La femme d’or/04

La bibliothèque libre.
Éditions Édouard Garand (p. 13-15).

III

TROISIÈME APPARITION


— Je commence à croire, dit l’architecte, que notre ami Audet avait raison de dire que cette femme est insaisissable. Mais qui donc peut-elle être ? À coup sûr, nous ne lui sommes pas inconnus !

— Voilà le point qui m’intrigue surtout. Je suis certain qu’elle nous a regardés… qu’elle m’a souri, fit le reporter avec une physionomie perplexe.

— Cela pourrait s’expliquer ainsi, elle connaît Audet et nous sait ses amis.

— Mais pour quel motif se conduit-elle d’une façon si bizarre avec nous ? Si elle désire établir des rapports avec nous, pourquoi fuit-elle dès qu’on l’approche ?

— Elle redoute peut-être les regards ou l’indiscrétion des curieux, et elle tente de t’entraîner chez elle en indiquant le chemin à suivre. Es-tu sûr d’avoir ouvert la bonne porte au moins ?

— Oui… je le jurerais sur mon âme. Il n’y avait pas une autre porte là donnant de plain-pied sur le trottoir. À gauche, c’était l’épicerie ; je suis certain qu’elle n’est pas entrée là. À droite, il y a une étroite ruelle, puis une maison de rapport. Mais cette maison est écartée du trottoir, et pour arriver à la porte d’entrée, il faut monter sur un perron de cinq ou six marches. Je suis encore certain qu’elle n’est pas entrée dans cette maison de rapport.

— Alors, toi, tu es entré chez la PETITE MODISTE ? se mit à rire l’architecte.

— Oui. Et tu vois d’ici la figure que j’ai faite.

— Et elle donc ?

— Je ne l’ai pas beaucoup regardée. Mais je sais que c’est une jolie petite brunette et, ma foi, j’aimerais assez la connaître un peu plus et lui dire un mot d’amour ou deux.

— Reste à savoir si elle s’intéresserait à tes discours amoureux.

— Bah ! pas une fille ou femme ne ferme l’oreille aux roucoulements, du moment que celui qui roucoule sait s’y prendre !

— Cela est possible auprès d’un bon nombre du sexe. Mais il parait que LA PETITE MODISTE DE LA RUE DEMONTIGNY n’est pas de cette catégorie.

— Quoi ! est-ce que tu la connais ?

— Un peu… par ce que m’en a dit ma sœur. C’est la couturière de ma sœur.

— Vraiment ? Pourquoi l’appelles-tu LA PETITE MODISTE de la rue DEMONTIGNY ? N’a-t-elle pas un autre nom ?

— Oui, elle a un autre nom. Mais c’est ainsi qu’on l’appelle à cause de sa gentillesse. Ensuite, si tu l’as un peu regardée, elle est menue, d’une petite taille… oh ! ça ne l’empêche pas d’être très élégante.

— Mais son nom… le vrai ?

— Mademoiselle Buchet.

— Buchet ?

— Oui… elle est française. Mieux que cela, elle est parisienne.

— C’est-à-dire qu’elle l’était.

— Oui, mais elle a perdu un peu de son accent de Paris. Ma sœur me dit qu’on la prendrait pour une vraie petite canadienne.

— C’est égal, et quoi que tu m’en dises, Je veux la revoir cette petite modiste !… Mademoiselle Buchet… Vraiment elle m’a fait un effet…

— Veux-tu que je te fasse présenter par ma sœur ?

— Non… Je n’aime pas les intermédiaires. Merci. Mon métier de reporter, tu sais, me permet de m’introduire là où un autre ne serait qu’un vulgaire intrus. C’est un Sésame !

— C’est vrai. Eh bien ! je te souhaite bonne chance, se prit encore à rire l’architecte.

— Pourquoi ris-tu ?

— Je te trouve drôle simplement. D’abord, tu ne penses qu’à LA FEMME D’OR, et, du moment que celle-ci t’échappe, tu te jettes sur une autre. Ensuite, il me semble, que tu as juré à Audet que tu finirais par savoir ce qu’est cette FEMME D’OR.

— Penses-tu que je l’ai déjà oubliée ?

— Tu y tiens donc encore ?

— Plus que jamais, mon cher. LA PETITE MODISTE n’est ici qu’un intermède. Et puis, qui nous dit que cette petite modiste n’est pas la couturière de LA FEMME D’OR ?

— C’est possible, ou mieux ce n’est pas impossible.

— Alors, tant qu’une impossibilité n’a pas été bien et dûment démontrée, il reste toujours des chances qu’il ne faut pas négliger. Seulement, ce qui m’embête pas mal, c’est la piste que j’ai perdue ce soir. Mais je vais avoir l’œil sur la rue Demontigny, c’est moi qui te le dis. En attendant, allons manger un morceau, j’ai une faim de tigre.

