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La fin d’un traître/05

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Éditions Édouard Garand (65p. 19-23).

V

L’ÉMEUTE.


Depuis un certain temps les habitants du pays murmuraient d’une façon alarmante contre le gouvernement.

L’intendant-royal avait promulgué un édit par lequel tout citoyen du pays devrait, à l’avenir, faire un état de la valeur de ses biens, établir la somme de ses revenus ou de ses gains, et spécifier et produire en même temps ses charges, frais, dépenses, de famille et autres.

Le peuple avait de suite compris qu’on élaborait en sourdine un nouveau projet d’impôts.

Or, déjà le peuple se trouvait si lourdement imposé, que le fardeau lui en devenait insupportable. Commerçants, ouvriers, paysans, tous se plaignaient que les impôts prenaient le plus clair de leurs minces revenus. Le paysan, plus que tout autre, supportait l’énorme poids des contributions. Aussi, vit-on des gens de la campagne accourir à la ville pour faire des représentations respectueuses aux autorités.

Une quarantaine de ces gens, entre autres, que l’intendant avait refusé de recevoir, se présentèrent chez le Comte de Frontenac. Celui-ci les reçut sans apparat et avec une courtoisie toute simple en sa salle des audiences. Il admit que les impôts actuellement supportés par le peuple étaient très lourds. Mais il déclara que, dans cette question des charges imposées au peuple, il n’avait rien à voir, attendu que la chose relevait directement et uniquement de l’intendance. Tout de même, il essayerait d’user de son influence auprès de l’intendant, et promit de faire tout son possible pour que l’édit fût révoqué ou suspendu en attendant que le roi eût été consulté à ce sujet.

Si ces paroles apaisèrent les craintes du peuple, elles n’eurent pas l’effet de calmer son ressentiment à l’égard de l’intendant. Et si le peuple en voulait à ce dernier à cause des impositions qu’il ne cessait d’accumuler, il lui en voulait bien davantage pour refuser d’entendre ses réclamations. À son avis, l’intendant usait d’un pouvoir trop discrétionnaire et trop absolu.

Le mécontentement grandissait. Tous les jours de nouveaux groupes de cultivateurs venaient à la ville, et, incapables de faire valoir leurs représentations, ils allaient par les rues semant leur colère. L’ouvrier, l’artisan et le commerçant, faisaient cause commune avec le paysan.

L’intendant voyait bien l’orage s’élever contre lui, mais fort de son autorité il feignait de n’y prêter aucune attention.

Frontenac aussi entendait gronder le tonnerre, mais il ne s’en inquiétait pas ; au contraire, il s’en réjouissait, attendu que toute la tempête, si elle éclatait, se déchaînerait contre l’intendance. L’impopularité de l’intendant finirait par ouvrir les yeux à la Cour de Versailles, et Frontenac croyait voir déjà le jour proche où les ministres de France le débarrasseraient d’un ennemi. Pour un peu, le Comte eût incité le peuple à s’insurger contre l’intendant.

Ce fut un mardi, jour de marché, que la populace en arriva au paroxysme de la colère.

La température s’était adoucie, après avoir été pendant plusieurs jours froide et venteuse. La première et mince couche de neige qui avait quelques jours auparavant blanchi les toits de la ville, avait fondu rapidement sous le soleil. Seules les montagnes conservaient leur cape blanche. Et ce jour-là le soleil avait une tiédeur si printanière, qu’on oubliait les premiers frimas, et l’on espérait que l’hiver retarderait sa venue jusqu’à la Noël pour le moins. Ce beau temps avait donc attiré un grand nombre de paysans à la ville.

Des officiers civils envoyés par l’intendant se rendirent sur la place du marché, devant les magasins du roi, avec ordre de faire un inventaire des denrées et de toutes marchandises en général qu’y étaient venus étaler les paysans des campagnes voisines de la capitale.

Ceci se passait quelques jours après l’échec que la mère de Louison avait subi lorsqu’elle était allée réclamer son enfant chez la femme de Flandrin Pinchot.

