La défense des Vosges dans la vallée de la Meurthe/4

La bibliothèque libre.
◄  III
V  ►

IV

Le détachement ennemi refoulé le 27 septembre de Raon-l’Étape fut renforcé par de l’infanterie badoise et se replia à l’Est de Lunéville attendant les évènements.

Cependant, la nuit même de la capitulation de Strasbourg, 29 septembre (le général Werder obtenait du général de Molthe, l’autorisation de lancer une brigade sur les Vosges dans la direction de Raon-l’Étape, et dès le 30 septembre, cette brigade placée sous les ordres du général de Degenfeld commençait son mouvement en avant. Ces troupes ennemies comprenaient six bataillons, deux escadrons et deux batteries.

Le général de Degenfeld partagea sa brigade en deux colonnes et quitta les environs de Strasbourg le 1er octobre. La colonne du Nord avait comme itinéraire : Schirmeck (2 octobre), Raon-sur-Plaine, le (3), Celles, le (4). La colonne du Sud devait pour le 2 se trouver à Villé et à Belmont ; à Saint-Blaise et à Saales le 3, à La Petite Raon et à Senones, le 4. La jonction devait se faire le 5, entre Étival et Raon.

Les allemands franchirent les sommets sans obstacle sérieux. La résistance à Raon devenait impossible ; le commandant Perrin, après avoir, dans la nuit du deux au trois octobre, tenté sans succès une nouvelle expédition contre Azerailles, fit sauter le pont de Thiaville et le 4 évacua la ville. Par la Bourgonce et Nompatelize il opéra sa retraite vers le massif des Rouges-Eaux.

Après une escarmouche engagée le quatre octobre contre des francs-tireurs partis à la Trouche, les Allemands (colonne du Nord) entraient à Raon-l’Étape, le cinq à midi, salués par une fusillade qui leur mit plusieurs hommes hors de combat.

Rapportons d’après « l’armée de l’Est, » cet épisode de l’escarmouche de la Trouche : « Dans la matinée du 4 octobre, écrit M. Grenest, nous avons à signaler le dévouement à la patrie d’un habitant de Raon-l’Étape, le brave Richard dit Jeudi, le courageux citoyen, ancien zouave, âgé de cinquante-cinq ans, ayant appris que les éclaireurs allemands avaient été signalés au hameau de la Trouche, prit un fusil et partit seul à la rencontre de l’ennemi en disant : « Je vais aller les recevoir.

« À l’entrée du hameau, Richard apercevant, à bonne portée, une troupe d’infanterie qui s’avançait s’abrita derrière une maison, ouvrit le feu et tua ou blessa plusieurs allemands.

« L’ennemi avançant toujours, Richard se vît forcé de quitter son poste et chercha à regagner Raon-l’Étape, mais pendant sa course, une grêle de balles s’abattit sur lui et il tomba mortellement blessé. » [1]

D’après une relation allemande il y aurait eu aussi un combat à la Chipotte, le 5 octobre : « Après la prise de Raon, dit cette relation, deux compagnies du troisième régiment badois rejoignaient à la Chipotte l’adversaire en retraite précipitée sur Rambervillers et le mettaient en déroute complète, après une demi-heure de combat. »

En vérité il n’y eut point de combat à la Chipotte, mais un brigandage. Les allemands ne trouvèrent aucun ennemi pour leur disputer le passage, ils rencontrèrent simplement les paisibles habitants de la ferme, un vieillard octogénaire qu’ils fusillèrent avec son fils, pour mettre ensuite le feu à la maison. Voilà le haut fait de la Chipotte.

La colonne du Sud de la brigade Degenfeld avait, de son côté, accompli son itinéraire, et les troupes ennemies opéraient leur jonction entre Raon-l’Étape et Étival, le 5 octobre.

Le soir même de l’évacuation de Raon, le commandant Perrin arrivé à la Bourgonce avec ses troupes courait à Épinal ; donnant l’ordre au commandant Brisac de rester à la Bourgonce avec son bataillon et celui du colonel Simonin et faisait occuper le Haut-Jacques par le 3e bataillon des Vosges, commandant Brachet.

