La doctrine de la récompense dans la pédagogie scientifique, par M. Fernando Agabiti

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La doctrine de la récompense dans la pédagogie scientifique, par M. Fernando Agabiti
Revue pédagogique, premier semestre 1889 (p. 274-277).

La dottrina del premio nella pedagogia scientifica (La doctrine de la récompense dans la pédagogie scientifique), par M. Fernando Agabiti, directeur de l’enseignement primaire et populaire de la ville de Pavie, avec une préface de M. Saverio De Domenicis, professeur de pédagogie à la faculté des lettres et philosophie de l’Université de Pavie. Avant d’entrer dans l’examen même de l’ouvrage de M. Agabiti, nous croyons devoir résumer brièvement l’introduction qui la précède. Cette introduction nous a frappé par son ton attristé et découragé.

À quoi bon s’efforcer, dit M. De Domenicis, de prouver l’utilité des récompenses à l’école dans un pays où l’école n’existe pas, où le Parlement laisse la législation scolaire dans un véritable chaos, — le mot revient plusieurs fois. Il y a bien d’autres questions que celle des prix dans les écoles. Il existe une disproportion énorme entre ce que l’État fait pour l’armée, la marine, les travaux publics, la législation, l’agriculture et l’industrie, et ce qui a été fait pour l’école… L’obligation a été proclamée pro forma, mais, tandis que la vieille vie scolaire disparaissait, la nouvelle n’apparaissait pas. Où sont-ils, ces vieux maîtres qui ne savaient pas ce qu’ils enseignaient ? D’autres sont venus, plus instruits, mais plus préoccupés de leur carrière que de l’enseignement. (Que le lecteur n’oublie pas que nous sommes de l’autre côté des Alpes.) Matières d’enseignement, programmes, horaires, on a tout fait, défait, refait à titre d’essai et toujours sans rien trouver de satisfaisant. L’école populaire, telle qu’elle existe chez nous, ne peut éveiller dans la conscience du peuple qu’une seule idée, celle de son inutilité, de sa stérilité, de son néant. Comment appliquer avec fruit les principes de la pédagogie dans un pays où l’obligation de fréquenter l’école n’est imposée qu’aux enfants de six à neuf ans ? Tout cela rend bien difficile l’application scientifique des récompenses à l’école.

Toute grande transformation sociale, toute réforme d’intérêt général, telle que la réforme scolaire qui pénètre au foyer même de la famille, rencontre à son début, surtout s’il est brusque, des difficultés redoutables. Les surmonter n’est pas l’œuvre d’un jour. C’est au contraire une œuvre de longue haleine qui exige de longs et persévérants efforts. Il ne suffit pas d’un trait de plume et d’un texte de loi pour faire subitement disparaître, dans chacun des membres d’une grande nation, les traditions, les habitudes, les susceptibilités plus ou moins légitimes et respectables, pour triompher de l’opposition sourde ou ouvertement déclarée à la loi. En Italie comme ailleurs la loi est perfectible et, avec le temps, les pouvoirs publics arriveront à une réglementation satisfaisante, de même que les populations comprendront peu à peu l’intérêt supérieur qui s’attache à la diffusion la plus large de l’enseignement dans toutes les classes de la société.

L’ouvrage de M. Agabiti est divisé en trois parties. La première traite de la récompense au point de vue de la pédagogie scientifique ; la seconde suit l’idée de la récompense dans l’histoire ; la troisième l’étudie dans les doctrines pédagogiques.

Dans la première partie, M. Agabiti prend la doctrine de l’évolution pour base scientifique de sa théorie. « Seule la pédagogie scientifique moderne peut nous donner une psychogénèse complète en l’éclairant avec les postulats des sciences naturelles et sociologiques » (p. 4). « S’il est vrai que l’individu refait le développement de l’espèce, le développement psychique individuel doit passer par des formes transitoires pendant lesquelles devra s’accomplir dans l’individu la même sélection de sentiments et d’idées que la nature et l’histoire ont accomplie spontanément » (p.5). « L’éducation humaine, qui doit être la contrepartie objective du développement subjectif de l’individu, n’est autre chose qu’une savante disposition de moyens propres à favoriser le développement successif des différentes formes psychiques qui refont dans l’individu l’évolution de l’espèce (p. 7 et 9).

Dominé par ses idées scientifiques, M. Agabiti nous semble faire (p. 4) un peu trop bon marché de l’observation directe qui, sur bien des points, amène l’éducateur au même résultat que le ferait l’appli cation de la théorie de l’évolution.

