La dernière Campagne de notre escadre d’évolution dans la Méditerranée 1868-1870

La bibliothèque libre.
La dernière Campagne de notre escadre d’évolution dans la Méditerranée 1868-1870
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 88 (p. 858-875).
LA
DERNIERE CAMPAGNE
DE NOTRE ESCADRE D'EVOLUTIONS
1868—1870

Le travail qui va suivre ne touche à aucun fait de guerre ; il ne sera question ici que d’exercices et d’études commencés et achevés en pleine paix, dans le cours d’une de ces campagnes d’évolutions où s’essayaient les meilleurs types de nos bâtimens de combat, et qui pendant trente ans ont tant contribué à l’instruction de nos officiers et de nos équipages. La grande tradition en remonte à 1840, quand l’amiral Lalande, avec le capitaine Bruat pour second, cingla vers la baie d’Ourlac, au débouché des Dardanelles, à la tête de quinze vaisseaux de haut bord groupés dans le sillage de l’Océan. Presque tous les hommes qui figurent aujourd’hui en première ligne sur les cadres de la marine française étaient présens à cette renaissance de notre force navale, qui n’avait encore pour moteur que la voile, pour armement que des mortiers Paixhans et des canons du calibre uniforme de 30. Depuis lors, l’impulsion ne s’est pas un instant ralentie. Chaque escadre d’évolutions a vu se succéder des changemens plus ou moins profonds dans l’état du matériel et les services des hommes. Un jour apparut le vaisseau à hélice, un autre jour le vaisseau cuirassé, puis vinrent les bâtimens à tourelle et à éperon, enfin les béliers puissans par leur masse. De même pour l’armement, qui a produit des pièces et des projectiles de toutes les formes et de tous les calibres. La tâche de l’escadre d’évolutions était précisément de passer au crible toutes ces nouveautés ; elle écartait les unes, adoptait les autres, et les rendait familières aux matelots. Au bout de la campagne, restait-il quelques points douteux, ces doutes étaient levés dans la campagne suivante : un contrôle naturel s’établissait par le roulement des vice-amiraux qui se transmettaient le commandement. Y a-t-on toujours vu juste dans l’ensemble des faits ? a-t-on eu la main toujours heureuse pour les détails ? La guerre le dira. Qu’il nous suffise de raconter, avec la réserve qu’imposent les circonstances, ce qu’ont produit nos dernières campagnes d’évolutions, le point où elles ont pris et celui où elles ont laissé la tâche difficile et coûteuse de notre réorganisation navale.

Le commandement en chef de l’escadre avait été confié à l’un des meilleurs officiers-généraux de notre marine, bien connu des lecteurs de la Revue, M. le vice-amiral Jurien de La Gravière. Le 20 avril 1868, il arborait son pavillon sur le Solferino, remplacé plus tard par le Magenta, et ne le détachait de la drisse que le 1er février 1870, après cent soixante-dix jours passés à la mer et coupés par des stations laborieuses. Son escadre, plusieurs fois remaniée, formait, au moment d’être dissoute, un tout très homogène, bien assorti pour le gabarit et l’armement, et portant ce qu’on nomme aujourd’hui dans les grandes marines de l’Europe une artillerie d’attente, artillerie excellente, peu onéreuse, et à laquelle on devrait raisonnablement se tenir. Outre le vaisseau le Magenta, qui portait dans ses batteries dix canons de 24 et sur ses gaillards quatre canons de 19, l’amiral emmenait avec lui cinq frégates cuirassées à peu près égales en force, la Provence, l’Héroïne, la Couronne, la Revanche, la Valeureuse, chacune avec huit canons de 24 en batterie, et de quatre à sept canons de 19 et de 16 sur les gaillards, en tout trente canons de 24, quinze de 19 et dix-huit de 16. Un ou deux bricks faisaient l’office d’éclaireurs. Au début, l’état matériel de ces bâtimens laissait à désirer, il fallut plusieurs mois de soins pour en améliorer le détail ; l’artillerie fut modifiée, les machines furent réparées, on dut remédier à ce que les installations pouvaient avoir de défectueux ou d’insuffisant. A la seconde sortie de Toulon, le but était atteint ; on avait dans ces six bâtimens, montés par des équipages d’élite, un bel échantillon de nos forces. Nous ne les suivrons pas dans un itinéraire marqué de peu d’incidens. La mission n’en comportait point, hors des études et des travaux techniques. Aussi, des îles d’Hyères au golfe Juan et du golfe Juan à Ajaccio, le temps se passa-t-il en manœuvres à la voile ou à la vapeur, en exercices de canonnage avec les batteries du bord ou avec des chaloupes armées, en débarquemens et rembarquemens simulés, en signaux de pavillon le jour et de feux la nuit., A Alger seulement, il y eut un peu de répit pour nos marins ; Alger est toujours un pays de fête. Une circonstance y contribuait encore cette fois ; le 10 août 1868, une frégate russe mouillait dans le port, ayant à bord comme lieutenant de vaisseau un membre de la famille impériale, le prince Alexis. Des saluts furent échangés, puis des courtoisies. Le prince visita le Magenta, la Provence et l’Héroïne, dont le commandant en chef lui fit les honneurs, et lorsque, peu de jours après, l’escadre reprit le large, la frégate russe l’accompagna pendant quelques heures dans un brillant appareillage fait à la voile et les feux éteints. A Oran, il y eut également des fêtes, suivies d’une descente simulée des compagnies de débarquement ; déjà les fusiliers et les obusiers de montagne avaient été passés en revue par le maréchal Mac-Mahon, qui leur avait donné la droite de l’armée.