Les officiers de l’intendant furent très mal accueillis sur la place du marché. Les premiers paysans refusèrent carrément de donner une estimation de leurs marchandises, alléguant que leur bien était leur bien, qu’eux seuls pouvaient à leur gré en faire l’inventaire, en établir la valeur et en disposer. Et quant à l’intendant et à ses émissaires, eh bien ! il valait mieux pour eux de se mêler de leurs affaires.

Les officiers, interloqués dès l’abord, voulurent ensuite montrer les dents.

Il fallait peu de chose pour soulever les esprits déjà mécontentés. Un rien pouvait faire éclater la colère du peuple. Ce rien se produisit. Ce fut une paysanne qui mit le feu à la mèche. Cette paysanne vendait des lainages, produit de son travail, tels que mitaines, bas, bonnets et divers tricots à l’usage des hommes et des femmes. Elle vendait aussi des souliers faits de peau de bœuf, des couvre-mitaines, des jambières que son mari fabriquait avec une rare habileté. Un officier de l’intendant s’étant présenté devant son étalage pour en prendre l’inventaire, la paysanne lui lança une savate à la tête en lui criant :

— Tiens ! va-t’en avec ça, cochon !

Si le franc rire retentit sur les lèvres des gens du marché, il n’en fut pas de même chez les officiers : ils poussèrent des cris de fureur semblables à des hurlements de loups qu’on a blessés par la flèche ou la balle.

— Aux gardes ! cria l’officier atteint par la savate de la paysanne.

Holà !… la prévôté… clama un autre.

— Qu’on appelle le lieutenant de police ! fit un troisième.

De jeunes et robustes paysans se jetèrent sur les officiers pour les faire taire d’abord, puis les faire déguerpir. Il se produisit une courte mêlée au cours de laquelle des officiers se virent joliment malmenés.

Ce premier brouhaha attira nombre de gens de la basse et haute ville. Une sourde rumeur courait dans l’espace. La voix du peuple et ses gestes respiraient la menace. Çà et là, sur la place du marché et aux alentours, des groupes se formaient où l’on discutait avec animation. Les regards étaient enflammés. Les figures se contractaient. On pouvait voir des jeunes hommes et quelquefois aussi des femmes s’armer de bâtons ou rondins quelconques, saisir des pierres. D’autres exhibaient des couteaux de boucherie, d’autres des haches, d’autres des barres de fer qu’on détachait des charrettes, d’autres encore les fouets à longue lanière de cuir dont ils se servaient pour stimuler la marche de leurs mulets, et d’autres leurs piques qui servaient à gourmander les bœufs trop lents à tirer la charrette.

À la vue de ces apprêts plus que significatifs, et devant le nombre toujours croissant de la plèbe irritée, les officiers de l’intendant, une douzaine environ, songèrent à retraiter sans attendre la venu des gardes du gouverneur et les soldats du prévôt. Ils allèrent en toute hâte notifier l’intendant de ce qui se passait sur la place du marché.

Mais, là, l’humeur belliqueuse de quelques jeunes paysans et ouvriers continuait de monter les esprits. Il importait de faire entendre haut et ferme à l’intendant qu’on n’était pas un peuple d’esclaves ; que lui, l’intendant, ne traiterait pas les citoyens libres du pays comme étaient traités les sauvages esclaves de Sillery et de l’Île d’Orléans. On avait des droits qu’on allait faire valoir, des libertés qu’on allait revendiquer de main ferme. L’heure avait sonné. Pas un homme qui se sentait du cœur au ventre ne continuerait de ployer l’échine sous la tyrannie. Plus que jamais il était temps de désarmer l’intendant de sa verge. C’est lui qui, à son tour, serait fouetté aujourd’hui. On le jetterait dans le Saint-Laurent ou dans le bassin de la rivière Saint-Charles. À la rigueur, on pourrait l’exposer à la potence de la rue Sault-au-Matelot avec une corde au cou. Ou encore, on pourrait en faire présent à certains sauvages Iroquois qui lui feraient passer prestement le goût de vivre et de manger les pauvres gens.

