La crise/Partie 1/Chapitre 1

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Éditions Édouard Garand (p. 4-5).

PREMIÈRE PARTIE

I


— Bonjour, Alice !

— Bonjour, Jean ! On dirait que nous nous sommes donné rendez-vous ce matin… Je suis venue au bois pour cueillir des fraises sauvages : je les trouve plus savoureuses que celles des champs et je veux offrir un succulent dessert aux travailleurs de la ferme qui commencent aujourd’hui la fenaison ; car les foins sont précoces cette année. Et toi, Jean, tu ne donnes pas un coup de main à ta famille ? En passant chez vous, hier au soir, ton père a dit qu’il préparait sa faucheuse.

— C’est vrai, Alice, mais on m’a donné congé pour aujourd’hui : ayant quitté mes livres depuis deux jours, je suis un médiocre ouvrier ; il faudra me dégourdir les articulations pour manier la fourche au lieu du porte-plume ; maman craint que je prenne des ampoules sur ces mains encore délicates, et mon frère se moque de ma gaucherie.

Et Jean montrait ses mains blanches, aux longs doigts effilés.

— Que veux-tu, Jean, répondit Alice, chacun a sa vocation : tu n’as pas l’air de vouloir faire un agriculteur. Les cours classiques du Collège de l’Assomption ne t’ont pas préparé aux rudes labeurs de la campagne. Il paraît que tu as remporté tous les prix, après ta rhétorique, et, malgré leurs plaisanteries, ton père et ton frère doivent être joliment fiers de toi ! Tu vas devenir un personnage, si tu continues tes études.

— Je ne sais pas encore ce qu’il en adviendra par la suite. Ils ne sont pas malheureux, nos habitants, et je me demande si je dois dire définitivement adieu à la terre.

— Mais, depuis des années, tu te prépares à faire beaucoup mieux : tu es déjà un savant, et ce sera bien autre chose lorsque tu auras passé par le Grand Séminaire, but de tes études jusqu’à cette heure.

— Les idées changent avec l’âge, Alice. Bien que je sois le plus jeune des finissants du collège, j’aurai dix-sept ans dans un mois, et, rien que de revoir mes parents, mes amis, rien que de te retrouver, toi, ma petite camarade d’enfance, je suis plus hésitant que jamais…

Jean Bélanger appartenait, comme on vient de le voir, à une famille d’agriculteurs : ils étaient établis de longue date sur les terres qui bordent la rivière de L’Assomption, au sud de la ville qui porte un nom identique ; Alice Gagnon était née et avait grandi dans le même hameau ; la ferme des Gagnon était un peu plus au nord. Les deux propriétés se trouvaient aux extrêmes limites ouest de la paroisse de Repentigny, dans une agglomération traversée par la route qui longe la rive gauche de la rivière. C’est un coin délicieux qui attire, durant l’été, quelques villégiateurs amis du calme et du repos. La proximité de Montréal permet aux hommes d’affaires d’y installer leur famille pour deux ou trois mois, sans être obligés de quitter eux-mêmes leur bureau ou leur magasin ; chaque soir, en moins d’une heure, ils peuvent rejoindre femme et enfants ; le chemin de fer du Canadien National les amène sur la rive droite de la rivière, à St-Paul l’Ermite ; de plus, un service d’automobiles a été organisé sur la grande route de Montréal à Joliette, et dépose les voyageurs en face des dépendances de Repentigny. La présence des villégiateurs, durant la belle saison, donne à ce quartier un air moitié bourgeois, moitié paysan.

Chaque famille a son canot, de chaque côté de la rivière ; les eaux si calmes permettent aux moins expérimentés de conduire l’embarcation et de faire la traversée en quelques minutes. La rive droite est très animée : St-Paul l’Ermite est sur une des grandes voies de communication qui relient Montréal à Québec ou aux Laurentides ; la rive gauche est beaucoup plus calme, avec sa route en simple macadam. Les grands arbres y croissent en liberté, sans alignement, couvrant de leur ombre les habitations parmi lesquelles nous avons nommé la ferme des Bélanger et celle des Gagnon.