En 1869, mêmes croisières et mêmes exercices sur un théâtre plus restreint, dans les rades de la Corse et sur les côtes de la Provence, avec quelques rentrées à Toulon. En novembre, quand le terme des deux campagnes allait arriver, celles-ci comprenaient déjà cent quarante et un jours passés à la mer, pendant lesquels l’escadre avait fait 3,800 milles à la voile et 6,200 milles à la vapeur. Avec la plus stricte économie, il avait été consommé, du 22 avril 1868 au 5 novembre 1860, près de 13,300 tonneaux de charbon. La consommation en dix-huit mois, rapportée au nombre total des milles parcourus, est donc de 1 tonneau, 330 par mille ; rapportée à la force nominale des machines, elle est de 2 tonneaux, 460 par cheval. Sur cette consommation, il faut pourtant déduire 4,000 tonneaux employés à la production de l’eau douce. Pour justifier cette dépense, il suffit de bien comprendre à quoi elle s’applique. L’escadre d’évolutions est aujourd’hui, de l’avis des hommes du métier, la grande école de manœuvre de la marine. Les deux campagnes dont nous faisons le récit ont servi à développer l’instruction de 160 officiers, de 100 aspirans et de 7,400 marins. Il s’était produit en 1868, en six mois, à bord des six bâtimens cuirassés de l’escadre, 1,326 mutations sur un effectif de 3,844 hommes ; en 1869, il a fallu en subir 2,356 dans une période correspondante. On voit avec quelle mobilité les hommes se succèdent, à quel nombreux personnel se distribue l’instruction que dispensent les escadres d’évolutions. Sur ce point, celle de la Méditerranée n’a pas mérité moins que les autres, elle apporte en outre un contingent d’études sur lesquelles il y a lieu d’arrêter l’attention, et qui consistent en des changemens opérés dans la tactique navale, dans l’artillerie, dans la mâture et l’emploi des voiles, dans la formation des équipages et dans les compagnies de débarquement.

I

La tactique navale et les évolutions figuraient au premier rang parmi les instructions du ministre de la marine ; il demandait que les divers systèmes qui lui avaient été proposés fussent mis à l’essai non par des bâtimens de flottille, mais par les frégates cuirassées réunies dans la Méditerranée. Aucune question n’est plus grave et ne divise davantage les marins ; les uns voudraient renchérir sur des prescriptions déjà très compliquées, d’autres conseillent de revenir à plus de simplicité, et de compter sur les hommes plus que sur les règles. Le vice-amiral Jurien de La Gravière est parmi ces derniers ; il a pour lui les grands capitaines qui se sont illustrés sur la mer. Dans le début, les grandes marines laissaient pour ainsi dire carte blanche aux chefs investis du commandement ; des armées de quatre-vingts vaisseaux naviguaient dans la Manche et dans la Mer du Nord avec un très petit nombre de signaux, et ces signaux se faisaient à l’aide d’un seul pavillon hissé en tête d’un mât ou au bout d’une vergue. La position du pavillon modifiait le sens du signal, et le nombre des combinaisons était nécessairement fort limité. Pour disputer le vent à l’ennemi, on agissait de même ; cet avantage une fois acquis, l’amiral engageait le combat en laissant son bâtiment arriver le premier ; les autres suivaient ce mouvement et se portaient à l’appui. Il en fut autrement le jour où le vocabulaire des signaux devint une véritable langue ; la tactique navale perdit en simplicité et devint une science. Alors aux actions à outrance succéda une stratégie plus habile, mais moins concluante et moins expéditive. Chacun ménagea ses vaisseaux, forma des lignes difficiles à rompre, et se prépara des moyens de retraite en cas de désastre. Que de précautions pour qu’aucune partie de la force navale ne fût souventée ! Avec quel soin on maintenait un ordre invariable de bataille pour éviter ces mêlées où nationaux et alliés sont exposés à tirer les uns sur les autres !

Nul doute qu’il n’y eût dans tout cela un obstacle à l’énergie de l’action, et il n’est pas étonnant que des hommes du caractère de Nelson se soient mis au-dessus des servitudes de la tactique. Cependant, avec la voile, cette tactique, en liant autant que possible les parties d’une escadre ou d’une flotte, était un préservatif contre des désastres trop profonds ; elle empêchait qu’une défaite ne se changeât en déroute. Dans les incertitudes de la marche et avec les différences de vitesse, il était bon qu’un ordre rigoureux fût assigné à des bâtimens allant de conserve, et qu’à l’heure de l’engagement chacun d’eux connût d’une manière précise le poste qu’il devait occuper. L’excès seul était à reprendre : même pour la voile, on en était arrivé là. On avait fait du livre des signaux une collection de figures géométriques pleine d’obscurités et prêtant aux équivoques. L’emploi de la vapeur, en modifiant la locomotion, exigeait d’ailleurs une réforme. Dès 1856, M. le vice-amiral Bouët-Willaumez s’en occupait ; plus tard, l’amiral Desfossés y mit la main, tant dans des commissions spéciales que dans des expériences à la mer, et de là sortit en 1861 le livre actuel des signaux, qui est en même temps un code de manœuvres. L’escadre de 1868-1869 avait à soumettre ce recueil de dispositions, qui aura bientôt dix ans de date, à une vérification sérieuse ; c’est ce qu’elle a fait, et le commandant en chef en a tiré des considérations générales qui ont eu d’abord un succès mérité.

Le sujet est très nettement tracé, et l’auteur jette au début un mâle coup d’œil sur les anciennes guerres maritimes qu’il a si bien décrites. « Quand on veut, dit-il, étudier les guerres d’autrefois pour en tirer des leçons applicables au temps présent, ce ne sont pas des leçons de tactique qu’il y faut chercher. Ce serait s’égarer dans des recherches oiseuses et peu profitables, car l’instrument naval dont nous disposons aujourd’hui se prête à des combinaisons entièrement nouvelles, et exclut toute imitation servile du passé. Les évolutions et les divers ordres de bataille ne sont pour ainsi dire que la partie périssable, éphémère, de la stratégie. Ce qui survit à tous les systèmes, à toutes les transformations, ce sont les principes généraux sur lesquels repose la discipline des armées. Cette discipline est le seul gage infaillible de la victoire. Il est sans doute des opérations préparées à loisir dans lesquelles l’imprévu n’a qu’une part secondaire. Quand Ruiter remonte la Tamise et va semer l’effroi aux portes de Londres, quand Duguay-Trouin, Nelson, Roussin, Ferragut, achèvent avec un égal bonheur des entreprises non moins téméraires, le succès qui couronne leur audace est le résultat d’un plan préconçu ; mais, dans les actions qui ont pour théâtre la haute mer, le plan n’est rien, l’énergie de l’attaque est tout. Quelles que soient les dispositions prises sur le champ de bataille, la victoire appartient à l’armée animée du meilleur esprit, à l’armée dans laquelle on trouve pour qualité dominante, chez le chef le caractère, chez les subordonnés la confiance et la résolution de se soutenir mutuellement. C’est donc par leur côté philosophique bine plus que par leur côté technique que les combats livrés sur mer pendant les deux derniers siècles peuvent éclairer les questions dont la génération actuelle se préoccupe. »

