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La crise de la paix aux Etats-Unis

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Firmin Roz
La crise de la paix aux Etats-Unis
Revue des Deux Mondes7e période, tome 11 (p. 307-328).
LA CRISE DE LA PAIX
AUX ÉTATS-UNIS
ET LES RELATIONS FRANCO-AMÉRICAINES

C’est l’examen d’un problème très complexe, et c’est aussi en quelque manière, du point de vue français, l’exposé d’un drame.

Le programme wilsonien de la paix, avec son article essentiel, le pacte de la Société des Nations, et son article accessoire, le pacte éventuel de sauvegarde franco-anglo-américain, a été rejeté par les représentants de la nation même qui avait élu pour son chef responsable le président Wilson. La France s’était ralliée aux vues américaines, qui lui offraient du moins, en échange de sacrifices immédiats et positifs, des promesses de garanties : le traité enregistra les sacrifices ; le Sénat américain refusa les garanties. C’est là le drame.

Et voici le problème. La longue discussion du traité et l’échec final ont marqué le retour des Etats-Unis à leur politique traditionnelle, celle de leurs principes et aussi de leurs préjugés, de leurs habitudes. Pourquoi et comment ils en étaient sortis, nous l’avions compris bien vite. Il nous est plus difficile de comprendre, — mais il faut pourtant que nous y parvenions, — comment et pourquoi ils y sont si vite revenus.

Il n’était point contesté que les Etats-Unis ne se fussent élevés dès la fin du dernier siècle au rang de « puissance mondiale ; » il n’est pas contestable que la grande guerre et ses conséquences ne les aient engagés beaucoup plus avant encore dans la solidarité internationale. Toute la question est de savoir quelle place ils y voudront tenir et quel rôle ils y sauront jouer.


LE PRÉSIDENT WILSON ET LE TRAITÉ DE VERSAILLES

Le traité de paix avait été signé à Versailles le 28 juin 1919. Aussitôt le Président, qui n’avait pas attendu cette date pour convoquer par câble, de Paris, le 66e Congrès en session extraordinaire, s’empressa de rentrer et de le soumettre à la ratification du Sénat. L’opposition se manifesta, dès le début, avec beaucoup de vivacité. Les électeurs, auxquels M. Wilson avait commis l’imprudence et l’erreur d’adresser un appel de partisan et de demander, à la veille des élections, qu’ils lui renvoient un Congrès démocrate, avaient répondu en élisant une majorité républicaine. D’autre part, le Sénat tenait rigueur au Président de n’avoir été, en aucune mesure, associé à la négociation du traité. Seuls, quelques-uns de ses membres, invités à la Maison Blanche durant le court passage du Président de février à mars 1919, avaient été mis au courant de ses plans. Des exemplaires du traité parvinrent aux Etats-Unis à de simples particuliers avant que le texte officiel n’en eût été présenté au Sénat, c’est-à-dire à l’Assemblée dont une des prérogatives les plus importantes est de les préparer et de les ratifier. La dictature présidentielle s’exerçait dans les négociations de paix, comme elle s’était exercée dans les mesures de guerre, et les sénateurs ne laissaient pas d’éprouver, de ce sans-gêne à leur égard, un assez vif ressentiment.

Les leaders républicains, au Sénat et dans le pays, laisseraient-ils échapper une si belle occasion de frapper le chef du parti adverse, l’élu et le champion des démocrates ? La politique intérieure allait envenimer et compliquer les difficultés d’ordre extérieur et diplomatique relatives au règlement de la paix.

Mais les sénateurs, — il serait injuste de le méconnaître, — avaient d’autres griefs, d’ordre plus général et théorique. Ils s’étaient opposés à divers articles, et notamment au pacte de la Société des Nations. Dès que les dispositions en avaient été connues en Amérique, plus du tiers des sénateurs (c’est-à-dire un nombre suffisant pour faire échec au traité) avaient signé une pétition déclarant leur opposition à ce texte « dans la forme actuellement proposée, » et réclamant que la discussion du plan d’une Société des Nations fût ajournée après la signature du traité de paix avec l’Allemagne. Le président Wilson crut avoir trouvé le moyen de leur forcer la main en incorporant le pacte au traité. « Quand le traité reviendra, disait-il la veille de son retour à Paris, en mars 1919, ces messieurs de ce côté de l’eau trouveront non seulement le pacte compris dans ce traité, mais, par toutes ses fibres, le traité si entièrement lié au pacte qu’on ne pourra l’en séparer sans le priver de la substance vitale. » Pour sauver le pacte, il l’avait lié au traité ; il les perdit ainsi l’un et l’autre.

La principale objection des sénateurs contre le pacte était qu’il ne laissait pas, d’après eux, subsister tout entière la souveraineté des Etats-Unis. Le pays, en effet, pouvait se trouver engagé à faire la guerre sur l’ordre du Conseil de la Société des Nations. Il serait, en tout cas, éternellement mêlé à l’imbroglio des querelles d’Europe. D’autre part, c’était la porte ouverte à l’intervention des autres nations dans des questions d’ordre purement intérieur, comme les lois d’immigration ou les tarifs douaniers. Enfin, la représentation des Etats-Unis dans l’Assemblée de la Société n’était pas proportionnelle à leur importance, puisque l’Empire britannique y comptait, grâce à la place faite aux Dominions, six fois plus de voix que la République américaine. Le Sénat se divisa en trois camps : une douzaine d’« irréconciliables, » qui à la suite de Borah, sénateur de l’Idaho, s’opposaient au traité tout entier ; une majorité, conduite par Henry Cabot Lodge, du Massachusetts, président de la Commission des Affaires extérieures, qui tenait pour la ratification avec des amendements ou réserves ; un groupe de sénateurs acquis à l’Administration, qui obéissaient aux volontés du Président, admettaient avec lui que les amendements et les réserves pro- posées auraient « arraché ses dents au traité, » et demandaient qu’il fût ratifié sans modifications.