— Où allons-nous ?

— Au Restaurant Royal près de l’avenue Hôtel de Ville. L’endroit est nouvellement établi et je me suis laissé dire qu’on y mange excellemment.

— Allons !

— Et puis, je veux de là téléphoner à Audet, ajouta le reporter.

— Pourquoi ?

— Pour lui demander s’il a vu LA FEMME D’OR, ou pour savoir s’il s’est mis sur la piste de nouveau.

— Allons donc au Restaurant Royal !

Moins de cinq minutes après les deux amis pénétraient dans le restaurant qui, à cette heure de nuit (il était une heure), était désert.

Les deux amis, dédaignant de s’installer dans l’un des petits salons particuliers aménagés à une extrémité du lieu, près des cuisines, prirent place à une table de la salle commune.

Une jeune fille, faisant le service de nuit, vint se mettre à la disposition des jeunes gens.

Pendant qu’elle installait le couvert et les aliments commandés, le reporter alla au téléphone placé dans un petit cabinet.

En quelques minutes il fut mis en communication avec Jacques Audet.

— Je ne pensais pas te trouver chez toi, Audet, dit le reporter.

— Pourquoi ?

— Je te croyais lancé à la poursuite de LA FEMME D’OR !

— Ne t’ai-je pas dit que j’y avais renoncé depuis belle lurette ?

— Mais tu l’as revue ce soir au théâtre ?

— Dans sa loge du balcon ? Certainement.

— Elle ne t’a pas regardé ?

— Elle ne pouvait me voir facilement, je me trouvais placé au milieu du parterre.

— C’est vrai. Peux-tu deviner ce qui m’est arrivé ?

— Non. Quoi donc ?

— Elle m’a regardé !

— Vrai ?

— Elle m’a souri !

— Bigre ! tu es donc dans ses bonnes grâces ? se mit à rire Audet.

— Pas encore. Après l’acte je me suis rendu à sa loge.

— Tu es plus qu’audacieux !

— Non… la loge était vide !

— Ah bon…

— Pas si bon que ça… j’ai été désappointé… mais désappointé…

— Ensuite ?

— Je l’ai revue sur la rue au sortir du théâtre.

— Tu l’as suivie ?

— Exactement.

— Après ?

— Tu ne devines pas ?… Elle m’a glissé entre les doigts comme une anguille !

Audet se mit à rire.

— Qu’est-ce que je t’avais dit ? Mon vieux, écoute mon conseil : laisse cette femme mystérieuse à ses affaires ! Prends garde… surtout au panneau ! Bonsoir… je me recouche.

Alban Ruel voulut répliquer, mais la communication se trouva interrompue.

Le reporter revint à son compagnon qu’il mit au courant de son dialogue avec Audet.

— Je suis de l’avis de notre ami, Alban, dit l’architecte. Prends garde d’aller te fourrer dans quelque piège d’où tu ne pourrais sortir que fort éclopé !

— As-tu peur, toi aussi, de cette femme ?

— Je ne craindrais que le ridicule.

— Oh ! je t’assure qu’on ne se moquera pas de moi. Oui, plus que jamais je tiens à savoir quelle est cette femme… j’y tiens, je le saurai ! Rappelle-toi mes paroles !

Sur ce, les deux jeunes gens se mirent à manger avec le bel appétit de cet âge. Tous deux étaient assis face à face, et Alban Ruel tournait le dos aux petits salon particuliers. Or, au moment où les deux amis allaient achever leur souper, une femme sortit de l’un des petits salons… une femme très jeune, très belle, très élégante sous sa cape fourrée d’hermine.

C’est d’un pas dégagé qu’elle passa près des deux convives sans paraître les remarquer. Alban, lui tournant le dos, ne l’avait pas vue. Quant à l’architecte, ayant le nez dans son assiette, il ne la vit pas tout de suite. Mais quand elle approcha de la table, en passant, sa mante soyeuse frôla l’épaule du reporter.

Celui-ci dressa la tête.

À la même minute Paul Lavoie levait les yeux, et ses regards croisèrent les regards de la femme. Et cette femme souriait à l’architecte. Lui, très ému, rougit et baissa les yeux. La femme passa.

Alors le reporter put considérer l’élégante silhouette qui marchait vers la sortie.

Vivement il se pencha vers Lavoie et bégaya :

— C’est elle, n’est-ce pas ?

— LA FEMME D’OR… oui !

— Attends-moi ici, demanda le reporter en se levant. Je jure ma tête que cette fois, je saurai bien quelque chose.

La femme mystérieuse était sortie.

Le reporter s’élança à son tour hors du restaurant.

Fin de la Première Partie.