Cette théorie en effet démontre bien que depuis le moment où l’enfant est un être « purement spinal » jusqu’à celui où il atteint son développement normal et complet, il passe par des phases successives et diverses qui exigent des procédés différents d’éducation (p. 10-12, etc.) ; mais vraiment est-il un éducateur qui, par l’observation directe, ne se rende parfaitement compte de ce fait, tout étranger qu’il puisse être à la théorie de l’évolution ? Ne pourrait-on d’ailleurs faire des réserves sur l’assimilation complète, absolue, admise par M. Agabiti comme une sorte de dogme au-dessus de toute discussion, comme « une loi acceptée même par les philosophes qui n’admettent pas dans son entier la théorie de l’évolution » (p. 207), entre le développement psychologique de l’enfant et celui de l’humanité ? Il faudrait, pour établir un système rigoureusement scientifique sur ce point, avoir des données exactes et précises sur l’état intellectuel et moral de l’homme aux âges les plus reculés, à l’époque préhistorique. Qui pourra jamais nous donner la clef de ce mystère ?

L’auteur montre bien le parti que l’éducateur peut tirer de l’amour propre en prenant ce mot dans un sens élevé : « cet instinct délicat qui nous fait rechercher l’estime et les louanges de nos semblables » (p. 29). Les législateurs eux-mêmes s’en sont servis dans la réglementation des sociétés humaines.

M. Agabiti consacre la seconde partie de son ouvrage à étudier le système des récompenses dans le monde gréco-latin, au moyen âge et dans les nations modernes, tantôt dans la société en général, tantôt, lorsqu’il rencontre des documents, dans l’école. Il fait honneur aux Jésuites d’avoir rétabli les premiers les récompenses dans leurs écoles, exemple suivi par l’abbé de la Salle et l’immense majorité des éducateurs modernes, sauf par les Jansénistes de Port-Royal et quelques rares pays, tels que l’Allemagne.

Dans la troisième partie, qui témoigne d’une immense lecture et d’une connaissance approfondie des écrivains qui se sont occupés de l’éducation chez les peuples modernes, M. Agabiti passe en revue l’opinion des auteurs pédagogiques sur l’utilité des récompenses. Une large part est, dans cette étude, faite à la France : Montaigne, Fénelon, Pas cal, Bossuet, Mme Campan, Mme de Rémusat, MM. Guizot, Compayré, Marion sont cités. En Angleterre, l’auteur cite : Locke, Bain, Spencer ; en Suisse : Pestalozzi ; en Allemagne : Kant, Herbart, Riecke ; en Italie : Parravicini, Lambruschini, MM. Saverio De Domenicis, Ferrucci, Gabelli, Veniali. J’en passe, et beaucoup, ne pouvant tout citer.

L’auteur analyse et expose leurs théories sur les récompenses, les discute, les approuve ou les combat, et démontre que, parmi ceux mêmes qui se déclarent en principe hostiles à l’idée de la récompense, un certain nombre, contraints par les penchants inéluctables de la nature humaine, ont été obligés de reconnaître l’influence qu’un système bien entendu de récompenses pouvait avoir sur l’éducation. Enfin M. Agabiti, dans une conclusion de quelques pages, résume son ouvrage et présente ses idées personnelles sous la forme d’un « Essai d’une théorie scientifique de la récompense ».

La récompense doit commencer dès l’âge le plus tendre et être en rapport avec le degré de développement psychologique. La mère récompense le petit enfant par un petit plaisir, un bonbon, un jouet. À l’école les élèves recevront un témoignage de satisfaction différent, les plus jeunes, par exemple, une image, les plus âgés des livres, des médailles.

Les principales règles indiquées par M. Agabiti sont les suivantes : Il faut un signe visible témoignant de la bonne conduite de l’élève et la faisant connaître aux autres. La récompense doit en elle-même être utile et morale. Elle doit moins avoir pour objet le succès que l’effort personnel, le résultat d’un concours ou d’un examen que le travail persévérant et soutenu. S’il faut en effet se servir de l’amour propre comme d’un moyen d’éducation, il ne faut pas oublier qu’il peut devenir un danger. Il faut enfin que les distributions soient publiques et solennelles, pour éveiller dans l’esprit de l’enfant des sentiments d’émulation et dunner, tant aux familles qu’aux élèves, une haute idée de la valeur de la récompense (p. 209 à 224, passim).

L’ouvrage de M. Agabiti est intéressant et témoigne d’une étude consciencieuse et approfondie de son sujet.