Le président Wilson décida d’en appeler directement au peuple tout entier, et il partit en septembre pour une tournée dans le pays, afin d’expliquer le traité et de créer un courant d’opinion qui forçât le Sénat à le ratifier. Il avait trop présumé de ses forces. Le voyage fut tragiquement interrompu par sa maladie, soudaine conséquence du surmenage intellectuel et de la tension nerveuse des trente derniers mois. Il dut revenir en toute hâte à Washington et s’abstenir complètement du soin des affaires publiques. Son porte-parole au Sénat, M. Hitchcock, du Nebraska, demanda la ratification du traité sans conditions. Une longue et confuse discussion s’engagea. Au vote final (19 novembre 1919), le traité, qu’accompagnaient quinze amendements Lodge, rallia la majorité des suffrages (55 contre 39), mais ne fut pas ratifié, parce que cette majorité ne représentait pas les deux tiers. Treize sénateurs républicains, décidés à combattre le traité, s’étaient joints aux démocrates, auxquels le Président avait enjoint, par une lettre au sénateur Hitchcock, de voter contre les réserves. Un organe républicain, le New-York Herald, écrivait dans son numéro du lendemain : « Quand l’histoire de cette période sera écrite, les noms des hommes qui, dans le Sénat et au dehors, ont combattu ce document inique, seront inscrits en lettres d’or comme désignant ceux qui conquirent pour nous la Seconde Déclaration d’Indépendance. »

La session extraordinaire prit fin le même jour, chaque parti lançant à l’autre le reproche d’avoir créé cette situation sans issue. A l’ouverture de la session ordinaire, le 1er décembre, le président Wilson annonça qu’il ne représenterait pas le traité au Sénat, mais en laisserait la responsabilité à ses concitoyens. Cela signifiait que le traité devenait l’enjeu de l’élection présidentielle de 1920. Pour éviter cette issue, le Sénat rouvrit le débat, qui se concentra principalement sur l’article X. Des dispositions plus conciliantes semblaient se manifester, aussi bien de la part de M. Lodge que des sénateurs favorables à l’Administration, et l’on put croire un instant qu’un compromis assurerait le vote du traité. Mais, une fois de plus, celui-ci fut repoussé (par 49 voix contre 35).

C’est sur la ratification du traité de Versailles et la participation de l’Amérique à la Société des Nations qu’allait donc se disputer l’élection présidentielle. Le candidat du parti démocrate, le gouverneur Cox, appuyé par la Maison Blanche, se prononça pour « la ratification immédiate du traité, sans réserves qui l’atteignissent dans l’essence de son intégrité. » Le candidat des républicains, le sénateur Harding, se déclarait favorable à un « accord international » propre à sauvegarder la paix dans l’avenir, mais s’opposait à la Société des Nations telle que la prévoyait le pacte incorporé au traité. L’écrasante victoire des républicains, ralliant au premier degré une majorité sans précédent de 16 140 585 contre 9 141 621 et, au vote définitif du second degré, 404 voix contre 127, témoignèrent d’une réaction générale contre une administration marquée par l’accroissement des impôts, l’élévation du prix de la vie, l’agitation industrielle et des mesures dictatoriales où l’opinion publique avait cru voir souvent l’exercice d’un pouvoir arbitraire.

A ce mouvement de l’opinion, certes, les difficultés de la paix n’étaient pas étrangères. Les Etats-Unis allaient se replier sur eux-mêmes et, pour reconstruire, s’isoler.


LES DIFFICULTÉS ÉCONOMIQUES ET POLITIQUES AUX ÉTATS-UNIS

Ils se trouvaient, en effet, au lendemain de la guerre, devant des problèmes d’une immense difficulté, relatifs à l’organisation de leur vie politique, industrielle et sociale. Tous ces problèmes reparaissaient sous une forme plus aiguë après la contrainte qu’un régime provisoire, issu de circonstances exceptionnelles, avait imposée au cours normal des choses.

Le Président, depuis le 6 avril 1917, avait assumé les grands pouvoirs que le commandement en chef de l’armée et de la marine de guerre confère à l’exécutif dans un pays où celui-ci n’est pas soumis au contrôle du Parlement. Après dix-neuf mois de dictature présidentielle, démobiliser, ce n’était pas seulement, pour les Etats-Unis, rappeler de France les deux millions d’hommes qu’ils y avaient envoyés et les rendre à la vie civile : c’était aussi ramener l’activité de la nation au régime de paix.

Le problème politique ou plutôt administratif était particulièrement compliqué. Jamais les pouvoirs publics ne s’étaient trouvés en relations aussi multipliées ni aussi étroites avec les citoyens. Un grand nombre de services administratifs avaient enlevé à l’initiative et au contrôle privés à peu près toutes les affaires qui se rapportaient plus ou moins directement à la conduite de la guerre. Des millions de gens travaillaient pour le Gouvernement, des millions aussi étaient devenus ses créanciers. Le bureau des risques de guerre avait contracté avec les marins et soldats pour 40 milliards de dollars d’assurances. Dans le Gouvernement lui-même il y avait conflit entre le Président et le Sénat, à propos du traité, entre les républicains et les démocrates. La mainmise de l’Etat avait bouleversé toutes les habitudes et profondément troublé le mécanisme des services publics, si bien organisés par les compagnies commerciales.

Il fallait que l’Administration se retirât des domaines qu’elle avait envahis. Les lignes télégraphiques et téléphoniques et les câbles avaient été rendus à la propriété privée dans l’été de 1919 ; mais, au début de 1920, les chemins de fer étaient encore aux mains du Gouvernement, sans qu’aucun accord fût intervenu pour leur restitution. Le 24 décembre, le président Wilson avait lancé une proclamation fixant au 1er mars 1920 la date où les chemins de fer devaient faire retour à leurs propriétaires, Sans doute, les deux années de gestion gouvernementale correspondaient à des difficultés exceptionnelles, et c’est une circonstance largement atténuante qu’il ne faut pas oublier. Le fait n’en restait pas moins que le bilan se soldait par un déficit de 200 millions de dollars pour 1918, et, dans les dix premiers mois de 1919, ce déficit s’était élevé jusqu’à 192 millions. Cette situation ne pouvait que s’aggraver par les conditions nouvelles de l’exploitation, puisque les dépenses augmentaient de plus de 80 pour 100, tandis que les revenus croissaient seulement de 40. Comme le Gouvernement, en prenant les chemins de fer, avait assuré les propriétaires que leurs intérêts seraient scrupuleusement servis, il ne pouvait être question de les leur rendre avec la charge d’un énorme déficit et de 30 pour 100 de leur capital sans dividende.

Des plans opposés furent présentés pour la solution du problème. Le plus radical était le « plan Plumb » qui se ramenait, en somme, à la nationalisation. M. Glen E. Plumb, avocat des employés des chemins de fer, proposait en effet l’achat de l’exploitation par le Gouvernement au moyen d’une Société composée d’un tiers d’employés, d’un tiers d’administrateurs, et d’un tiers de membres nommés par le Président. Le Gouvernement recevrait 5 pour 100 des revenus et la moitié de l’excédent irait aux employés. Si l’exploitation, au lieu d’un excédent, se soldait par un déficit, il y serait pourvu par l’impôt. Les conflits du travail seraient réglés par les bureaux de salaires.

