La fin d’un traître/03

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Éditions Édouard Garand (65p. 13-17).

III

UNE VISITE INATTENDUE DU COMTE DE FRONTENAC.


On sait que le gouverneur de Ville-Marie, François Perrot, se trouvait prisonnier du Comte de Frontenac au Château Saint-Louis. Perrot avait emprisonné le lieutenant des gardes, Bizard, venu lui porter les ordres du Comte. Indigné, le Comte avait ordonné à Perrot de venir à Québec non seulement pour donner des explications, mais encore pour faire des excuses. Perrot s’était rendu à l’ordre, mais ayant refusé de faire des excuses, Frontenac l’avait retenu prisonnier.

Le Comte n’avait pas eu la malignité de faire jeter le gouverneur de Ville-Marie dans un cachot des salles basses du Château ; Perrot avait été confiné dans un appartement du premier étage, sur le corridor où se trouvaient les appartements du Comte, et la porte de Perrot faisait vis-à-vis à celle du cabinet de Frontenac. Un factionnaire gardait la porte du prisonnier, tout comme Flandrin Pinchot gardait celle du Comte, mais avec cette différence que l’un empêchait la sortie et l’autre l’entrée.

L’appartement de Perrot comprenait deux pièces : un beau salon qu’on avait transformé en cabinet de travail, et une chambre à coucher. L’unique issue de cet appartement était la porte du corridor. Quoique prisonnier, le gouverneur était traité avec tous les égards dus à son rang.

Deux jours après son arrestation, Perrot, un soir, aperçut un papier qu’une main inconnue venait de glisser sous sa porte. Il prit le papier et, non sans surprise et joie, lut la note suivante :

« Excellence, vous ne pouvez vivre sans les services d’un valet de chambre. Demandez au Comte de Frontenac la faveur de faire venir près de vous votre valet de chambre resté à Ville-Marie. Le Comte ne saurait vous refuser, et je viendrai. Il me faudra peu de temps, après, pour ouvrir la porte de votre prison et vous rendre à la liberté. »

Pour signature, cette note avait le nom « Broussol ».

Quoique le gouverneur de Ville-Marie eût à l’esprit de graves sujets de méditation, il sourit.

— Voilà un homme d’un dévouement inlassable, se dit-il. Par malheur, tout ce qu’il entreprend ne semble pas lui réussir. Il y a certainement contre lui une étrange fatalité qui le poursuit partout. Cet homme mystérieux m’a assez longtemps intrigué ; mais je sais maintenant ce qu’il est et ce qu’il cherche. De son vrai nom, il s’appelle René le Chêneau. Il a épousé, plus de quinze ans passés, la fille d’un huguenot qu’il a abandonnée après deux ou trois ans de vie commune. Après douze années de séparation, lui et elle se sont rencontrés par simple hasard, puis, par je ne sais quelle machination, sa femme a réussi à le faire condamner à la potence. Un miracle l’arracha à la mort. Lui, alors, jura de se venger de ceux qui l’avaient condamné à cette mort ignominieuse. Sa femme d’abord, l’instigatrice du complot. Le Comte de Frontenac, ensuite, qui présida le tribunal de justice. Puis, le bourreau chargé de l’exécution et, enfin, Flandrin Pinchot qui fut son geôlier et qui prêta son aide au bourreau. Il y avait aussi Bizard, qui fit son arrestation, et l’intendant-royal qui en avait donné l’ordre. Mais ces deux derniers semblaient être réservés pour son dessert. Et voici où se présente la fatalité qui semble s’attacher à lui : lorsqu’il est sur le point de frapper, l’ennemi lui échappe. Si la malchance continue à le poursuivre avec autant de ténacité qu’il en met, lui, à poursuivre son œuvre de vengeance, réussira-t-il à m’ouvrir la voie de la liberté ?…

