La corvée (deuxième concours littéraire)/II

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Texte établi par Société Saint-Jean-Baptiste, Édition des Patriotes (p. 13-20).

RAPPORT DU JURY



1er prix : La corvée des Hamel, par Laurentien.

2e prix — La corvée chez Gnace Tiviarge, par Mistigris.

3e prix — La fenaison, par Jean-Louis.

4e prix — La corvée du cimetière, par Esdras du Terroir.

5e prix — Le couvre-pieds, par Claire Fontaine.

Lorsque, samedi dernier, le secrétaire de la Société Saint-Jean-Baptiste eut achevé la lecture des manuscrits, l’un des juges tendit à ses deux collègues cette liste de prix. Tous trois se regardèrent étonnés. Sans qu’ils se fussent jamais connus, sans qu’ils se fussent jamais parlé ou même vus, il se trouva que leurs listes comparées contenaient exactement la même distribution.

Un seul avait placé, au même rang que la Corvée des Hamel, la Corvée de l’érable, par Jean-Baptiste de l’Érablière. Si l’une brillait par l’émotion dans la description, à son sens l’autre se distinguait par l’émotion dans la narration. Recherches faites, l’on constata que les deux essais provenaient du même auteur. L’on s’accorda à demander au secrétaire de renvoyer en appendice, dans le volume futur, la Corvée de l’érable et à maintenir au premier rang la Corvée des Hamel.

Aussi bien ce dernier essai, par les observations précises dont il abonde, par la vie du style, par le pittoresque de la description, par l’émotion du récit, par la distinction étonnante de l’ensemble, par le fait enfin que son auteur fut déjà récompensé au concours précédent, semblait-il devoir être placé hors concours. Néanmoins, il ne représente pas, comme il arrive dans les expositions, un produit déjà primé, mais une œuvre nouvelle. À ce titre, les juges devaient à l’auteur de lui assigner son rang parmi les autres. Ce rang ne pouvait être, sans conteste, que le premier.

Quant aux autres essais que signale la liste ci-haut, ils attirent l’attention, chacun par des qualités différentes. Celui de Mistigris reproduit, avec une exactitude minutieuse, le parler bigarré de nos gens revenus des States. Il peint aussi, avec une fidélité comique, la gaieté bretonne et la rouerie normande de nos campagnards. Leur ténacité et leur amour-propre éclatent davantage dans la Fenaison de Jean-Louis. Leur rudesse fait le fond de la Corvée au cimetière, où elle est tempérée par la figure patriarcale du curé et la naïve candeur des enfants. Enfin, l’habileté du dialogue, la délicatesse de l’expression, le babillage si naturel des piqueuses signalaient au jury le Couvre-pieds de Claire Fontaine.

Ce classement établi, pour ces motifs et d’autres encore, les juges tenaient à y ajouter quelques mentions. Le fait est que leur embarras fut grand. Des soixante travaux qui leur avaient été soumis, une fois les cinq premiers écartés, il en restait encore une bonne trentaine susceptibles de balancer leurs faveurs, pour diverses raisons. Après consultation, ils en vinrent à ce partage :

1ère mention : La courvée chez Bapaume, par Jean-François.

2ementionUne courvée dans les Bois-francs, par Pierre Deschamps.

3ementionLe « plumage » des oies, par Jean Noellet.

4ementionJean-Brette à l’épluchette, par Fanfant.

5ementionVieux-Temps, par France.

6ementionTerre neuve et fiançailles, par René Perrot.

S’ils n’avaient pas craint de trop allonger cette nouvelle liste, les juges auraient mentionné aussi la Chanson du ber de Vonne Francès, pour la douceur de son style, et le Brayage du lin de Lionel Genest, pour la précision de son récit et l’exactitude de son vocabulaire. Enfin le Petit monsieur de Canadien aurait mérité, lui aussi, une mention, peut-être même un prix, si l’auteur n’avait pas, intentionnellement il semble, caché son identité. Jean Reclus eût été traité de même, si son essai ne tournait pas tant à la polémique.

Par cet exposé, tout sec qu’il est, on devine déjà l’excellence des essais envoyés au concours, on comprendra mieux l’énorme service que rendent des joutes pareilles, quand on saura d’abord que les auteurs ont traité les sujets les plus divers : abattage de l’orme, levage de la grange, « plumage » des oies, « épluchette » du blé d’Inde, charroyage de l’érable, fenaison, « renchaussement » du cimetière, « piqûre » de couvre-pieds, toutes les formes de corvées ont été abordées. De quarante travaux, sur les soixante présentés, on pourrait extraire des passages vivants, des scènes pittoresques, des dialogues entraînants, des tirades véritablement émues. Et ces soixante essais proviennent des régions les plus diverses, du nord de Montréal aussi bien que du bas de Québec, du voisin Ontario comme de l’Ouest lointain. Constatation plus consolante encore, c’est que, si les essais classés les premiers sont l’œuvre de gens mûris par l’âge et l’expérience, la plupart ont pour auteurs des jeunes, étudiants d’université ou simplement de collège. C’est un heureux augure pour l’avenir.