Le commandant Brisac à qui on avait signalé la présence de l’ennemi entre Étival et Raon fit occuper par quelques compagnies une ligne de défense de quatre kilomètres : Saint-Michel, Nompatelize, La Salle, le Haut-du-Bois, et dans la soirée du 5 octobre il repoussa quelques dragons badois qui s’étaient avancés en reconnaissance d’Étival jusque Saint-Michel, ceux-ci faillirent même se voir enlevés par les francs-tireurs de Colmar campés à Saint-Michel.

Cependant le gouvernement de Tours venait d’expédier de Vierzon sur les Vosges la brigade Dupré. Elle avait été détachée de la division Peytavin, faisant partie du 15e corps. Elle comprenait le 32e de marche, le régiment des gardes mobiles des Deux-Sèvres et une batterie d’artillerie du 14e régiment, avec 6 pièces de quatre.

Arrivé le quatre octobre à Épinal, le général Dupré s’était d’abord dirigé sur Bruyères, par voie ferrée, et avait ainsi disposé ses troupes : le régiment des Deux-Sèvres à Bruyères, le premier bataillon du 32e à Corcieux, le deuxième à Anould, le troisième à Gérardmer. Mais dans la nuit du cinq, toute la brigade se remettait en route vers la Bourgonce. Le régiment des Deux-Sèvres arriva à minuit, mais la queue de la colonne n’atteignit la Bourgonce qu’au petit jour, après une marche bien fatigante, mais vaillamment supportée. « La nuit était splendide, écrit un officier du 34e mobile, et la lune dans son plein, éclairait un paysage des plus saisissants. Nous suivions péniblement les sentiers abrupts de la montagne, mais absorbés par le spectacle grandiose que nous avions sous les yeux et l’inquiétude vague de l’inconnu, nous ne prîmes aucunement garde à la fatigue forcée d’une route longue et difficile. » [2]

Telles étaient les troupes françaises rassemblées à la Bourgonce, et qui allaient prendre part au combat du 6 Octobre. Elles formaient un effectif de neuf-mille quatre-cent-cinquante hommes :

1o Le 32e de marche, 3600 hommes tirés du 32e, 37e et 57e de ligne ; sous les ordres du lieutenant-colonel Hocédé.

2o Le régiment des gardes-mobiles des Deux-Sèvres, 3500 hommes, commandés par le lieutenant-colonel Rouget-de-Gourcez.

3o Deux bataillons des mobiles de la Meurthe, ayant à leur tête le commandant Brisac.

4o Un bataillon et demi des mobiles des Vosges, avec le lieutenant-colonel Dyonnet.

5o Une batterie d’artillerie commandée par le capitaine Delahaye.

6o Les francs-tireurs de Colmar, deux compagnies commandées par le capitaine Eudeline.

7o Les francs-tireurs de Neuilly avec le capitaine Sageret.

8o Les francs-tireurs de Lamarche avec Antoinette Lix.

Un demi bataillon des mobiles des Vosges avait été laissé au Haut-Jacques.

Le général Dupré, ancien colonel de gendarmerie, qui commandait cette petite armée des Vosges, avait pour chef d’état-major le capitaine du génie Varaigne.

Ces diverses troupes étaient à peine concentrées que déjà l’ennemi était signalé, c’était la brigade Degenfeld qui opérait sur Saint-Dié son mouvement en avant.

En deux colonnes, les Allemands s’avançaient suivant les deux rives de la Meurthe. Par la rive gauche, sous les ordres du major Kieffer, marchaient le 2e bataillon du 3e régiment d’infanterie commandé par le major Steinwachs, le bataillon des fusilliers du 6e régiment, un demi escadron de dragons et deux pièces de la batterie légère Kuntz. Par la rive droite, route de La Voivre, sous le commandement du colonel Müller, marchaient le 1er bataillon du 3e régiment d’infanterie et le bataillon de fusilliers du même régiment avec le major Widman, l’escadron Œlwang du 1er régiment des dragons de la garde, et quatre pièces de la quatrième batterie légère Kuntz et la deuxième batterie lourde Gœbel.

Les deux colonnes devaient se rejoindre à St-Michel. Un bataillon du 6e régiment avait été laissé à Étival pour assurer les débouchés de la montagne et rassembler des vivres. On avait également laissé à Raon-l’Étape, avec des avant-postes sur Les Châtelles, Bertrichamp, Thiaville, un détachement de dragons, une réserve de trois bataillons de fusilliers et de deux bataillons de grenadiers.

