La femme d’or/02

La bibliothèque libre.
Éditions Édouard Garand (p. 10-12).

PREMIÈRE PARTIE

LA MYSTÉRIEUSE INCONNUE

Chapitre Premier

LA LOGE DU BALCON… VIDE


Deux mois s’étaient écoulés depuis ce soir où Jacques Audet avait narré à ses deux amis, le reporter et l’architecte, l’histoire de LA FEMME D’OR.

Depuis trois jours le Théâtre-Français était assiégé par le Tout-Montréal. Sarah Bernhardt, en tournée, y jouait de son répertoire. L’événement était prodigieux.

Le mercredi soir parmi la foule qui se pressait devant l’entrée principale du théâtre sur la rue Sainte-Catherine, nos trois personnages du prologue venaient de se rencontrer, c’est-à-dire Jacques Audet, Alban Ruel, le reporter, et l’architecte, Paul Lavoie.

L’avocat un peu à l’écart, finissait un cigare tout en laissant flotter un regard vague sur la queue qui serpentait du guichet à la rue.

Alban Ruel et Paul Lavoie venaient d’arriver. et tous deux ayant aperçu l’avocat s’approchèrent.

— Je gage, dit le journaliste, que tu as déjà en poche ton billet ?

— En effet, j’ai pu me caser au parterre.

— Veinard !

— Et vous autres ?

— Mon Dieu ! je n’ai pas été trop malchanceux, répondit le reporter, j’ai pu acheter d’un ami qui ne pouvait venir ce soir, deux billets de balcon. Naturellement, n’ayant pas de… FEMME D’OR, j’ai amené notre ami Lavoie.

— Alors, c’est un HOMME D’OR ! fit l’avocat en riant.

— Vous faites erreur, maître, dit Lavoie en riant aussi, je suis dans une véritable dèche en ce moment.

— Dèche d’amour ? ou…

— Dèche d’argent, cher maître ! hélas…

— Les affaires ne vont pas ?

— Pas du tout une vraie misère !

— Bah les temps sont durs, comme on dit, fit négligemment le reporter. Mais ça va passer.

— N’es-tu pas d’avis, Lavoie, interrogea l’avocat, que le plus veinard est notre ami Alban ? Toujours de l’argent en poche !

— Comment cela pourrait-il ne pas être ainsi ? répliqua ironiquement le reporter.

— C’est justement parce que c’est ainsi que je le dis.

— C’est vrai… un reporter de la petite nouvelle qui court la rue… oh ! c’est une sinécure !

— Et très payante même… sourit l’avocat.

— Payante ?

— Je crois bien douze dollars la semaine. Une fortune, quoi !

— Que tu dévores chaque semaine ?

— Parfaitement, que dis-je férocement ! Je trouve même l’opportunité de m’endetter quelque peu, ou, tout au moins, de tirer cinq ou six dollars sur la semaine qui vient. N’est-ce pas que c’est magnifique ?

— Mon cher Alban, il ne tient qu’à toi de monter plus haut, vers de plus forts appointements.

— Ce n’est pas à moi que cela tient, c’est au Directeur du journal. J’ai beau solliciter l’honneur d’être placé à la grande colonne, nenni ! « Faites vos preuves ! » me retorque l’ironique Directeur.

— Il a raison.

— Certes, certes et pour lui donner raison je ne cesse de chercher « mes preuves ».

— LA FEMME D’OR, peut-être que tu cherches ?

— Ah ! ne m’en parle plus de ta FEMME D’OR… elle demeure introuvable depuis le soir…

— En vérité ?

— J’ai fouillé Montréal, des bas-fonds aux hauts sommets.

— Tu n’as rien trouvé ?

— Rien de rien… c’est désespérant.

L’avocat se mit à rire.

— Ainsi, dit-il, en attendant que tu aies mis la main sur LA FEMME D’OR, tu viens faire la critique de la grande Sarah ?

— Tu te trompes grandement encore si tu penses que c’est moi qu’on a chargé de cette haute et délicate mission. Pas du tout. Je te répète que je cours la petite nouvelle seulement, et non la grande ! Mais dis donc, Audet, on ne fait que parler de moi… sais-tu ce que je me suis laissé dire ?

— Je me le demande déjà.

— C’est Lavoie qui m’a soufflé la petite nouvelle.

— Qu’est-ce que tu veux dire ? demanda l’architecte qui, depuis un moment, s’amusait à lorgner au passage les jolies canadiennes.

— Quoi ! la nouvelle au sujet d’Audet… tu sais bien ? En même temps que ces paroles le reporter clignait de l’œil à son ami.

— Bon je me rappelle, répondit l’architecte.

— Qu’est-ce donc !  ? interrogea l’avocat très curieux.

— On vous accuse, maître, de briguer le… comment dirais-je ?

— Le suffrage féminin ! — déclara le journaliste en riant.

