La digue dorée/03

La bibliothèque libre.
Éditions Édouard Garand (30p. 9-14).

III


— À quel endroit allons-nous ? demanda Elzébert à Paul Durand comme ils mettaient tous deux le pied sur le sol de la vieille Capitale.

— Où veux-tu que nous allions ?

— Au meilleur hôtel, le Château Frontenac.

— Notre toilette n’est pas…

— Au diable ces considérations d’accoutrement. D’ailleurs j’ai un rendez-vous demain à cet endroit, avec un acheteur de pelleteries. Nos finances ne nous permettent-elles pas, oui ou non, de vivre dans le luxe ?

— J’avoue qu’elles nous le permettent.

— Alors, pourquoi fais-tu des objections ?

— Je ne sais pas, je ne suis pas habitué aux grandeurs. Toi non plus… Il y a quatre ans que nous avons quitté la civilisation.

— Ça ne veut pas dire que la civilisation nous a quittés. Nous l’avons emportée avec nous. Tu es soucieux ? As-tu peur de faire des gaffes ? La belle affaire ! D’abord, tu n’as pas pour deux sous de psychologie : le seul fait de te présenter dans un hôtel fashionnable vêtu comme tu l’es, va préjuger les gens en ta faveur. Si tu étais le premier abruti quelconque, tu n’oserais pas. Donc, ou tu es quelqu’un ou un homme excessivement riche. Va voir aux bagages… Tu as les reçus ?

— Oui.

— Vas-y tout de suite, moi je vais chercher une voiture.

Quelques instants après, Elzébert apparut devant la gare chargé comme un mulet de montagne. Il portait les deux paquetons d’effets personnels et traînait quatre sacs immenses remplis de fourrures résultat d’une chasse fructueuse de deux ans.

Paul attendait avec la voiture. Elzébert y jeta les colis pêle-mêle. Il alla pour monter lui-même, mais son compagnon le poussa du coude.

— Non !

— Quoi ! je ne suis pas pour m’en aller à pied.

— Personne ne t’a parlé de cela.

— Puisque tu ne veux pas que je monte avec toi.

— C’est parce que j’ai une mission importante à te confier.

— Encore !

— Tu n’es bon qu’à cela.

— Est-ce une mission ou une commission ?

— Elzébert, tu te permets de faire de l’esprit, ça ne te va pas. Le contraste est trop grand avec ta figure de croque-mort. Tu vas aller me chercher… nous chercher une bonne bouteille de… scotch, cognac… je te laisse le choix, mais n’apporte pas de tord-boyaux. Ce soir, avant de nous coucher, nous allons célébrer notre retour au pays des ancêtres. Va… cours… vole… et nous reviens…

Toujours impassible, Elzébert, de sa démarche nerveuse, partit à la recherche du nectar moderne, pendant que la calèche se mit en branle. Le Château était illuminé. Il était près de dix heures du soir. Sur la terrasse les promeneurs se retiraient groupe par groupe. Il ne restait plus que quelques rares personnes. L’air était frais, un air de fin mai. Paul Durand admira ce monument dont l’architecture lui plaisait et où il aurait aimé vivre. Son tempérament d’aventurier s’y serait donné libre carrière. Il aimait l’action, la vie tourmentée, les risques. Quand il pénétra dans la Rotonde, deux « bell boys » portant ses colis derrière lui, il attira immédiatement tous les regards. Cela fit accentuer le sourire de ses lèvres. Ces badauds l’amusaient et il éprouvait une satisfaction d’être le point de mire de tous les hôtes. Il aurait voulu savoir ce qu’on pensait de lui. Descendant l’escalier du fond, deux jolies femmes, jeunes et élégantes, l’observèrent un instant : l’une se cacha sa figure dans son éventail pour esquisser un sourire moqueur. Durand vit le manège. Cela le blessa un peu : mais il prit le parti de regarder les jeunes femmes en face, droit dans les yeux, pour leur signifier qu’elles ne l’intimidaient aucunement. Sous ce regard direct, elles baissèrent la vue et continuèrent leur route en silence.

— Une chambre simple ? demanda le commis.

— Je veux une suite parmi les plus belles que vous ayez. Une suite avec chambre de bain, deux chambres à coucher et un vivoir.

— Je ne sais pas si nous en avons.

Paul sortit son portefeuille et retira deux billets de banque de cent dollars chacun.

— Je vais payer d’avance pour la semaine.

Le commis lui indiqua le numéro de son appartement.

