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La femme du diable (Luzel)

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LA
FEMME DU DIABLE


CONTE BRETON





Une jeune fille, nommée Soëzic kerbily, était un jour occupée à laver du linge à un ruisseau qui passait près de la pauvre chaumière où elle habitait avec son père et sa mère. Un seigneur étranger au pays vint à passer par là et lui demanda si elle voulait lui laver son mouchoir. Je le veux bien, répondit-elle ; donnez le-moi. L’inconnu lui donna son mouchoir et elle le lava dans l’eau claire, l’étendit sur un buisson, pour sécher au soleil. L’étranger, en attendant que son mouchoir fût sec, entra en conversation avec la jeune fille, et sa beauté et son ingénuité lui plurent si bien, qu’il finit par lui demander si elle voulait le prendre pour mari.

— Je veux bien, répondit-elle, en riant et sans y attacher d’importance.

— Tout de suite ?

— Ah ! non, ce n’est pas ainsi qu’on se marie, par ici.

— Quand donc ?

— Dans deux ans et un jour, si vous avez le consentement de mes parents, et si vous me donnez beaucoup d’argent, car je suis pauvre.

— Le terme est un peu long : je l’accepte néanmoins, et au bout de deux ans, je reviendrai vous rappeler votre promesse. Quant à de l’argent, vous en aurez à discrétion.

L’étranger partit là-dessus, et Soëzic retourna aussi à la maison, quand elle eut fini de laver son linge. Elle tira la cordelette du loquet et poussa la porte. Mais, elle avait beau pousser, la porte ne cédait pas, ce qui l’étonna, et elle cria :

— Mère, ouvrez-moi la porte.

— Je ne puis pas, mon enfant.

— Pourquoi donc cela ?

— C’est qu’il y a contre elle un grand tas de pièces d’or, venues ici je ne sais comment.

— Vous vous moquez de moi ; ouvrez-moi, je vous prie.

— Entre par la fenêtre, et tu verras que je ne dis que la vérité.

Soëzic entra par la fenêtre et fut on ne peut plus étonnée de voir le tas de belles pièces d’or toutes neuves que lui avait annoncé sa mère. Elle resta quelque temps immobile à le contempler, la bouche et les yeux grands ouverts, et n’y comprenant rien. Puis, la mère et la fille s’empressèrent de cacher tout cet or, dans des coffres, sous leurs lits et dans des trous en terre ou dans les murs de la maison.

Le père de Soëzic, qui était tisserand de son état, rentra avant qu’elles eussent terminé leur besogne, et il remplit ses poches d’or et s’en alla au bourg faire la noce, et ne revint pas avant huit ou dix jours.

Nos gens changèrent alors de train de vie. On acheta un vieux manoir, avec champs. prés et bois, on eut chevaux, vaches, bœufs, et l’on mena bonne chère. Il n’était bruit que d’eux, dans le pays, et l’on disait communément qu’ils avaient trouvé un trésor. ou vendu leur âme au diable.

Bientôt, les prétendants à la main de Soëzic arrivèrent de tous côtés, et, aux pardons et aux foires du pays, nulle autre n’était aussi recherchée qu’elle. Elle n’avait jamais pris au sérieux la promesse qu’elle avait faite à l’étranger dont elle avait lavé le mouchoir au ruisseau, et n’y songeait plus, si bien qu’elle se maria à un autre, au bout d’un an, et il eut de grands festins et de belles réjouissances et des fêtes, pendant quinze jours.

Au bout de neuf mois, ils eurent un enfant.

Cependant, comme le terme fixé par l’étranger approchait, la jeune femme devenait songeuse. Elle comprit alors que le mystérieux inconnu devait être le diable, et que c’était lui qui avait fait pleuvoir for dans la maison, et elle était fort inquiète, et elle regardait son enfant avec tristesse et disait souvent en l’embrassant : Hélas ! mon pauvre enfant, je crains qu’il ne me faille bientôt le quitter et pour aller où, mon Dieu !…

Son mari l’interrogea, un jour, sur le motif de sa tristesse, et elle lui avoua tout, et sa promesse de mariage à un autre et l’origine de sa fortune.