Comme on le voit, Perrot savait parfaitement à qui il avait affaire. Seulement, il n’était pas au fait de tous les antécédents de l’homme, lequel pouvait bien être le pire des criminels. Et quoiqu’il en éprouvât du dédain, il avait associé cet homme à ses menées contre le gouverneur-général et en avait fait son lieutenant de police. Mais, en réalité, il s’en était fait son agent-espion, tout comme la Comte de Frontenac avait les siens, et l’agent menait de front la cause du gouverneur de Ville-Marie et la sienne. Souvent les chefs d’État et les maîtres de la Justice ont choisi parmi les galériens les agents chargés de conduire leurs intrigues, ou de les débarrasser d’ennemis devenus trop dangereux ; ils se sont attaché ces hommes dont ils ont su nourrir le zèle et le dévouement par l’appât du gain ou par la crainte de retomber dans les bas-fonds ou dans les chaînes. D’un mot ou d’un geste Perrot pouvait, en effet, renvoyer son lieutenant de police à la potence de la rue Sault-au-Matelot. Non, il ne le ferait pas, parce que cet homme lui manifestait trop de zèle et de dévouement ; et, d’autre part, le remettre entre les mains du tribunal de Québec, serait faire trop grand plaisir au Comte de Frontenac. Or, comme on s’en doute bien, le sieur Perrot ne se sentait aucune disposition à faire des aménités au gouverneur-général. Sa haine contre ce dernier et la précaire position en laquelle il se trouvait l’engageaient à accepter, et sans la moindre répugnance, l’aide de son lieutenant de police, ce dernier fut-il la pire des canailles.

Aussi, dès le jour suivant, Perrot fit-il demander la faveur d’un entretien avec le Comte de Frontenac. Le Comte se rendit à la demande de son prisonnier, et il consentit à ce que Perrot fit venir son valet de chambre.

Trois semaines après, le valet de chambre se présentait au Château Saint-Louis et il était aussitôt introduit auprès de son maître. Il va de soi que le gouverneur de Ville-Marie ne s’attendait pas de voir paraître son véritable valet de chambre, mais son lieutenant de police déguisé comme tel. L’unique surprise que manifesta le sieur Perrot fut celle de ne pas reconnaître, sous la livrée du valet de chambre, son lieutenant de police. Celui-ci était méconnaissable et, par conséquent, il ne courait aucun danger d’être reconnu pour le sieur Basile Legrand, ancien musicien aux gages du Comte de Frontenac, ou pour l’ex-duc de Bonneterre, envoyé de Sa Majesté le roi Louis XIV.

Le lieutenant de police, mué en valet de chambre, apportait à Perrot une lettre de sa femme. Celle-ci l’informait que, avec l’aide et l’appui de leurs amis, elle travaillait sans relâche à le tirer des mains du Comte de Frontenac. Perrot, servi comme il était, pouvait donc se tranquilliser et attendre patiemment les événements ; il était sûr qu’on le remettrait en liberté un jour ou l’autre, et sa vie n’était nullement en danger. Seulement, lorsque Perrot entrevoyait le jour où il sortirait de sa prison, il sentait qu’il entreprendrait une terrible revanche contre Frontenac. Car sa haine croissait de jour en jour, elle le rongeait, l’obsédait, lui devenait un fardeau écrasant. Si Frontenac avait frappé le premier, lui frapperait le dernier, mais il frapperait un coup mortel. Aussi, avait-il grande hâte de voir arriver le jour où les portes de sa prison s’ouvriraient devant lui.

Mais les jours succédaient aux jours, les semaines aux semaines, les mois aux mois, et le sieur Perrot continuait de demeurer bien sagement le prisonnier de Son Excellence de Québec. Oh ! que de fiel de distillé durant ce long emprisonnement !… Que de projets élaborés pour se tirer du guêpier !… Monsieur de Laval avait dit à Perrot : « Mon ami, vous êtes venu vous jeter dans la gueule du loup ! »… Il avait dit l’exacte vérité, Perrot se trouvait bel et bien dans la gueule du loup, et le loup n’avait plus qu’à croquer. Non, Perrot devait se résigner, il ne sortirait pas de là. Frontenac, dont on connaissait le caractère, ne relâcherait son prisonnier que sur l’ordre exprès du roi de France. Et quand le roi donnerait-il cet ordre ?… Un an, deux ans, trois ans même pouvaient se passer avant que le roi prît une décision.

Une chose sûre et certaine : Perrot ne pouvait plus douter de la puissance du Comte de Frontenac, celui-ci était le plus fort et il demeurait maître du champ de bataille.

