La digue dorée/21

La bibliothèque libre.
Éditions Édouard Garand (30p. 61-63).

VII


Il était près de sept heures quand je revins à mon bureau. Mon voisin de campagne, le Dentiste Chartier, m’y attendait.

— Bonjour, Notaire, comme vous voyez, je suis devenu votre garçon de bureau. Vers six heures, il est venu un Monsieur. Après vous avoir attendu une dizaine de minutes, il est reparti en laissant cette enveloppe pour vous.

Je m’empressai d’ouvrir la missive :

« Bien cher Notaire :

Je viens de prendre livraison de ma charte. Elle est arrivée par le courrier de quatre heures. Comme vous n’étiez pas là, je me suis permis d’ouvrir l’enveloppe et de l’apporter. Veuillez trouver ci-inclus une somme de mille dollars, nouvelles arrhes sur vos honoraires.

Bien à vous,
Votre Compagnon de Pêche ».

— Elle est forte celle-là, comment ce Monsieur pouvait-il se trouver juste au moment où cette lettre m’arrivait ?

— Nouveau désagrément, Notaire ?

— Loin de là, mille piastres qui me tombent du ciel.

— Mais alors, c’est pour le mieux. J’ai appris dans quelle situation pénible vous vous trouvez et j’ai pensé que la présence d’un ami sincère ne vous serait pas désagréable.

— La présence d’un ami est toujours agréable, Docteur ; mais quant à la situation pénible dont vous parlez, je vous avoue très franchement qu’elle n’existe plus pour moi, depuis cet après-midi, je vois clair en l’affaire et j’ai la certitude absolue que tout se dénouera de la manière la plus simple du monde.

— Alors, je puis sans crainte vous montrer les journaux de ce soir, le Monde et la Nation ont chacun un « scope » aujourd’hui sur l’affaire Lafond.

— Vraiment ?

— Mais oui. Dans le « Monde » il y a la confession complète du nommé Philéas, arrêté pour ivrognerie et port d’arme et qui, pour obtenir la clémence du tribunal, a fait des aveux complets.

— Et que dit-il ?

— Il raconte comment, depuis six mois, il est au service du pseudo banquier Morin, alias Landry, il raconte les attentats commis sur la personne de Mademoiselle Chevrier, rue Cadieux, sa participation à l’arrestation de Lafond au Château Frontenac, il y a surtout toute une scène passée à l’Hôtel Mont Royal alors que Landry, se croyant seul, aurait proféré contre Lafond et sa fiancée les pires menaces.

— Et ce Philéas, est-ce une nouvelle figure ?

— On en avait entendu parler vaguement lors de l’arrestation du présumé Lafond, au Château Frontenac.

— Et le scope de la « Nation ».

— Celui de la « Nation » est encore plus troublant. Mais que dis-je, ce n’est pas un « scope », c’est deux que ce journal nous offre. D’abord une communication du frère de Pierre Landry, déclaration avec preuve à l’appui, à l’effet que ce pauvre Pierre Landry serait mort à Vancouver depuis plus d’un an. Voilà, n’est-ce pas, qui corse encore l’affaire.

— Certes oui ! dis-je en simulant l’étonnement.

— Mais ce n’est pas tout. Dans le même journal, il y a une « lettre ouverte » de Henri Morin à ce même Landry.

— Vraiment ? Laissez-moi voir ?

— Tenez, lisez :


L’AFFAIRE LAFOND


À l’escroc Pierre Landry,

Quelque part en la Province de Québec.
Triple imbécile :

Je ne sais si tu commences à être las de séquestrer mon ami Lafond ; mais ce que je puis t’assurer, c’est que je trouve que la comédie a duré assez longtemps et qu’il va falloir y mettre fin. À quoi bon d’ailleurs vouloir jouer avec moi, tu sais bien, fat personnage, que tu n’es pas de force à soutenir le combat. Tu te crois fort parce que tu séquestres Lafond ? Et après ? Tenir Lafond n’est pas tenir son secret et ce secret, tes menaces stériles seront toujours impuissantes à le lui arracher. Comprends-moi bien, quoique tu fasses, tu ne mettras jamais ta sale main sur la mine de Lafond… Et cependant, elle existe cette mine, moi qui t’écris, je l’ai visitée sur tout son parcours, j’ai mesuré ses larges veines quartzeuses où scintille l’or fauve… j’ai détaché à profusion ces cristaux de galène qui accompagnent toujours les dépôts d’or natif, j’ai calculé au million de piastres près la fortune énorme qu’elle constitue ; mais toi, Landry, jamais, entends-moi bien, jamais tu ne fouleras le sol de ce nouvel Eldorado !

Attention Landry, surveille bien ton prisonnier… Je sais où tu le caches, aucun de tes mouvements ne m’échappe et à la moindre défaillance, je délivrerai mon ami captif et tu seras pris toi-même. Encore cinq jours, Landry la canaille, et Lafond sera rendu à la liberté.