Quels sont donc ce livre des signaux et ce code de manœuvres qui font aujourd’hui loi dans la marine ? Sans abuser des mots techniques, on peut en donner une idée. Le code de manœuvres, après avoir, sous le nom d’ordres simples et composés, fait choix, pour la navigation et le combat, d’un certain nombre de figures géométriques, indique d’abord le moyen de rassembler dans des ordres ainsi définis les vaisseaux qu’il suppose dispersés. Il décrit ensuite une série de mouvemens à angle droit destinés à faire passer ces vaisseaux avec une exactitude mathématique et une vitesse toujours uniforme d’un ordre à un autre. La constitution de l’ordre primitif est ce qu’on appelle une formation ; le changement d’ordre ou de route accompli en suivant un chemin rigoureusement tracé à l’avance est une évolution. Or les évolutions rectangulaires, qui convenaient à des bâtimens appelés à combattre par le travers, ne convenant plus ou convenant moins aux navires cuirassés devant agir par le choc, c’est-à-dire par l’avant, il a fallu recourir à un nouveau système de manœuvres basé sur de légères obliquités de route et sur une altération proportionnelle des vitesses. De là, entre l’évolution et la formation, une confusion contre laquelle le vice-amiral Jurien se tient fermement en garde. Il veut que les attributs restent distincts comme les termes, que l’on nomme évolution les mouvemens absolus dans le tracé, impassibles dans l’allure, que la marine pratique depuis dix ans, et formation tous les cas qui comportent à un degré quelconque une certaine indépendance de manœuvre. Il craint surtout, on le voit, que, dans des évolutions mal faites, les bâtimens qui doivent agir par le choc ne prêtent le flanc par des abatées, et ne perdent leur attitude offensive. Sa. conclusion, c’est que l’officier qui évolue est dans une autre situation que l’officier qui manœuvre ; l’un n’est pas maître de ses mouvemens, l’autre en reste le maître dans une certaine mesure.

La formation, voilà le vrai procédé de combat ; encore serait-ce une illusion de croire qu’une armée — ayant toujours eu pour principe de ne changer d’ordre que par une série de mouvemens réguliers — pourra tout d’un coup jeter là ses lisières et exécuter des formations avec la même souplesse, avec la même aisance que si elle n’avait jamais manœuvré autrement. L’indépendance est un instrument dont on joue mal quand on n’en a pas acquis l’habitude. Aussi, pendant le cours de deux années, l’escadre de la Méditerranée en a-t-elle largement usé. Comme ses devancières, elle a passé en revue la série complète des évolutions de la tactique à voiles et de la tactique à vapeur ; mais elle ne s’est pas laissé engourdir dans ces pratiques faciles. A côté de l’évolution, le commandant en chef a constamment placé la formation, ou, pour se servir d’un terme plus explicite, la manœuvre. Dans quelque sens que puisse abonder le code d’évolutions, il restera subordonné au complément obligé qu’il a reçu. En présence de l’ennemi, on n’évoluera jamais, on manœuvrera toujours.

Dans le cours de ces données, le vice-amiral Jurien ne dissimule pas quel est à ses yeux, en l’état des faits, le meilleur instrument de combat que nous ayons en mains. Il se prononce pour les bâtimens destinés à combattre de pointe. Or quelles combinaisons stratégiques ce mode d’action comporte-t-il ? « La ligne de file, dit le traité de tactique de 1861, est la ligne de bataille des bâtimens dont l’artillerie est rangée de chaque bord, la ligne de front celle des bâtimens destinés à combattre de pointe. » Sur ce texte, dans quelle catégorie classer nos vaisseaux et nos frégates cuirassées ? Aux yeux du vice-amiral Jurien, dans la catégorie des bâtimens destinés à combattre de pointe. Là-dessus, le monde militaire a reçu une double leçon des eaux de Lissa et des bords de la Chesapeake. Sans doute il y a lieu de réserver une part à l’imprévu ; mais dans la situation où se trouvent le navire et le canon il n’est pas un amiral qui osât aujourd’hui prêter le flanc à l’ennemi avec l’espoir de l’arrêter ou de le détourner de sa route. Efficace encore dans un tir normal à petite distance, l’artillerie, pour peu que cette distance s’accroisse, est sans action contre des surfaces fuyantes. Évidemment, entre deux flottes cuirassées, il n’y aurait pour le moment d’autre tactique possible que de tourner leurs proues vers le côté d’où peut venir l’attaque. Chaque vaisseau se choisirait un adversaire et chercherait à le couler dans un premier abordage. On se canonnerait à bout portant, on ferait voler en éclats les cuirasses et les membrures, on se quitterait, on se reprendrait en changeant brusquement de route cap pour cap. Autant de couples, autant de combats singuliers ; il y aurait des chasseurs et des chassés, une alternative de chances, jusqu’à ce que le champ de bataille restât aux plus audacieux et aux moins endommagés. Il va sans dire que dans des mêlées pareilles la tactique ne serait ni d’un grand secours ni d’une flagrante opportunité. Une fois les rangs rompus, le livre des signaux pourrait être impunément fermé ; la responsabilité des capitaines commencerait, et leur mot d’ordre serait la vieille devise de nos pères : « honneur au mieux faisant. »


II

Disons maintenant quelques mots sur les installations de nos six bâtimens cuirassés, et d’abord sur les mâtures et l’emploi des voiles. Notre escadre ne s’en est point privée ; elle a mis volontiers, comme on dit, de la toile au vent, et s’en est aidée pour faire en quelques mois 3,800 milles autour de cette grande cuvette d’eau salée qui a les Baléares pour point central. A cela, il y avait deux avantages, une économie de charbon qui soulageait d’autant le budget de la marine, puis une satisfaction donnée aux officiers et aux équipages, pour qui la voile est une véritable passion. En effet, les cœurs battaient, les yeux s’animaient, quand, par de belles brises, on voyait les six cuirassés larguer leurs huniers et couper hardiment la lame, le Magenta un peu lourd d’allures, les frégates plus légères, et courir ainsi des bordées ou se rendre d’un golfe à l’autre avec les hélices au repos. Même le point d’honneur s’en mêla le jour où un appareillage de ce genre eut pour témoin la frégate russe qui portait un prince du sang. Nos cuirassés s’en tirèrent à leur honneur ; mais combien d’officiers regrettèrent qu’on ne pût pas déployer au vent une plus grande surface de toile, afin de fournir une course plus brillante ! Aussi, lorsque dans une inspection générale on demanda aux contre-amiraux et aux capitaines de vaisseau ce qu’ils pensaient de leurs mâtures, il n’y eut qu’une voix sur la nécessité de les maintenir ; pas un n’opina pour les réduire.

