La corvée (Féron)/VIII

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Éditions Édouard Garand (p. 29-35).

VIII

LE PRISONNIER


Jaunart, on se le rappelle, avait été reconduit à la caserne, après avoir frappé Barthoud, et enfermé dans un cachot.

Ainsi que le père Brunel l’avait expliqué à Beauséjour, les cachots se trouvaient dans la cave de la caserne et l’on y descendait par une trappe pratiquée dans la salle réservée aux soldats. C’était donc, cette trappe, l’unique issue et il ne se trouvait dans la cave nul soupirail ou prise d’air ou de jour quelconque. La cave était humide, froide et aussi noire qu’un abîme sans fond. On n’y voyait donc rien, et un chat aurait pu s’y égarer. Les cachots occupaient une ligne horizontale au fond de la cave, ils étaient faits de grosse pierre brunâtre fortement cimentée, et chacun d’eux était fermé par une porte de fer à système de verrous extérieurs et cadenassée par-dessus tout. C’est dire que seule la « magie infernale » ou son patron, le Diable, aurait pu se tirer de là. Nul humain, quelque science qu’il eût possédé à briser les plus solides entraves, à passer au travers des plus épaisses murailles, n’aurait été capable de sortir de ces cachots, et le sieur Houdini lui-même, s’il eût vécu à cette époque, aurait été contraint de sécher dur comme os dans l’un de ces réduits et d’y laisser tous les parfums et tous les rayons de sa gloire.

Notons qu’à cette époque de l’Histoire canadienne, époque où l’étranger avait apporté avec lui la formule du VAE VICTIS de Brennus, les prisons, geôles, cachots, étaient communs, particulièrement dans la ville de Québec. Treize prisons étaient connues, mais il pouvait bien y en avoir d’autres. On ne construisait pas d’édifices spéciaux, on se contentait des maisons religieuses abandonnées. Ou encore, quand on était à l’étroit pour loger les malheureux Canadiens marqués du signe fatal de la « suspicion », on prenait la première baraque venue, on la renforçait quelque peu de fer et de pierre et l’on y apostait quelques soldats, ainsi que fut fait en la basse-ville, proche Notre-Dame-des-Victoires. C’étaient donc, d’après le nombre connu — et nombre fatidique s’il fut jamais ! — TREIZE prisons pour une cité dont la population — ne dépassait pas cinq mille âmes. Sans doute, parmi la quantité de ces prisons il y en avait de très petites, là, par exemple, où on ne logeait pas plus de dix ou quinze prisonniers. Par contre, il existait les grandes prisons. Exemple : le collège des Jésuites où, à la date du 27 octobre 1780, on comptait CENT SOIXANTE-TREIZE prisonniers. Exemple encore : à l’ancien monastère des Pères Récollets où, vers mai 1781, on trouvait DEUX CENT VINGT-DEUX prisonniers. BIS ET TER : un vieil entrepôt des marchandises royales près de l’ancien Palais de l’Intendance et proche la Porte du Palais, d’où, au mois de juin 1782, on fit sortir QUARANTE-TROIS prisonniers qui y moisissaient depuis plus d’une année sans savoir pour quels motifs, et à qui on intima l’ordre sévère de déguerpir chacun vers son foyer. TER ET QUATER : mais passons, il faudrait dix pages encore. Il suffit que les Prisons ou Cachots d’Haldimand ne soient plus parlés de que comme une folle légende ou l’invention de chroniqueurs fumistes ou funèbres.

