La description géographique des provinces/Livre 3 - 33 à 42

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Edition de E. Groulleau (p. 240-250).


Du royaume d’Ely.     Chap. XXXIII.



Tirant de la province de Comari vers la region Occidentale, a distance de cent lieuës, on vient au royaume de Ely : auquel y a Roy particulier, & langaige distinct & separé. Les habitans sont idolatres. Le Roy est fort riche & opulent, pour les grandes richesses & tresors qu’il a seulement, car pour le regard de son peuple il n’a pas grande puissance, encores que le pays soit par nature assez fortifié. Il y croist grande quantité de pyvres, gingembres, & autres espiceries excellentes. Si quelquesfois un navire chargé vient surgir & prendre prot en cete province, contre le vouloir & intention des pilottes & gouverneurs, comme forcez par l’oultrageuse impetuosité des ventz & tempeste, ou contrainctz par autre necessité, incontinent les habitans du pays y accourent & ravissent tout ce qu’ilz trouvent dedans le navire : & si les gouverneurs & chefz du navire en font plainctes, ilz leurs respondent : Vous aviez determiné de tirer en autre province, & y transporter voz marchandises, mais nostre dieu & la fortune ne l’ont voulu permettre, & vous ont icy en nostre faveur conduictz & envoyez : pour ceste cause nous prenons ce que nostre dieu & la fortune nous envoyent. En ceste region y a semblablement grande quantité de lyons & autres bestes sauvages.


Du royaulme de Melibar.         Chap. XXXIIII.



Apres avoir oultrepassé le royaume de Eli, on entre au royaume de Melibar, qui est situé en l’Inde majeur, sur la coste Occidentale : auquel y a un Roy particulier ne recognoissant aucun superieur, & n’estant a aucun tributaire. Les habitantz adorent les idoles, & ont langaige propre & particulier. On trouve en Melibar, & semblablement au royaume de Gozurath (qui est proche & voisin) grand nombre de coursaires & escumeurs de mer, qui tous les ans s’assemblent jusques au nombre de cent navires, & font plusieurs courses sur la mer, pillans & destroussans les marchans qu’ilz rencontrent : ilz menent avec eulx leurs femmes & enfans, & tout le temps d’esté sont vogans sur la mer, attendans les marchans pour leur clorre et fermer les passages : en sorte qu’a grande difficulté on peult passer oultre sans tumber en leurs mains : car avec vingt navires ilz occuperont en traversant la mer environ quarante lieuës d’espace : assignans a chacun navire pour observer les passages, deux lieuës d’espace : & quand ilz descouvrent de loing approcher quelque navire chagé de marchandise, ilz en advertissent les prochains navires avec un signe de fumée, autant en font les autres navires l’un a l’autre consecutivement, en sort qu’en un instant tous les pilottes & gouverneurs sont advertiz de l’advenement du navire de marchandise prest a butiner : & lors accourent autant de navires qu’il sera besoing & necessaire pour ſpolier & piller le navire qui tumbe en leurs mains. Quant aux marchans & personnes qu’ilz trouvent au navire, ilz ne leur font aucun mal ne deplaisir, mais les descendent a terre en leur port, & les prient d’aller encores querir & amener d’autres marchandises, & passer par leur pays & destroictz. En ceste contrée y a grande abondance de poyvres, gingembres, & noix Indiques.


Du royaume de Gozurath.     Chap.   XXXV.



