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La fille du brigand/Delirium tremens

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Imprimerie Bilodeau Montréal (p. 91-97).

X

DELIRIUM TREMENS


Trois heures sonnent lentement. Stéphane est dans sa chambre étendu sur une bergère, le visage d’une pâleur livide, les yeux égarés, les cheveux en désordre et les poings fermés. Tout à coup il se lève, se promène à grands pas, frappe tout ce qu’il rencontre, et vient retomber sur son fauteuil ; puis il se relève encore, se roule sur le plancher, déchire ses habits, et regagne encore une fois son siège. Tantôt il grince des dents, s’arrache les cheveux, se meurtrit les bras ; tantôt il pleure, il gémit, il tremble convulsivement, puis ses yeux se ferment doucement, on dirait qu’il repose paisiblement.

Helmina, la fille d’un brigand !…

M. Jacques, un brigand !… Chère Helmina… je l’aime… et c’est la fille d’un brigand, d’un chef… voilà donc les informations !… Et puis, mon père… oh ! il ne voudra pas… non, Émile ;… jamais ! que dis-je ?… oui, je l’épouserai… contre mon père, oh ! mais c’est horrible !… l’abandonner !… jamais !… si belle, si vertueuse… Maître Jacques… l’infâme ; je le tuerai… il le mérite… Helmina ! Helmina !…

Et Stéphane retomba dans un assoupissement léthargique qui lui fut favorable ; il s’éveilla les sens plus tranquilles, l’esprit moins agité ; il ne conservait plus qu’une douleur modérée et plus concentrée…

En ce moment on frappa à la porte, Stéphane s’efforça de reprendre son sang-froid habituel ; mais il ne réussit pas assez pour que Magloire ne s’aperçût pas de quelque chose.

— Eh bien, Magloire ? dit Stéphane avec précipitation, pour empêcher toute question de la part de son serviteur.

— Eh bien, mon maître, répondit Magloire sur le même ton, les affaires ont été rondement.

— Que trop peut-être, dit le malheureux en soupirant.

— Comment que trop ? ça n’peut jamais aller trop ben.

— Où demeure cet homme ?

— Justement dans une des premières maisons de Sainte-Foye, une jolie p’tite maison, sur mon âme, propre comme un sou ben frotté.

— Tu y es entré ?

— Comment donc ? vous savez ben que je manque jamais mon coup, dit Magloire avec importance. J’ai suivi mon « gars », avec beaucoup de peine par exemple ; il allait d’un pas de cheval. Je n’me suis arrêté qu’à quelques arpents de la maison, et j’me suis enfourné dans un tas de branches ; il n’a pas été dix minutes dedans, et il a gagné le bois du Cap-Rouge.

— C’est bien cela, dit Stéphane à demi-voix, les misérables !

— Quoi ?

— Rien, Magloire, rien.

— Aussitôt que je l’ai vu dans le bois, j’suis sorti d’mon trou, et, en faisant semblant d’être ben fatigué, j’suis entré pour me r’poser. Et puis, une chance du bon Dieu, il n’y avait que deux p’tites filles, propres comme deux petites chattes, et puis jolies ! oh, dame, t’nez, j’commence à être sur l’âge pourtant, et ben j’nai pu m’empêcher de leur faire les yeux doux, ma parole d’honneur. Il y en avait une surtout, justement celle à qui j’ai donné vot’ lettre, t’nez, vrai comme j’m’appelle Magloire, c’est comme le petit enfant Jésus de la messe de minuit.

Stéphane sourit malgré lui.

— Tu lui as donné la lettre ?

— Eh oui, vous me l’aviez dit, pas vrai ?

— Oui ! je te remercie, Magloire…

Elle sait tout à présent, murmura Stéphane…

— Et qu’a-t-elle fait ?

— D’abord elle m’a remercié, car c’est poli, n’faut pas en parler ; ensuite elle a rougi, puis elle s’est retirée dans une autre chambre, et je ne l’ai plus revue.

— Et tu t’es retiré ?

— Non pas ; j’ai demandé ensuite à quelle heure on pourrait voir le maître de la maison ? ; on m’a répondu qu’il n’était chez lui qu’à l’heure des repas.

— Je vois malheureusement que tu n’as rien oublié de ta commission.