De tous ces prisonniers la Chronique Vraie ou, simplement, l’Histoire ne dit point, si on en laissa crever de faim ou pourrir de moisissure comme au temps reculé des oubliettes moyenâgeuses ; mais si l’on veut en croire le récit de quelques-uns de ces malheureux qui expièrent si longtemps des crimes inconnus, on n’y mangeait pas trop plein son ventre. Aux Jésuites on servait deux repas par jour, matin et soir ; mais aux Récollets, du moins pour l’année 1781, un unique repas composé de légumes, de pain et d’eau. Quelquefois on y servait du poisson salé ou séché, jamais du poisson frais. Quelquefois aussi il arrivait qu’on donnât aux prisonniers de la venaison pas bien bien fraîche, attendu que les bourgeois n’en voulaient pas. Pour le confort du logis, les Jésuites et les Récollets avaient un certain caractère d’humanité ; mais dans les petites geôles sans importance, le cachot n’avait le plus souvent qu’un peu de paille sur un sol mou ou sur de la pierre, c’était tout. Ajoutons qu’un cachot mesurait d’ordinaire six pieds en longueur sur quatre en largeur. Tombeau ! In Pace ! Le fameux « Black ou Dark Hole » de nos prisons modernes est un joyau comparé à ces cachots du règne Haldimand.

Et ce fut l’un de ces cachots qui servit de tombeau au jeune paysan Jaunart.

Pour le jeune homme le contraste fut effroyable une fois qu’on eut refermé la porte de fer : quitter la grande lumière du jour et entrer à l’improviste dans cette obscurité épaisse et renfermée. Sur le moment il trembla d’épouvante. Mais, jeune homme hardi, audacieux, capable d’endurance et, d’ailleurs, de longtemps accoutumé à la misère, Jaunart se ressaisit en peu de temps et se mit à réfléchir sur sa précaire position. Et après cette réflexion il ne s’inquiéta pas outre mesure de son sort futur. En effet, ne savait-il pas que, la semaine d’avant, un pauvre diable, également pour cause d’insubordination, avait été enfermé dans l’un de ses cachots ? Et ne savait-il pas encore que le malheureux en était sorti cinq jours après, affaibli, étourdi, fou un peu si l’on veut, mais vivant quand même ?

Donc, Jaunart en sortirait aussi, et au bout de cinq jours probablement. Bah ! cinq jours seraient vite passés ! Non, pas si vite… car au bout d’une heure le jeune paysan commença à songer que cinq jours d’une telle réclusion pourraient bien lui paraître plus longs qu’il ne pensait. En de pareilles circonstances la première heure passa généralement assez vite, surtout si l’on reste sous l’empire de l’énervement. Mais dès que s’apaisent les nerfs, se calme l’esprit, alors le prisonnier peut de sang-froid et très lucidement considérer et peser la valeur de sa situation. Alors c’est différent, c’est la deuxième heure qui commence. Il en fut ainsi pour Jaunart… Bientôt il pensa que si cette réclusion ne le tuait pas tout à fait après un certain laps de temps elle le tourmenterait assez pour le rendre au moins fou. De fait, après la deuxième heure le jeune homme sentit une affreuse torpeur l’envahir. Puis ses yeux firent très mal et toutes espèces de lueurs se mirent à zigzaguer autour de lui. Peu à peu il sentit ses jambes se dérober sous lui, une extraordinaire lassitude pesa sur son corps, sa tête bourdonna au point qu’il eut peur de la voir se fendre, et, finalement, il s’écrasa sur le sable du cachot, inanimé, ne vivant plus que par la pensée. Et le silence qui régnait dans ce tombeau semblait une masse de fer qui pesait sur son front, sur ses paupières, sur sa poitrine ; et, même les yeux fermés, il continuait de voir jaillir autour de lui les flammes aux couleurs les plus variées. Pour un peu il se fut abandonné à un désespoir funeste, et lui vint la pensée de se briser la tête contre la muraille ou contre la porte de fer pour échapper à la torture qui le suppliciait horriblement. S’il n’obéit pas à cette suggestion de son esprit tourmenté, ce fut à cause du trouble qui agita sa conscience. Puis sa foi en Dieu l’emportant contre les suggestions pernicieuses de l’Esprit du mal, Jaunart éleva sa pensée vers Celui qui, seul, pourrait l’assister dans son malheur et lui prêter main-forte. De suite, il retrouva le courage, l’espoir et la force de résister à la torture.