Voilà, succinctement, ce qui se passait au Château Saint-Louis depuis que le gouverneur de Ville-Marie y était prisonnier.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Le jour même où le collégien, Louison, était introduit auprès de sa mère par le mendiant Brimbalon, le Comte de Frontenac trouvait dans son cabinet un mystérieux billet ainsi conçu :

« Il est probable que Son Excellence Monsieur le Comte de Frontenac ait l’esprit obsédé par un certain mystère… Si Monsieur le Comte désire en avoir la clef, il pourra se rendre à la petite maison de la rue du Palais, là où domiciliait, jadis, la belle Lucie de la Pécherolle. Une jeune femme, non moins belle et dont la tête est ornée des plus beaux cheveux noirs, le recevra. Là, si Monsieur le Comte possède un peu de pénétration, il reconnaîtra dans cette jeune femme, par la taille, les traits du visage, les yeux et la voix, celle qui fut son amante. Et pour que Monsieur le Comte ne soit pas contraint à des questions qui pourraient paraître indiscrètes de sa part, l’auteur de ces lignes veut avoir l’obligeance de fournir à Monsieur le Comte les informations suivantes. Celle qui vit maintenant dans cette petite maison de la rue du Palais est une femme mariée. Elle a pour époux un certain René le Chêneau, mystérieusement disparu depuis un bon nombre d’années. Elle était la fille unique de Jean Colonnier, ancien boulanger, ce huguenot qui, jadis, avait conspiré contre Monsieur le Comte… Donc, si Monsieur le Comte désire aller rendre visite à la fille de Maître Jean, il sera sans doute le bienvenu, à moins que l’exquise jeune femme, la délicieuse amante, ne complote à l’heure qu’il est, par un étrange caprice, contre les jours de Monsieur le Comte… »

Le Comte n’eut pas de peine à saisir le sarcasme de cette lettre.

Sur le moment il fut pris de colère, d’abord contre le mystérieux correspondant qu’il aurait volontiers expédié à la potence. Ensuite, contre ses serviteurs qui ne savaient intercepter de telles lettres. Et cette lettre venait-elle du dehors ou du dedans ?… Plus probablement du dehors. Et qui l’avait apportée au Château, qui l’avait apportée en son cabinet ? Voilà qui était malaisé à éclaircir. Le Comte avait dû se rendre à des audiences en compagnie de ses deux secrétaires et de Flandrin Pinchot. Il avait été retenu deux heures à la salle des audiences, et c’est durant l’espace de ces deux heures que le mystérieux billet avait été apporté dans son cabinet.

Mais la colère du Comte tomba peu après. Quel que fut le ton de la note, celle-ci contenait une information et un avertissement dont il pourrait faire son profit. Quant à l’identité de la jeune femme, il la connaissait. Mais on lui disait qu’elle pourrait bien être en train de comploter contre sa vie. Frontenac ne pouvait pas admettre cette insinuation, car il connaissait trop le dévouement de cette femme à son égard. Néanmoins, il avait un doute, pour la raison que Lucie n’avait plus remis les pieds au Château depuis qu’elle avait si mystérieusement disparu trois mois auparavant. Longtemps le comte s’était demandé ce qu’elle était devenue, et voilà justement qu’on le renseignait. Or, si Lucie vivait encore, si elle habitait encore la ville, pourquoi n’était-elle pas venue au Château ? Pourquoi, tout au moins, n’avait-elle pas fait parvenir de ses nouvelles au Comte ? Et pourquoi encore — si la note ne mentait pas — vivait-elle sous un déguisement ?

Tout cela donnait à réfléchir au Comte, et, finalement, il n’était pas loin de penser que cette jeune femme était une conspiratrice… et une conspiratrice aux gages peut-être de Messieurs les Jésuites ou de Monsieur de Laval.

Le Comte décida de suite qu’il tirerait l’affaire au clair. Il fallait tenir compte aussi que cette lettre pouvait avoir été écrite dans le dessein de lui tendre un piège. Qui sait si ses ennemis ne méditaient pas de l’attirer dans un guet-apens ? Tout était possible. Mais le Comte ne se rendrait pas sur la rue du Palais sans prendre ses précautions.