— Malheureusement, pourquoi ce mot M. Stéphane ?

— Écoute-moi, Magloire ; j’ai cru que je pouvais aimer cette jeune fille, c’était pour le lui apprendre que tu lui as remis une lettre de ma part ; mais comme j’ai appris ce matin qu’il m’était impossible de consommer cet amour, j’aurais voulu au moins qu’il demeurât secret, qu’il mourût en moi seul.

— J’ai cru m’apercevoir en effet que vous l’aimiez, elle est si belle, elle paraît si vertueuse, si bonne enfant !

— Elle l’est en effet, Magloire, elle ferait mon bonheur ; et malgré cela…

— S’il m’était permis, dit Magloire avec timidité…

— Tu me demanderais pourquoi, n’est-ce pas ? dit Stéphane en devinant sa pensée ; eh bien, je vais te le dire ; crois-tu que le monde et mon père surtout souffrirait que j’épousasse la fille… d’un brigand ?

— Elle, grand Dieu, la fille d’un brigand !

— Oui, Magloire, la fille d’un brigand qui dans quelques jours peut-être périra sur l’échafaud.

— Mais, c’est impossible ! M. Stéphane, à la voir…

— On ne le dirait pas sans doute, et pourtant c’est le cas. C’est un mystère que je t’expliquerai une autre fois.

Stéphane se cacha le visage dans ses deux mains et pleura amèrement.

Magloire se prit à réfléchir profondément sur ce qu’il venait d’apprendre, lorsqu’on frappa doucement à la porte, et, en même temps, Stéphane, en écartant un peu ses mains, aperçut son ami Émile. Magloire voulut se retirer, mais Stéphane le retint.

— Demeure ici, Magloire, lui dit-il.

— Encore du chagrin, mon pauvre Stéphane, dit Émile en lui frappant légèrement sur l’épaule, vous n’êtes pas raisonnable.

— Voilà longtemps qu’il pleure comme ça, dit Magloire, c’en est « démontant. »

— Voyons, mon cher ami, montrez-vous plus ferme que cela ; avez-vous eu des nouvelles d’Helmina ?

— Ne m’en parlez plus Émile ; ne me parlez plus de cela ; je n’y penserai plus, je veux l’oublier, dit Stéphane avec un air de décision pénible… Pauvre Helmina !…

— De grâce, dites-moi qui vous a fait prendre une résolution aussi prompte ?

— L’honneur, Émile, l’honneur, croyez-vous que ce n’est rien ?

— C’est beaucoup, mais encore, parlez.

— Oui, je parlerai ; mais ce sont d’horribles révélations que je vais vous faire.

— N’importe.

— Eh bien, vous rappelez-vous Mme La Troupe ?

— Parfaitement.

— Savez-vous où elle est maintenant ?

— Où nous l’avons vue, probablement.

— Non pas où nous l’avons vue, mais où je viens de la voir…

— Expliquez-vous.

— Elle est en prison…

— En prison ! Et vous avez été la voir ?

— Il n’y a qu’un instant.

— Et depuis quand y est-elle ?

— Depuis hier ; on a trouvé chez elle des effets volés…

— La misérable, elle était donc complice ?

— Oui, Émile, complice ; elle me l’a avoué, elle m’a raconté sa vie ; vous ne vous êtes pas trompé, elle a été respectable, riche et vertueuse ; mais elle a été ruinée d’abord par un frère, et perdue ensuite… vous ne devineriez pas par qui ?… Par un monstre, par maître Jacques, enfin !…

— Maître Jacques, Stéphane, maître Jacques !

— Oui, par maître Jacques… Comprenez-vous maintenant pourquoi je pleure ?…

Maître Jacques, continua Stéphane en retombant dans un accès de désespoir, le père d’Helmina, d’une jeune fille que j’ai tant aimée, que j’aime encore ; vous comprenez donc maintenant pourquoi je pleure !…

Et Stéphane se frappait le front et se tordait les bras en répétant toujours : vous comprenez donc pourquoi je pleure !

— Du calme, de la raison, mon cher Stéphane, dit Émile en lui retenant les bras.

— Non, plus de calme, Émile, plus de repos, que lorsque la mort me le donnera ; mais toujours du chagrin, toujours des larmes.