Et des heures sans fin s’écoulèrent… Jaunart croyait avoir vécu là des années déjà, lorsque soudain la porte de fer s’ouvrit en grinçant. Un soldat, s’éclairant d’un falot, déposa vivement sur le sol un morceau de pain et une jatte d’eau et referma la porte, et cette porte se refermait tandis que Jaunart, surpris, se frottait encore les paupières. Au vrai, il n’avait rien vu qu’un filet de lumière et, dans ce filet de lumière, qu’une vague silhouette humaine. De suite il avait été replongé dans l’obscurité de son enfer.

Or, c’était le matin suivant après le départ pour les corvées des équipes de galériens.

Chose curieuse, jusqu’à ce moment Jaunart n’avait pas senti la faim. Mais peut-être avait-il dormi tout ce temps. Certes, il ne le savait pas ! Savait-il même s’il était encore vivant ? Savait-il l’heure qu’il était ? le jour ? le mois ? l’an ? Non… il savait seulement qu’il y avait là de quoi à manger, et c’est pourquoi lui vinrent tout à coup la soif et la faim. À tâtons il chercha la jatte d’eau et le morceau de pain, et, les ayant trouvés près de sa porte, il mangea et but. Mais pas tout : il mangea le pain à moitié seulement, il but juste la demie de la jatte, voulant se garder quelque chose pour le soir. Car, après avoir retrouvé le calme de l’esprit, Jaunart put réfléchir encore, et, connaissant le régime du cachot, il en conclut qu’il n’avait passé là qu’une nuit encore. Il savait qu’on ne servait au prisonnier qu’un repas par jour, et c’était le matin. Donc, le soldat-geôlier ne reviendrait que le lendemain matin, et c’est pourquoi le jeune paysan crut sage de se ménager du pain et de l’eau pour le soir au cas où la soif et la faim viendraient le tourmenter.

Ayant mangé et bu, mais point son soûl, Jaunart se mit à marcher dans son étroit cachot. Il commençait à se faire à cette existence nouvelle. Ses yeux s’habituaient aux ténèbres, et, d’ailleurs, la couche de sable roux tranchait un peu sur l’obscurité et elle lui permettait de distinguer diffusément les quatre murailles qui l’enserraient. Mais tout cela n’était ni la liberté ni l’espace… et les heures qui s’écoulaient prenaient encore la longueur d’une éternité. Chose sûre à présent, si Jaunart ne pouvait compter les heures, il pourrait du moins, grâce au repas qu’on lui servait chaque matin, compter les jours.

Quand il crut le soir venu, il mangea le reste de son pain et but toute l’eau de la jatte. Puis, plus las que jamais, il s’étendit sur le sol pour dormir. Il ne dormit pas de suite… il pensa à ses parents, à ses amis, au père Brunel et surtout à Mariette, sa promise… et il perdit tout sentiment de vie.

Pourtant, il n’était ni mort ni endormi, car son ouïe se tendait avec effort du côté de la porte où se faisait un bruit étrange… comme du fer mordant du fer !

Qu’était-ce ? Il écouta bien une heure sans bouger, tant il était obsédé par ce bruit curieux dont il aurait voulu connaître la nature. Mais c’était toujours le même bruit régulier et monotone, et, à la fin, il s’imagina que ce bruit venait de la caserne là-haut. Il essaya de n’y plus penser, car, disons-le, un moment il avait eu le fol espoir qu’un ami venait le délivrer. C’était folie assurément, et c’est pourquoi il se mit à rire sourdement et se tourna sur l’autre côté.

Il voulut dormir, impossible. Le même bruit le taquinait. Mais à présent ce bruit lui semblait venir de sous terre. N’était-ce pas un peu extraordinaire ? Peut-être aussi devenait-il fou ? Oh ! cette affreuse captivité dans ce tombeau, n’était-ce pas assez pour briser un cerveau plus solide que le sien ? Oh ! ce crissement d’acier qui faisait grincer ses dents !