Il ne faudrait pourtant pas que, dans la flotte, on se payât d’illusions. Ce sont là des exercices de plaisance, non des exercices de guerre. En temps de paix, on peut faire cette part aux souvenirs et aux habitudes, respecter les derniers hochets d’une tradition glorieuse ; mais, quand vient la guerre, rien ne compte que ce qui est sérieux. Qu’on laisse aux navires cuirassés les moyens d’installer quelques voiles de fortune afin qu’ils puissent, en cas d’avarie dans la machine, gagner le port le plus voisin, rien de mieux, pourvu que ces moyens très sommaires ne causent point d’embarras. Hors de là, tout cet attirail de mâts, vergues, cordages, gréement, doit disparaître, laisser le pont libre. Comme satisfaction de coup d’œil et comme service régulier, c’est d’ailleurs et toujours fort incomplet. L’escadre de la Méditerranée a pu faire au large une certaine figure ; mais si elle avait dû s’engager à la voile dans des passes, raser la côte, il lui eût fallu dans sa voilure d’autres conditions de surface, porter par exemple celle du Magenta de 1,852 à 2,884 mètres carrés, celle des frégates de 1,761 à 2,801 mètres. Non, il n’est point de motif secondaire qui puisse tenir devant cette considération essentielle — qu’un vaisseau doit être avant tout un instrument de combat. Ce n’est ni dans les ports, ni au repos, ni dans les croisières de fantaisie qu’il faut le voir, c’est au feu. En faire un instrument à deux fins serait une de ces erreurs qui coûtent cher ; il n’a qu’une fin, l’action, qu’un moyen de s’y préparer, la suppression de ce qui y serait une gêne ou un obstacle. Il est d’autant plus opportun d’insister là-dessus que les dernières campagnes d’évolutions ont été pour ainsi dire une réhabilitation de la voile. Jamais escadre n’avait mieux navigué sans feux, ni fourni, par toutes les directions du vent, de plus longues et de plus heureuses courses. Une sorte d’enthousiasme avait gagné les officiers comme les équipages, si bien qu’on dut faire venir de Toulon des jeux de bonnettes pour suppléer à ce que la voilure réglementaire avait d’insuffisant.

Oui, mais c’est à la guerre qu’il faut suivre cet appareil de locomotion, dans lequel on met une certaine coquetterie. Avant le combat, il est non-seulement une superfétation, mais aussi un empêchement pour la marche ; dans le combat, aux premiers boulets, il jonche le tillac de débris, blesse ou tue les hommes par des éclats, obstrue les ponts, entrave les services. Des masses de bois ou de fer s’en vont à la dérive, des cordages hachés pendent de toutes parts et vont parfois s’engager dans l’hélice. Le bâtiment ne gouverne plus ou gouverne mal, les sabords sont masqués, les gaillards encombrés. Il y a toujours un quart d’heure d’alerte, et souvent ce quart d’heure suffit pour faire tourner au pire les chances d’une rencontre. Ce retour à des réalités évidentes devrait calmer bien des engouemens, et quelques lignes du vice-amiral Jurien témoignent à quel point, dans ces questions sujettes à controverse, il gardait de liberté d’esprit. « Réduire la mâture aux seuls bas mâts, écrivait-il, et la voilure aux seules voiles goélettes, me paraîtrait le parti le plus sage. Les autres voiles seraient en soute, le gréement dans la cale, les vergues de hunes en drôme, les basses vergues poussées en pointe, les mâts de hune le long des bas mâts. » Toutes ces mesures sont des mesures de précaution, d’atténuation et d’effacement. On conserve la voile, mais en la dissimulant le mieux qu’on peut. Les officiers-généraux savaient aussi, comme leur chef, revenir de leurs impressions de bord et juger plus froidement ce qu’exigent les temps nouveaux. Dans la division cuirassée du nord, le même retour à un caprice pour la voile s’était produit, et avait donné lieu à un nouveau projet de mâture. La surface de voilure était augmentée au moyen d’un phare d’artimon, de cacatoès, de focs. Des mâts de perroquets à flèche, des barres, des boute-dehors de focs devenaient nécessaires ; un gréement et des manœuvres courantes d’un diamètre plus considérable étaient en outre demandés. Naturellement ce projet fut soumis à l’escadre de la Méditerranée, et une commission nommée par le commandant en chef eut à l’examiner. Cette commission en fit résolument justice. A l’unanimité des voix, elle se prononça contre les changemens proposés, et demanda, dans un rapport très étudié, « le maintien des mâtures et voilures actuellement affectées au type Provence, leurs forces et les surfaces étant en complète harmonie avec les missions qu’elles sont appelées à remplir et avec les nécessités du moment. »

Cette querelle au fond n’en est pas une ; elle tient moins à une opinion qu’à un goût, et ce goût ne s’éteindra qu’avec les générations entrées dans les cadres vers le premier tiers de ce siècle, et que la tradition a pour ainsi dire enveloppées. Les générations qui suivent ont pour la voile des inclinations plus tempérées, et il leur appartiendra d’affranchir l’emploi de la vapeur de ces mélanges qui, en altérant la simplicité du moteur, en affaiblissent aussi l’énergie. Jusque-là, laissons courir le temps et profitons des leçons qu’il apporte avec lui. Il n’est point de marine aujourd’hui qui ne vive dans une certaine expectative, même celles qui sont le plus justement fières de leur passé ; il y a des problèmes pour toutes. Les tempéramens sont donc permis, à la condition de ne pas se tromper sur le but. Aussi ne peut-on que s’associer aux sages réserves du vice-amiral Jurien, lorsqu’après s’être félicité de ses croisières à la voile et prononcé en faveur du système de mâture adopté pour son escadre, il ajoute : « Puisqu’on veut avant tout des navires de combat, je suis d’avis qu’il ne faut pas chercher leur sécurité dans un accroissement de voilure, mais dans la perfection et la bonne conduite des machines. J’ai eu d’autres idées à ce sujet, l’expérience les a modifiées. »