A Melibar est voisin & limitrophe un autre royaume qu’ilz appellent Gozurath : ayant aussi Roy & langaige particulier, mais il est situé en l’Inde mineur vers Occident. Le pol artique y apparoist eslevé sur l’orizon d’environ une brasse, qui peult estre sept ou huict degrez du ciel. En ceste contrée y a semblablement plusieurs pirates & coursaires de mer, lesquelz quand ilz surprennent quelques marchans sur mer, incontinent les contraignent a boire des tamarins avec de l’eaue de la mer, qui soubdainement leur cause un grand flux de ventre : ce qu’ilz ne font sans cause : car les marchans prevoyans de loing approcher les Pirates & escumeurs de mer, ont de coustume avaller les perles & pierres plus precieuses qu’ilz ont, affin d’obvier qu’elles ne leur soient ostées par ces coursaires : lesquelz toutesfois non ignorans telle astuce, les contraignent a vuyder & mettre hors par le moyen de ce breuvage, les perles qu’ilz ont englouties. En ce pays on trouve grande quantité d’endice, poyvres & gingembres. Oultre y a certains arbres, desquelz on retire de la soye en grande quantité. Ces arbres croissent jusques a la haulteur de trois toyses seulement, chacun desquelz produira son fruict par vingt ans & non plus, mais de là en apres s’aneantist, & ne vault plus rien. Oultre en ce pays les habitans ont de l’industrie de preparer & accoustrer certains cuyrs si excellens, qu’a grande difficulté s’en pourroit trouver de meilleurs en tout le monde.


Des royaumes de Tava, Cambaeth, & autres provinces adjacentes.
Chap. XXXVI.



De là on va par mer es royaumes de Tava, Cambaeth, Samena, & Resmacoran qui sont situez sur la coste d’Occident, esquelz s’exercent plusieurs traffiques de marchandise. Et chacun d’iceulx à son Roy, & forme de parler particuliere : mais je n’ay pas determiné d’en parler plus amplement, par ce qu’ilz sont situez en l’Inde majeur, laquelle je n’ay intention de descrire, sinon en toucher quelque chose en passant, & pour le regard des portz de mer d’icelle ou j’ay passé.


Des deux isles esquelles les hommes & les femmes vivent a part & separément.
Chap.   XXXVII.



Oultre le royaume de Resmacoram, tirant en pleine mer vers Midy environ deux cens lieuës, se descouvrent deux isles voysines l’une de l’autre, a distance seulement de dix lieuës. En l’une desquelles habitent les hommes sans aucunes femmes, pour ceste cause est appellée l’isle Virile ou Masculine. En l’autre resident les femmes sans aucuns hommes, au moyen dequoy est aussi appellée l’isle Feminine : & sont Chrestiens observans le sacrement de mariage : toutesfois les femmes n’entrent jamais en l’isle des hommes, mais les hommes vont visiter leurs femmes & demeurent avec elles en leur isle par trois moys entiers & continuelz se retirans chacun avec sa femme & en sa maison particuliere : apres lesquelz trois moys passez les hommes retournent en leur isle ou ilz resident le surplus de l’année. Or les femmes qui conçoyvent retiennent avec elles les enfans masles jusques a l’aage de quatorze ans, apres lequel advenu, elles les envoyent vers leurs peres. Les femmes n’ont autres oing & charge que de nourrir & entretenir les enfans, & recueillir quelques fruictz qui proviennent naturellement en leur isle. Mais les hommes travaillent & ont le soing de donner ordre pour les alimens & nourriture de leurs femmes & enfans. Ils s’adonnent aux pescheries & prennent grande quantité de poisson, lequel soit fraiz, ou frit & desseiché, ilz vendent aux marchans & en retirent grand proffit & emolument : ilz vivent de laictages, chairs, poisson & riz. La coste de ceste mer est abondante en balaines & autres grandz poissons. Les hommes ne recongnoissent aucun Roy ne superieur, sinon leur evesque qui est subject & dependant de l’archevesché de Scoira.


De l’isle de Scoira.     Chap.   XXXVIII.



