La femme d’or/14

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Éditions Édouard Garand (p. 31-33).

VI

LE DRAME DE L’ATELIER


Ah ! quelle vision atroce encore !

L’atelier était silencieux.

À la clarté d’une veilleuse posée sur un guéridon tout dans cet atelier demeurait tel qu’Alban l’avait trouvé ce soir-là en venant à son rendez-vous avec LA PETITE MODISTE. Mais était-ce bien le même soir ?

Il passa la main sur son front fiévreux.

Mais il n’avait pas le temps de pénétrer bien ayant dans ses souvenirs : devant lui une scène se déroulait, une scène si intéressante, si captivante qu’il n’en voulait perdre aucun détail.

Oui… là sur cette méridienne sur laquelle il s’était lui-même assis un moment, sur cette méridienne toujours entourée de ses mannequins revêtus des mêmes robes soyeuses qu’il avait admirées, oui, sur cette méridienne Alban apercevait un homme et une femme. Il remarqua, malgré la demi-obscurité de la pièce, oui, il remarqua que l’homme qui lui tournait le dos, avait l’un de ses bras — le gauche — autour de la taille de la jeune femme.

Car c’était une femme très jeune : Alban la voyait assez distinctement, il la reconnaissait aussi, et c’était là, sur cette même méridienne, que cette jeune femme, la veille de ce jour lui avait parlé d’amour !

C’était LA PETITE MODISTE… avec ses beaux cheveux noirs et ses grands yeux brillants !

Elle souriait à l’homme qui lui tenait certains propos… des propos d’amour assurément, car elle baissait les yeux, car elle rougissait… car elle ne résistait pas au bras de l’homme qui peu à peu l’attirait à lui !

Alban dévorait cette scène !

Et elle ne résistait pas, pas le moindrement, cette PETITE MODISTE que tout à coup il trouva divinement belle, au baiser mis longuement sur ses lèvres rouges par l’homme inconnu !

Mais cet homme, qui était-il ?

La jalousie, encore une fois, mordait Alban jusqu’aux fibres les plus reculées de son être.

Ses dents grincèrent dans sa bouche. Et tremblant, suant, rugissant lui-même, il se mit à deux genoux ses mains retenant les tentures l’œil enfoncé dans la fissure.

Maintenant son regard jaloux se rivait durement sur l’homme dont il ne pouvait pas même apercevoir le profil.

Mais cet homme lui parut d’une stature plus haute que la moyenne. En y regardant de plus près, l’homme avait l’air d’un colosse. Les épaules étaient larges, le col gros et gras, la tête énorme, et cette tête dépassait d’au moins dix pouces celle de la jeune femme.

Oui… quel était cet homme ?

Il allait le savoir.

Mais à cette seconde même les regards du jeune homme furent attirés par un objet singulier qui lançait sous la clarté de la petite lampe des reflets d’argent !

Qu’était-ce cet objet ?

Alban se pencha davantage regarda… regarda…

Il frissonna en constatant que cet objet était un revolver !

Pourquoi un revolver là ?

Il se le demanda avec une excessive curiosité.

Est-ce que LA PETITE MODISTE avait envie de tuer quelqu’un ?

Il se mit à rire.

— Mourir de sa main, serait une mort plutôt douce ! se dit-il avec ironie.

Mais l’image de l’inconnu, de l’amant demeurait toujours entre lui et Elle !

Il tressauta quand il vit LA PETITE MODISTE de ses deux bras blancs entourer le cou de l’homme et attirer celui-ci à elle… quand il l’aperçut poser ses lèvres — ses belles lèvres sur lesquelles Alban aurait bu l’ivresse jusqu’à la mort ! — oui, quand il la vit poser ses lèvres rouges sur les lèvres de l’autre !

Et quand il entendit retentir le baiser !

Ce fut sur la tête du reporter un coup de massue !

— Ah ! c’en est trop ! rugit-il.

Il allait se dresser… il allait peut-être passer au travers de ce mur, mais il se contint. Ou plutôt ce fut une force dont il ne fut pas maître qui le cloua sur place : car l’homme inconnu venait de se lever en riant très fort. Il le vit marcher dans la pièce comme s’il eût voulu se dégourdir un peu ; il le vit tirer d’une poche de son habit un étui à cigarettes. Cet étui, il le présenta à la jeune femme qui choisit une cigarette, l’alluma avec une grâce et une expertise incontestables pour jeter ensuite, et en riant à gorge déployée, une bouffée de fumée blanche au nez de son amant. Oui, Alban vit tout cela. Il vit encore l’amant allumer une cigarette à son tour, rire aussi, lancer une spirale bleue au plafond, pivoter et s’écrier :

— Vous êtes une fée, Médine !

Mais alors l’homme fit face à Alban !

L’HOMME !…

Mais ce n’était pas possible ! Non !

Quoi ! Alban était-il pris par l’invincible et redoutable cauchemar ?

Mais cet homme… mais ce colosse… Mais cette brute à barbe noire glissant en fleuve… mais cette moustache rouge !…

Cette fois Alban bondit. Il jeta un cri ; un rugissement, un blasphème et se lança contre le mur.