III

Les six bâtimens cuirassés dont se composait l’escadre de 1868-1869 présentaient cette particularité qu’en visitant l’un d’eux, c’était comme si on les eût visités tous. Le Magenta seul tranchait par ses dimensions, quoique son armement fût le même ; les frégates étaient pour ainsi dire copiées les unes sur les autres. Vaisseau et frégates étaient ce que l’on peut nommer de bons et beaux navires de mer. L’artillerie comprenait pour le Magenta dix pièces, pour les cinq frégates cinq pièces, chacune de 24. Ces pièces, qui pèsent chacune 20 tonneaux, ont des effets certains à 800 mètres sur les plaques dont sont revêtus la plupart des navires étrangers. Elles seraient impuissantes contre des plaques de 20 centimètres ; mais ce revêtement est peu commun et ne protège ordinairement que la flottaison. Pour le moment, on peut considérer comme le véritable objectif les cuirasses de 12, de 15 centimètres ; celles-là, les canons de 24 les brisent. Les pièces d’un moindre calibre ne peuvent guère s’attaquer avec succès qu’aux fortifications et aux parties non blindées des navires ennemis ; dans ce cas, la pièce la plus maniable doit être choisie de préférence à toute autre.

Ce n’est pas là d’ailleurs le dernier mot de la force de pénétration de nos pièces. Qui ne se souvient des modèles qui figurèrent à l’exposition universelle de Paris en 1867, et de ces projectiles fixés sur des plaques qu’ils n’avaient pas pu traverser ? Ces plaques avaient 20 centimètres d’épaisseur, ces projectiles pesaient 140 kilogrammes, et avaient été lancés avec 20 kilogrammes de poudre. Nous avons aujourd’hui dépassé les effets de ce tir dans nos canons de 32, chargés avec 24 kilogrammes de poudre. Du reste, toute cette artillerie, qui n’est inférieure à aucune autre, l’emporterait, à ce qu’il semble, par la simplicité et l’économie de la fabrication. Sur un tube de fonte, il nous a suffi de faire entrer à frottement deux rangées superposées de frettes en acier. Partout ailleurs, on ne s’en est tiré qu’avec des sommes bien plus considérables. L’Angleterre a dépensé des millions pour créer un outillage qui lui permît de faire des canons à rubans ; les Prussiens et les Russes ont demandé à l’usine de Krupp des canons en acier. Même à ces conditions, on n’a obtenu nulle part des portées et des pénétrations supérieures aux nôtres. Des poudres prismatiques et à gros grains nous ont enfin fourni des vitesses initiales de 400 mètres ; les Anglais n’ont pas mieux, les autres marines sont en dessous. Reste une question qui divise les hommes les plus compétens. Quel que soit le calibre que l’on adopte, faut-il persister dans le chargement par la culasse ou faut-il revenir au chargement par la bouche ? Le nouveau canon Armstrong, qui se charge par la bouche et dont on cite les redoutables pénétrations, vient encore une fois de jeter quelque trouble dans le choix ; cependant les préférences des marins restent acquises au canon qui se charge par la culasse : c’est l’arme qui convient le mieux aux navires qui veulent combattre de très près.

Nous avons fait la part des instrumens, voyons celle des hommes. On sait déjà à quel roulement a donné lieu le recrutement des équipages de l’escadre. Ce roulement serait impossible sans des cadres fortement constitués, et si les quartiers-maîtres et marins qui se sont voués tout entiers au service de l’état cessaient de perpétuer les traditions que l’on a eu tant de peine à fonder. C’est un noyau peu nombreux, mais excellent, qui en réalité donne le ton au reste des équipages. La partie la mieux assurée de ces services est celle qui concerne la timonerie ; il y a les hommes des signaux et les hommes de barre, les guetteurs et les timoniers. Les guetteurs interrogent l’horizon, transmettent les avis, les ordres qu’ils ont à faire parvenir. C’est une spécialité nouvelle et particulièrement utile. Les hommes de barre sont plus difficiles à trouver, et peut-être y a-t-il là quelque chose à faire. De même pour les gabiers, parmi lesquels on pourrait distribuer des brevets, comme on le fait pour les canonniers, qui sont presque tous des hommes d’élite. Vient enfin une catégorie qui n’a pas encore dans le personnel de la flotte un rang bien déterminé, mais qui un jour se l’assignera elle-même, tant ses services deviennent manifestes : nous voulons parler des mécaniciens. Il semble établi qu’on ne parviendra point à les recruter d’une façon convenable, si l’on ne fait un large appel aux écoles des arts et métiers ; mais il ne suffit pas d’ouvrir les portes de la marine à ces jeunes gens, il faut qu’ils consentent à répondre à l’appel qu’on leur adresse. On a déjà fait beaucoup pour eux ; il faut qu’on fasse plus encore, tant on a besoin de leurs services. Or il n’y a que deux moyens de se les attacher, ou une solde exagérée ou un avancement aussi avantageux que dans les corps civils. C’est ce dernier moyen qui évidemment doit avoir la préférence.

Déjà ces hommes, jugés à l’œuvre, jouissent dans l’armée de mer d’une considération qu’ils ont lentement et dignement acquise. Quand on est témoin de leur zèle, quand on a pu apprécier leurs fatigues, le soin constant qu’ils apportent à la conservation et à l’amélioration de leur matériel, on conçoit pour eux une estime qui ne fait que grandir. Doués d’une instruction très étendue, habitués par une solde élevée à un certain bien-être, ils ne sont nullement déplacés au milieu de nos officiers quand, arrivés aux grades de mécaniciens principaux, ils vont s’asseoir à leur table. Faut-il leur montrer en perspective l’épaulette d’officier et même d’officier supérieur ? faut-il les encourager à passer des examens qu’ils subiraient d’une façon brillante, grâce à leurs notions théoriques, et qui pourraient leur donner comme aux autres officiers de marine le grade d’enseignes de vaisseau ? C’est à y réfléchir. Peut-être y aurait-il pour ces auxiliaires si méritans une issue plus naturelle, c’est le corps des ingénieurs de la marine, auquel il serait facile de les rattacher. Tout cela peut se faire, mais il serait urgent de faire quelque chose, car il n’y a point pour le mécanicien, comme pour les autres ouvriers maritimes, de service obligatoire, et si l’état n’en vient pas à des propositions qui soient de leur gré, il risque fort de les voir quitter les services administratifs pour des services privés, plus rétribués la plupart et surtout moins assujettissans.