Dans la matinée du jour suivant, il quittait le Château, suivi par Flandrin Pinchot et six gardes, et gagnait la rue du Palais. Un grand vent du Nord soufflait avec violence et la neige commençait à tomber, fine et drue. Les rues étaient désertes, car en ces jours de froidure le citadin demeurait près de son feu. Le Comte put atteindre la petite maison de la rue du Palais sans rencontrer aucun passant. Il s’en réjouissait par le fait qu’il ne donnerait aucune prise à la médisance ou à la calomnie.

Le Comte n’avait pas dit à Flandrin Pinchot où il allait, aussi Flandrin fut-il fort surpris de voir le Comte s’arrêter devant la maison de celle que Flandrin appelait « la fille de Maître Jean ». Frontenac lui donna ordre de surveiller attentivement avec ses gardes les abords de la maison. Mais si Flandrin Pinchot avait été surpris, là, dans la maison, deux autres personnes allaient être non moins surprises. D’abord, ce fut la mère de Louison en apprenant que le Comte venait lui faire visite. Ensuite, ce fut le Comte en découvrant que l’hôtesse de la maison était toujours cette même Lucie de la Pécherolle, avec ses beaux cheveux dorés. Mais Frontenac lui trouva une physionomie toute différente. Ce n’était plus la jeune femme enjouée et rieuse ; mais une jeune femme dont les traits raidis portaient l’empreinte de la plus vive douleur.

— Excellence, dit-elle sur un ton grave en voyant paraître le Comte, je m’honore grandement de votre visite. Je n’ai qu’un regret, que ma maison soit si pauvre…

— Madame, répondit le Comte en s’inclinant, je connais cet intérieur que votre seule personne suffit à enrichir et embellir.

Le Comte souriait doucement. Il avait oublié le mystérieux billet, lequel, d’ailleurs, lui avait menti sur un point. En effet, au lieu de trouver une jeune femme en cheveux noirs, il retrouvait celle dont il avait tant déploré la disparition. Quant aux soi-disant complots contre sa vie, il n’y pensait plus. Il avait là devant lui l’ancienne amante, et dans sa robe noire, avec la pâleur de son beau visage, avec cette amertume que décelait toute sa physionomie, elle lui paraissait cent fois plus belle et plus désirable.

Après le premier échange de courtoisies, le Comte s’approcha de la jeune femme, et lui dit sur un ton familier :

— Voyons ! ma chère Lucie, mettons de côté les manières trop cérémonieuses et revenons à notre ancienne et bonne familiarité. Savez-vous que vous m’avez beaucoup manqué ? Pourquoi m’avez-vous déserté ainsi ?

— Je ne vous ai pas déserté, Monsieur le Comte, ce sont des circonstances indépendantes de ma volonté qui m’ont retenue dans cette maison.

— Mais, dites-moi Lucie, m’expliquerez-vous votre disparition mystérieuse survenue au cours de cette fête qu’à votre demande j’avais donnée l’été passé, et aussi la disparition non moins mystérieuse de ce duc de Bonneterre ?

— Venez vous asseoir, Excellence, sur ce fauteuil et près de ce feu, et je tâcherai ensuite de vous donner le mieux que je pourrai les explications que vous désirez.

Le Comte prit le fauteuil indiqué, et la jeune femme s’assit dans une bergère en face du comte.

— Excellence, reprit Sévérine, avant que je vous donne ces explications, voulez-vous me dire si vous avez encore à votre service ce musicien… qui s’était donné le nom de Basile Legrand ?

— Lui ?… Mais, ma chère, il est parti depuis cette fête que vous savez. Il a disparu, lui aussi, d’une façon mystérieuse. Voici trois mois déjà, et je ne l’ai jamais revu.

— Il va de soi que vous ne saviez pas qui était cet homme et que vous l’aviez pris tout naturellement pour un pauvre musicien ambulant.

— Oui, jusqu’au jour où il a disparu. Dès lors, je me suis bien imaginé que cet individu était un espion à moins qu’il n’ait été un assassin soudoyé contre moi.

— Excellence, vous avez deviné : l’homme était un espion et un assassin.

— Comment le savez-vous ?

— Parce que je connais l’homme.

— Vous le connaissez ? Et son écriture, la connaissez-vous, ou pourriez-vous la reconnaître ?

— Je le pense.

— Eh bien ! lisez ceci.

Le Comte tendit à la jeune femme la lettre anonyme qu’il avait trouvée dans son cabinet.