Passant oultre vers Midy par autres deux cens lieuës ou environ se presente une autre isle, nommée Scoira : les habitans de laquelle sont Chrestiens, & ont un archevesque. En ceste isle s’exercent plusieurs traffiques & negociations, car elle est abondante de soyes & poissons, mesmement les pirates & coursaires de mer y apportent grande quantité de marchandises qu’ilz ont pillées & ravies pour les y vendre. Or les habitans sachans certainement lesdictes marchandises avoir esté ostées & ravies aux Sarrazins & idolatres & non aux Chrestiens ne font difficulté ne scrupule de les achepter. Entre les Chrestiens se treuvent en ceste isle plusieurs enchanteurs magiciens, lesquelz peuvent selon leur vouloir & plaisir faire aller ou retourner un navire en pleine mer ou bon leur semble. Encores que le navire ayt bon vent en pouppe ilz font par leur art diabolique esmouvoir & s’eslever un vent contraire qui malgré les pilotes fera retourner le navire.


De la grande isle de Madaigascar.   Chap. XXXIX.



A l’issue de l’isle de Scoira tirans vers Midy par trois cens cinquante lieuës, on vient en l’isle de Madaigascar, qui est reputée & nombrée entre les plus grandes & plus opulentes isles du monde : car on dict qu’elle contient de tour & circuit environ quinze cens lieuës. Les habitans d’icelle sont Mahumetistes, & n’ont aucun Roy particulier : mais y à quatre anciens magistratz qui gouvernent & commandent sur toute l’isle. En icelle se trouve tant d’elephans qu’on n’estime contrée du monde en produire d’avantage, au moyen dequoy s’y faict grande traffique de marchandise d’yvoire, comme semblablement en une autre isle voysine appellée Cuzibet. Et par le jugement des marchans ne se retire pas du reste du monde si grande quantité de dentz d’elephans (qui est le vray yvoire) que lon en trouve en ces deux isles. Les habitans ne mangent point autre chair que de chameau, par ce qu’ilz estiment qu’elle leur est plus saine & de meilleur appetit, joinct qu’en ceste isle y à des chameaux sans nombre. Oultre y à plusieurs forestz de sandaulx rouges qui sont cause d’y attraire plusieurs marchans & y faire de grandes traffiques. Et au regard de la mer adjacente on y prend plusieurs grandes balaines, desquelles on retire l’ambre precieux. Oultre y à dedans l’isle grant nombre de lyons, leopardz, cerfz, dains, chevreux, & plusieurs autres sortes de bestes & oyseaux propres pour la chasse & le vol : mesmes on y trouve plusieurs especes d’oyseaux qui sont incongneuez es pays de par de ça. De toutes partz les marchandz affluent & s’assemblent en ceste isle, par ce que le navigage y est facile, & le flot de la mer y ayde grandement, en sorte que de la province de Maabar en moins de vingt jours on vient en l’isle de Madaigascar, moyennant l’ayde du flot de la mer qui les conduict : mais il est difficile d’en retourner obstant l’empeschement des vagues contraires qu’a peine on peult surmonter en trois moys, car ceste mer tire & flue de grande impetuosité vers le Midy.


D’un grand oyseau, appellé Ruc.
Chap.   XL.



Il y à encores quelques autres isles oultre Madaigascar sur la coste de Midy, mais il est difficile d’y aller pour le cours de la mer qui en cest endroict est fort roide & impetueux. En icelles par certaines saisons de l’an se descouvre une merveilleuse espece d’oyseau qu’ilz appellent Ruc, qui retire au pourtraict & semblance de l’aigle, mais il est trop plus grand sans comparaison. Ceulx qui ont veu cest oyseau dient qu’ilz ont en leurs ailes plusieurs plumes, qui contiennent de longueur six toises, ayans la grosseur & espesseur selon la proportion de telle longueur, & consequemment le corps correspondant a ceste proportion de plumage. Oultre que l’oyseau est de telle force & puissance que seul sans aucun ayde prend & arreste un elephant, lequel il esleve en l’air puis le laisse tumber en terre, affin que l’ayant froissé & desrompu de la cheutte il se puisse en apres repaistre de sa chair. Quant a moy Marc Paule du premier que j’entendis telz propos de cest oyseau, j’estimay que ce fust un griffon qu’on dict estre le seul entre les bestes a quatre piedz qui porte aisles & plumes, & qui de toutes pars est semblable au lyon, fors qu’il à la teste semblable a l’aigle : mais ceulx qui avoient veu cest oyseau m’affermerent asseuremment qu’il ne rapportoit en riens aux autres bestes, mais avoit seulement deux piedz comme les autres oyseaux. De mon temps les grand Cham Cublai avoit en sa court un courrier qui en ces isles avoit esté detenu par long temps, & jusques a ce qu’on eust payé sa rançon, lequel estant de retour, recita plusieurs choses esmerveillables de l’estat & condition de ces regions, & des diverses especes d’animaulx qu’on y trouve.