Parmi les matières à étudier sur le papier et sur le terrain, l’escadre de la Méditerranée ne négligea pas les compagnies de débarquement, matière ingrate, grâce surtout aux préventions qui règnent à ce sujet dans une portion de la flotte. On admet que, mêlées à la troupe, infanterie de terre ou infanterie de marine, les compagnies de débarquement, composées de marins, soient un élément utile et des auxiliaires très appréciés ; on doute qu’isolément elles puissent être employées ailleurs que dans des escarmouches ou d’audacieux coups de main. A l’appui, on cite quelques échecs où les hommes débarqués n’ont pas tenu pied et se sont assez mal tirés d’une besogne qui n’est pas la leur. À ces objections, à ces préventions, il n’y avait qu’une réponse à faire, c’était de donner, par des moyens appropriés, une plus grande valeur militaire à nos compagnies de débarquement. On s’y appliqua sur l’escadre d’évolutions, le commandant en chef saisit pour cela toutes les occasions qui s’offrirent. Que de motifs pour le tenter et y persister, non-seulement comme essai passager, mais encore comme habitude régulière ! Le mélange d’un corps de troupes avec les équipages n’est guère qu’un cas d’exception en vue d’une destination déterminée ; autrement le soldat à bord est une gêne sans compensation, un surcroît de dépense inopportun quand rien ne le motive. Il est en outre des circonstances où le débarquement d’une troupe est impossible, et où il ne reste plus d’autre moyen d’action que l’emploi des équipages. S’agit-il, par exemple, de débarquer et de se rembarquer au milieu des brisans, par de fortes houles, dans des anses hérissées de rochers et d’escarpemens, des matelots et d’agiles matelots peuvent seuls en courir le risque. Il y a d’ailleurs le chapitre des événemens imprévus. Un navire sans troupes à bord n’est-il pas souvent obligé de se défendre et, pour se bien défendre, d’aller droit à l’ennemi ? Un jour ce seront des forbans, un autre jour des peuplades sauvages ; dans les campagnes de découvertes, le cas est fréquent. Les équipages font alors des descentes et recourent à l’emploi de la force pour maintenir leur droit ou assurer leur salut.

Aguerrir les compagnies de débarquement, leur donner plus de consistance, les rendre propres à un service plus sûr, voilà le pas à faire, le vide à combler. Ces compagnies ont, il est vrai, leurs champs de manœuvres où on leur enseigne les mouvemens du combat et le maniement des armes, il en est qui s’y comportent comme de vieilles troupes ; mais du champ de manœuvres au champ d’action il y a loin, et c’est cette distance que l’escadre à diverses reprises fit franchir à ses équipages. La première tâche fut de compléter une organisation déjà fort avancée. Le commandant en chef divisa d’abord le corps de débarquement en deux bataillons commandés par des lieutenans de vaisseau et composés chacun de six pelotons de 16 files, et de deux batteries d’artillerie composées chacune de trois sections de deux obusiers de 4. Le personnel à fournir par bâtiment était de deux pelotons de fusiliers, soit 80 hommes environ, y compris les hommes hors rang et l’armement de deux obusiers, soit 25 hommes. Plus tard, le nombre des bataillons fut augmenté, et on adjoignit aux deux bataillons de fusiliers un bataillon de gabiers dits sapeurs abordeurs, composé de six pelotons de 16 files. Chaque bâtiment fournit pour ce bataillon un peloton. L’armement des sapeurs abordeurs est le sabre et le revolver. Des outils, des échelles, des cordes, des sacs, leur seraient délivrés suivant les circonstances. Ils auraient pour mission de construire des fortifications passagères, couper les ponts, les chemins de fer ou les lignes télégraphiques, porter les munitions et les vivres, prêter assistance aux hommes de l’artillerie. Enfin un dernier bataillon dit de réserve eut pour destination de garder les plages et d’assurer les rembarquemens. Le tout présentait une force de près de 1,200 hommes sous un commandant supérieur et deux capitaines de frégate, l’un pour les fusiliers, l’autre pour l’artillerie.

Douze cents hommes pour un service à terre, c’est peu de chose en apparence ; c’est beaucoup, si l’on récapitule les services qu’ils peuvent rendre. Même débarqué, le marin se sent encore des points d’appui sur l’élément qui lui est familier, l’artillerie du bord, les chaloupes canonnières qui croisent sur les atterrages. Partout où un boulet porte, il peut se croire chez lui et payer d’audace. Plaçons-le en face d’une côte ennemie : en la longeant, il en sondera les points faibles, y jettera l’alarme par des reconnaissances inattendues, coupera les convois, interceptera les communications, obligera la puissance menacée de tenir sur pied des troupes disponibles, opérera ainsi des divisions heureuses, et qui frapperont le moral des populations par leur rapidité ; mais, pour que des compagnies de débarquement soient propres à cette guerre de surprises, il ne suffit pas de la préparation des polygones, il faut que ces compagnies en aient eu le plus souvent possible la représentation animée et y aient figuré activement. C’est à cette représentation que l’escadre d’évolutions fit concourir à diverses fois ses équipages. Dans la rade d’Ajaccio, il n’y eut qu’un tournoi presque quotidien entre les canonnières pour la précision des mouvemens et les exercices du tir ; mais aux îles d’Hyères et à Mers-el-Kebir, près d’Oran, les compagnies de débarquement eurent leur tour et se mirent en scène.