Le 19 novembre 1919, le projet de loi Esch passa à la Chambre. Il préparait le retour immédiat des chemins de fer à la propriété privée, avec des mesures financières qui sauvegardaient les intérêts de l’Etat et permettaient aux compagnies de reprendre leur exploitation, assurait le règlement des conflits du travail par des Commissions arbitrales. Finalement, en décembre 1919, le Sénat vota le projet Cummins, qui divisait le pays en « régions » de chemins de fer, et fusionnait toutes les lignes en dix-huit ou vingt réseaux. Les revenus devaient être mis en commun pour chaque région, les chemins de fer qui feraient des bénéfices payant pour ceux qui n’en feraient pas. II y avait tant d’écart entre les deux projets qu’un compromis entre les deux Chambres semblait difficilement réalisable avant le terme prévu par le Président pour la gestion gouvernementale.

On y parvint pourtant, et la Chambre adopta, le 21 février, par 250 voix contre 150, le Sénat le 23, par 47 voix contre 17, un projet Cummins-Esch, qui devenait ainsi, après que le Président l’eut signé le 28, la loi de 1920 sur les transports. Deux jours plus tard, les chemins de fer retournaient à leurs anciens propriétaires. La disposition essentielle de cette importante loi organique consiste dans l’accroissement des pouvoirs de la Commission du commerce entre les Etats de l’Union, élevée à onze membres et chargée de fixer les tarifs et de contrôler la concession des garanties. La loi crée en outre une Commission du travail des chemins de fer, Railway Labor Board, chargée de régler les conflits du travail et composée de neuf membres nommés par le Président : trois choisis parmi les employés, trois choisis par les actionnaires, trois pris dans le public. Une majorité de cinq est nécessaire pour toute décision valable ; de plus, cette majorité devra obligatoirement comprendre au moins un des trois membres qui représentent le public.

L’Interstate Commerce Commission se trouve ainsi l’arbitre incontesté du réseau national. Une question intéressante se pose à cet égard, qui n’est autre que la grande question américaine des relations de pouvoirs entre l’Union et les Etats. Il y a, en effet, des commissions officielles des chemins de fer dans chaque État. Comment leur autorité s’ajustera-t-elle avec l’Interstate Commerce Commission, qui a juridiction sur tout le pays ? En viendra-t-on à donner aux chemins de fer des chartes d’incorporation fédérale, qui les pourraient soustraire aux juridictions d’État ? Ce ne serait pas la première fois que l’histoire des États-Unis aurait à enregistrer une conquête de la centralisation dans le pays qui y répugnait le plus et semblait le mieux défendu contre elle par l’origine et la nature même de ses institutions. C’est encore une des conséquences de la crise de guerre aux Etats-Unis.

Le problème économique se trouvait pris, comme toujours, entre le problème politique et le problème social. C’était donc travailler déjà à le résoudre que de dégager l’industrie du contrôle de l’Etat et lui rendre son activité normale, c’est-à-dire sa liberté, mais elle se trouvait alors devant la grande difficulté d’ordre à la fois économique et social : la question des salaires, ou, plus exactement, de la hausse anormale des salaires, qui ne sauraient être maintenus indéfiniment au niveau où les avaient montés des conditions exceptionnelles.

La guerre avait imposé une trêve au long conflit des deux puissances économiques rivales : le capital et le travail. Sous la direction de Samuel Gompers, la Fédération américaine du Travail, qui comptait alors quatre millions d’adhérents, montra son patriotisme et son parfait « américanisme » en s’abstenant de toute grève qui eût entravé la production de guerre. Plus de mille cas de différends, intéressant 800 000 employés, furent soumis à la Commission de guerre du Travail et, pour la plupart, promptement réglés d’une manière pacifique. Mais, après l’armistice, la lutte industrielle se ranima, plus violente que jamais et surtout plus étendue. Il y eut une véritable épidémie de grèves dans toutes les professions, depuis les dockers jusqu’aux services postaux aériens, et de la grève des charbons à celle des coiffeurs. On vit même des grèves d’écoliers, parmi lesquelles celle des 2 000 étudiants de Syracuse qui, filles et garçons, firent appel à cet étrange moyen de célébrer une victoire de foot-ball sur Pittsburg. N’attachons pas à des incidents de ce genre plus d’importance qu’ils n’en méritent ni plus de signification qu’ils n’en eurent réellement : mais ne convient-il pas de les rappeler, pour mieux faire comprendre à quel point l’esprit de grève était « dans l’air ? »

L’industrie du pays sembla complètement démoralisée par cette agitation que provoquait surtout, en même temps que le retour des soldats à la vie civile, la rapide élévation des prix de guerre. Le travail accusait la cupidité des profiteurs, tandis que le capital attribuait cette hausse aux exigences excessives des salariés. Le président Wilson mesurait toute l’étendue du péril. « Il ne peut y avoir de conditions réglées en vue d’un accroissement de la production et d’une réduction du coût de la vie, disait-il dans son message au Congrès de 1919, si le travail et le capital sont ennemis au lieu d’être associés... La seule manière de garder les hommes de l’agitation contre les griefs est d’écarter les griefs eux-mêmes… Le travailleur malgré lui n’est pas un auxiliaire utile… Ou nous sommes une association, ou nous ne faisons rien qui vaille ; ou nous sommes une démocratie dans laquelle la majorité fait la loi, ou toutes les espérances et tous les desseins des hommes qui ont fondé ce Gouvernement ont fait faillite et sont tombés dans l’oubli. » Une conférence, composée de représentants du capital, du travail et du public, que le président Wilson avait convoquée à Washington, en octobre, pour aviser aux méthodes à suivre en vue de l’amélioration des relations industrielles, ne parvint pas à un accord et dut interrompre ses travaux. Le 1er décembre, une seconde conférence industrielle, convoquée par le Président, se réunissait à Washington. La première avait échoué par suite de l’attitude irréconciliable adoptée par le travail. Cette fois, il en était exclu. L’American Federation of Labor, qui n’y avait ainsi aucune part, ne dissimula point son mécontentement, et les travaux de cette assemblée restèrent sans résultat.