— Seigneur ! Seigneur ! s’écria le jeune paysan dans son désespoir, ne me laissez pas devenir fou… j’aime mieux mourir !

Mais le Seigneur ne paraissait pas l’entendre ! Mais lui ne cessait pas d’entendre l’affreux crissement ! Et si c’était un rat grugeant la pierre de son cachot ! Et tout en ne voulant pas entendre ce bruit, malgré lui, maladivement, aurait-on dit, il cherchait à se l’expliquer. Et plus maladivement il se mit à l’écouter, saisi soudain par une immense curiosité. Et, à la fin, il le reconnaissait ce bruit, il avait souvenance d’avoir naguère entendu le même bruit… Oui, c’était clair : une lime mordait l’acier. Mais où ? Pourquoi ? N’importe à présent ce bruit, à force de se faire entendre, devenait partie de son existence. Il s’y accoutuma à ce point que, cessant tout à coup pour plusieurs minutes, le bruit ne laissa plus planer qu’un mortel silence, et ce silence devint pour l’ouïe du pauvre Jaunart plus atroce que le bruit de la lime, et il sentit sous lui, autour de lui et au-dessus de lui comme un vide infini qui l’engloutissait pour l’éternité. Or, ce bruit que tout à l’heure il avait maudit, il le réclamait à présent, il l’appelait, dut-il en devenir fou.

Le bruit recommença…

Étendu à plat ventre, l’oreille gauche posée contre le sol, une main sur l’oreille droite, il écoutait encore le bruit qui lui semblait venir de sous terre. Et voilà précisément ce qui l’étonnait et agitait follement sa curiosité. Quoi là, sous lui, il y avait donc du vide, de l’espace ?

Tout à coup il fit un bond énorme et se dressa debout, effaré, hagard… La porte de son cachot venait de s’ouvrir… Qui venait là ? Les ténèbres étaient trop épaisses pour y voir quoi que ce fût. Tout à coup encore, un moment il demeurait frissonnant de superstitieuse terreur, il sentit une main saisir la sienne. Il voulut dégager sa main, reculer au fond de son cachot, pousser un cri d’effroi, il fut incapable de rien. Au reste, il n’en eut pas le temps, car une voix soufflait :

— Pas un mot, Jaunart ! Tu es libre ! J’ai scié ton cadenas ! Je suis Beauséjour.

Beauséjour !…

Jaunart ferma les yeux et voulut se laisser choir sur le sol tant il se croyait sous l’empire d’un rêve monstrueux.

Mais la main ferme de Beauséjour l’entraînait, déjà. Il se laissa conduire, chancelant, hébété. Il ne savait plus rien, pas même s’il était vivant ou mort ! Mentalement il se répétait qu’il était fou. Et il marchait de jambes raidies dans une noirceur opaque. Son guide s’arrêta.

— Voici l’escalier, souffla encore Beauséjour, et garde-toi de le faire craquer ! Viens donc, doucement…

Cette fois Jaunart commença de retrouver le sens de la vie réelle, et il se mit à grimper l’escalier à la suite de son sauveur. Là-haut, la salle des soldats était déserte. La porte de la pièce où dormaient les galériens était ouverte, et par cette porte arrivait la blême clarté de la lanterne à la lueur de laquelle les deux gardiens se promenaient. Là commençait le danger.

Beauséjour appuya son oreille à celle de Jaunart et souffla :

— Rampe sur les mains et les genoux à ma suite, sans bruit !

L’étudiant avait refermé la trappe.

— Viens ! souffla-t-il de nouveau à Jaunart.