Paul poursuivit :

— Il va venir quelqu’un tout à l’heure pour moi, un grand gaillard vêtu comme je suis. C’est mon associé. Vous le ferez monter à ma chambre. Parmi vos « guests » y a-t-il un… comment son nom ? Attendez… Mac Johnson… Non ! MacPherson… Oui, c’est cela Monsieur MacPherson, de New-York ?

Après avoir consulté la liste des visiteurs, le commis lui répondit affirmativement.

— Bien. Avertissez-le que demain midi je le recevrai à dîner chez moi ; vous m’enverrez le garçon vers onze heures et demie que je commande mon dîner.

Toujours suivi de ses deux « bells boys » qui portaient ses bagages, Durand se dirigea vers l’ascenseur. Son appartement donnait sur la Terrasse et le fleuve. La vue devait y être magnifique dans la journée. Ce soir, l’on n’y distinguait que les lumières de Lévis, et le reflet sur l’eau des traversiers illuminés.

En arrivant, Paul se mit à son aise. Il enleva ses lourdes bottes, qu’il remplaça par des chaussettes en cuir d’orignal, dégrafa sa chemise, sonna, se fit monter une boîte de cigares et quelques bouteilles d’eau de seltz, s’installa dans un fauteuil moelleux, les pieds allongés sur une chaise, alluma un cigare et rêva.

Il lui vint une sensation d’ennui à la pensée de se retrouver derechef au milieu de la foule, dans la cité où la vie sans entraves de la grande nature ferait place à toute une série de conventions dont il serait l’esclave. Il regretta ses lacs, ses bois, ses plaines et ses montagnes. Il regretta la compagnie des hommes frustes et parfois brutaux qu’il était accoutumé de rencontrer. Il regretta les expéditions lointaines, etc., etc…

Mais bientôt, sous l’empire du confort moderne, il se laissa glisser à une sorte de torpeur somnolente.

Il songea à Jeannette, la frêle Jeannette, aperçue durant une heure à peine et qui lui avait causé une impression si forte. Sous son écorce fruste, il cachait une âme sensible, un cœur bon qui n’avait jamais battu bien fort. Les seuls sentiments dont il eût fait l’expérience à part l’amour filial étaient des sentiments d’amitié. Jamais il n’avait connu la douceur d’une affection de femme, ni ne s’était soucié de la connaître. Il avait bien eu durant ses années de prime jeunesse et aux cours de ses randonnées par le pays, quelques aventures galantes, mais toutes, elles avaient été des aventures sans lendemain, et jamais il n’avait donné à aucune femme la moindre parcelle de son cœur. Car l’amour c’était une bagatelle ; il ne croyait pas que l’on puisse aimer.

— Rentre donc, imbécile ! cria-t-il comme on frappait depuis déjà quelques minutes dans la porte. Tu as bien pris du temps à trouver… ce que tu as trouvé ?

— Je ne connaissais pas les endroits et je suis revenu à pied.

Et Elzébert défit un paquet qu’il portait sous un bras.

— Regarde ce que j’ai emporté… du Gin… du bon vieux John…

— Après ?

— Une bonne bouteille de scotch.

— Rien qu’une ?

— Plus une autre.

— Avec ça on passe la nuit debout. Mets-toi à ton aise et allume un cigare. Elzébert, je me sens communicatif ce soir, et tu vas me faire le plaisir d’écouter tout ce que je vais te conter sans ouvrir ta vénérable boîte. Comment aimes-tu notre installation ?

— Elle n’est pas mal.

— Demain, nous irons nous habiller de neuf. Je veux que tu sois élégant, Elzébert. Si tu faisais des conquêtes à Québec ?

— Moi, je suis comme toi, je ne crois pas aux femmes !

— Tu as déjà de l’expérience ? C’est le cas de dire qu’il n’y a plus d’enfants. Conte-moi ton expérience !

— Elle est simple : j’ai aimé une jeune fille. Je devais l’épouser dans un mois, mais elle a rencontré un autre, et elle m’a planté là. Un point… c’est tout.

— Bravo ! Au moins, tu es un homme intéressant. Tu as un passé. Sers-nous quelque chose… j’ai soif. Il y a longtemps que nous n’avons bu de la bonne boisson. Te rappelles-tu du tord-boyaux de Golden-Creek ?

— C’était mieux que rien !

Paul Durand était un homme expansif. Il lui fallait extérioriser tout ce qu’il ressentait. Depuis la veille, il était la proie d’une vague à l’âme dont la cause se rattachait à sa visite chez Jeannette. Il n’avait pas à se le cacher, la jeune fille lui avait plu. Elle l’avait impressionné fortement, à tel point que durant tout le trajet en chemin de fer, il n’avait cessé d’y penser. À quoi bon, elle était fiancée à un autre, à son ami ! Cet autre, il est mort… Et puis… et puis tout cela c’est pour le goût de l’avenir, pour mettre dans sa vie l’élément romanesque qui va manquer. Ce serait du nouveau. Mais comment la revoir ? Quel prétexte inventer ?