Certains jeunes gens d’une langue mieux pendue haranguaient la populace. Et celle-ci augmentait en nombre de minute en minute, elle murmurait, jurait quelquefois, gesticulait et s’agitait en tous sens. Boutiquiers, échoppiers, matelots, bateliers, mendiants, taverniers de la basse-ville, et petits commerçants, terrassiers, maçons de la haute-ville venaient se joindre aux paysans et ouvriers déjà rassemblés sur la place du marché. Ces derniers, se voyant si bien soutenus, prenaient de plus en plus confiance en leur nombre et en leur force. Ce n’était plus une bande de quelques mécontents, c’était, hormis les gros marchands alliés aux gens du gouvernement, tout le peuple qui affichait ses droits, réclamait ses libertés déjà entamées et secouait le joug.

Et ce peuple, pour profiter du moment où il se voyait le maître du champ de bataille et pour ne pas attendre que gardes du gouverneur, agents de la prévôté, soldats de la garnison vinssent faire la bousculade, oui, ce peuple décida de marcher contre l’intendance et de l’emporter d’assaut. Plusieurs ouvriers et artisans de la ville qui faisaient partie des milices coururent à leurs logis pour en revenir avec leurs mousquets, poudre et balles.

C’était l’émeute.

Et c’était la première fois, depuis l’origine de la Nouvelle-France, que le peuple s’armait contre ses dirigeants. Il est vrai que Champlain avait dû étouffer par la force quelques petites mutineries ; que M. de Mézy s’était vu une fois forcé de lancer contre le peuple des gardes et des soldats, mais ça n’avait été qu’une petite escarmouche entre les soldats et une bande de mécontents ameutés.

Mais là, c’était différent. Deux cents hommes au moins, jeunes pour la plupart, vigoureux et braves, soutenus par les femmes, applaudis par les enfants, et peut-être appuyés en secret par les grands marchands et les bourgeois, marchèrent avec ordre vers l’intendance et l’entourèrent.

Ayant compris que l’affaire prenait une tournure inquiétante, l’intendant avait dépêché un secrétaire et un commis auprès du Comte de Frontenac, du Lieutenant de Police et du Prévôt pour demander leur assistance.

Mais le peuple en colère voulait faire vite, et c’est pourquoi il attaquait déjà les portes de l’intendance à coups de haches.

Et chaque coup de hache recevait l’encouragement des femmes. Chaque bris de bois soulevait la joie des enfants. Chaque craquement faisait trépigner toute la foule. Les lazzi et quolibets volaient comme des flèches à l’adresse de l’intendant et de son personnel. Des éclats de rire se confondaient aux jurons et aux cris. Des galopins lançaient des pierres dans les carreaux des fenêtres. Les bris de vitre, le choc des haches, les craquements du chêne des portes déjà endommagées excitaient davantage les colères, attisaient les haines, entraînaient à l’émulation. Et les clameurs, sourdes et comme timides d’abord, s’élevaient dans le ciel ensoleillé, croissaient, grandissaient, prenaient plus d’ampleur, roulaient comme des tonnerres dans l’espace.

Parmi les cris et les fracas de tous genres, on pouvait entendre distinctement quelquefois ces hurlements :

— À bas la canaille !

— Sus aux voleurs !

— Mort aux coquins !

— À la hart les meurtriers du peuple !

— Au gibet de la rue Sault-au-Matelot !

Une jeune et jolie paysanne, encapuchonnée de rouge, sabots aux pieds, les poings sur les hanches et juchée sur une charrette, criait de toute la force de ses poumons :

— Holà ! nos hommes… mettez le feu au repaire des coquins !

Cette paysanne s’impatientait. Les haches lui paraissaient faire une besogne trop lente. Mais les portes étaient solide. Faites de chêne, elles étaient renforcées de barres de fer contre lesquelles les haches s’émoussaient. Alors, ne valait-il pas mieux mettre le feu, ainsi que le suggérait la jolie paysanne ?

L’idée parut bonne aux émeutiers. Mais on n’eut pas le temps de préparer l’incendie, car le lieutenant de police survenait avec vingt hommes armés de mousquets et d’épées.

Vingt hommes ! c’était risible… La populace tourna contre ces hommes sa colère, elle résolut de les balayer. Les miliciens qui appuyaient le peuple, une cinquantaine au moins, pouvaient d’une seule décharge de leurs fusils abattre du premier au dernier les hommes du lieutenant de police. Seulement, ils n’osaient pas tirer les premiers, car l’affaire leur paraissait trop grave. Ils préféraient demeurer d’abord sur la défensive.