Aux îles d’Hyères, où les élémens étaient bornés, le simulacre d’action se réduisit à une courte descente. On venait de quitter Toulon avec une organisation encore ébauchée, il ne s’agissait que de se mieux former et de se reconnaître. La descente eut lieu au cap Léaube, près du fort de Bregançon. On s’y reprit à deux fois ; à la seconde, où quatre bâtimens fournirent leurs compagnies, on opposa deux corps de débarquement l’un à l’autre, celui qui gardait les abords du fort vêtu de gris, celui qui les défendait vêtu de bleu. L’aspect des opérations fut assez satisfaisant ; les tirailleurs se déployèrent bien, ils comprenaient parfaitement les sonneries, les pièces de 4 gravirent vivement les terrains les plus escarpés. Il y avait partout de l’entrain, peut-être trop dans le branle-bas de combat. Les hommes se précipitaient sur les bastingages dans des poses un peu théâtrales et en faisant étalage de leurs sabres et de leurs pistolets. C’était dans la tradition, ils s’y conformaient ; il fallut leur recommander plus de silence, plus de calme et de sang-froid. Cette impétuosité des équipages cadrait mal d’ailleurs avec l’aspect des bâtimens, et leur puissance, d’autant plus réelle qu’elle est moins apparente. Ceci est une réflexion qui peut s’appliquer à toutes nos armes. Avec les moyens qu’emploie désormais la guerre, les habitudes, les règles de conduite doivent nécessairement changer. Peut-être y aura-t-il lieu de se tenir en garde contre des élans qui, même heureux, sont payés par des retours, et de se fier davantage à la froide résolution. Il n’y avait d’ailleurs chez nos équipages que l’excès à reprendre, et ce fut bientôt fait. Après quelques pas en avant, tout ce qui était bravade disparut, et la tenue fut meilleure.

A Mers-el-Kebir, devant la population d’Oran, qui garnissait les collines, on s’aperçut bien de ce changement d’allures. Le 1er juillet 1869, l’escadre était en rade avec tous ses pavillons de fête flottant sur les mâts. Un spectacle était attendu. Il avait été convenu entre le général de Wimpffen, qui commandait la province, et le vice-amiral Jurien de La Gravière, commandant en chef de l’escadre, que les équipages effectueraient un débarquement de vive force entre Mers-el-Kebir et Oran, à droite de la batterie de la Briqueterie. L’attaque allait être conduite par les officiers des frégates, à la tête de 700 marins-fusiliers renforcés de quatre obusiers ; la défense était confiée à 500 zouaves du 2e régiment, un escadron du 2e de chasseurs d’Afrique et une demi-batterie rayée du 2e d’artillerie. On avait autant que possible balancé le nombre des hommes et les moyens d’action. Pour en abréger les préliminaires, les feux de la côte étaient censés éteints par ceux du bord. Il n’y eut comme entrée de jeu que quelques décharges de l’aviso le Renard et des chaloupes canonnières, qui assurèrent le débarquement en balayant la plage de leurs feux.

Cette précaution prise, les équipages opérèrent leur débarquement. Tout s’y passa bien ; les hommes se surveillaient, se contrôlaient l’un l’autre devant cette foule venue pour les voir. Les embarcations se remplirent presque instantanément, sans désordre, sans cris ni gestes, comme il convient à une force bien disciplinée ; elles voguèrent vers le rivage sans confusion, et eurent bientôt mis les agresseurs en face des obstacles qu’il fallait vaincre, c’est-à- dire de rochers presque à pic garnis de tirailleurs et d’artilleurs. Alors cette petite guerre commença d’après un programme convenu, et comme un concert en deux parties, coupé par un repos et une collation. Reçus au bruit des mousquetons et des obusiers, les marins se concentrèrent consciencieusement à l’abri des escarpemens du rivage avant de dessiner leur mouvement offensif. Leurs forces une fois à terre, ils repoussèrent les zouaves des premières positions », franchirent un ravin profond et arrivèrent sur un petit plateau où les attendait, à l’abri de la batterie éteinte, comme on l’a vu, l’escadron de chasseurs à cheval : nouvel engagement pour nos marins ; après les artilleurs les tirailleurs, après les tirailleurs les cavaliers, point d’arme dont ils n’eussent à essuyer la rencontre. La dernière épreuve était celle du terrain ; il fallait franchir un mamelon escarpé qui commande le col de la plaine des Andalouses, nos marins s’en tirèrent à merveille. Cet exploit ne fut pas le moins rude ; des arêtes de tous les contreforts partaient des feux nourris tirés par des mains invisibles : chaque bloc de rocher, chaque touffe de palmier nain cachait une arme qui éclatait à l’improviste. Que faire ? Naturellement riposter, opposer bloc de rocher à bloc de rocher, palmier nain à palmier nain, jusqu’à ce que le jeu cessât et que l’ennemi fût débusqué de toutes ces arêtes si bruyamment garnies. La besogne venait d’être achevée, quand les sonneries annoncèrent une halte et un répit dans le combat.

Cependant cette suite d’embuscades avait eu pour spectateurs, outre la ville entière d’Oran, accourue à pied, en voiture ou en bateaux à vapeur, un certain nombre de personnes formées en groupe sur une hauteur qui dominait le lieu de la scène ; c’étaient des officiers de l’escadre et de la garnison réunis autour du gouverneur de la province et du commandant en chef de l’escadre. Pas un mouvement des champions qui eût échappé à l’œil de ces bons juges, et auquel ils n’eussent applaudi quand il était bien exécuté. L’ordre de surseoir aux feux était parti de ce groupe, et l’intermède fut bien rempli. Pendant que les combattans réparaient leurs forces avec les gamelles de café préparées par les zouaves et l’accompagnement d’eau-de-vie qu’y ajoutaient les équipages, le couvert se dressait pour les états-majors par les soins du vice-amiral Jurien. On y fit largement honneur aux cantines de l’escadre, et de ces sommets qui dominaient la rade, la ville, les camps, des toasts furent portés à l’union des deux armées. L’amiral remercia les troupes de terre de la leçon de tactique qu’elles venaient de donner à nos marins, le général félicita les marins de la manière dont ils avaient conduit leur petite expédition, après quoi on songea à la retraite. Elle fut naturellement moins compliquée et moins laborieuse que les opérations du début. Le soleil descendait à l’horizon, et il fallait profiter des dernières heures du jour pour regagner le bord. Quelques passes d’armes de la cavalerie durent suffire comme aliment à la curiosité des milliers de spectateurs qui n’avaient pas bougé de leurs observatoires, dont les gradins figuraient assez bien un cirque ouvert dans la baie. Peu à peu, les compagnies de fusiliers dégarnirent les arêtes, vidèrent les escarpemens, se reformèrent dans le même ordre que le matin, et, trouvant la plage libre, s’y rembarquèrent sans autre aventure. On avait évidemment, à la satisfaction de tous, vainqueurs et vaincus, épuisé le programme.