La plus importante des grèves qui se multiplièrent en 1919 fut celle du charbon, qui commença le 1er novembre. En dépit de l’appel du Président pour que les États-Unis pussent continuer de fournir le combustible aux besoins du monde, 400 000 hommes des mines abandonnèrent leur travail pour défendre leurs revendications : ils réclamaient une augmentation de salaire de 60 pour 100 et la garantie d’un minimum de trente heures de travail par semaine. Comme les États-Unis étaient alors nominalement en guerre avec l’Allemagne, la loi Lever, de 1917, restait en vigueur. Le 5 novembre, M. Garfield fut nommé administrateur du combustible en vertu des dispositions de cette loi, et trois jours plus tard le juge fédéral d’Indianapolis enjoignait aux chefs des travailleurs unis de la mine (United Mine Workers) de mettre fin à la grève avant le 11 novembre sous peine de condamnation pour « rébellion contre le Gouvernement en temps de guerre. » La grève fut arrêtée, mais le travail ne reprit qu’avec lenteur.

En décembre, la production atteignait à peine 40 pour 100 de la moyenne normale. Dans plusieurs États, les gouverneurs réquisitionnèrent les mines, où des volontaires vinrent travailler. Après de longs débats, qui mirent aux prises l’administrateur du combustible, le Secrétaire du travail, les exploitants et les exploiteurs de la mine et amenèrent la démission de Garfield, un règlement intervint enfin sur la base d’une augmentation de salaire de 27 pour 100.

Les difficultés de la situation ouvrière n’avaient pas pour cause unique les exigences plus ou s raisonnables des travailleurs ; elles procédaient aussi, dans une large mesure, de la funeste intervention d’agitateurs extrémistes dont l’objet avoué n’était rien de moins que la destruction de l’organisation industrielle du pays et la mainmise des travailleurs sur toute sa richesse. Ces apôtres de l’action directe formaient aux Etats-Unis depuis 1904 un groupement actif, connu sous le nom d’Industrial Workers of the World (I. W. W.), mais n’avaient exercé jusqu’en 1914 qu’une faible influence dans les milieux ouvriers américains, peu accessibles aux idées révolutionnaires. Soudain, les conditions étaient devenues plus favorables. Le bouleversement profond de la guerre, le triomphe des bolchévistes en Russie stimulèrent leur audace et leurs espérances. Ils ne tardèrent pas à constituer un danger sérieux, qui surtout pouvait s’aggraver et s’étendre assez rapidement. Ils entraient dans les unions, dit un historien américain, avec le dessein de les « ruiner du dedans, » provoquant le mécontentement où il n’existait pas auparavant. « Leurs méthodes, toutes de violence, recommandaient la ruine de la propriété et la destruction de la vie. Le drapeau rouge était leur bannière, les bombes étaient leurs armes, la révolution était leur but. Etrangers pour la plupart, ils sortaient des classes d’Europe dont la misère est sans espérance. » [1]

Les intrigues ennemies les excitaient ou les soutenaient. Le consul général du Mexique à Washington écrivait le 23 octobre à un sénateur de son pays une lettre qui le montrait en association intime avec les éléments communistes américains. Nous y lisons ce passage significatif : « Le mouvement social aux Etats-Unis est d’une telle importance à l’heure actuelle que d’un moment à l’autre il peut y avoir un changement dans l’ordre général des choses. Il y a une terrible dislocation entre le capital et le travail. Les conférences de conciliation entre industriels et travailleurs n’ont donné aucun résultat. » La situation était donc suivie attentivement, escomptée et exploitée par tous ceux qui espéraient en tirer profit soit à l’intérieur, soit à l’extérieur. Le péril devenait pressant : le Gouvernement se décida à sévir.

Le 7 novembre 1919, le département de la Justice, qui soupçonnait les « rouges » de vouloir célébrer à leur manière le deuxième anniversaire du Gouvernement russe des soviets, procéda à des arrestations en masse sur tout le territoire et saisit toute une littérature de propagande. Le 22 décembre, plus de deux cents d’entre eux furent déportés en Russie sur le transport américain « Buford » qui fut surnommé « l’Arche rouge. » Le président Wilson, dans son message de décembre au Congrès, exprimait le sentiment et la résolution de son pays, quand il déclarait : « L’instrument de toutes les réformes aux Etats-Unis, c’est la grande route de la justice... Gare à ceux qui prendraient le raccourci du désordre et de la révolution ! » Que ce fût bien aussi le sentiment de la grande masse des travailleurs eux-mêmes, c’est ce qu’attesta, le même mois, la Conférence de l’American Federation of Labor réunie à Washington, où elle représentait cent dix-neuf Unions. Elle répudia les doctrines de l’L W. W. et adopta, à une majorité écrasante, la résolution que la Fédération était « une institution américaine, fermement attachée aux principes et à l’idéal des Etats-Unis. »

Le 1er janvier 1920, une nouvelle offensive générale, de plus grande envergure, est poussée contre les communistes. Le ministère de la Justice publie leurs plans pour renverser le Gouvernement et prouve qu’ils escomptaient le concours des travailleurs nègres. Rien ne pouvait soulever contre eux plus d’impopularité. Il n’y eut pas moins de deux mille arrestations dans cinquante-six villes.

En même temps et pour les mêmes raisons que le désordre occasionné par la guerre envenimait la lutte des classes, il réveillait la lutte des races. On vit bientôt s’affirmer, avec les exigences des combattants, les prétentions des noirs. Eux aussi avaient combattu, et pour la première fois ils avaient pu concevoir l’illusion que leurs concitoyens blancs commençaient à les traiter sur un pied d’égalité. Je me rappelle mon étonnement lorsque, visitant au printemps de 1918, les organisations américaines en France, je vis dans une ambulance les blessés de couleur à côté des autres. « Ne versent-ils pas leur sang comme eux ? » remarqua le major, qui éprouvait le besoin d’expliquer un fait aussi anormal. Hors de la communauté du péril et du sacrifice, le problème devait reparaître dans toute son acuité. Il faut bien reconnaître que nulle autre nation n’en présente l’équivalent. La moitié de la population des Etats du Sud est formée d’éléments nègres. Certains Etats, où ils sont en majorité, ont rédigé depuis 1890 des constitutions qui, en pratique, retirent au nègre, du moins provisoirement, l’égalité politique que lui confèrent les 14e et 15e amendements (adoptés en 1868 et en 1870) de la Constitution fédérale. La Cour suprême, gardienne vigilante de cette Constitution, a refusé de se prononcer sur ces mesures et adopté, à cet égard, le principe de « laisser le Sud en paix. » Et c’est tout ce qu’il demande. Mais le danger n’est ainsi qu’endormi : à toute occasion il se réveille. Il s’est réveillé avec une terrible violence dans la période troublée qui a suivi la guerre.