Mais cette tactique ne paraissait pas faire le compte du reste de la populace et encore moins répondre à ses désirs. C’est pourquoi les paysans commencèrent l’attaque en lançant des pierres au lieutenant de police et à ses gens. Ceux-ci venaient d’intimer l’ordre à la foule de débarrasser et de vider la place. Dans le chahut qui régnait de toutes parts, l’ordre ne fut pas entendu, et eût-il été compris, que le peuple n’y aurait pris garde.

Et les pierres et autres projectiles commençaient à voler. Un agent du lieutenant de police fut atteint à un œil par une pierre qui l’aveugla et l’étourdit. Il n’eut rien de mieux à faire que de tourner le dos et de prendre sa course vers la haute ville pour faire panser son œil qui saignait. C’était donc un adversaire de moins.

Et les pierres continuaient à pleuvoir si dru que les agents du lieutenant de police se voyaient forcés de s’encapuchonner la tête des basques de leurs justaucorps.

Une huée monstrueuse, une tempête de cris et de rires se déchaîna, une poussée se produisit dans le peuple…

Le lieutenant de police vit venir la minute où lui et ses hommes allaient se voir cernés par la tourbe, désarmés et ligotés.

L’intendant, dans ses murs, tremblait. Son personnel était glacé par l’effroi, et nul n’osait s’armer pour venir prêter main-forte au lieutenant de police. On se tenait éloigné des fenêtres dans la crainte de recevoir un projectile. On ne savait pas trop ce qui se passait au juste. On n’entendait que cris, jurons, clameurs de toutes sortes. On entendait surtout le bruit des haches heurtant les portes, et, à chaque craquement, on croyait voir les émeutiers faire irruption. La situation n’était pas gaie. Une fois, l’intendant avait risqué un coup d’œil par une fenêtre, et il avait pu voir que les hommes du lieutenant de police tournaient le dos à l’avalanche de pierres qui les assaillaient. Il comprit sans peine que les émeutiers tenaient le bon bout. L’effroi, alors, lui mordit le cœur. Il s’indignait en lui-même contre le gouverneur qui n’agissait pas, qui paraissait demeurer indifférent dans son Château. Que n’envoyait-il ses gardes ou une compagnie de soldats du Fort ? N’était-ce pas étrange ? Et le Prévôt de la ville… que faisait-il ? Que signifiait ce peu d’empressement ou cette indifférence ? L’intendant crispait les poings de rage, jurait, gesticulait et se promenait à grands pas saccadés dans son cabinet. Oh ! s’il échappait à l’émeute, il aurait sa revanche, il en faisait le serment !

Frontenac, dans son cabinet, souriait paisiblement en écoutant les clameurs du peuple furieux. Sans doute, il ne pouvait refuser de secourir l’intendant, il était de son devoir d’étouffer les émeutes, de maintenir la paix, de protéger la vie des citoyens et la propriété, de défendre les pouvoirs de l’autorité, de faire respecter les lois, édits et ordonnances même par la force des armes. Seulement, il ne se pressait pas, voilà tout. Il attendait que le peuple eût donné une salutaire leçon à l’intendant, son ennemi avoué. Au reste, son lieutenant des gardes, Bizard, était parti en mission à Ville-Marie auprès du nouveau gouverneur, le colonel de La Nauguère, qui remplaçait temporairement Perrot en attendant que le roi eût décidé du sort de chacun.

Lorsque Frontenac comprit que l’émeute prenait de plus grandes proportions, et surtout en apprenant que les agents du Lieutenant de police ne pouvaient tenir tête à l’orage, que la populace menaçait de mettre le feu à l’intendance, que l’intendant et son personnel se trouvaient à la discrétion du peuple ameuté et furieux, et dans la crainte que celui-ci ne se livrât à des actes de barbarie, de déprédations, de meurtre, de pillage, il chargea Flandrin Pinchot d’aller avec trente gardes soutenir le lieutenant de police et ses hommes.