Puis il tomba dans de nouvelles crises. Portant partout ses yeux égarés, il se leva tout à coup et se rua sur tout ce qu’il rencontra, malgré les efforts de Magloire et d’Émile… Le voilà, le misérable, le voilà, Émile ; le voyez-vous ?… Approche donc, infâme ; tenez, sa fille est avec lui. Helmina, ma chère Helmina, elle pleure… il l’a battue, le lâche !…

En même temps, son père, attiré par ses cris, ouvrit la porte.

— Qu’est-ce que ce bruit ? demanda-t-il. Mon Dieu, il est fou ! mon fils est fou !

Puis il s’avança pour parler à Stéphane.

— Tenez, dit Stéphane en le voyant venir ; le voilà encore le scélérat, il approche, il va me tuer… Et Stéphane tomba sur une chaise, hors d’haleine.

— Que dit-il ?, Seigneur ! dit M. D… tu ne me reconnais donc pas, mon cher enfant ?

Stéphane le regarda attentivement depuis les pieds jusqu’à la tête.

— Comme tu es fou, Stéphane, tu ne reconnais pas ton père.

Stéphane le fixa encore une fois, puis il se jeta à son cou, il l’avait reconnu.

— Oh ! pardonnez, mon père, pardonnez, c’était un rêve ; pourtant non, je l’ai bien vu, n’est-ce pas qu’il est venu, il a voulu me tuer parce que j’aime sa fille, le scélérat !

— Tu te trompes, Stéphane, personne n’est venu excepté moi.

— Ne le laissez pas entrer, mon père, c’est un brigand, maître Jacques !

— Je parle, continua Stéphane en regardant au fond de l’appartement et en montrant du bout de son doigt, je parle de celui qui était là il n’y a qu’un instant, de maître Jacques, le père d’Helmina.

Stéphane tomba épuisé dans les bras de son père.

Émile et Magloire le transportèrent doucement sur son lit ; son repos fut assez paisible.

— Mon cher Émile, dit M. D… croyez-vous à des suites dangereuses pour sa santé ?

— Il n’en sera rien, j’espère, monsieur, si toutefois Stéphane sait modérer sa douleur et prendre un peu plus sur lui.

— Pauvre enfant !… mais dites-moi, quel est ce maître Jacques dont il me parlait ? Sans doute un homme qu’il se figurait ?

— Je vais vous raconter cette histoire en peu de mots, dit Émile en parlant le plus bas possible. Il y a environ quinze jours, Stéphane rencontra une jeune fille dont il devint amoureux, sans même connaître sa famille et sa naissance. Nous avons fait ensemble beaucoup de perquisitions à cet égard, et ce n’est qu’aujourd’hui que votre fils a appris que son amante est la fille d’un brigand nommé maître Jacques.

— Le malheureux ! « s’enmouracher » d’une pareille fille !

— Je vous assure, monsieur, que c’est la plus charmante enfant que j’aie rencontrée ; et de plus, Stéphane a appris que aux qualités extérieures elle réunissait encore celles du cœur et de la vertu.

— Comment cela peut-il être dans la fille d’un brigand ?

— Je l’ignore ; mais je sais que c’est le cas.

— Quand tout cela serait vrai, mon cher Émile, vous conviendrez que sa naissance gâte tout cela.

— Malheureusement oui ; et voilà ce qui cause tout le chagrin de votre fils.

— Pourvu au moins, dit M. D… d’un air découragé, que la jeune fille ignore cet amour.

— Elle le sait, monsieur, dit Magloire, je lui ai remis une lettre de la part de M. Stéphane qui le lui a appris.

— Mille damnations ! il ne manquait plus que cela. Peut-il avoir poussé la folie jusqu’à ce point !

— Il le regrette beaucoup à présent, soyez-en persuadé, dit Émile.

— Il est bien temps vraiment de le regretter ; mais croyez-vous que la jeune fille l’aime de son côté ?

— J’en suis certain.

— L’insensée ! elle se connaît pourtant !…

— Pardon, monsieur, dit Magloire ; j’ai entendu dire à M. Stéphane qu’elle ignorait elle-même que son père est un brigand.

— Quel coup pour elle lorsqu’elle l’apprendra ! dit Émile.

— Mais c’est donc un mystère ? dit M. D… en levant les mains au ciel.