Il se produisit un crac, une porte vola en éclats, et le petit reporter alla s’écraser sur le plancher de l’atelier.

Mais il se releva, le front sanglant, terrible, menaçant pour marcher sur la jeune femme qui reculait épouvantée !

— Vous ! vous !… bégayait-elle en mettant entre elle et lui la méridienne.

Alors Alban remarqua que l’homme avait disparu.

Il avança encore vers la méridienne derrière laquelle toute tremblante, toute livide, se tenait LA PETITE MODISTE.

— Vipère ! criait-il.

— « Monsieur ! que faites-vous ici, dans mon atelier ?

— « Infidèle ! rugit Alban fou de jalousie.

— « Monsieur, vous êtes ivre !

— Ivre de folie ?… Oui, j’ai la folie de tuer !

— Alors, vous êtes un cambrioleur ?

— J’eusse peut-être cambriolé ton cœur, s’il eût été pur !

— Je vais appeler la police !

— Pourquoi n’appelez-vous pas votre amant ?

— Monsieur, vous empiétez…

— N’est-ce pas l’autre qui empiète, après vos serments d’hier ? Parlez !

— Je ne sais pas ce que vous voulez dire !

— Non ?

— Je ne vous connais pas !

— Alors vous voulez me faire passer pour un fou ?

— Je commence à penser que vous l’êtes effectivement !

— Ah bien, par exemple…

Alban éclata de rire… d’un rire qui tremblait de folie.

— Sais-tu, ma petite, fit-il avec sarcasme, qu’on ne me fait pas voir la paille pour l’épi ?

— Que voulez-vous dire ?

— Tu me connais… je te connais… tu m’as aimé…

— Je vous ai aimé ?

— Et moi je t’aime encore ! Là, est-ce qu’on s’entend ?

— Jamais sur ce terrain !

— Non ? Eh bien ! sur un autre… Viens ici !

— Allez-vous-en !

— Après que je t’aurai dit un mot ou deux !

— Allez-vous-en de suite, sinon…

— Sinon ?

— J’appelle… je vous l’ai dit !

— Ah ! prends garde !

— C’est à vous de prendre garde !

— Nous allons voir ça…

Le reporter marcha ferme vers la méridienne et voulut l’écarter. Il s’aperçut qu’il n’était pas le plus fort ; LA PETITE MODISTE la maintenait de ses deux mains crispées au dossier.

Alors il étendit les bras par-dessus le dossier.

La jeune femme lui souffleta la joue gauche.

Alban hurla, sauta sur la méridienne, l’enjamba.

Mais LA PETITE MODISTE n’était plus là. Et quand le reporter se retourna, la cherchant du regard, il se trouva face à face avec le colosse à barbe noire et à moustache rouge.

— Ah ça ! mon mignon, te voilà encore mêlé à mes affaires ? Mais sais-tu que tu deviens très fâcheux, très embêtant ?

Alban, avec un juron, se jeta sur l’homme.

Un coup de poing sous le menton envoya le reporter rouler près du guéridon.

Ivre de fureur, Alban se releva. Dans ce mouvement il aperçut le revolver à une demi-portée de bras. Il saisit l’arme, la braqua…

Un cri de terreur retentit… il y eut une ruée… deux bras s’enroulèrent autour de son cou.

— Malheureux, ne tire pas !

C’était LA PETITE MODISTE.

Mais il était trop tard : Alban venait de presser la détente. Le coup partit, éclata strident et le jeune fou vit dans un nuage de fumée le colosse tomber !

En même temps aussi LA PETITE MODISTE lui arrachait l’arme fumante des mains et la jetait quelque part. Alban, dans sa crise furieuse, ne put voir où l’arme alla tomber.

Qu’importe ! il avait maintenant la rage de tuer !

Il n’était plus un homme… il était un monstre un fauve de sang altéré !

Il se rua sur la jeune femme, la saisit à la gorge et rugit :

— À toi, maintenant, sorcière !

Il renversa la jeune femme sous lui, serra la frêle gorge !

Et il ricanait ! Il éprouvait une jouissance atroce dans la torture qu’il faisait endurer à cette belle jeune femme qui l’avait trompé ! Il se vengeait à la fin… et avec quels délices !

LA PETITE MODISTE était livide ses lèvres étaient bleues, ses yeux désorbités ! Elle étouffait… elle râlait !

Alban serrait toujours plus fort… il écumait… il jurait… il riait… il était tout à fait fou !

Sur une machine à coudre, à portée de sa main, son regard tomba sur une paire de ciseaux.

Sa main droite s’en empara.

Il ne parlait plus, mais il riait d’un rire de démon !

Il leva les ciseaux, comme un bandit lève le poignard meurtrier.

La jeune femme ferma les yeux.

Et l’arme descendit… conduite par la main du jeune forcené…

Que se passa-t-il ensuite ? Alban n’eût pu le dire !

Il lui sembla qu’il était aveuglé par un déluge de sang… Il se redressa dans un bond de bête aux abois… puis dans un dernier ricanement, il s’abattit aux pieds de sa victime.