Jean Bélanger avait voulu donner un nom à la demeure ancestrale : il l’avait appelée Ferme des Érables, à cause des arbres qui l’environnaient, et il avait gravé ces mots au-dessus du portail d’entrée. Éprise de cette idée, Alice Gagnon lui avait demandé de baptiser aussi sa maison à elle, et il avait été convenu qu’elle porterait le titre de Ferme des Ormeaux, puisque les arbres n’étaient pas les mêmes de part et d’autres. Par abréviation, on avait coutume de dire : Les Érables, Les Ormeaux.

Ces deux toits avaient abrité chacun une nombreuse famille, diminuée déjà par la dispersion des enfants ; mais on pouvait voir encore de respectables restes. Le père et la mère Gagnon avaient marié deux de leurs fils ; une fille était entrée chez les Sœurs Grises de Montréal, où elle venait de finir son noviciat ; outre Alice, âgée de seize ans et demi, ils avaient encore avec eux Lionel, dans sa vingt-deuxième année, Élisabeth, fière de ses vingt ans et courtisée par un grand gâs du voisinage, enfin Adélard, un bel adolescent qui venait de quitter l’école primaire après ses quinze ans révolus, ne voulant plus s’instruire dans les livres, vu qu’il préférait les leçons plus tangibles de la Ferme des Ormeaux.

Aux Érables, la descendance féminine avait prévalu : sept filles et deux garçons ; les quatre filles aînées avaient convolé à de justes noces et revenaient dans les grandes circonstances. Maria, âgée de quinze ans, et Corinne, qui n’en avait que douze, allaient encore à l’école du hameau. Heureusement Thérèse, arrivée à sa majorité, était là pour aider à sa mère, tandis que le père Bélanger comptait sur son fils Hector, excellent garçon de dix-neuf ans.

La Ferme des Érables, aux yeux des habitants, ne valait guère moins que sa voisine : à ne tenir compte que du nombre d’arpents de terre ou de bois, le rendement eût été le même ; mais les Bélanger ambitionnaient, comme on dit, et ils avaient adopté de bonne heure le machinisme et les dernières méthodes scientifiques pour exploiter leur domaine. Chacun savait, dans les rangs de Repentigny, que Monsieur Bélanger avait un sérieux dépôt en banque et qu’il avait pu, sans s’appauvrir faire instruire ses enfants : les filles déjà mariées avaient passé par les couvents de l’Assomption ou de Montréal ; Hector était sorti, depuis un an à peine, de l’Institut agricole d’Oka. Maria et Corinne devaient bientôt quitter l’école du hameau pour se mettre sous la tutelle de Sœur Marie Agnès, leur tante maternelle, Directrice des Études à la grande pension d’Hochelaga ; l’établissement appartenait aux Sœurs des Saints Noms de Jésus et de Marie.

Thérèse avait complété son éducation à ce couvent, et elle y serait sans doute restée pour y commencer son noviciat, si sa mère n’avait eu besoin de ses services à la Ferme des Érables : « Retourne à Repentigny, ma Thérèse, avait dit la Sœur Marie-Agnès ; deux ou trois ans passent vite ! Quand tes sœurs auront grandi, je suis à peu près sûre que tu nous reviendras : tu m’as l’air d’avoir une vocation chevillée au fond de ton âme. » Et Thérèse avait docilement obéi, sans renoncer à son rêve. Grande, élancée, jolie comme un ange, elle n’aurait pas manqué de cavaliers, si sa physionomie céleste n’avait trahi ses intentions : les soupirants la contemplaient de loin, sans oser lui parler : « On dirait, murmuraient-ils entre eux, une statue de la Ste-Vierge !… »