La digue dorée/06

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Éditions Édouard Garand (30p. 19-22).

III


Les deux fenêtres de la chambre étaient prudemment habillées de leurs stores. Un gilet posé sur la poignée de la porte cachait le trou de la serrure, empêchant tout curieux de voir de dehors ce qui se passait à l’intérieur.

Paul Durand s’étira en bâillant, dans l’un des deux lits. Puis il se leva d’un bond et alla secouer Elzébert Mouton.

L’autre marmotta des paroles peu ecclésiastiques.

— Voyons ! voyons ! Elzébert, fit Paul, éveille-toi ! Il nous faut déguerpir, quitter Montréal aujourd’hui à tout prix. Sinon, il y va de notre vie. Moi, tu sais, je ne suis pas encore prêt à vendre ma peau au diable.

Elzébert se leva à son tour silencieusement, et alla lever un des stores.

— Non, non, ne fais pas ça, mon vieux, un ennemi peut nous voir du dehors et nous tuer d’une balle dans la tête. Tu te rappelles la campagne d’un nommé Milette contre les Francs-maçons à Montréal, il y a quelques années ; Millette a failli être tué comme ça. Baisse-moi ce store !

— Comme tu voudras, mon vieux. Mais laisse-moi te dire que tu es fou, idiot, à lier comme du foin prêt à mettre en bottes. Personne ne veut nous tuer, c’est une farce, un attrape-nigaud. J’ai honte d’avoir eu peur et d’avoir fui hier soir. Moi, je reste à Montréal. Toi, fais ce que tu voudras. Mais je ne te comprends pas, tu as vu des ours, tu as déjà lutté avec l’un d’eux, et tu as failli être attaqué par un orignal en rut après que j’eus imité le vagissement de la femelle, et tu as eu peur d’un homme, d’un inconnu ? C’est inconcevable !

— C’est parce qu’il est inconnu que je le crains.

— Eh bien ! nous allons le forcer à se faire connaître.

À ce moment quelqu’un frappait dans la porte.

Paul Durand sursauta.

— Ne va pas ouvrir ! Ne va pas ouvrir ! chuchota-t-il. Si c’était quelque ennemi ! Il pourrait nous abattre, là, de deux coups de revolver.

— Va donc ! poule mouillée. Cache-toi sous le lit, si tu as peur. J’ouvre.

Durand se recroquevilla dans un coin aussi loin que possible de la porte.

Elzébert ouvrit.

C’était un des commis de l’hôtel qu’il y avait là.

— Vous êtes bien Monsieur Durand ?

— Non. Mon nom est Mouton… Elzébert.

— Eh bien ! messieurs Mouton et Durand, quelqu’un vous attend au salon et vous fait dire qu’il s’agit d’affaires très urgentes.

Quand ils furent seuls, Durand déclara :

— Moi, je n’y vais pas, je ne suis pas encore prêt à mourir. Celui qui est au salon va nous assassiner, c’est sûr.

— Mais non. Rappelle-toi que nous avons jusqu’à demain soir pour quitter la ville. Jusqu’à demain soir notre vie n’est pas en danger. Rappelle-toi que nous n’avons pas que des ennemis à Montréal ; hier soir quelqu’un nous a dit : « N’ayez aucune crainte ! Espérez… espérez une grande joie ! Une grande joie infinie vous attend ! »

— C’est pourtant vrai.

— Prends ton revolver, je vais prendre le mien. À la moindre alerte, le revolver au poing ! Nous vendrons chèrement notre vie. Es-tu prêt ?

— Je crois que je vais y aller.

Ils s’armèrent tous deux, et, la main dans la poche où se trouvait leur arme, ils descendirent prudemment au salon. Quand ils se trouvèrent près de cette pièce, ils redoublèrent de prudence. Elzébert jeta un coup d’œil furtif par la fente que faisait la porte entre-bâillée.

— C’est une femme qu’il y a là, dit-il.

— Diable ! qu’est-ce que ça veut dire ? Que peut-elle nous vouloir ? Est-ce une jeune femme ?

— Ni jeune ni vieille.

— Belle ?

— Ni belle ni laide.

— Tes renseignements sont maigres, aussi bien d’entrer.

Ils entrèrent.

La femme se leva. Elle était grande, svelte. Sa figure était un peu ravagée par le temps. Elle indiquait 40 ans peut-être et n’était point belle ; mais elle avait cet air attirant qui nous rend tout de suite une personne sympathique.

— Vous êtes bien messieurs Mouton et Durand ? demanda-t-elle.

— Oui, madame…

— Je suis madame Ernest Chénier.

— Ah !

— Oui, je sais que vous ne me connaissez pas. Je viens au sujet de mademoiselle Jeannette Chevrier.

Elzébert et Paul se regardèrent ahuris, hébétés. De quoi pouvait-il bien s’agir encore ?

— Ah !… répéta Elzébert.

— Vous avez eu hier, n’est-ce pas, la visite de mademoiselle Chevrier ?

— Mais non, madame, firent-ils en chœur, au comble de la surprise et de la stupéfaction. Jamais Mlle Chevrier n’est venue nous voir ici.

— Cependant, vous lui aviez, n’est-ce pas, envoyé une lettre pour lui demander de venir ici vous rencontrer ?

— Mais, jamais de la vie !

Elzébert et Paul avaient les yeux grands comme des dollars d’argent américains.

Madame Chénier s’écrasa dans une chaise, pâle, très pâle.

— Mon Dieu ! Mon Dieu ! fit-elle, c’est effrayant !