De l’isle de Zanzibar.     Chap. XLI.



Semblablement se trouve en ceste region une autre isle appellée Zanzibar, qui contient de circuyt de sept a huict cens lieuës : les habitans de laquelle ont un Roy, & langaige propre & particulier, & sont idolatres. Ce sont gens de grosse corpulence, mais de petite stature, laquelle si elle correspondoit a la grosseur, ce seroient geantz : Ilz sont si fortz & robustes, que l’un d’entre eulx portera plus gros fardeau, que autres quatre hommes de nostre païs : aussi l’un d’eulx mangera autant que cinq hommes. Ilz sont noirs & cheminent tous nudz, ayans seulement les parties honteuses couvertes & cachées : leurs cheveulx sont si espez & crespeluz, qu’a grand peine se peuvent estendre, qui ne les lave ou trempe dedans l’eaue : Ils ont la bouche fort grande, & les nareaux ouvers & eslevez contremont. Semblablement ont les aureilles grandes, & les yeulx espoventables : mesmement les femmes sont laides & difformes, a cause qu’elles ont les yeulx sortans de la teste, la bouche grande, & les narines grosses & larges. Ilz vivent de laictages, chairs, riz & dactiles. Ilz n’ont aucun vin, mais ilz font certaine boiture avec du riz, sucre & autres espiceries, qui se trouve fort bonne & aggreable. Grand nombre de marchans y aborde, a cause des traffiques d’ambre & d’yvoire : car on y trouve infiniz elephans, & dans la mer voisine grande quantité de baleines. Les hommes du pays sont fortz & belliqueux : & combien qu’iz n’ayent aucuns chevaulx, toutesfois ilz marchent en bataille avec leurs elephans & chameaux : é chargent les elephans de certains chastelletz de boys, de telle grandeur, qu’en chacun d’iceulx peuvent aisement renger & combattre quinze ou vingt hommes armez : Ilz bataillent ordinairement avec javelotz, glaives & pierres : & sont leurs chastelletz faictz & foncez d’ays de boys. Et quand ilz veulent partir pour donner bataille, ilz font boire aux elephans certain breuvage, dont eulx mesmes usent en lieu de vin, affin de les rendre plus promptz & hardiz. En ceste Isle y a grande quantité de lyons, leopardz & diverses autres bestes sauvages, qui ne se trouvent es autres pays. D’avantage y a une certaine espece de beste qu’ilz appellent Graffe, ou Giraffe, qui à le col fort long, comme de toyse & demye, de laquelle les jambes de devant son beaucoup plus longues, que celles de derriere. Elle à petite teste, & de diverses couleurs, assavoir blanc & rouge, & infinies petites taches comme roses, disperses par tout le corps. Ceste beste est fort doulce & privée, ne faisant mal ne desplaisir a aucun.


Du nombre infiny des isles de l’Inde.
Chapitre   XLII.



Oultre les isles dessusdictz y en à encores plusieurs autres es parties d’Inde, & toutesfois subjectes & dependentes des principales que j’ay cy dessus descriptes, le nombre desquelles est presque infiny, & ne peult estre certainement assigné : encores que les nautonniers & pilotes qui ont long temps vogué & frequenté la mer dient, qu’il y en a douze mil sept cens en nombre certain, en comptant les habitées & non habitées.