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La derouîcha

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Charpentier (p. 67-72).


LA DEROUÏCHA


Sous le ciel noir, des nuages en lambeaux fuient, chassés par le vent qui hurle. Au loin, derrière les montagnes où une obscurité sinistre semble ouvrir les portes des ténèbres infinies, la mer déferle et gronde, tandis que mugissent les oued boueux qui roulent des arbres déracinés et des rochers arrachés au flanc déchiqueté des hautes collines rouges. Le pays est raviné, hérissé de chaînes de montagnes enchevêtrées, boursouflé d’un chaos de collines où la brousse jette des taches lépreuses.

Il fait froid, il fait désolé, il pleut…

Sur les cailloux aigus, dans les flaques d’eau glacée de la piste sans nom qui est la route du douar de Dahra, une femme avance péniblement, ses loques grisâtres arrachées, enflées comme des voiles par le vent. Maigre et voûtée comme le sont vite les bédouines porteuses d’enfants, elle s’appuie sur un bâton de zebboudj. Son visage sans âge est osseux. Les yeux, grands et fixes, ont la couleur terne des eaux dormantes et croupies. Des cheveux noirs retombent sur son front ; ses joues et ses lèvres bleuies par le froid se retroussent et se collent sur des dents aiguës, jaunâtres.

Elle va droit devant elle, comme les nuages qui s’en vont sous la poussée du vent… Elle va sans savoir, peut-être.

Quand elle croise les rares fellah se rendant à l’ouvrage ou les bergers, elle passe indifférente et muette.

Après des heures longues, dans le froid atroce, elle arrive à la porte d’un bordj, au fond d’un ravin que surplombent de hautes montagnes d’un noir d’encre, et où flottent des nuées livides.

Les chiens fauves, au poil hérissé, aux petits yeux louches, éclairant d’une lueur féroce le museau aigu, fait pour fouiller les chairs saignantes, s’acharnent sur la mendiante avec leur rauquement sourd qui n’a rien de l’aboiement joyeux des bons gardiens d’Europe. De son bâton, elle protège ses jambes maigres.

Sans appeler, sans frapper, elle entre dans la cour, puis, par la porte basse, dans un gourbi d’où s’échappe une fumée âcre et où bourdonnent des voix de femmes.

Autour d’un foyer de bois humide, allumé entre quatre pierres, des femmes en mlahfa blanches s’activent, préparant le premier repas de la longue journée de jeûne.

— Sois la bienvenue, mère Kheïra ! disent les femmes avec une nuance de respect dans la voix. Et elles font à l’étrangère une place près du feu.

Mère Kheïra répond par monosyllabes, et ses traits gardent leur inquiétante immobilité. L’eau trouble de ses yeux ne s’allume d’aucune lueur dans le bien-être soudain du gourbi tiède.

Le groupe devient plus compact. Elles sont cinq ou six qui entourent une femme d’une trentaine d’années, au profil dur sous la chechiya pointue des Oranaises. Chargée de bijoux, elle est vêtue plus proprement que les autres. Sa voix et ses manières sont impérieuses. C’est Bahtha, la femme du Caïd, vieux marabout bédouin, débonnaire et souriant.

Par des ordres brefs, l’épouse du caïd dirige les mouvements des femmes autour du foyer et des marmites.

Cependant pour la derouïcha Kheïra, la dame hautaine se fait plus avenante et plus douce. Ses lèvres arquées en un pli méchant se détendent en un sourire.

— Comment es-tu venue, par un temps si affreux, mère Kheïra, et d’où viens-tu ?

— De loin… Hier, j’ai lavé et habillé du linceul la fille d’El-Hadj ben Halima, dans le Maïne… Puis, à la nuit, je suis partie… Il fait froid… Louange à Dieu !

— Louange à Dieu ! répètent en un soupir les femmes en regardant la derouïcha avec admiration ; depuis la veille, cette créature frêle et usée marche dans le froid et la tempête et elle est venue, poussée par sa mystérieuse destinée, chercher son pain à quatre-vingts kilomètres de l’endroit où, hier, elle exerçait sa lugubre profession de laveuse des morts.

— Et tu n’as pas peur, mère Kheïra ? demandent les femmes.

— Dieu fait marcher ses serviteurs. Les hyènes et les goules fuient quand passe celui qui prie. Louange à Dieu !

Dans ce cerveau éteint, seule la foi en Dieu demeure vivace.

D’humain, mère Kheïra n’a plus que ce besoin de recours suprême qui attendrit les cœurs les plus durs, et qui, chez les simples, résume toute la poésie de l’âme.

La nuit tombe brusquement, et les hommes rentrent, annonçant que l’heure de rompre le jeûne est venue ; à la mère Kheïra, femme d’entre les femmes, ils ne prennent pas garde et se font servir, parlant entre eux… Et comme je demande à l’un d’eux l’histoire de la derouïcha, il me la conte brièvement.

— Quand elle était jeune, elle était belle. Son père était un khammès très pauvre, et elle aimait garder les troupeaux dans la montagne. Elle se faisait des colliers de fleurs sauvages et parfumait ses loques avec du myrte et du timzrit (thym) écrasés entre deux pierres. Quand elle grandit, elle connut l’amour illicite et changeant des jeunes hommes qui vont, la nuit, guetter aux abords des douars les jeunes filles et les épouses, et qui, pour les joies prohibées, risquent leur vie.

Elle fut aimée par plusieurs, et deux jeunes hommes, tous deux fils de grande tente et semblables à des lions, échangèrent pour elle, une nuit, des coups de couteau… L’un mourut, l’autre alla s’engager aux spahis, pour fuir la vengeance des parents de sa victime.

Puis, honteux de sa fille, le père de Kheïra, homme honnête et naïf, qui craignait Dieu, la donna en mariage à un khammès aussi pauvre que lui et qui avait déjà deux jeunes épouses. Tous les plus durs travaux furent imposés à Kheïra. Étroitement surveillée, accablée de besogne et de coups, elle vieillit vite. Son mari mourut et elle se réfugia chez son père qui eut pitié d’elle et qui la garda.

Un jour, elle prit un bâton et s’en alla le long des routes en demandant l’aumône au nom de Dieu. Elle est devenue derouïcha et elle prie le Seigneur. Depuis cinq ans qu’elle erre ainsi, elle est inoffensive et sa vie est devenue pure. Elle lave les mortes et mendie. Quand on lui donne, elle partage avec tous les pauvres qu’elle rencontre et souvent, ne garde rien pour elle… Elle est devenue aussi douce que l’agneau qui joue près de sa mère et l’innocence de sa vie la met à l’abri de tous les maux… Dieu pardonne nos péchés et ceux de tous les musulmans !

Le vieil homme se tut, mais le regard pensif de ses yeux d’ombre fixé sur la derouïcha disait peut-être ce qu’avaient tu ses lèvres…

Quand elle eut mangé et loué Dieu, malgré les instances des femmes, mère Kheïra se leva, reprit son bâton et sortit dans la nuit d’épouvante et de tempête, l’âme éteinte, insensible désormais aux agitations et aux passions humaines, comme à la morsure du vent et à la menace des ténèbres.