Les deux jeunes hommes se mirent à ramper vers le mur, ils glissèrent, sous une table, se faufilèrent le long de bancs rangés contre les murs, et, enfin, atteignirent la porte de sortie. Cette porte était légèrement entrebâillée, et ç’avait été le premier travail du jeune bourgeois. En effet, après avoir quitté sa couche de paille à côté du père Brunel, il s’était glissé dans la salle et avant de descendre dans la cave il avait voulu s’assurer s’il lui serait possible de fuir par cette porte. Il eut la satisfaction de constater que la porte n’était fermée que d’un seul verrou que très doucement, il tira. Oui, mais si cette porte grinçait en s’ouvrant !… Il voulut savoir encore, se disant que, s’il avait la malchance d’attirer l’attention des deux gardes, il n’aurait, qu’à se jeter dehors et prendre la fuite, quitte à trouver un autre moyen et un autre jour pour délivrer Jaunart. Encore une fois la chance le favorisa : la porte s’ouvrit doucement et sans bruit.

— Allons se dit le jeune étudiant, laissons-la ainsi, ce sera autant de fait !

Donc, lorsqu’il atteignit la porte, suivi de son compagnon, il n’eut qu’à l’ouvrir un tout petit peu davantage, et les deux jeunes hommes rampèrent dehors. Là, Beauséjour saisit encore une main de Jaunart, qui aspirait l’air de la nuit avec une force inouïe, et l’entraîna à une certaine distance de la caserne. — Puis il s’arrêta et, souriant, dit :

— Eh bien ! Jaunart, tu le vois, tu es libre !

Libre ! Jaunart avait encore peine à le croire…

Il voulut parler, interroger, savoir, ou, tout au moins, remercier celui qui venait de lui donner si habilement cette bonne liberté dont il se sentait tout ivre, mais pas une parole ne pouvait se faire jour dans sa gorge que crispait l’émotion la plus intense. Les yeux clignotants, les jambes molles, les bras ballants, Jaunart regardait Beauséjour avec une stupeur intraduisible… Beauséjour dont il ne voyait que très vaguement la silhouette noire mêlée au noir de la nuit.

Et l’autre reprit :

— Oui, tu es libre, mais il est dangereux de rester ici. Tâche de trouver un gîte pour le reste de la nuit chez quelque tavernier de la basse-ville. Demain matin, dès l’aube, fuis la ville, gagne la maison de tes parents et tiens-toi sur tes gardes pour quelques jours. Un peu plus tard tu auras de mes nouvelles.

En même temps il mit dans la main du jeune paysan une petite bourse ajoutant :

— Ne dis jamais à qui que ce soit ce qui vient de se passer, et oublie mon nom dans cette affaire, car je suis supposé m’appeler Laroche ; car, vois-tu, si on apprend que c’est Beauséjour qui a joué ce tour-là aux Anglais, ma peau ne tiendrait plus guère sur mes os ! Bonne nuit et bonne chance, Jaunart.

Et le jeune homme prit aussitôt sa course et disparut dans l’obscurité avant que le paysan eût pu proférer un simple merci.

Éberlué, stupide, Jaunart automatiquement se mit à marcher. Il était sur le chemin qui longeait les jetées du port et qui le conduisait vers la basse-ville. Il entra peu après dans une ruelle et aperçut un réverbère qui achevait de se consumer devant la façade d’une maison d’assez piteuse apparence. Cela devait être une taverne. Oui, il remarqua une porte vitrée et grillagée. Il frappa. À l’intérieur personne ne parut entendre. Et Jaunart tremblait et grelottait contre la porte. La nuit était fraîche et peu étoilée. Le silence régnait de toutes parts, hormis de temps à autre quelques aboiements de chiens. Jaunart frappa encore dans la porte et du pied cette fois il frappa pour être entendu.

L’instant d’après un volet de l’étage supérieur était ouvert et une voix rude et mécontente demanda :

— Eh l’ami, voulez-vous me dire de quel droit vous enfoncez ma porte ?

— Vous vous méprenez, Monsieur, répondit Jaunart : loin d’enfoncer votre porte, je vous demande de me donner asile pour le reste de la nuit. Car j’ai froid, faim et soif.

— Oh ! oh ! voilà des paroles un peu apitoyantes. Avez-vous de l’argent ?