La jeune femme examina attentivement l’écriture de la lettre. Par discrétion, elle ne lut que les premières lignes. Puis, rendant la lettre au Comte, elle dit simplement et avec assurance :

— C’est son écriture, Excellence.

Frontenac ne put réprimer un geste de surprise.

— Mais, enfin, qui est-il, puisque vous le connaissez ?

— Je le connais, mais je ne jurerais pas que je pourrais le reconnaître, car il est d’une habileté merveilleuse à prendre tous les déguisements, toutes les figures, tous les avatars. Aujourd’hui, par exemple, il se présentera à vous sous les loques d’un mendiant. Demain, il vous apparaîtra sous la peau d’un duc. Le surlendemain, vous le verrez lieutenant de police. Un autre jour, il aura la livrée d’un valet de chambre peut-être. Mais une chose certaine, vous ne sauriez le reconnaître pour le même individu.

— Est-ce donc un comédien que cet homme ? demanda le Comte presque émerveillé.

— C’est mon mari… Excellence.

Le Comte bondit de surprise.

— Oh ! mais alors, dit-il, cet homme, de son vrai nom, serait René de Chêneau ?

— Parfaitement.

— Ainsi, si j’en crois cette lettre — bien que, à la vérité, j’eusse reçu déjà quelques renseignements assez vagues sur votre identité — vous êtes la fille de feu Jean Colonnier ?

— Excellence, je suis celle que vous dites.

— Ainsi donc, cette lettre anonyme qui me dévoile votre véritable identité, n’a pas menti, et celui qui l’a écrite, c’est-à-dire votre mari, est en cette ville.

— Tout est comme vous le dites, Monsieur le Comte. Une chose seulement, sourit la jeune femme avec une légère ironie, l’auteur de la lettre n’a pas dû vous parler longuement de celui qui fut mon mari. Voulez-vous un portrait plus détaillé de cet homme ? Ces détails pourront vous être utiles à l’occasion. Laissez-moi vous dire d’abord que cet homme est la pire des canailles. C’est un monstre humain. C’est un serpent, il en a la nature. Et maintenant, si vous voulez reporter votre souvenir au mois de mai dernier, vous vous rappellerez d’un malandrin condamné à la potence par le tribunal dont vous étiez le président. Cet homme était inconnu, et personne n’a pu savoir son nom.

— Je me souviens, dit le Comte.

— Ce malandrin qui fut condamné à la potence et à laquelle il échappa était ce René le Chêneau… mon mari.

— Ah ! Ah !

— Maître Jean, mon père, l’avait dépendu après l’avoir reconnu pour son gendre. Il voulait savoir ce qu’il avait fait de sa fille, c’est-à-dire moi. Pour des raisons que j’ignore, Maître Jean l’attacha à une poutre du gibet durant une courte absence qu’il voulait faire. À son retour, le condamné avait disparu. Et savez-vous comment ? Mathurin le Bourreau, après l’exécution, avait oublié sa poulie. Il retourna au gibet quelque temps après pour en rapporter cette poulie. Alors, il vit que son pendu avait été dépendu par une main inconnue. Mais le condamné était là, solidement attaché. Mathurin le détacha de la poutre et l’emporta dans son taudis pour tisser une autre corde et revenir le pendre. Or, il arriva que ce fut le bourreau qui fut pendu par le condamné. Quelques instants plus tard, c’est moi qu’il pendait après Mathurin… mais là encore la Providence veillait, et mon pauvre père survenait à temps pour me sauver la vie.

— C’est affreux, murmura le Comte.

— C’est invraisemblable, Excellence, et longtemps après ce drame, j’ai cru que j’avais été simplement l’objet d’un cauchemar.

— C’est terrible.

— Mon mari venait de commencer l’exécution des projets de vengeance qu’il avait élaborés dans sa prison. Mais il lui fallait des appuis, car seul il courait le risque d’échouer. Il alla offrir ses services au sieur Perrot qui le nomma son lieutenant de police. C’est lui qui attira Flandrin Pinchot à Ville-Marie et c’est lui qui l’amena à vous dénoncer. Et c’est cet homme, Excellence, que vous avez pris à votre service comme musicien, et c’est cet homme qui, sous le nom de duc de Bonneterre, m’a enlevée de votre cabinet de travail et qui allait me tuer, n’eût été la providentielle intervention du mendiant Brimbalon, et enfin, c’est l’homme qui a juré votre mort, parce que vous-même l’avez condamné à la potence au mois de mai dernier.