— Il lui est sans nul doute arrivé un grand, un très grand malheur. Elle n’aurait jamais dû accepter cet argent, ces milliers de piastres maudites ; je le lui ai dit d’ailleurs.

— Mais de quel argent parlez-vous ?

— Laissons cela, messieurs, je vous en reparlerai plus tard. Pour le moment, il s’agit de retrouver Jeannette.

— Ah ! elle est disparue ?

— Oui, je m’en vais vous relater son histoire. Elle reçut une lettre. La pauvre petite était venue chez moi, sa tante, pour me rendre visite hier. C’était une lettre supposée être de vous. Tenez, messieurs, voici la lettre. Elle l’a laissée sur le buffet de la salle à manger avant de partir. Lisez.

Elzébert lut :

« Mademoiselle Jeannette Chevrier,

« 2112, rue Saint-Denis, Montréal.

« Mademoiselle,

« Voulez-vous avoir l’extrême obligeance de venir nous voir à notre hôtel, 1218 rue Peel, demain matin à onze heures. Nous avons une communication très importante à vous faire au sujet de Germain Lafond. Vous trouverez sans doute étrange que nous n’allions pas nous-mêmes à la maison où vous vous trouvez ; mais cela nous est absolument impossible. Nous vous en expliquerons la raison lors de votre visite. »

Elzébert Mouton
Paul Durand.


— Mais nous n’avons jamais écrit cette lettre. Ce n’est ni mon écriture, ni celle de Paul d’ailleurs.

— C’est une affreuse infamie.

— Je le sais maintenant, messieurs ; mais laissez-moi continuer mon histoire. Jeannette est partie de chez moi hier matin, vers dix heures. Elle devait être de retour pour le repas de midi. À deux heures de l’après-midi elle n’était pas encore arrivée. À quatre heures je commençai à être inquiète. J’avais remarqué depuis qu’elle est allée à Québec qu’une ombre de peur semblait planer continuellement sur son esprit. À six heures, je n’y tins plus et je vins à l’hôtel ici. Malheureusement vous étiez sortis. Je ne vous le cache pas, messieurs, je crus alors que les criminels, c’étaient vous !

— Oh ! madame…

— Je sais maintenant que je me trompais et je vous demande pardon de ma pensée. Je n’ai pas averti la police hier soir, parce que je me disais que Jeannette avait peut-être rencontré des amies. Mais les heures de la soirée se sont écoulées. Je vous ai attendus jusqu’à dix heures. Vous n’étiez pas encore de retour. Nous allons, n’est-ce pas, avertir la police ?

— Non, non, madame, dit Elzébert. J’aime mieux que nous réglions cette affaire nous-mêmes. La police peut nous faire plus de tort que de bien. Vous savez, nous en connaissons plus long que vous là-dessus. Écoutez nos conseils.

— Mais que faire ?

— Nous allons nous-mêmes conduire une petite enquête qui aboutira, je suis sûr. Sinon, nous aurons recours à une agence de détectives, une agence avec laquelle nous serons sûrs du secret absolu.

— Mon Dieu ! Mon Dieu ! quand je songe que Jeannette est sans doute entre les mains de bandits qui la maltraitent, en ce moment, qui lui manquent de respect peut-être !

— Ne vous désolez pas, madame, nous allons la retrouver.

Quelqu’un frappa à la porte du salon.

Elzébert cria :

— Entrez !

Le même commis que tout à l’heure pénétra dans la pièce.

— C’est encore quelqu’un qui veut vous parler, messieurs Durand et Mouton.

— Est-ce une femme ?

— Non, c’est un petit bambin.

— Faites-le entrer.

Un garçonnet bien mis, de douze ou treize ans, pénétra dans le salon et enleva poliment sa casquette.

— C’est papa qui m’envoie, dit-il.

— Oui, mais qui est ton papa, mon petit ?

— Mon papa, c’est Monsieur Albert Trudel qui travaille au Palais de Justice.

— Connais pas.

— Je le sais bien. Mais ce matin en passant sur la rue Cadieux, j’ai trouvé une lettre sur le trottoir. Il y avait sur l’enveloppe ces mots : « Qui que vous soyez qui recueillerez cette lettre, remettez-la à messieurs Durand et Mouton, 1218 rue Peel. Il y va de ma vie. Ne perdez pas une minute ! » Vite je courus montrer ça à papa, au Palais de Justice. Papa me dit de venir vous donner la lettre tout de suite. La voici !

Elzébert s’empara de la missive avec quelque chose comme de la voracité. Il l’ouvrit en un tour de mains et la lut.

— C’est bien vrai, madame, fit-il. Mademoiselle Chevrier est prisonnière.

— Mais lis donc cette lettre à voix haute que nous sachions, nous aussi, Elzébert !

Celui-ci lut alors :


« Mes amis,

« Car je crois pouvoir vous appeler mes amis, je suis tombée dans un traquenard. On m’a faite prisonnière. Pourquoi ? Je n’en sais absolument rien. Mais je souffre horriblement. Les hommes qui m’ont en leur possession sont sales, malpropres, polissons. Ils me parlent avec une grande grossièreté, et j’ai peur, une peur immense, à mon honneur. Sauvez-moi, mes bons amis, sauvez-moi ! Car je vais mourir ! Venez vite au numéro 32g de la rue Cadieux ! »

« Jeannette. »


Elzébert, Paul et la dame se précipitèrent en courant dans l’escalier. Quand ils furent dehors, Elzébert dit :

— Dans un quart d’heure, Jeannette sera libre.

Puis il loua un taxi et ils partirent à toute vitesse vers la rue Cadieux.