L’avocat éclata de rire.

— J’espère bien, dit-il, que tu ne vas pas me mettre dans la petite colonne ?

— Tu préfères la grande colonne ?

— Mettons que je ne préfère rien du tout.

— Alors, rien de fondé, rien de vrai dans la nouvelle ?

— C’est-à-dire, rien de définitif, mon cher.

— Dites donc vous autres ! s’écria l’architecte, allez-vous passer la veillée ici ?  ! Il est huit heures et le rideau est sur le point de lever.

— Entrons ! — proposa l’avocat.

Les trois amis pénétrèrent dans le théâtre en jouant des coudes pour se livrer passage dans la masse humaine qui devenait plus compacte de minute en minute.

La représentation annoncée pour huit heures ne commença qu’à huit heures et demie.

Sarah Bernhardt, ce soir-là, jouait LA SORCIÈRE, de Sardou.

Dès son apparition sur la scène elle fut applaudie avec frénésie. Le théâtre était bondé, toutes les loges étaient remplies à leur capacité. Pourtant une des loges du balcon, à gauche, demeurait vide. Des spectateurs, qui n’avaient pu se procurer des sièges et qui demeuraient debout, demandèrent l’autorisation d’occuper cette loge. On leur répondit que c’était impossible, vu que la loge avait été retenue.

En effet, entre le premier et le deuxième acte, on vit une femme très élégante, revêtue d’une mante fourrée d’hermine, et précédée d’un placier descendre le couloir vers la loge inoccupée. La femme pénétra dans sa loge, laissa tomber sa mante fourrée d’hermine sur le dossier d’un fauteuil, prit sa lorgnette et son éventail et vint s’asseoir près de la rampe. Tous les spectateurs avaient tourné les yeux vers cette femme. Les conversations engagées s’étaient soudainement tues. Pour un moment Sarah Bernhardt était oubliée… on ne s’occupait plus que de la belle jeune femme. C’était une magnifique blonde aux cheveux dorés, et sa robe était de la couleur de l’or, sa lorgnette était d’or, son éventail était d’or… tout était or chez cette femme !

Celui des spectateurs qui avait paru le plus frappé par cette apparition avait été probablement Alban Ruel, le reporter. Il était dans le balcon de droite et faisait presque vis-à-vis avec la femme inconnue. Il était devenu simplement livide, et ses regards laissaient échapper des lueurs fauves.

Il se pencha à l’oreille de l’architecte et murmura d’une voix méconnaissable :

— LA FEMME D’OR !

Lavoie lui-même paraissait frappé de stupeur et de vertige.

— N’est-ce pas une hallucination ? demanda t-il.

— Mais non… vois donc : tout le monde a les yeux sur cette femme !

— Tiens ! fit le jeune architecte, on dirait qu’elle dirige sa lorgnette par ici !

En effet, la jeune inconnue, dont la beauté créait un éblouissement, venait très délibérément d’élever sa lorgnette d’or à ses yeux, et elle passait en revue les spectateurs de la galerie et des balcons. Puis, la lorgnette parut se fixer sur un point unique : le balcon de droite.

Alban Ruel poussa du coude son compagnon et lui souffla ces mots :

— On dirait que c’est toi ou moi qu’elle lorgne ainsi !

— Diable ! fit Lavoie en rougissant, elle sourit !

Le reporter suait à grosses gouttes, et de livide qu’il était la minute d’avant, il devint rouge comme la crête d’un coq.

— Jour de Dieu ! balbutia-t-il, c’est moi qu’elle regarde… c’est à moi qu’elle sourit !

Il allait s’évanouir ou de plaisir ou d’épouvante… Mais, à la même seconde le théâtre tomba dans l’obscurité : le rideau levait sur le deuxième acte de LA SORCIÈRE.

Alban Ruel n’eut pas conscience des scènes de ce deuxième acte ; pas une seconde il ne détacha son regard de la loge de la FEMME D’OR. Et à tout instant on aurait pu l’entendre murmurer :

— Oh ! cette femme m’attire… je sens que j’aime cette femme !

Après le deuxième acte dès la tombée du rideau, alors que toute l’assistance applaudissait avec une nouvelle frénésie, Alban Ruel sans un mot à son compagnon quitta son siège, et avant que les lumières fussent faites, se rua pour ainsi dire dans le passage menant à l’arrière de la galerie et de là se dirigea vers la loge de la femme mystérieuse.

Il dut se faire jour au travers des spectateurs qui, debout dans le couloir, formaient une masse presque infranchissable.

Enfin, après une lutte glorieuse, il arriva à la loge qui l’attirait si mystérieusement. D’une main fébrile il écarta les rideaux de l’entrée, puis il jeta à l’intérieur de la loge un regard ardent. Il tressaillit violemment, pâlit, recula, chancela….

La loge était vide !