Commencés à Washington au début de juillet, les race riots reprenaient à Chicago le 28. Les nègres, toujours nombreux dans cette énorme ville, la deuxième des Etats-Unis, la métropole du Middle West, avaient largement doublé, par suite de la montée du Sud, au cours des deux dernières années. Ils étaient alors plus de cent mille, demandant une égalité sociale que jamais les blancs ne voudraient voir s’ajouter à l’égalité civile qu’ils estiment déjà assez funeste. Une véritable révolte fait rage durant plusieurs jours. Des milliers de noirs ont pris les armes, l’un d’eux a été brûlé par la foule. La ville est en proie à l’anarchie. Le 29 septembre, des émeutes analogues éclatent à Omaha. Depuis, les horreurs du « lynchage » ont repris un peu partout, et un projet de loi a été déposé, qui en remettrait la répression aux autorités fédérales. Enfin, ce qui est plus grave peut-être, le fameux Ku Klux Klan, société secrète fondée dans le Tennessee en 1865, après la guerre civile, pour assurer la suprématie des blancs et dissoute quelques années plus tard par ordre du Congrès à cause de ses intolérables excès, s’est réorganisé en 1916 dans le Sud, avec son centre à Atlanta (Géorgie). Ce n’est point là un fait qui présage l’amélioration des rapports entre blancs et noirs aux Etats-Unis.

La guerre, enfin, avait révélé un autre aspect du problème des races : le double péril d’une immigration devenue soudain particulièrement menaçante pour le travail, soucieux d’être protégé pendant la période des salaires élevés, et pour l’ordre social contre lequel se dresse le bolchévisme.

C’est depuis trente ou quarante ans déjà que l’immigration est devenue aux Etats-Unis un problème social. Jusque-là plus des quatre cinquièmes des immigrants venaient du Canada et des pays du Nord de l’Europe, et se trouvaient, — ou du moins, semblaient se trouver, — par le sang, la langue, la religion, les coutumes, les idées politiques même, prédisposés à s’assimiler rapidement à la population américaine. A partir de 1880 et surtout de 1890, le Hongrois, le Polonais, le Russe, l’Italien, l’homme de l’Europe orientale et méridionale afflue dans le Nouveau Monde, poussé non plus par le désir d’y fonder de nouveaux foyers, mais par le simple appât du gain. Ces Immigrants, infiniment moins désirables, sont amenés par les agents des grandes compagnies de navigation ou par de vastes organisalions qui les enrôlent et les font travailler en bandes sous la direction de « padrones. » Leurs besoins minimes, leur genre de vie si différent du « standard » américain, les jettent dans la concurrence avec des exigences beaucoup moindres que celles de l’ouvrier national et provoquent ainsi une baisse des salaires. D’autre part, leur agglomération par milliers ou par centaines de mille quelquefois, dans les bas-fonds ou les faubourgs des villes, développe des foyers d’épidémie et met à la merci du politicien des suffrages qu’il peut acheter à bon marché. En 1900, il y avait à Chicago un peu plus et à New-York un peu moins de 77 p. 100 d’habitants de descendance étrangère, 72 p. 100 à Boston, la vieille capitale de la Nouvelle-Angleterre puritaine. On conçoit trop aisément quelle pénétration offrent de telles masses hétérogènes à ce qu’un historien américain appelle si bien « la perverse influence des propagandistes de la déloyauté, du mépris de la loi et de la haine des classes [2]. » Au début de mai 1921, le Sénat de Washington adoptait à l’unanimité, moins une voix, le projet de loi sur l’immigration qui limite l’admission des étrangers aux Etats-Unis. La nouvelle loi stipule que le nombre d’immigrants de chaque nationalité ne pourra dépasser 3 p. 100 du total des ressortissants de chaque nation étrangère aux Etats-Unis lors du recensement de 1910.

Limiter le nombre des immigrants ne suffit pas : il faut assimiler ceux qu’on accepte, ceux qui sont déjà entrés et qui constituent pour la santé de l’organisme national la menace de corps étrangers. C’est le problème de l’américanisation sur lequel on a tant parlé et écrit au cours des trois ou quatre dernières années. L’objet proposé est d’enseigner à ces nouveaux citoyens les principes essentiels de la démocratie américaine : le respect de la loi, les responsabilités de la liberté, et le devoir, pour chaque citoyen, de se hausser aux conditions qui lui permettront de prendre sa part dans la grande tâche commune d’assurer la justice sociale.

Toutes ces difficultés, que la guerre a exaspérées quand elle ne les a pas créées, et dont le peuple américain est tenté de rendre l’Europe responsable au moins pour une bonne part, ont exercé sur son attitude à l’égard du monde extérieur une influence que nous n’avons pas pris assez de soin de mesurer. Elles expliquent la tentation qu’il éprouve et le besoin qu’il ressent de se replier sur lui-même. Il estime en avoir fini avec la guerre, et il voudrait en avoir fini du même coup avec ceux qu’il aida à la mener à bonne fin. Il est impatient de se dégager des complications européennes, qui se prolongent et s’aggravent, au lieu de s’éclaircir et de se régler comme il l’avait espéré. Il revient à sa politique d’isolement et d’indépendance.


L’OPINION AMÉRICAINE ET LA FRANCE

Le Gouvernement des Etats-Unis avait d’abord estimé opportun de s’assurer par quelques précautions cette tranquillité si désirée et si nécessaire. Las d’observer sans y prendre une part active, — et sans les diriger surtout, — ces innombrables conférences alliées à l’égard desquelles il avait cru sage de se tenir en défiance, il résolut d’en organiser une chez lui dont il ferait le programme et conduirait les débats. Il fallait en trouver le thème : ce fut la limitation des armements. L’objet principal : le maintien de l’état actuel dans le Pacifique. Le résultat le plus net fut, en dehors de quelques avantages précis, positifs, immédiats, de détacher davantage l’Amérique de cette vieille Europe, dont elle voyait une fois de plus les rivalités, les jalousies, les défiances, telles qu’elles se manifestaient entre Français, Anglais, Italiens. Et la France surtout y parut, — y fut mise, à vrai dire, fort habilement, — en mauvaise posture, accusée de militarisme et d’impérialisme, parce qu’elle insistait sur les périls d’une situation qui ne ressemble pas à celle des autres, et qui est, en vérité, tragique. On lui reprocha d’être, par ses exigences, l’obstacle à la réconciliation et à la reconstruction universelles. A cette vague de sentiment, qui soulevait en 1917 la nation tout entière en notre faveur et la portait vers nous, succéda une autre vague, qui entraîna l’opinion en sens inverse et détourna de nous les sympathies.