— S’il en est ainsi, ma chère, je le condamne une deuxième fois. Gare à lui s’il me tombe de nouveau sous la main, cette fois, il ne m’échappera pas.

— Méfiez-vous, Excellence, méfiez-vous de ce démon, même si vous le voyez enchaîné dans un cachot. Méfiez-vous tant qu’il sera vivant, comme moi-même je m’en méfie. J’irai plus loin, Excellence ; méfiez-vous du personnage que vous retenez prisonnier en votre Château.

— Oh ! je suis tout à fait tranquille au sujet de celui-là, il ne pourrait pas m’échapper.

— N’importe ! méfiez-vous. C’est peut-être le dernier service que je vous rends, et je vous le rends avec plaisir.

— Pourquoi, le dernier ?

— Parce que je ne suis plus celle que vous avez connue. Désormais, je vivrai dans la solitude.

— Vraiment ? Et moi qui méditais le projet de vous emmener résider au château…

— Impossible, Excellence. J’ai oublié le passé. Si j’ai commis des fautes, je veux les réparer et les expier.

— Que ne vous retirez-vous dans un couvent ? voulut plaisanter le Comte.

— J’y avais pensé, Excellence, répondit gravement la jeune femme. Mais j’ai un enfant à qui je veux vouer le reste de mes jours.

— Un enfant ?… Je parie que je devine… N’est-ce pas le fils adoptif de Flandrin Pinchot ?

— Vous le connaissez ?

— Je lui ai prédit qu’il ferait un homme.

— Merci, Excellence, c’est un homme que j’en veux faire aussi.

— N’oubliez pas qu’il est, par adoption, l’enfant de Flandrin et de sa femme la Chouette.

— Je veux le ravoir.

— En serez-vous capable ?

— Vous m’aiderez, Monsieur le Comte ?

— Comment ?

— Comment ?

— Ordonnez à Flandrin de me rendre mon fils, voilà tout.

— Si Flandrin refuse ?

— Il ne pourra pas refuser.

— Ne vaut-il pas mieux, ma chère amie, d’aller vous-même consulter Flandrin ? Allez lui soumettre votre revendication. Flandrin est un brave cœur, il se rendra plutôt aux prières d’une mère qu’à mes ordres dans cette affaire. Et quoi qu’il arrive, je vous prêterai mon appui. Allez voir Flandrin, et s’il refuse, nous aviserons. Tenez, Flandrin est là dehors avec six gardes qui m’accompagnent, je vais le faire entrer.

— Oh ! non, n’en faites rien, Monsieur le Comte, dit vivement la jeune femme avec trouble. J’irai le voir comme vous me le conseillez. Mais je désire auparavant préparer mon plaidoyer.

— C’est juste, fit le Comte en se levant pour se retirer.

— Vous ne partirez pas ainsi, Excellence… Permettez-moi de vous offrir le pain et le vin !

— Merci, je ne peux pas demeurer plus longtemps. J’ai mon courrier à terminer. La nuit prochaine, mon brigantin part pour la France avec une cargaison de pelleteries. Ah ! au fait, nos amis, Polyte et Zéphir, accompagnent l’équipage, ils ne reviendront qu’au printemps.

Frontenac gagna la porte pour se retirer. Mais la jeune femme le retint un moment.

— Monsieur le Comte, dit-elle, je ne saurais plus vivre sans la présence de mon enfant près de moi. Vous m’avez dit que vous me prêterez votre appui s’il en était nécessaire. Eh bien ! je ne saurais accepter sans vous donner un gage de ma reconnaissance, et c’est pourquoi je vous dis de suite, quoique j’aie décidé de vivre retirée, que vous pourrez compter sur mon dévouement en quelque temps que ce soit. Si ma vie peut vous être utile, commandez !

— Je n’exigerai rien de tel. Je vous souhaite seulement de ravoir votre enfant et de vivre heureuse avec lui.

Et le Comte s’en alla en pensant ceci :

— Loin de comploter contre mes jours, cette femme serait prête à donner sa vie pour moi !