Il est inutile de refaire ici le récit si souvent renouvelé de cette bataille de Nompatelize-La Bourgonce (6 octobre 1870) qui livra aux Prussiens la clef des Vosges. Dans sa brochure : Saint-Dié pendant la guerre ; M. H. Bardy nous retrace. de cette affaire une relation bien contrôlée, aussi complète qu’émouvante. L’auteur des Vosges en 1870 nous fournit aussi sur cette bataille les détails tactiques et stratégiques les plus circonstanciés ; et surtout, le dernier travail paru sur ce sujet : Le combat de Nompatelize par le lieutenant J. Diez nous donne en même temps qu’une étude historique bien précise du combat, une étude critique parfaitement juste des opérations militaires de cette journée du 6 Octobre.

L’engagement dura de 6 heures ½ du matin à 5 heures ½ du soir, et nous coûta cher. Parmi les morts nous relevons des noms glorieux : le capitaine Schœldin, le capitaine Sageret, le lieutenant-colonel Hocédé, le commandant Vitre, etc.

Le capitaine Schoeldin, mourut sur le champ de bataille. Blessé d’une balle au bras droit, ce brave officier avait pris sa canne de la main gauche et il continuait à donner des ordres, lorsqu’il fut frappé au ventre par un éclat d’obus.

Le capitaine Sageret, qui avait reçu une balle dans le genou, succomba trois jours après.

Le colonel Hocédé, avait reçu vers deux heures de l’après-midi un éclat d’obus qui lui fit au bras et à la jambe gauche de graves blessures. « Reçu chez M. le curé de la Bourgonce, le colonel dut subir l’amputation de la jambe et du bras, et cette double opération fut pratiquée dans la nuit du 7 au 8 par un médecin badois, le docteur Keller, de Lœrrach assisté de M. Charles Raoult, étudiant en médecine, et d’un interne des hôpitaux de Paris, M. Dumont qui servait dans le 32e en qualité d’aide-major.

Cette longue et douloureuse opération habilement faite, avait été malheureusement trop tardive. Le colonel l’a supportée avec un grand courage et une étonnante énergie, mais bientôt des accidents inflammatoires se déclarèrent et la mort arriva dans la nuit du 9 au 10 octobre.[3]

Le commandant Vitre avait reçu un coup de feu au bras. Il succomba le 10 novembre, des suites de sa blessure, à l’hospice Saint-Maurice à Épinal. Le 12, la population d’Épinal à laquelle s’était joint le corps d’officiers et une partie de la garnison prussienne de la ville accompagnait sa dépouille mortelle au cimetière d’Épinal. Nos ennemis eux-mêmes rendirent hommage à la valeur de cet officier français. Sur sa tombe le colonel Schmielden du régiment saxon prononça les paroles suivantes :

« Nous venons d’accompagner un brave officier à sa dernière demeure. Il fut notre adversaire mais un adversaire loyal, qui a sacrifié sa vie en accomplissant fidèlement ses devoirs de soldat. Comme chrétiens et comme soldats nous lui disons ce suprême adieu : « Paix à son âme, respect à sa mémoire ! »

En tout le combat de Nompatelize nous a coûté 300 morts, 500 blessés et 588 prisonniers. Le général Dupré frappé d’une balle qui lui traversa le cou de la nuque au menton, avait été lui-même mis hors de combat.

Les Allemands furent-ils moins éprouvés, ils le prétendent, mais leurs pertes furent plus fortes que ne l’accusent leurs documents officiels. Plusieurs officiers allemands dorment leur dernier sommeil dans ce champ de bataille devenu un vaste cimetière dont les monuments patriotiques rappellent la lutte de ces braves.