À ce moment, les premiers coups de feu éclataient. Lorsque l’avalanche de pierres lancées par les paysans, les femmes et les galopins de la basse-ville eut diminué, les hommes du lieutenant de police déchargèrent leurs fusils, mais ils se bornèrent à tirer au-dessus des têtes dans le but d’intimider le peuple. Mais loin d’intimider la tourbe hurlante, ces coups de feu eurent pour effet de changer sa colère en rage.

La poussée de la foule vers les défenseurs de l’autorité s’accentua. Des miliciens tirèrent leurs mousquets, des balles sifflèrent, et, à travers la fumée des armes à feu, on put voir trois agents du lieutenant de police s’affaisser sur le sol mortellement blessés.

C’est alors que survint Flandrin Pinchot, la rapière au poing, suivi par trente gardes du Comte de Frontenac. Flandrin était tout jubilant. Il allait à la bataille avec un large sourire aux lèvres. Il jurait des « sang-de-bœuf » de contentement. Car, enfin, il allait pouvoir essayer sa rapière… car, enfin, il pourrait se détendre un peu après plus de trois mois d’inactivité ! Les clameurs du peuple le réjouissaient, les coups de feu résonnaient à son ouïe comme une musique, l’odeur de la poudre l’enivrait mieux qu’une tasse d’eau-de-vie. Oh ! s’il allait s’en donner à cœur-joie contre la racaille qui hurlait au point d’assourdir tous les habitants de la capitale. Il allait la faire taire, cette vilaine plèbe qui n’était jamais satisfaite, qui paraissait exiger qu’on la soignât aux plus fins mets, qu’on lui donnât des équipages de luxe, qu’on lui bâtit des palais, et qui passait son temps à se lamenter, à se plaindre, rechigner et geindre. Est-ce qu’il se plaignait ou rechignait, lui, Flandrin ? Non. Il savait se contenter de ce que la terre ou le monde lui donnait en partage…

C’est avec ces pensées que le brave Flandrin, tout enorgueilli du poste qu’il occupait, tout confiant dans le nouveau prestige qu’il croyait posséder et répandre autour de lui, et confiant surtout en son bras et sa rapière, oui, c’est dans cette situation d’esprit qu’il se présenta devant la foule des émeutiers.

Mais, à sa vue, un jeune gars cria d’une voix perçante :

— Voici le traître Flandrin Pinchot !… Au lieu de prendre la défense du peuple, il se ligue avec les ennemis du peuple !…

Ouf ! Flandrin crut recevoir un violent soufflet !

Lui, Flandrin, un traître ? Ah non !… Il devait simplement obéir aux ordres de son supérieur.

Et si, au contraire de la plèbe, il ne se plaignait pas de la vie, c’est qu’il n’avait pas raison de le faire. Il avait maintenant une place, et une bonne place. Mais il avait eu sa part de misères et d’infortunes. Un jour, le gouverneur l’avait démis de ses fonctions de maître-geôlier qu’il avait au Château. Puis, sa femme l’avait abandonné. Un peu plus tard, étant passé au service du gouverneur de Ville-Marie, celui-ci peu après le faisait jeter dans un cachot. Puis, le Comte de Frontenac le faisait libérer avec l’intention de l’envoyer à la potence de la rue Sault-au-Matelot. Mais sa femme étant revenue à son foyer elle avait réussi à sauver la tête de son mari. Et, après tous ces déboires, Flandrin perdait l’unique enfant qu’il avait eu de sa chair, pour ne lui rester plus qu’un fils adoptif qu’une autre femme, se disant sa mère, revendiquait. Oui, Flandrin avait eu tout son plein de soucis, de tracas, de misères, et il n’était que juste que la bonne fortune vint lui sourire un peu.

C’est pourquoi il était venu faire face aux émeutiers la bouche fleurie d’un sourire de satisfaction et de confiance.

Mais là… on le recevait avec l’épithète de traître !

Interloqué, il ne sut que répondre sur le coup ; et quand il eut trouvé les mots de la réplique, il n’eut pas le temps de les proférer. Car la plèbe se ruait contre lui et ses gardes. Il sembla que la populace, à cette minute, était moins furieuse contre l’intendant que contre Flandrin Pinchot.

— Sus à ce lâche de Flandrin !… clama une voix de femme.

— Sang-de-bœuf ! hurla Flandrin indigné cette fois, je ne suis pas un lâche ni un traître, et je vais le prouver avec cette rapière.