Soudain il s’arrêta et donnant, selon sa manie, une formidable tape sur l’épaule d’Elzébert, il s’écria :

— Eurêka !

— Quoi ?

— J’ai trouvé !

— Mais quoi ?

— Un moyen sur de la revoir !

— Je ne te comprends pas… ta boisson te fait-elle déjà effet ?

— Imbécile ! Tu seras toujours l’imbécile que tu étais, que tu es… et que tu seras. Que penses-tu de Jeannette Chevrier ?

— Je pense beaucoup de bien… que veux-tu que je pense ? Qu’elle est la plus charmante du monde ?

— Écoute-moi, Elzébert, et regarde-moi ! Crois-tu que je puisse plaire aux femmes ?

— Pourquoi pas ?

— Tu as raison, je ne suis ni pire ni mieux qu’un autre. C’est vrai que je suis taillé à coups de hache, j’ai les traits épais… et je n’ai rien de raffiné…

— Ça te donne un air plus mâle.

— Sûr ?

— Puisque je te le dis.

— Servons-nous une autre rinçade, Elzébert, et buvons au succès de notre prochaine aventure, la plus difficile de toutes.

Un choc de verres et deux coudes qui se lèvent, deux langues qui claquent, l’opération est terminée.

— Après avoir joué aux prospecteurs, aux trappeurs et aux courreurs de bois, poursuivit Paul, nous allons jouer aux détectives, aux redresseurs de torts, aux protecteurs des orphelines, aux vengeurs… Elle a raison : il a été assassiné.

— Qui, elle ?

— Jeannette… Elle a raison : Germain n’est pas mort d’un accident… il est mort assassiné !

— C’est un accident pur et simple !

— Imbécile ! Combien de fois vais-je te répéter que tu es un imbécile ? Elzébert, tu ne t’appelles pas « Mouton » pour rien. Tu as l’esprit borné comme un mouton. Tâche, au moins, de suivre comme un mouton !

— Pour te faire plaisir.

— Suis mon raisonnement. Quand on lui a appris qu’il était mort, elle a dit qu’elle le savait. Ça été plus fort qu’elle. Ensuite, à plusieurs reprises elle a manifesté cette conviction. Malgré les preuves qui te paraissent convaincantes et que tu lui as données d’un accident, elle n’a pas cru à ta théorie. Pourquoi ? En tout cas, cela me paraissait étrange que Germain ait manqué de prudence à ce point que d’essayer de ramener le canot à bord, en s’aidant du canon d’un fusil resté dans l’embarcation. Il a rencontré quelqu’un qui le connaissait à Golden Creek et qu’il a refusé de saluer. Quel sorte de type c’était ?

— Un étranger.

— Je te dis qu’elle a raison. Il y a un mystère dans tout cela et nous allons éclaircir ce mystère. Elzébert, nous repartons pour Montréal dans deux jours. Ah ! continua-t-il en se frottant les deux mains, j’avais peur de m’ennuyer et de trouver l’existence monotone ; nous avons de la belle besogne devant nous. Et puis… ça va ressembler à un vrai roman… Un quidam a assassiné Germain, voilà le drame ! Il y a une belle jeune fille, l’héroïne : Jeannette ! Puis, un aventurier… moi ! Son acolyte, toi ! Puis un vilain, un monsieur X… quelconque, et une affaire embrouillée au suprême degré… Ça va être digne de nous, Elzébert !

— Je pense qu’on serait peut-être aussi bien de se reposer quelques semaines, de jouir tranquillement de notre argent. On a assez mangé de misère pour dormir enfin sur nos lauriers.

— Est-ce toi qui parles ainsi ? Un crime à venger, un beau crime bien compliqué, bien mystérieux, bien ténébreux… Elzébert, je te renie. Le luxe t’avilit l’âme ! La ville opère déjà sur toi…

— Tu sais bien que je te suis partout, pourquoi parler inutilement ?

— Et toi… pourquoi vouloir t’opposer à l’accomplissement d’un projet héroïque, qui nous ménage de belles péripéties ? Tiens, Elzébert, tu es chaud… On va se coucher. D’ailleurs moi aussi je commence à me sentir bien enthousiaste. Un verre… et c’est le dernier… Verse ! Bon… salut !