— Non… mais j’ai de l’or.

— De l’or… Ah ! bien, il fallait le dire de suite. Voyez-vous, il y a tant de chemineaux qui barôdent la nuit, il faut bien prendre ses précautions, surtout quand on n’est pas riche. Je descends, l’ami, je descends…

Le tavernier referma son volet et descendit ouvrir à Jaunart la porte, formidablement verrouillée de sa boutique.

Un bougeoir, posé sur une table éclairait imparfaitement la taverne mais assez pour distinguer les êtres et les choses. Aussi, à la vue de ce client nocturne aux vêtements couverts de poussière et maculés de plâtre, et surtout en découvrant au travers de la figure du paysan l’affreux sillon cramoisi qu’y avait imprimé la cravache de Barthoud, le tavernier ne put réprimer un haut-le-corps.

— Hein ! un glébard !… s’écria-t-il avec horreur ou effroi.

De nos jours, un bagnard évadé qui pénètre tout à coup sous notre toit pour chercher refuge ne nous impressionne pas moins.

— Ah ! monsieur, pleura Jaunart, ne me renvoyez pas ! Je suis bien assez malheureux ! Dès l’aube prochaine je partirai… je m’enfuirai, et personne ne saura…

Le tavernier, bon homme au demeurant, eut pitié.

— C’est bon… c’est bon… fit-il doucement, je comprends votre malheur et je vous reconnais pour un compatriote. Allez ! quand bien même qu’on fait métier de cabaretier, on a du cœur comme tout le monde, et on est Canadien par tout le corps même si on a des privilèges des Anglais. Naturellement, les Anglais, dans notre métier, faut bien les ménager un peu, si on veut faire sa vie. Ah ! vous avez dit que vous avez faim et soif et que vous avez froid ? Eh bien ! il n’y a pas de feu maintenant, mais je vais vous servir un bon gobelet d’eau-de-vie qui va vous remettre le sang en état, et puis je vous apporterai du pain, du beurre, du fromage et un morceau de viande froide. Je pense que ça vous remettra des pieds à la tête. Ensuite, je vous conduirai à la cuisine où il y a un grabat à rien faire. Vous pourrez dormir là à votre aise jusqu’au matin. Alors, vous êtes content ?

— Oui, oui, monsieur, merci bien !

— En ce cas, asseyez-vous là à cette table et je vais vous servir en un clin d’œil.

Le paysan se laissa choir sur un escabeau, exténué. Mais il sentit ses forces revenir bientôt seulement à respirer les vapeurs d’eau-de-vie qui planaient dans l’atmosphère de l’auberge. Il n’avait plus froid et ne grelottait plus, parce qu’il régnait dans la taverne une tiédeur qui caressait doucement son épiderme. Et content, très content, il remercia le ciel de lui avoir fait trouver un gîte pour la nuit. En même temps il eut une pensée de reconnaissance pour Beauséjour… oui, Beauséjour qui lui avait donné la liberté et aussi… cette bourse qu’il soupesait avant d’en tirer le nécessaire pour payer le brave aubergiste. La pesanteur de la bourse le fit tressaillir… Il la palpa un temps avant de l’ouvrir, il éprouvait même une certaine peur en pensant que cette bourse, pour lui pauvre paysan, devait contenir quasi une petite fortune.

Le tavernier revint apportant une carafe d’eau-de-vie, du pain, du beurre, du fromage et de la viande froide.

— Buvez et mangez ! dit-il à Jaunart avec un sourire compatissant.

— Si vous voulez vous servir à ma santé ? proposa le jeune homme en poussant la carafe vers le tavernier, après qu’il eut empli son propre gobelet.

— Dame ! se mit à rire le tavernier, je ne peux pas vous refuser. Attendez, je cours chercher un gobelet.

Il revint et trinqua.

— Et combien vais-je vous devoir, monsieur, pour le boire, le manger et le coucher ? interrogea Jaunart en ouvrant la bourse de Beauséjour.