À bientôt,

HENRI MORIN.


— Eh bien, Notaire, que pensez-vous de ceci ?

— Je pense que si le cœur vous en dit, nous allons jouer une bonne partie d’échecs.

— Une partie d’échecs ! Vous êtes un homme extraordinaire, Notaire, vouloir jouer aux échecs quand une telle série d’embêtements vous tombent sur la tête.

— Puisque je vous dis que tout va s’éclaircir.

— Comme vous voudrez. Laissez-moi vous dire que je suis heureux de vous trouver en une telle quiétude.

Il était près de minuit quand mon ami me quitta. Je me retirai dans ma chambre où j’avais apporté tous les journaux de la semaine. conservés à mon intention par mon clerc.

Les rapports des deux premiers jours de mon absence ne faisaient pas mention de l’affaire Lafond, mais dans le troisième numéro du « Monde » on faisait allusion à la demande d’incorporation que j’avais faite. Le lendemain, le journal précisait et tout en ne faisant aucun commentaire désagréable sur ma conduite, on donnait copie de cette demande d’incorporation. Le cinquième jour, le journal publiait un article presque libelleux intitulé : « Un notaire introuvable » et quoique l’on ne mentionnât pas mon nom au cours de cet article, mis en regard du numéro précédant, le coup ne pouvait manquer son but.

C’est alors que la « Nation » avait commencé à me défendre.

Je dus m’endormir très tard cette nuit là, car il était près de dix heures quand je m’éveillai le lendemain.

Je m’habillai à la hâte, allai prendre un léger déjeuner au restaurant voisin et quand je revins au bureau, une heure plus tard, une jeune fille m’y attendait.

— Mademoiselle ?

— Jeanne Chevrier…

— Mais oui ! je me souviens avoir vu votre photo dans les journaux. Que puis-je faire pour vous ?

— Je viens de recevoir une lettre de mon fiancé, il vit, Notaire, il vit ! Pour la première fois depuis de longs mois, j’ai la certitude absolue qu’il vit !…

— Je suis heureux, Mademoiselle, très heureux ; mais enfin, je ne vois pas en quoi je puis…

— Voici ce qu’il m’écrit, Notaire :


« Ma chère Jeannette,

« Encore quelques jours d’épreuve et enfin le grand bonheur promis. Quoiqu’il arrive, ayez confiance au Notaire Desgrèves et faites ce qu’il vous dira de faire.

« À vous pour toujours. »

— Si vous saviez, Notaire comme je suis heureuse ? Parlez-moi de lui ?

— De qui ?

— De mon fiancé, de mon cher Germain !

— Comment pourrais-je vous parler de lui puisque je ne le connais pas…

— Il est impossible que vous ne le connaissiez pas, Notaire, car alors, comment pourrait-il me commander d’avoir confiance absolue en vous ?

— C’est toutefois l’entière vérité… À moins que… mais non, c’est impossible… absolument impossible… et cependant…

— Vous dites ?

— Vous me faites divaguer, Mademoiselle ; mais enfin, quel âge a votre fiancé ?

— Il a vingt-sept ans. Il est grand, élancé, il a le teint bronzé, la chevelure noire…

— A-t-il sa barbe ?

— Non, pas même une moustache…

— Mon homme porte une moustache, mais enfin, cela ne prouve rien et par ailleurs… Mademoiselle, êtes-vous bien certaine que cette lettre vous vienne de votre fiancé ?

— Mais oui, je vous assure que je connais l’écriture de mon Germain !

— Comment ! cette lettre est écrite de sa main ? Laissez-moi voir ?

— Tenez !

L’émotion que je ressentis en parcourant ces quelques lignes fut une des plus grosses de ma vie, elles m’apportaient la certitude que mon hypothèse était fondée.

— Mademoiselle, je suis maintenant absolument certain d’avoir le mot de l’énigme qui nous occupe.

— Quelle énigme ?

— L’énigme qui entoure la disparition de votre fiancé, sa séquestration loin de vous, de toute l’affaire Lafond enfin.

— Et ce mot, c’est ?

Je pris ma plume et sur le buvard de mon bureau, je traçai un mot de neuf lettres. Avant même que j’aie terminé, la jeune fille avait deviné le mot.

— Comment ? Vous croyez ?

— J’en ai la certitude absolue. Il y a dans cette affaire trop de choses incompréhensibles et souvent illogiques, une intrigue qui se développe avec une lenteur trop savamment combinée pour que ce soit naturel. D’ailleurs, nous n’allons pas tarder à voir nos conclusions confirmées. Tel que vous le dit votre fiancé, d’ici quelques jours, la lumière sera faite pleine et entière.

— Dieu vous entende, Notaire. Voici ma carte, si vous désirez me voir, vous n’aurez qu’à me téléphoner. Au revoir, Notaire.

— Au revoir, Mademoiselle. En vous quittant je vous dis comme votre fiancé : « Ayez confiance, l’épreuve tire à sa fin. »