Ce concours atteste que les vocations littéraires ne manquent pas chez nous. Elles attendent seulement l’occasion de se produire. Cette occasion, la Société Saint-Jean-Baptiste, n’eût-elle fait que de la fournir, mériterait encore la reconnaissance de tous les patriotes. Le concours sur la Croix du chemin avait révélé déjà des talents inconnus. Celui qu’elle termine aujourd’hui sur la Courvée a montré qu’il y en avait d’autres encore. Même ce dernier concours l’emporte sur le premier par le nombre d’essais vraiment bien écrits et dignes de figurer, en tout ou en partie, dans le recueil à venir. Il faut espérer que la Société ne s’arrêtera pas en si bonne voie. Que de veines encore restent à exploiter dans la mine de nos traditions nationales ! Que de figures méritent d’être appendues aux murs de nos galeries d’art littéraire ! Que de pages touchantes inspireront, par exemple, le curé de campagne et le chantre de village, la maîtresse d’école et la « petite maman » ! À force de mettre ainsi en activité des talents qui s’ignorent, la Société nous prépare une élite q’écrivains de terroir, écrivains que leur seule inexpérience ou leur timidité font demeurer la plume en l’air.

Cette inexpérience, alliée à de grands dons naturels, le concours présent en a fourni la preuve. Même dans les meilleurs manuscrits, tout n’est pas à louer. C’est l’aspect moins brillant du tableau. Des pages entières ne méritent pas de fixer l’attention. On brode autour du sujet, on tresse autour des guirlandes charmantes ; le sujet lui-même n’est pas abordé. Ailleurs on se plaît à des hors-d’œuvre qui n’ont pas même de valeur d’expression. Pour notre part, dans la Corvée des Hamel, nous supprimerions la première page, et nous soulagerions encore presque des trois premières la Corvée de l’érable. Il y a là des superfétations telles qu’on en trouve chez les meilleurs écrivains, même français.

Qu’importent ces défauts accidentels ? Ce qui reste, comme note générale, c’est une amélioration sensible dans ce concours, quand on le compare à celui de l’an dernier. De ce succès il faut féliciter la plupart des concurrents, mais personne plus que les gagnants des prix, le frère Marie-Victorin (Laurentien et Jean de l’Érablière), les journalistes Pierre Voyer (Mistigris) et Damase Potvin (Jean-Louis), le curé Arsène Goyette {Esdras du Terroir) et mademoiselle Angéline Demers (Claire Fontaine). Il faut louer encore les titulaires de mentions, monsieur Sylva Clapin (Jean-François), mademoiselle Anne-Marie Turcot (Pierre Deschamps), l’étudiant en loi Émile Gagnon (Jean Noèllet), l’élève Rodolphe Farly (Fanfant), mademoiselle Germaine Cordon (France) et le professeur J.-H. Courteau (René Perrot). Ajoutons, pour être complet, les noms de mademoiselle Juliette Desroches (Vonne Francès) et de l’élève Thomas Mignault (Lionel Genest).

Le public lira leurs essais dans le recueil publié par la Société. Nous voudrions seulement que ce public fût composé de tous les Canadiens français. Pour les atteindre tous, il faudrait, croyons-nous, s’y prendre autrement qu’on l’a fait l’an dernier. Ces œuvres doivent être lues par le tâcheron à peine instruit aussi bien que par le fouilleur de bibliothèques. Comment veut-on qu’un ouvrier ne recule pas devant un volume de la taille de la Croix du chemin ? Nous souhaitons en finissant que la Société Saint-Jean-Baptiste adopte, pour son prochain recueil la forme donnée à ses Rapaillages par l’abbé Groulx, à ses Lettres par Fadette. Dans ces conditions, nous voyons déjà l’ouvrage, glissé dans la poche du travailleur, pénétrer dans les foyers les plus humbles.

Il y provoquera, en même temps que les larmes de l’émotion, l’éveil des talents trop timides. Il y excitera, avec le goût de l’imitation, l’ambition de conserver à tout prix, selon le mot de Nodier, « les délicieuses histoires du peuple », mais, selon aussi le commentaire de Saint-Maurice cité par l’un des concurrents, « avec leur simplicité, en ménageant la couleur locale, et le pittoresque du geste et du parler comme la prunelle de nos yeux ». N’est-ce pas le suprême désir de la Société ?

C’est celui que nous voulions satisfaire en acceptant d’apprécier, sur sa demande, les manuscrits. Leur lecture nous laisse l’âme tout embaumée du parfum qu’exhalent les choses de chez nous.


Pour le jury :


Abbé ÉMILE CHARTIER,[1]
Professeur à l’Université Laval de Montréal


12 décembre 1916.

  1. Les autres membres du jury étaient, Mlle  Lesage, (Colette) et M. Charles Gill.