— Ah ! bien… ça sera seulement deux chelins, vu que vous êtes un pays !

Jaunart tira une pièce d’or et la posa sur la table.

Le tavernier ouvrit des yeux émerveillés en constatant que c’était une livre anglaise.

Jaunart, sans comprendre, regardait la mine surprise de l’aubergiste. Puis celui-ci, avant de toucher à la pièce, fronça le sourcil et l’on eût dit qu’il avait un fort mauvais soupçon quant à la provenance de cette pièce d’or, et aussi quant à son hôte qui semblait avoir de l’or plein ses poches et qui traînait des haillons ! C’était vraiment extraordinaire.

Alors seulement le paysan crut deviner la pensée du tavernier. Il rougit violemment et balbutia, gêné :

— Je pense, monsieur, que vous pensez mal de moi à cause de cet or ; mais vous vous trompez. Connaissez-vous le jeune sieur de Beauséjour ?

— Hein ! si je connais le jeune et riche sieur de Beauséjour ? Mais je vous crois bien ! Qui ne le connaît pas ce vaillant et généreux jeune homme ?

— Vaillant et généreux… Ah ! oui, monsieur, vous avez dit vrai. Eh bien ! pensez ce que vous voudrez, mais c’est lui qui tout à l’heure m’a remis cette bourse, et c’est lui qui m’a délivré d’un cachot dans lequel j’étais enfermé. Comprenez-vous ?

— Si je comprends… mais oui, mais oui ! Ah ! je vous fais mes excuses… Voyez-vous, de l’or on voit ça si rarement, et puis il y a tant de malandrins…

— C’est bien, monsieur, n’en parlons plus.

Il se mit à boire et à manger sous l’œil stupéfait de l’aubergiste. Seulement, le pauvre garçon avait oublié la recommandation de Beauséjour de ne pas dire à quiconque ce qui s’était passé à la caserne. Certes, on ne pouvait douter de la discrétion du tavernier, mais un oubli là aussi, une parole imprudente, un client de passage, et peu s’en faudrait que l’affaire de la caserne fut connue de la cité entière dès le lendemain, et que les noms de Beauséjour et Jaunart fussent placardés et leurs têtes mises à prix ! Que savait-on ?

Mais Jaunart ne pensait à rien de tout cela. Comme c’était bon de bien boire et bien manger ! Ah ! quelle faim…

Quand il eut été bien restauré, le tavernier le conduisit à la cuisine et lui indiqua le grabat dont il avait parlé. Jaunart s’y jeta lourdement pour s’endormir aussitôt d’un sommeil formidable.

Deux heures de nuit tintaient à un beffroi de la ville…

Lorsque Jaunart se réveilla, il faisait grand jour et beau soleil. Il était environ sept heures. Le tavernier, qui avait promis de l’éveiller à l’aube, dormait encore. La maison était silencieuse, mais au dehors on entendait cahoter les premières charrettes.

Le jeune paysan quitta son grabat, se demandant non sans inquiétude ce qu’il allait faire : prendre le chemin de Saint-Augustin et courir au risque de se faire repincer, ou attendre au soir pour sortir. Un bruit de pas étouffés attira son attention, et ces pas venaient d’un escalier qui, au fond de la cuisine communiquait avec l’étage supérieur. Et dans cet escalier Jaunart vit paraître une jeune fille. Il bondit.

— Mariette ! Mariette ! cria-t-il et mettant ses mais sur ses yeux comme pour les palper et savoir si vraiment il voyait sa promise là, dans cette taverne, ou s’il faisait encore un rêve.

— Hein ! Manuel Jaunart ! proféra la jeune fille avec l’accent de la plus grande stupéfaction.

Puis deux exclamations de joie se rencontrèrent, et, la minute d’après, les deux fiancés s’enlaçaient avec une tendresse et un bonheur que nous ne saurions rendre dans toute sa vérité.