Ce n’est pas ici le lieu de retracer cette triste histoire, ni même de rappeler l’incident déplorable, autant que significatif, créé par le premier Lord de l’Amirauté, Lord Lee of Farenham, quand il attribua au capitaine de frégate Castex et, par-dessus lui, à la Marine française, une opinion que cet officier mentionnait, pour la condamner, comme étant celle des chefs de la Marine allemande. Rappelons seulement que le Daily Mail écrivait à ce sujet : « A la suite des renseignements que nous publions aujourd’hui sur le sens exact des théories énoncées dans le fameux article du capitaine de frégate Castex, le premier Lord de l’Amirauté britannique est tenu de faire amende honorable à l’officier français. Lorsque des erreurs de ce genre sont commises, elles doivent être réparées à la première occasion par ceux qui en sont responsables. »

Il n’y eut ni amende honorable, ni même rectification, et l’officieux Daily Chronicle, après que le délégué britannique avait attribué à un marin français le raisonnement allemand, osait conclure que la France avait adopté les méthodes de l’Allemagne impériale et joué à Washington le rôle que le Reich jouait autrefois à La Haye. C’est ainsi qu’on égarait l’opinion américaine. Faut-il s’étonner, dès lors, d’un résultat comme celui que constatait le correspondant d’un journal anglais ami de la France :


La France, qui fut autrefois la bien-aimée de l’Amérique, a désormais cessé d’être un enfant chéri. L’Amérique est irritée, très irritée contre la France. Le ressentiment et l’erreur s’accroissent. C’est maintenant dans les cercles officiels qu’ils se montrent plus intenses. M. Hughes, dont on connaît le caractère égal, ne cache pas son indignation devant le refus de la France, qu’il regarde comme devant avoir pour conséquences de détruire beaucoup du bon travail accompli par la Conférence. L’opinion des gens autorisés est que, si la France n’a pas causé l’échec total de la Conférence, comme beaucoup de grands journaux l’en accusent, et par la raison que ce qui a été fait ne peut être détruit, elle a du moins mis en péril la ratification des traités. Et c’est là ce qui irrite M. Hughes.


Et voici contre nous, l’argument suprême, bien propre à toucher l’opinion publique :


On fait valoir que, si la France avait accepté le programme anglo-américain, soit d’une considérable réduction dans le tonnage des sous-marins, soit mieux encore de leur abolition totale, le fardeau des impôts des contribuables aurait pu être considérablement allégé et la camaraderie des nations aurait été renforcée.


La camaraderie des nations ne sera jamais renforcée par les débats de la diplomatie en place publique, la seule qu’affectionne M. Lloyd George. Mais il faut reconnaître au Gouvernement anglais le mérite de savoir la faire servir à ses fins. Et M. Balfour, qui l’y a efficacement aidé, a reçu en récompense le très noble ordre de la Jarretière et la pairie.

Pour nous Français, traditionnels amis de l’Amérique, qui l’avons aidée à conquérir son indépendance, qui avons reçu d’elle les plus délirants témoignages d’admiration et d’amour quand nous arrêtions « les Huns » sur la Marne et à Verdun, nous qui étions alors « l’étoile au zénith » et qui avons entendu la presse américaine entonner en notre honneur le Gloria in excelsis, et proclamer que nous sauvions l’Europe, que nous sauvions l’Amérique, que nous sauvions le monde, que notre frontière était devenue la frontière de la civilisation, — nous lisons aujourd’hui des articles comme celui où M. Mark Sullivan, dans un grand journal de New-York, résume à sa manière la conférence de Washington et conclut :


La France a mal agi, il est inutile de chercher à atténuer la chose. Le mieux à faire, de beaucoup, est de laisser la France comprendre clairement quels sont les sentiments de l’Amérique à l’égard de l’obstruction qu’elle a faite contre cette grande entreprise d’idéalisme et de la laisser reconnaître que l’isolement moral dans lequel elle se trouve est son œuvre.

Non pas comme justification, ni même comme atténuation, mais plutôt à titre d’explication, certaines choses peuvent être dites... La France est le « nouveau pauvre » parmi les nations... La France a toute la susceptibilité d’un nouveau pauvre. Elle est la bénéficiaire d’une grande quantité d’œuvres charitables organisées par l’Amérique. Elle est notre « parente pauvre » et elle montre la fierté qui se rencontre fréquemment dans cette situation.


Fierté insupportable par laquelle s’explique, mais ne se justifie point, ni ne s’excuse notre attitude dans le règlement de la paix... Pesez chaque mot ; il serait difficile d’y mettre à la fois plus d’ingratitude, plus d’injustice et plus d’insolence. Comment un Américain ose-t-il s’exprimer ainsi à l’égard d’un peuple dont toute sa nation exaltait encore hier le martyre et l’héroïsme, dans un transport d’enthousiasme ? Nous avons transcrit ces lignes parce qu’elles proclament, parce qu’elles crient l’effroyable versatilité de l’opinion américaine. Les vagues de sentiment se suivent, et l’une chasse l’autre. Celle-ci passera, quoi qu’en dise l’auteur de cet article quand il assure que le rôle joué par la France à Washington « ne peut pas être pardonné et ne sera pas pardonné. » Les journalistes américains n’écrivaient-ils pas naguère, — avec un peu plus de raison, — que le rôle joué par la France sur la Marne et à Verdun ne pouvait pas être oublié et ne serait pas oublié ? Cette double victoire, sans compter les autres, n’a eu pourtant d’autre effet, aux yeux de M. Mark Sullivan, que de faire de la France, « le nouveau pauvre parmi les nations, » « la parente pauvre de l’Amérique. » M. Mark Sullivan peut bien nous accorder, après cela, que l’opinion n’est pas immuable et que ses jugements ne sont pas éternels.

