait voir, se dégagea doucement de cette agréable étreinte et se dirigea vers la berline. Le cocher avait fait manger un peu d’avoine à ses chevaux, les avait abreuvés avec l’aide de Jaunart, et il était prêt à repartir.

Avant de monter en voiture, Beauséjour prit le jeune paysan à l’écart et lui dit à voix basse :

— Mon ami, je dois te dire à toi, puisque tu es un homme, que j’ai une grande inquiétude au sujet du père Brunel. Je crains bien qu’il soit mort. Mais mort ou blessé, je le ramènerai demain. En tout cas, prépare les choses pour le pire, et si je dois ramener un cadavre, que sa vue ne soit pas fatale à la mère de Mariette. Allons ! je compte sur toi…

— C’est entendu, monsieur, vous pouvez compter sur moi, répondit le jeune paysan.

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Et, en effet, le lendemain soir, tard dans la veillée, deux ouvriers de la ville, que Beauséjour accompagnait, apportaient dans une charrette le cadavre du père Brunel. La scène fut si poignante que les deux ouvriers et Beauséjour lui-même ne purent retenir leurs larmes. Heureusement, la mère et ses deux filles avaient gardé le pressentiment de ce malheur, et, pour ainsi dire, elles y étaient un peu préparées. En outre, Beauséjour s’ingénia à les consoler, et sa présence dans cette maison de deuil et, un peu plus tard, la venue du curé de la paroisse agirent comme un baume bienfaisant sur trois douleurs immenses.