La crise/Partie 2/Chapitre 10

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Éditions Édouard Garand (p. 33-35).

X


Depuis le début de ses vacances, Jean menait une vie passablement profane, pour qui n’observait que ses pratiques extérieures. Mais, depuis quelque temps, sa sœur Thérèse, de plus en plus anxieuse sur cette vocation qui semblait s’évanouir, avait remarqué qu’il priait avec beaucoup plus de ferveur, lorsqu’ils se trouvaient ensemble à l’église. Elle aurait bien voulu le mettre en relation avec quelque prêtre éclairé qui se serait chargé de sa direction morale. Plusieurs professeurs du Collège de l’Assomption étaient venus se promener à Repentigny et s’étaient arrêtés à la Ferme des Érables, sans que le rhétoricien fût mis en veine de confidences ; la politesse tenait lieu d’intimité.

On a pu voir que Jean, par certains côtés, avait une âme plutôt féminine : autant il se sentait paralysé devant les prêtres qu’il avait connus jusque-là, autant il ouvrait volontiers son cœur, soit à Thérèse avant les dernières crises qu’il venait de subir, soit à Exilda ou Alice qui étaient devenues tour à tour ses intimes amies. Ce régime ne pouvait pourtant se prolonger sans amollir un tempérament qui ne manquait pas de force, mais qui n’avait pu s’extérioriser que dans les travaux agricoles. Thérèse était pieuse, Exilda était clairvoyante, Alice était vertueuse, mais ces qualités, même réunies, ne pouvaient donner au vigoureux jeune homme l’impulsion salutaire, pour l’obliger à vaincre les doutes où il s’était complu depuis cinq ou six semaines. Comme tous les intellectuels et les artistes, Jean Bélanger était un indécis. Le cérébralisme entraîne avec soi la manie de peser constamment le pour et le contre, sans arriver à une solution, même dans les matières d’importance. La raison éclaire la vie, sans doute, et il ne faut jamais se lancer dans l’inconnu, à la manière des impulsifs ; mais le raisonnement finit par obscurcir la raison quand on s’y éternise ; l’esprit s’enlise dans un scepticisme d’où il ne peut plus sortir. L’ébranlement nécessaire à l’action provient de la volonté, du caractère. C’est ce qui manquait le plus à notre Jean. Sous ce rapport, Exilda était plus virile que lui, dans sa féminité, et l’on pouvait trouver là l’explication de l’emprise qu’elle exerçait sur cet ami pourtant si noble à ses yeux.

En outre de ces insuffisances individuelles, la complexité morale de Jean Bélanger lui était commune avec la plupart des représentants de sa race : ces tendances sentimentales et langoureuses, il les tenait de ses ascendants. Il ne faut pas avoir vécu longtemps au Canada pour constater ce mysticisme, pour ne pas dire ce quiétisme caractéristique. Est-ce le climat, la chaleur des étés et la réclusion forcée des hivers, qui ont modifié en ce sens les Français transplantés sur le Nouveau Continent ? Ce n’est pas le lieu de discuter ce problème ethnologique ; il suffit de constater cette évolution pour s’expliquer pourquoi Jean, Canadien de bonne souche, et pourtant très mystique, comptait beaucoup sur Dieu, sur la prière, et assez peu sur lui-même ; il attendait le coup providentiel, l’éclair subit, la secousse suprême venue d’en-haut. Malgré son apathie, son attente n’était pas vaine.

Un jour qu’il s’était rendu à l’église à côté de Thérèse, il s’aperçut que Monsieur le Curé avait été remplacé à l’autel, ce matin-là, par un prêtre de passage : ce digne ecclésiastique célébra le Saint-Sacrifice comme un ange ; il était jeune, et l’on aurait pu croire qu’il était récemment ordonné. Si sa piété était frappante à première vue, son visage n’en paraissait pas moins empreint d’énergie.

À l’issue de la Messe, tout en faisant son action de grâces, il avait remarqué ce jeune homme et cette jeune fille qui priaient ensemble : il n’y avait pas d’autres fidèles dans le saint lieu ; en semaine, les quelques personnes qui pouvaient venir satisfaire leur piété, chaque matin, se retiraient au plus vite pour vaquer à leurs travaux. Le prêtre se sentait de plus en plus attiré vers ces deux jeunesses, et il se promettait déjà de ne pas les laisser partir sans entamer un bout de conversation. Il tenait de M. le Curé lui-même que Repentigny possédait un futur séminariste, lequel habitait les rangs éloignés : c’était peut-être ce jeune homme, d’une tenue si distinguée ; il fallait le voir à tout prix.

À la campagne, on s’aborde facilement, même entre inconnus. Dès que Jean et Thérèse se levèrent pour sortir de l’église, l’ecclésiastique en fit autant, et il les rejoignit bientôt sur la grand’place du village. Au salut discret qui lui était adressé, il répondit d’un ton gaillard et décidé :

— Bonjour, Mademoiselle, bonjour grand jeune homme ! Habitez-vous le village, pour venir ainsi à l’église de si bon matin ?

— Non, Monsieur l’abbé, répondit Jean ; notre maison est parmi les plus éloignées, sur les bords de la rivière, de l’autre côté du bois.