Aussi bien, le changement s’est déjà produit, et nous avons regagné à Gênes quelque peu du terrain perdu à Washington. L’attitude adoptée par la France, à l’égard des bolchévistes, a trouvé dans la presse américaine une approbation chaque jour plus marquée. Le New-York Herald (édition de New-York), publiait dans son numéro du 30 avril 1922, sous le titre : « La France a raison, » un éditorial où il proclamait que la France a raison en ce qui concerne les dettes de la Russie et la propriété des étrangers en Russie, raison quand elle s’élève énergiquement pour affirmer le caractère sacré des obligations et celui de la propriété étrangère, raison quand elle cherche à maintenir la Russie dans la voie de l’honneur, et où il déclarait « se ranger franchement du côté de la France en cette affaire, selon les imprescriptibles lois de la morale et selon les véritables intérêts de la Russie. »

D’autre part, les milieux officiels de Washington ne paraissent pas avoir eu jamais aucune confiance dans les résultats de la conférence de Gênes, notamment en ce qui concerne le règlement du problème russe. Une déclaration de M. Frank Vanderlip, le grand banquier de New-York, à l’envoyé spécial du Temps à Gênes, montre bien que les financiers américains ne partageaient en aucune manière les illusions de M. Lloyd George sur les avantages qu’on peut attendre, — toute autre considération mise à part, — de la reprise des relations avec la Russie pour la reconstruction économique de l’Europe :


L’Angleterre insiste beaucoup sur son besoin des marchés russes. Mais dans les années précédant la guerre, moins de 3 pour 100 du commerce extérieur de l’Angleterre se faisait avec la Russie. Dans toutes les éventualités, la Russie ne peut qu’offrir pour quelque temps un champ de vente de ces marchandises à crédit. Sa restauration économique et politique est sans doute un but important, mais l’effet immédiat de tout arrangement qui peut être conclu à Gènes ne sera jamais bien grand en ce qui concerne la vie économique de l’Europe. La faillite de la Russie est trop complète, trop grande la difficulté de rétablir des relations.


En même temps, M. Samuel Gompers déclarait qu’il espérait que les États-Unis ne feraient pas comme le Gouvernement britannique et d’autres Gouvernements qui envisagent la reconnaissance possible de la tyrannie bolchéviste. Le président de la Fédération américaine du travail ajoutait qu’il possédait la preuve que les fonds envoyés aux États-Unis par les bolchévistes pour leur propagande s’élevaient à plusieurs millions de dollars et considérait que la reconnaissance d’un tel Gouvernement serait une trahison envers la civilisation.

Mais il n’en reste pas moins que le refus, — assez légitime et à coup sûr prudent, — des États-Unis de participer à cette Conférence manifeste une fois de plus le sentiment anti-européen qui s’est propagé parmi la nation et la répugnance du Gouvernement aussi bien que du peuple américain à entrer dans une entente définitive avec l’Europe avant que les diverses nations se soient mises d’accord sur les graves difficultés qui les divisent ou les opposent. Tant que cet accord ne sera pas réglé, les États-Unis ne veulent pas être entrainés dans les questions de politique européenne. Comment ne voient-ils pas que leur intervention est indispensable à ce règlement lui-même ? Ils semblent envisager le grand problème des relations internationales avec les habitudes positives qu’ils doivent au maniement des intérêts pratiques. Le sens des affaires aurait ainsi, chez nos amis d’Amérique, une tendance à rétrécir le sens politique et à limiter son horizon. L’attitude d’isolement des Etats-Unis, en effet, n’est guère justifiable, et il est permis de s’étonner que les hommes d’Etat américains n’en aperçoivent ni l’impossibilité’, ni le danger.

L’impossibilité d’abord. Comment tracer des frontières entre les questions qui constituent le formidable règlement de la paix, et soutenir que certains problèmes soient d’un intérêt spécialement européen, d’autres d’un intérêt mondial ? Comment prétendre surtout que les difficultés dites européennes se résoudront mieux sans la participation des Etats-Unis ? M. Vanderlip, dans les déclarations que nous avons mentionnées, exprimait la confiance que la conférence de Gènes aiderait les délégués « à voir ce fait sur lequel MM. Barthou et Lloyd George ont attiré l’attention dans leurs discours de la séance inaugurale, à savoir que l’Europe est une unité économique. » Et il ajoutait : « Jusqu’à ce que les hommes d’Etat et les peuples reconnaissent plus clairement ce fait, tout progrès dans la reconstruction de l’Europe sera arrêté. »

Il est bien à craindre que tout progrès ne soit arrêté, tant que les hommes d’Etat et le peuple américain n’auront pas reconnu cet autre fait plus important encore, parce qu’il est plus général et domine le premier que, dans la situation actuelle, ce n’est pas l’Europe seulement qui forme une unité économique, mais le monde entier. Le monde entier : et nous savons, — mais les Américains savent aussi et nous ne devrions pas avoir à le leur rappeler, — quelle place y occupe leur pays. Si grande qu’elle fût déjà quand elle était proportionnée à la grandeur même, à la richesse, à l’activité de la nation, elle est grandie encore par les circonstances. N’est-ce pas l’Etat américain qui détient la plus grande réserve métallique d’or ? N’est-ce pas son dollar qui est devenu, en fait, l’étalon monétaire universel ? Les États-Unis ne disposent-ils pas, par leur puissance économique, par leurs créances sur l’Europe, d’une incomparable force ? Comment la reconstruction de l’Europe pourrait-elle s’effectuer sans leur aide ? Et dès lors, s’ils la refusent, le danger n’est pas moindre pour eux que pour nous.

Mais la refusent-ils ? Certains indices, certains témoignages nous permettent de supposer, d’espérer qu’elle est seulement ajournée. Le refus du Gouvernement américain de prendre part à la Conférence n’a pas entraîné, fort heureusement, l’absence des Américains. Des journalistes, des financiers, des hommes politiques même, se sont trouvés en contact à Gênes avec les représentants des trente-quatre nations représentées et leur présence, ainsi que celle de l’ambassadeur américain, M. Child, atteste assez que le pays le plus riche du monde ne se désintéresse pas des problèmes que pose la reconstruction économique de tout un continent. Disons que les Etats-Unis s’isolent pour se recueillir. Leur isolement est donc provisoire. Ce qui est très regrettable, c’est que leur recueillement soit si prolongé, alors que le temps travaille contre tous ceux qui n’agissent pas. L’inaction des Etats-Unis serait moins regrettée en France si on y était moins convaincu que leur coopération aurait pu être infiniment utile et leur influence infiniment salutaire.