— Salut !

— Maintenant, comme dans le Maître de Forge, voici tes appartements, et moi les miens !

Le lendemain matin, dès à bonne heure, les deux hommes n’eurent rien de plus pressé que de se rendre chez un tailleur se commander chacun un habit.

— Et puis, faites vite ! conclut Paul. Taillez, cousez immédiatement. Il nous les faut le plus tôt possible, et, ajouta-t-il en se gourmant de l’air d’un nouveau riche, « money is no matter ».

Le tailleur exigea un acompte. Quand il vit la liasse de billets de banque entre les mains de son client, il s’inclina profondément, appela ses assistants et les fit immédiatement se mettre à l’œuvre.

— À présent, où va-t-on ? demanda Elzébert.

— Saluer mon frère que je n’ai pas vu depuis cinq ans.

— Qu’est-ce qu’il fait, ton frère ?

— Il est avocat.

— Où demeure-t-il ?

— Rue des Remparts.

— Vous n’y allons pas dans cet accoutrement ?

— Pourquoi pas ?

L’instant d’après ils frappaient à la porte d’une vieille maison de pierre solide et cossue, bâtie le long des fortifications et d’où la vue embrassait une partie de la basse-ville avec ses rues étroites bordées de constructions aux toits en pignons. Plus loin, on voit le port où les mats des goélettes à l’ancre se reflètent dans l’eau, et plus loin encore, la chaîne naissante des Laurentides, et les « Caps » qui barrent l’horizon.

— C’est ici que je suis né, fit Paul.

— Ici ?

— Oui, mon père, le juge Durand, habitait ici. Tu ne savais pas que mon père était juge de la Cour Supérieure ?

— Tu me l’apprends.

— C’est comme je te le dis. Moi, après mon cours d’études au Séminaire, j’ai couru les aventures, incapable de me résoudre à la vie sédentaire. Tu sais quelle a été ma vie depuis cinq ans que je te connais ?

— La fortune t’a souri quand même, puisque nous sommes très riches aujourd’hui.

— Notre histoire démolit le proverbe qui veut que « pierre qui roule n’amasse pas mousse ». C’est vrai, nous n’avons pas amassé de mousse, nous avons amassé de l’or.

La bonne venait d’ouvrir la porte.

— M. Adrien Durand est-il chez lui ?

Croyant qu’elle avait affaire à des clients du maître célèbre du Barreau de Québec, la bonne, bien stylée, surprise d’une visite aussi matinale — il n’était pas encore neuf heures — leur répondit d’un ton assez rogue :

— Monsieur Durand sera à son bureau, rue Saint-Pierre, à dix heures. Pour le moment il n’est pas visible.

— S’il ne l’est pas pour les autres, il le sera pour moi, dit Paul.

Et sans plus de façon il pénétra dans la maison suivi de son fidèle Elzébert et, prenant un air farouche :

— Dites à Monsieur Durand que deux hommes, qui viennent de commettre un meurtre, désirent le voir immédiatement.

La servante, effarée, s’esquiva dans le corridor.

En robe de chambre, Mtre Adrien Durand fit bientôt son apparition. C’était un homme dans la quarantaine, aux cheveux légèrement grisonnants. Il était haut de taille, mais plutôt frêle.

— Bonjour, Adrien, dit Paul en se portant à sa rencontre, et, comme s’il se fut agi d’un enfant, il le souleva de terre dans ses bras robustes, le déposa sur le sol, et suivant sa coutume, lui donna sur l’épaule une tape de l’un de ses formidables « battoirs ».

— Hein, mon vieux Adrien, tu ne t’attendais pas à me voir. Tiens ! je te présente Don Sancho Elzébert Mouton.

L’avocat gardait, malgré cette démonstration, son sang-froid et son attitude impeccable d’un homme du monde.

— Depuis quand es-tu à Québec ? demanda-t-il simplement.

— Depuis hier.

— Tu repars ?

— Demain.

— Tes affaires ?

— Excessivement prospères… j’ai trouvé une mine d’or.

— Tant mieux pour toi. Cette fois-ci, j’espère que tu vas te ranger et abandonner ta vie aventureuse.

— Pas du tout, je me lance dans la plus grande aventure.

— Tu te maries ?

— Tu es fou ! Moi, me marier ? Tiens, je n’y pensais pas, c’est une idée. Ta femme est bien ? Ta famille aussi ? Tant mieux ! Je n’ai fait qu’arrêter te saluer ce matin en passant. Je te retiens à dîner à midi au Château. Je serai à ma chambre à cette heure-là. J’aurai beaucoup de choses à te conter. Vas-tu à la cour cet après-midi ?