— Vous êtes vaillants ! Mais je suppose que vous êtes des paroissiens d’occasion et que vous n’habitez pas Repentigny toute l’année.

— Pardon, Monsieur l’abbé ; nous sommes enfants de cultivateurs : ma sœur que voici s’occupe à la ferme ; quant à moi, je suis en vacances, ayant terminé ma rhétorique au Collège de l’Assomption.

— Je ne m’étais pas trompé ! Votre bon Curé m’a parlé de vous, hier au soir. Puisqu’il en est ainsi, j’ai le devoir de me faire connaître à mon tour : je suis le Père Francœur, de la Compagnie de Jésus, en résidence à la Villa St-Martin où ont lieu les retraites annuelles d’étudiants.

— J’ai entendu parler de cette maison, mon Père, reprit Thérèse ; elle se trouve à Laval-des-Rapides, et beaucoup de fervents chrétiens s’y rendent chaque année.

— Oui, Mademoiselle, des chrétiens de toutes classes ; quand ils ne sont pas fervents, ils le deviennent. Je suis spécialement chargé des plus jeunes, car, voyez-vous, j’adore la jeunesse et elle me le rend bien !

Le Père était loin d’être aussi renfermé en lui-même qu’il l’avait paru en célébrant les Saints Mystères : son air si jeune, son allure dégagée et presque martiale, son regard franc comme son nom, toute sa personne enfin devait vite gagner la sympathie des jeunes gens qui allaient passer quelques jours à Laval-des-Rapides. Il était d’un zèle dévorant et ne demandait qu’à faire de nouvelles recrues pour ses retraites. Il avait pressenti que le rhétoricien pourrait venir se joindre à tant d’autres du même âge. Aussi bien, il n’hésita pas à aborder cette question.

— Je serais indiscret, dit-il à Jean, de vous demander où vous conduira votre rhétorique qu’on dit avoir été brillante. Mais, quelque suite que vous prétendiez donner à vos solides études, il n’est pas mauvais d’y réfléchir devant Dieu et de recourir à l’expérience de ses ministres. Plusieurs Pères de la Villa St-Martin s’entendent merveilleusement à démêler les problèmes de ce genre. Si vous y consentez, vous viendrez recevoir leurs avis au début du mois prochain ; je serai là pour vous introduire ; vous ne serez pas seul : j’ai déjà sur mes listes vingt jeunes gens comme vous qui se sont inscrits pour prendre part à ces exercices ; ils sont convoqués pour le 4 août. Voulez-vous venir faire connaissance avec notre maison ?…

— Mon Père, répondit Jean, si j’accepte votre invitation, je ne voudrai pas me confier à d’autres qu’à vous. En descendant du Saint Autel, vous semblez lire dans mon âme où se sont livrées des luttes ardues. Ma sœur, ici présente, connaît un peu ma vie ; je puis avouer devant elle que je ne me suis guère laissé diriger, surtout depuis quelque temps. Elle a été mon premier guide ; mais, quand on a dix-sept ans, on ressent quelque gêne pour dévoiler sa personnalité morale, même à une sœur tendrement aimée. Nous avons beaucoup prié tous les deux, d’un accord tacite, pour orienter ma vie… Seriez-vous venu dans nos parages, mon Père, poussé par l’attrait d’une âme à éclairer ?…

— Le hasard, ou plutôt la Providence m’a conduit dans cette campagne. Je cherche à recruter de jeunes Canadiens prêts à se dépenser pour la cause de Dieu, dans le monde ou dans le sacerdoce. J’ai entrepris une tournée dans la partie nord des régions de Montréal. À ce que je vois, mon arrêt à Repentigny ne sera pas sans résultat.

— Je ne sais pourquoi je me range si facilement sous votre drapeau, moi qui suis passablement sauvage. On m’a toujours dit, au Collège, que j’étais trop renfermé. Vous aurez quelque peine à me connaître… Mais j’y mettrai tout mon bon vouloir.

— Vous connaître ne me sera pas difficile : vous me semblez parvenu au moment où l’on éprouve un ardent désir de se révéler… N’ai-je pas raison, Mademoiselle ? ajouta le Père en s’adressant à Thérèse.

— Vous arrivez à l’heure propice, mon Père, répondit la jeune fille. Puisque mon frère s’ouvre ainsi à vous, je puis bien vous dire qu’il m’enlève un gros poids qui m’accablait : nous étions devenus distants l’un de l’autre, peu à peu, sans le vouloir. Les grands garçons échappent à leur mère, à leurs sœurs, et cet éloignement cause des peines secrètes dont on ne parle à personne. Il est dur de ne plus pouvoir s’entretenir à cœur ouvert, après tant de confidences !

Thérèse, en quelques mots, venait de révéler de cruels chagrins.

— Nous rétablirons cette douce intimité, répliqua le Père. À cette fin, mon jeune Monsieur, dit-il à Jean, vous consentez à figurer dans mes répertoires ?

Le collégien, encore honteux des doux reproches de sa sœur, donna son nom et son adresse, promettant de se trouver, le 4 août, à la Villa St-Martin. Mais, avant d’y parvenir, il devait encore passer par de longs détours.