Cet épisode n’a d’intérêt que comme échantillon d’une idée heureuse, l’identification des deux armées de terre et de mer : non pas que depuis longtemps on n’ait songé à cette identification, mais comma l’on songe à tant d’autres choses, en projet et sans trop s’enquérir d’un mode d’exécution efficace. On convient que les deux armées n’ont pas assez de points de contact, qu’elles ne se sentent pas assez souvent les coudes, pour employer un mot familier. Pourquoi alors n’avise-t-on pas ? Sont-ce des moyens que l’on cherche ? En voici un à la fois simple et sûr : des exercices en commun d’où nos marins sortiraient plus aguerris et nos soldats plus agiles. Ce serait en outre un précieux élément de discipline, ce qui ne gâte jamais rien. Administrés ainsi, avec un peu de poudre et beaucoup de mouvement, nos équipages en prendraient plus complètement le goût. Il fallait voir, après la petite guerre de Mers-el-Kebir, combien ils étaient radieux et contens de leur journée.


IV

Nous avons brièvement analysé les conditions matérielles dans lesquelles s’est trouvée en 1868 et 1869 l’escadre d’évolutions ; faut-il dire maintenant quel esprit y régnait, quel souffle l’animait et l’anime sans doute encore dans les mains du vice-amiral Fourichon ? C’était la volonté de bien agir, si les circonstances l’y appelaient, d’agir surtout avec ensemble ; c’était de la part des capitaines et des officiers de tout rang, non-seulement l’art, mais le ferme dessein de se soutenir mutuellement, sans autre considération que l’honneur du pavillon et l’intérêt du service. Il semble que voilà un devoir étroit et le moins que puisse faire un homme qui porte l’épaulette. L’histoire dit cependant que ce devoir a souvent été méconnu par les plus illustres capitaines. On remplirait des pages à citer les récriminations échangées entre gens de mer, et qui ont atteint les plus hautes renommées. C’est à qui s’attribuera les victoires et déclinera les échecs. Ruiter se plaint d’avoir été abandonné par Tromp, et Tromp adresse le même reproche au vice-amiral Sweers. D’Estrées accuse Duquesne et à son tour est accusé par Martel. Keppel et Palisser se traduisent mutuellement à la barre de l’opinion publique, de Grasse traîne son armée tout entière devant un conseil de guerre, Suffren casse ses capitaines et en trouve à peine quelques-uns qu’il hésite à noter d’infamie, Villeneuve voit à Trafalgar la revanche de la défection qu’il a infligée à Brueys à Aboukir. Partout les mêmes griefs s’exhalent en paroles amères. Il n’y a que Duguay-Trouin et Nelson qui soient toujours satisfaits, et qui, par cela même, ont la plupart du temps sujet de l’être.

C’est la mémoire pleine de ces faits que le commandant en chef de l’escadre d’évolutions traça quelques principes très nets, très catégoriques, pour en empêcher le retour. Il fit pour cela un appel aux sentimens les plus nobles, l’émulation et dans une certaine mesure l’indépendance, qui, bien gouvernée, fait des prodiges. C’est surtout pour les détails du combat qu’il laissa plus de liberté à ses lieutenans. Qu’une armée ne soit jamais engagée sans la volonté de son chef, rien de plus élémentaire. L’amiral doit tenir ses hommes dans sa main jusqu’à ce que le signal de l’action ait été donné. Ce signal seul peut affranchir les capitaines et les autoriser à ne prendre conseil que de leur courage. L’action une fois engagée, ils recouvrent, avec la vapeur surtout, la libre disposition d’eux-mêmes, sans être astreints à déchiffrer, comme on le fait d’ordinaire, les énigmes du commandement. D’autres principes doivent alors dominer, d’autres devises rester présentes à l’esprit, par exemple celle-ci, qui résume tous les devoirs des capitaines en escadre et qui est aussi brève que significative : « qui n’est pas au feu n’est pas à son poste. » En quelques mots, c’est la condamnation de tous les chefs divisionnaires, qui, à diverses dates, ont déserté le combat, celle également des chefs d’escadre qui ont arraché par un signal timide la victoire des mains de leurs capitaines. Les capitaines aujourd’hui, si l’amiral et ses lieutenans venaient à faiblir, gagneraient la bataille sans eux. Cette impatience du triomphe, cette responsabilité du résultat, répandues dans l’armée, ne valent-elles pas toutes les recommandations méthodiques et ces injonctions éventuelles qui n’ont pas toujours le mérite de l’opportunité ?

Aussi, dans, ces conditions, la principale qualité d’une escadre est-elle une grande souplesse de mouvement ; chaque capitaine livré à son inspiration prend les moyens les plus expéditifs et les plus simples. C’est en même temps une école d’audace et de résolution ; on est toujours plus hardi quand on se sent libre, on y apprend aussi à se bien seconder les uns les autres, le dévoûment croît avec la responsabilité. C’est là-dessus qu’en terminant il convient d’insister avec le vice-amiral Jurien. Lorsque, dans la vie des hommes de mer qui ont le mieux rempli leur carrière, on voit se succéder ces plaintes, ces accusations réciproques, qui tiennent à l’exercice du commandement, il y a lieu de réfléchir. A les passer en revue, une circonstance frappe : toutes ces plaintes, toutes ces accusations se ressemblent. La forme varie : elle est plus ou moins violente, le fond est le même. Il s’agit toujours, à toutes les époques et dans toutes les marines, de prétendus refus de concours, ou, ce qui n’a pas de moins graves conséquences, de ces convictions désolantes, que le concours a manqué et qu’il peut manquer encore. A quoi cela tient-il et où en voir les causes ? Ne les cherchez pas ailleurs que dans l’absence d’une règle simple et précise, dans le partage mal défini de la responsabilité. Quand les conflits se renouvellent à d’aussi courts intervalles et avec une telle identité, ce n’est point aux hommes, c’est aux institutions qu’il faut s’en prendre.


Louis REYBAUD.