Fatale promesse s’écria-t-il ; mais j’aviserai au moyen de vous tirer d’affaire.

Il fit préparer un grand festin et invita l’évêque avec tous ses chanoines à venir dîner chez lui, le jour où expirait le terme du contract avec Satan, convaincu que celui-ci n’oserait paraître en pareille compagnie. Comme l’on était à table, entra, sans être annoncé, dans la salle du festin, un personnage à mine étrange et qu’aucun des convives ne connaissait, à l’exception de la maîtresse de la maison. Il alla droit à celle-ci et lui dit : L’heure est venue de tenir votre promesse ; je n’ai aucun droit sur votre enfant et sur son père, mais vous, vous m’appartenez désormais ; suivez-moi !

La jeune femme poussa des cris effrayants : — C’est le diable ! conjurez-le ! empêchez-le de m’emporter !…

Mais, malgré ses cris et sa résistance ; malgré les oraisons et les conjurations de l’évêque et de ses chanoines, il l’entraîna hors de la salle. Dans la cour, elle dit : — Je ne marcherai pas je veux être portée.

— Montez sur mon dos, lui dit le diable.

Mais comme elle était nourrice, en se démenant et en résistant, elle arrosait de son lait le dos de son ravisseur, qui, à ce contact, se tordait de douleur et poussait des cris terribles. li la déposa à terre, et lui dit ;

— Marche !

Je ne marcherai pas ! répondit-elle ; et elle se coucha à terre. Il la reprit sur ses épaules, et fut obligé de la déposer encore à terre. Il poussa alors un cri épouvantable, et aussitôt le Diable-Boiteux arriva.

— Qu’y a-t-il pour votre service, mon maître ? demanda-t-il ?

— Prends cette femme sur ton dos, et porte-la chez moi.

Et le Diable-Boiteux chargea Soëzic Kerbily sur son dos, et la déposa aussitôt à terre, en grimaçant et en poussant des cris de douleur. Son maître le força à la reprendre et, avec bien du mal, et après l’avoir déposée maintes fois à terre, il finit par la rendre dans l’enfer.

Satan la conduisit dans une belle chambre, bien propre, bien meublée, et lui dit : — Voici votre chambre, je viendrai vous y voir, chaque nuit ; le jour, je suis occupé ailleurs. Je donnerai des ordres pour que vous ne manquiez de rien. Je vous recommande seulement de ne jamais essayer de sortir, de tenir l’appartement propre, de le balayer tous les jours et de ne pas jeter dehors les balayures.

Soëzic n’était pas malheureuse avec son diable, qui avait pour elle toutes sortes d’attentions ; cependant, elle regrettait son pays, son mari et son enfant. Tous les jours, elle balayait elle-même sa chambre, et mettait les balayures derrière la porte. Mais, comme le las augmentait sensiblement, un jour, elle jeta tout par la fenêtre, et le vent l’emporta, avec un bruit confus, où il lui sembla distinguer des rires joyeux et même les mots : « Trugarez, Soëzic, c’est-à-dire : « Merci, Soëzic ! »

Quand Satan vint, le soir, il regarda, comme tous les jours, derrière la porte, et vit que les balayures n’y étaient plus.

— Où sont les balayures ? cria-t-il.

— Ce n’était pas propre, et je les ai jetées dehors, par la fenêtre.

À ces mots, il devint furieux, et s’écria : — Malheureuse chaque grain de poussière était une âme, à qui tu as donné la liberté ! Va-t-en toi-même, retourne chez toi, car tu aurais bientôt fait de vider l’enfer !…

Et il la poussa dehors par les épaules.

Soëzic se hâta de revenir chez son mari, qui fut heureux de la revoir, et depuis, je n’ai pas eu de leurs nouvelles.

Conté par Barba Tassel. — Plouaret, septembre 1887.

F.-M. Luzel.