Puisque notre mémoire nous reporte vers eux, saluons donc ces héros d’une prière et d’un souvenir ému et répétons avec le prédicateur de la solennité du 6 octobre 1895 : « Oh ! je ne parcours jamais les sentiers de ces montagnes sans saluer de mon enthousiasme cette héroïque petite armée de Nompatelize… gloire aux braves mobiles des Deux-Sèvres, de la Meurthe, des Vosges, qui tinrent en échec 8 heures durant l’armée badoise. Gloire à l’héroïque colonel Hocédé qui, malgré d’horribles blessures, parcourut encore une fois le champ de bataille… Gloire aux francs-tireurs de Neuilly, de Colmar, de Lamarche… Gloire au 32e de marche ! Ils sentaient, ces vieux braves, qu’ils portaient toutes les responsabilités de la journée, comme ils portaient toutes les colères de la patrie…[4]

La légion bretonne était restée au Mont-Repos, commandée par le lieutenant de vaisseau Domalain. La légion Bourras arriva vers la fin du combat ; elle ne put être utile qu’à protéger notre retraite. Un lieutenant, M. Pistor, voulut cependant prendre part au combat, et paya bravement de sa personne, il eut une jambe cassée par un éclat d’obus.

La compagnie des éclaireurs du Nord était restée à Bruyères.

La retraite de nos troupes avait commencé dès 4 heures du soir, dans la direction de Bruyères ; cette retraite se fit, dit encore l’auteur des Vosges en 1870[5] dans un désordre épouvantable « tous les corps étaient débandés, à peine restait-il quelques fractions organisées sous le commandement de leurs chefs. Environ quatre-vingts gardes-mobiles de la Meurthe, rassemblés par le commandant Brisac, et une cinquantaine d’hommes du 1er bataillon des Vosges escortaient l’artillerie qui fermait la marche, ayant lutté jusqu’à la dernière heure.

Le gros des troupes fit halte au Mont-Repos, et à 7 heures du soir il reprit sa marche vers Bruyères. La légion bretonne et un bataillon des Deux-Sèvres étaient laissés au Mont-Repos, avec une compagnie de la légion Bourras. Une autre compagnie de la même légion était détachée au Haut-Jacques pour surveiller la route de Saint-Dié ; et les trois autres placées en réserve à Maillefaing dans la vallée des Rouges-Eaux.

L’ennemi ne nous inquiéta point, il campa sur les positions conquises, et le soir du 6 octobre à Nompatelize, à La Bourgonce et dans tous les environs, à l’endroit même où la veille étaient les troupes françaises, on ne voyait plus que des soldats ennemis.

Nous ne rappelons pas que le passage de nos vainqueurs en ce pays fut marqué par l’assassinat, le pillage et l’incendie.

Le lendemain de la bataille des détachements parcouraient les villages environnants et emmenaient des otages. Ainsi furent conduits à Étival et gardés prisonniers deux jours, le curé et le maire de Moyenmoutier.

Le 7 octobre, la légion bretonne engagea une petite fusillade avec des dragons badois et leur fit un prisonnier blessé que l’on emmena au camp et que l’on soigna. Le général de Degenfeld le fit réclamer par un ultimatum que le curé de la Bourgonce et l’adjoint Claude durent porter au Mont-Repos ; à cet ultimatum lâche le colonel Domalain répondit fièrement. On peut lire cet épisode émouvant dans l’ouvrage de M. Jules Onnée, faits et gestes de la Légion bretonne.

Quant aux prisonniers capturés sur le champ de bataille, ils furent conduits à Étival le soir même, et entassés partie dans l’église, partie sur le pont de la Meurthe où ils passèrent la nuit sous la pluie. Le lendemain ils arrivaient à Raon et furent internés dans l’église. Là, ils eurent à subir toutes les privations et toutes les duretés des vainqueurs. Après deux jours et trois nuits, ils furent évacués par Baccarat, sur Lunéville et enfermés à la caserne de l’Orangerie, en attendant qu’on les expédiât en Allemagne. Ce voyage d’Étival à Lunéville ne fut qu’une longue souffrance. Lisez les détails dans le récit de M. Ph. Bruchon, du 32e de marche, et vous serez édifiés sur la dureté des Allemands, mais aussi profondément touchés du dévouement des habitants de Raon, de Baccarat, de Lunéville.


  1. L’Armée de l’Est, p. 50.
  2. Lieutenant Guette, cité par le lieutenant J. Diez, dans son ouvrage : Le combat de Nompatelize, p. p. 19, 20.
  3. La Gazette vosgienne, 3 novembre 1870.
  4. Abbé Brignon.
  5. p. 75.