La fin d’un art

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La Revue blancheTome 2 (série belge) (p. 193-208).

LA FIN D’UN ART


Conclusions esthétiques sur le Théâtre.

« Cette gazette étant littéraire, s’occupera rarement des théâtres », annonçait au premier numéro de ses éphémères Taches d’Encre, un jeune maître des jeunes, M.  Maurice Barrès. La génération de M. Barrès et celle d’aujourd’hui qui la suit de près, professent le même dédain à l’égard du théâtre envisagé comme art. Déjà M. Lemaître, un ami de Sarcey pourtant, est, après trois ou quatre ans de feuilleton, fatigué sinon dégoûté « des vaudevilles et des mélodrames », comme il appert de sa bienveillance nonchalante ou ironique. Même mépris chez M. Gustave Kahn, chez M. Jean Schopfer, chez M. Pierre Veber. L’un d’eux me déclarait naguère qu’il ne va jamais plus au théâtre ; j’insinuai alors que l’ahurissante stupidité des fabricants du jour était sans doute la cause de son indifférence : « Non, mon ami, me répondit-il ; n’accusez point l’impuissance de ces dégénérés ; s’ils savaient porter à la scène une intrigue adroite ou des caractères ingénieux, ils ne me feraient pas davantage sourire : par quelle nouveauté pourrait bien encore m’amuser une intrigue, depuis plus de sept mille ans qu’il y a des hommes et qui font des scénarios ? Je n’éprouve aucune joie à discerner la trajectoire de leurs fantoches laborieux. Je ne sais pas m’en étonner. Les « caractères » me glacent plus encore ; aussi bien savons-nous qu’il en existe si peu en deçà de la rampe : tout au plus, dans leur universelle veulerie, le caractère de nos contemporains serait « de n’en pas avoir ». Des petites choses drôles du dialogue, des « mots » salés ou poivrés, le cœur me lève rien que d’en parier… Si j’ai paru m’intéresser à la pantomime, c’est exclusivement parce qu’elle me grâciait des « paroles ». En ce sens, les Vingt-huit jours de Chocolat, figurés au Nouveau-Cirque, valurent mes applaudissements : c’était du Chivot moins Chivot (il y avait donc un progrès), et aussi moins les « effets » de vos comédiens qui me crispent à en pleurer ; leur inintelligence normale est mise en valeur par l’hypertrophie de leur vanité, et je ne vois d’égal à leur cabotinage que celui des critiques, qui tous ont le front de vous entretenir chaque lundi des « artistes », comme si nous ne savions pas d’avance qu’ils approuvent la distinction de Mlle  Bartet et la rondeur de M. Dailly, qu’ils déplorent la sécheresse de M. Laroche et l’excentricité de Mlle  Desdauzas… Ah ! vous voyez de l’art au théâtre, mon ami ? » Page:La Revue blanche, Belgique, tome 2, 1890.djvu/200 Page:La Revue blanche, Belgique, tome 2, 1890.djvu/201 Page:La Revue blanche, Belgique, tome 2, 1890.djvu/202 Page:La Revue blanche, Belgique, tome 2, 1890.djvu/203 Page:La Revue blanche, Belgique, tome 2, 1890.djvu/204 Page:La Revue blanche, Belgique, tome 2, 1890.djvu/205 Page:La Revue blanche, Belgique, tome 2, 1890.djvu/206 Page:La Revue blanche, Belgique, tome 2, 1890.djvu/207 Page:La Revue blanche, Belgique, tome 2, 1890.djvu/208 Page:La Revue blanche, Belgique, tome 2, 1890.djvu/209 Page:La Revue blanche, Belgique, tome 2, 1890.djvu/210 Page:La Revue blanche, Belgique, tome 2, 1890.djvu/211 Page:La Revue blanche, Belgique, tome 2, 1890.djvu/212 Page:La Revue blanche, Belgique, tome 2, 1890.djvu/213 qu’on affecte de seule connaître, subirent un accueil moins que médiocre ; Grand’mère fut jouée trois fois. Néanmoins, les Corbeaux et Grand’mère sont des essais délicieux de ce qui, dans cette littéraire, pourrait remplacer le tragique, trop grand, et le comique,trop gros pour nous. Avec eux, et combien au-dessus, les Résignés, de M. Henry Géard, par la vision aiguë qu’ils découvrent de la vie, par l’impitoyable philosophie qu’ils révèlent, par eurhythmie de leur composition et la maîtrise de leur style, les Résignés ne sont pas un simple essai de cet art nouveau ; ils en sont le premier, l’incontestable chef-d’œuvre.

Seulement, pas « plus que le spectacle, cette littérature ne sauvera le théâtre, parce qu’elle aussi est autre chose. Des œuvres que seuls quelques initiés pleinement pénètrent, et pour qui seuls elles sont écrites, n’appartiennent pas plus à cet art populaire et en plein air da théâtre, que les Dialogues philosophigues. Sarcey gémit : « Ce n’est pas du théâtre. » Sarcey a raison. Mais nous ajouterons : C’est heureux, car le théâtre ne saurait plus être artistique, et ces œuvres sont des œuvres d’art, d’art littéraire, bien que de forme dramatique. Ainsi les auteurs qui tentent de se soustraire à la tradition stérile et au spectacle vulgaire, qui veulent se réfugier en an asile d’art, quittent en même temps le domaine du théâtre.

Pauvre théâtre, ce n’est pas faute d’une consciencieuse auscultation qu’il nous faut confesser ta déchéance artistique irrémédiable. Ceux qui, résistant à l’évidence, crieraient qu’un art ne meurt pas, un illustre membre de la Société des auteurs dramatiques, c’est M. Renan que je veux dire, les a par avance démentis : « Le progrès de l’humanité n’est en aucune façon esthétique. Le grand art même disparaîtra. Le temps viendra où l’art sera une chose du passé, une création faite une fois pour toutes, création des âges non réfléchis qu'on adorera tout en reconnaissant qu’il n’y a plus à en faire. » C'est le cas de l’art du théâtre, comme il ressort du présent examen, poursuivi en toute bonne foi. Que si cette conclusion pessimiste était repoussée par les personnes, qui se refusent à souscrire aux vérités pénibles, sous le fallacieux prétexte qu’« elles abaissent les cœurs », nous avouerons que la conclusion désolante est toujours pour nous une raison dernière de croire à l’exactitude des déductions qui la commandent.

Lucien MÜHLFELD.