— Non.

— Alors, fais en sorte d’être libre… À midi !

— À midi !

Paul Durand employa ce qui lui restait de sa matinée à flâner par les rues. Il parcourut la rue Saint-Jean en son entier, s’arrêtant aux devantures des magasins comme un badaud. Il goûtait cette sorte de repos. Il avait l’illusion d’être en voyage dans un pays éloigné, et aussi il éprouvait une sensation de plaisir à retrouver des lieux témoins de ses jeunes années. Il se rappelait des souvenirs de sa prime enfance, puis de sa jeunesse sans amour, partant sans poésie.

Paul Durand était le deuxième fils du juge Durand, et il perdit son père vers l’âge de dix-sept ans, une année avant de quitter le collège. Batailleur, il ne passait pas une journée sans avoir une algarade avec ses camarades de jeux. Elles finissaient toujours par une réconciliation. Au sortir du collège, il s’engageait six mois par année pour aller dans les bois, avec des parties d’ingénieurs et d’arpenteurs. Son frère, chez qui il logeait, et qui, grâce à son titre d’aîné s’arrogeait le droit de le morigéner, lui avait souvent conseillé d’étudier une profession, ou, à défaut, de s’établir sérieusement et de se créer une situation en rapport avec son origine et son instruction. Mais Paul, aventureux et romanesque, trouvait cela trop monotone et préférait courir le monde à la recherche des aventures. Sa dernière équipée fut dans le Nord Ontario. Ayant rencontré à Golden Creek, lors d’une soûlade prise ensemble, un trappeur du nom d’Elzébert Mouton, Paul Durand l’accompagna dans les bois, se fit trappeur lui-même, trouva une mine d’or, où l’on ramassait le métal déposé là par alluvions, presque à pelletée, — passa quelques années à prospecter et à trapper, et revint en son pays natal, passablement riche. Ils avaient dans leur chambre un stock de pelleteries, fruit de deux années de chasse, des plus considérables et qui, à midi, leur rapporterait plus de dix mille dollars.

Paul Durand pouvait donc regarder l’avenir sans avoir peur de la vie, comme une partie gagnée. Son optimisme s’en trouvait augmenté, et il ne lui restait plus qu’à se trouver une occupation digne de ses aspirations et digne de ses goûts. Le hasard lui avait fourni une occasion propice de satisfaire son penchant au mystérieux en lui faisant rencontrer Jeannette Chevrier, et le jetant dans une affaire ténébreuse où il ne tenait qu’à lui de jouer un rôle de premier plan.

Il songeait à tout cela en faisant sa promenade. Contre son habitude, il était peu loquace, ce matin-là. Il allait lentement, les mains derrière le dos, sa pipe à la bouche. Soudain, une idée baroque lui traversa le cerveau. Il était devant l’Hôtel de Ville. Il regarda l’heure à l’horloge de la terre, elle indiquait dix heures et vingt.

— Elzébert, dit-il, la vie est plate.

— Je ne trouve pas.

— Ça manque de piquant. Sais-tu ce que nous devrions faire avant le dîner ?

— Avec toi on ne sait jamais.

— Essayer nos bras.

— Tu es fou !

— Non. On va aller dans un bar, le plus « tough » qu’on pourra trouver, tu vas engendrer une chicane et je vais la terminer.

— Ça ne me sourit pas du tout.

Durand eut beau insister, Elzébert ne se sentait pas d’humeur belliqueuse. Il se sentait moins à son aise dans une grande ville policée, où il y a des agents de la paix, des tribunaux et des juges, que dans le pays mi-sauvage, mi-civilisé où la force brutale est un atout des plus importants.

Force fut donc à Paul Durand de refréner ses goûts de matamore et de continuer de déambuler bien prosaïquement par les rues de la vieille capitale.

De retour à l’hôtel, il se recommanda un dîner des plus copieux arrosé de libations non moins copieuses, régla avec le marchand de fourrures les différents détails de sa vente, empocha le chèque qui s’élevait à $11,500, passa l’après-midi avec son frère à lui raconter tous ses faits et gestes depuis leur dernière rencontre, écouta ses inévitables admonestations, descendit en compagnie d’Elzébert passer la soirée dans un bar de St-Sauveur où, chose étonnante, il n’engagea chicane à personne, remonta à sa chambre et se coucha, bien décidé, avant de s’endormir, à reprendre le train de Montréal dès le lendemain.

Ce qu’il fit après la visite chez le tailleur, à la banque, et quelques commissions accomplies çà et là.