Un des meilleurs journalistes américains, le plus pénétrant observateur, peut-être, de la politique internationale, M. Frank H. Simonds, revenu en France après trois ans d’absence et résumant ses impressions dans un grand article publié par l’American Review of Reviews de mai, déclare avec netteté : « L’Allemagne est convaincue que, si elle continue à ne rien payer, la rivalité franco-anglaise la sauvera un jour. » La plus noble tâche de l’Amérique et la plus bienfaisante eût été d’aider à la solution de ce conflit. La New-York Tribune, rappelant que, depuis le mois de novembre 1918, on s’était souvent posé la question de savoir si l’Allemagne, après avoir perdu la guerre, allait gagner la paix, annonçait dès le 28 avril, que « la réponse à cette question est indiquée par les nouvelles de Gènes et le plaisir avec lequel l’Allemagne lit les journaux. » Pourquoi les États-Unis, qui nous ont aidés à gagner la guerre, n’ont-ils pas voulu nous aider à gagner la paix ? Ils attendent leur heure ? Pour avoir attendu trente-deux mois durant la période des batailles, ils ont bien failli arriver trop tard. Souhaitons pour nous et pour eux-mêmes qu’ils n’arrivent pas trop tard cette fois.

A moins qu’il ne faille en revenir à cette idée, que les États-Unis, en se rangeant à nos côtés comme « associés, » non comme « alliés, » entendaient signifier par là qu’ils mettaient en commun avec nous leurs efforts tout en réservant leur liberté quant aux résultats, et voulaient bien nous apporter de nouveaux moyens de vaincre sans partager nécessairement nos vues sur les conséquences de la victoire. La « paix sans victoire » du président Wilson serait restée le principe directeur d’une coopération qui, n’ayant point pour but de nous aider à gagner la guerre, mais seulement d’empêcher l’Allemagne de la gagner, se considère aujourd’hui comme terminée.

Nous ne croyons pas que les Etats-Unis, à mesure qu’ils verront se découvrir la vérité, puissent persévérer longtemps dans cette attitude d’isolement et d’indifférence. Nous pensons surtout, et nous sommes fondés à espérer qu’ils comprendront de mieux en mieux la véritable nature des liens qui les unissent à la France. Tout rapproche les deux peuples : les souvenirs de l’alliance ancienne et la force d’un idéal commun, — tandis que rien ne les désunit, puisqu’ils ne peuvent se trouver en concurrence nulle part et qu’il n’existe entre eux aucune cause de conflit. Dans l’œuvre de perfectionnement intellectuel et de progrès artistique qu’ils poursuivent avec une méthode et un esprit de suite remarquables, les États-Unis se rendent compte, depuis quelques années, qu’ils sont arrivés au point où l’influence française peut être la plus efficace et la plus précieuse. Ils ont tiré de l’Angleterre tout ce qu’elle pouvait donner, puis emprunté à l’Allemagne tout ce qui leur était nécessaire de ses méthodes scientifiques, de ses laboratoires, de son organisation universitaire ou industrielle. L’humanisme français, le goût, la mesure, l’élégance, la clarté, la logique de notre génie apparaissent aux meilleurs esprits d’Amérique comme le plus désirable complément du vigoureux génie américain tel qu’il est aujourd’hui, et la langue française se répand de plus en plus. Ce rapprochement spirituel n’est que le prélude et la préparation d’une collaboration plus positive, qui d’ailleurs est destinée à devenir aussi une collaboration plus vaste.

Car c’est avec l’Europe tout entière, c’est avec le Vieux Monde que les Etats-Unis seront de plus en plus entraînés à associer leurs efforts. La solidarité économique suffirait à les y contraindre. La question de leur commerce extérieur ne se trouve-t-elle pas liée aujourd’hui au règlement des dettes alliées, au redressement des changes et au relèvement du marché russe ? Il est étrange que ces problèmes, qui préoccupent l’opinion publique comme le gouvernement, n’aient pas réussi à les intéresser ensemble aux problèmes européens avec lesquels ils sont étroitement liés. Aussi bien, les Etats-Unis sont devenus à leur tour une puissance mondiale, et il ne leur appartient plus, qu’ils le veuillent ou non, de s’isoler. Le message d’adieu de Washington et la doctrine de Monroe doivent recevoir une interprétation nouvelle. La République des Etats-Unis est aujourd’hui une nation de plus de cent millions d’habitants, forte, riche, sûre d’elle-même, et qui s’est affirmée de bien des manières une des plus grandes puissances du monde. Un Washington ne se sentirait certes point tenu de prendre à son égard les mêmes ménagements. Monroe ne subordonnerait pas toute la politique étrangère à la préoccupation de garder les continents de l’hémisphère occidental contre toute velléité de colonisation par une puissance européenne. Il ne s’agit plus, comme en 1823, de prévenir les empiétements de la Russie sur la côte du Pacifique ou les desseins de la France au Mexique ; le Système de la Sainte-Alliance ne menace plus du retour offensif du despotisme aucune partie du Nouveau Monde. La doctrine de Monroe n’est plus une doctrine d’isolement, elles Etats-Unis, au contraire, s’en réclament pour rayonner au dehors, puisqu’elle est devenue le prétexte d’annexions faites par eux en vue d’éviter que les régions annexées ne passent entre les mains d’une puissance européenne. Au nom de cette doctrine, la grande République du Nord ne répugne pas à étendre sa tutelle sur les Etats de l’Amérique latine qu’elle parviendra peut-être à fédérer, et elle a jeté déjà les fondements d’un empire colonial. Son rôle n’est plus de se replier sur elle-même, mais de rayonner, et sa destinée a cessé d’exiger qu’elle borne ses efforts à se garder contre les influences extérieures : elle lui commande de porter sa propre influence au dehors pour l’y faire triompher.

Les causes qui ont déterminé les Etats-Unis à intervenir dans la guerre subsistent encore et ne les appellent pas moins impérieusement à intervenir dans la paix. Ce n’est point un parti pris d’optimisme d’affirmer qu’ils finiront par intervenir dans la paix, comme ils sont intervenus dans la guerre, choisissant leur heure, et quand ils jugeront le moment venu. Le danger est qu’ils ne le laissent passer. Ils ne doivent pas, ils ne peuvent pas se dérober à l’appel du Vieux Monde, parce qu’un grand peuple en pleine force, en pleine prospérité, en pleine maturité de vigueur et de génie, ne trahit jamais ni son idéal ni sa destinée.


FIRMIN ROZ.

  1. Histoire des États-Unis d’Amérique, par David Saville Muzzey, trad par A. de Lapradelle. Librairie Larousse, 1922.
  2. D. S. Muzzey, ouv. cité, p. 643.