Un homme du peuple lui cria :

— S’il est vrai que tu n’es pas un lâche ni un traître, Flandrin Pinchot, pourquoi alors t’allies-tu avec les ennemis du peuple ?

— J’obéis à ceux qui me commandent.

— Et qui donc t’a commandé de venir nous menacer de ta rapière ?

— Monsieur le Comte de Frontenac.

— Tu mens, Flandrin, vociféra un paysan, tu mens, parce que le Comte de Frontenac est de notre côté !

Et le paysan, armé d’un gourdin redoutable, menaça la tête de Flandrin. Cette fois, la menace dépassait les bornes : Flandrin joua se sa rapière, le gourdin monta dans les airs, et le malheureux paysan roula sur le sol perforé de part en part par la terrible rapière de Flandrin.

À cette vue, des rugissements terribles firent trembler l’espace, des malédictions et des imprécations assaillirent Flandrin de toutes parts, les miliciens s’apprêtèrent à foncer, baïonnette au fusil, sur Flandrin et ses gardes. Mais Pinchot décida de prendre l’offensive.

— Chargeons ! commanda-t-il aux gardes.

Le lieutenant de police voulut venir avec ce qui lui restait d’hommes prêter main-forte aux gardes, mais une bande d’émeutiers lui barrait le chemin et le tenait en respect.

Flandrin, à la tête des gardes, se rua contre la plèbe. Ce fut, cette fois, une véritable et sanglante mêlée. Mais Flandrin n’avait pas le dessus en dépit de ses beaux coups de rapière, laquelle coupait bras et jambes, piquait, trouait, perforait…

Aveuglé par la fureur, grisé par l’odeur du sang, Flandrin avançait et frappait, mais sans voir où il allait ni qui il frappait… Et voilà qu’il se vit soudain séparé de ses gardes, lesquels étaient prestement refoulés vers la haute-ville par les miliciens, et il se vit seul et entouré par une tourbe enragée qui allait simplement le mettre en pièces ou le réduire en charpie.

Mais, tout à coup, se produit un événement extraordinaire, tout s’immobilise, tout se tait, et l’on entend seulement des plaintes et des gémissements, et çà et là quelques exclamations de stupeur. Puis, un terrible remous se fait dans la foule des émeutiers, et l’on en voit qui tombent en poussant un cri de douleur, et l’on aperçoit la lame étincelante d’une rapière sans voir, cependant, celui qui la manie. Et la rapière s’ouvre un chemin dans la tourbe, un chemin par où Flandrin pourra se retirer. Et voici que le chemin s’achève… quelques coups de rapière encore seulement… Et Flandrin et toute la populace voient un adolescent dresser sa petite taille devant la haute taille de Pinchot, qu’il couvre de son corps et de son arme ensanglantée ; et, là, il tient la foule en respect.

Mais cette foule s’écarte, recule, s’apaise, regarde d’yeux étonnés, émerveillés… Tout à l’heure ; des hommes bien armés, exercés au métier de la guerre, n’ont pu contenir et encore moins disperser la populace enragée ; et voici qu’un enfant a suffi pour étouffer l’émeute !

N’est-ce pas du prodige ?…

Et cet enfant… c’est le fils adoptif de Flandrin Pinchot !

Ah ! oui, Frontenac avait dit qu’il ferait un homme… Eh bien ! cet événement en faisait un homme !

Et qui l’aurait cru ?

Sans doute, depuis deux ans, Flandrin instruisait son enfant adoptif dans le maniement des armes ; au collège des Jésuites, durant les récréations, on faisait des armes, et Louison surpassait tous ses camarades. Mais tout cela n’était qu’un jeu, un passe-temps. Oui, mais tout cela, néanmoins, avait été un entraînement qui profitait singulièrement aujourd’hui à l’écolier.

Quoi ! à lui seul il s’emparait du champ de bataille ! On pouvait être émerveillé à moins.

Mais voici qu’une femme dans le peuple statufié s’écrie en montrant Louison :

— Mon Dieu-Seigneur ! Il est blessé… il est blessé, le pauvre petit !

C’est vrai. Il y a du sang qui coule et se mêle au flot de ses beaux cheveux blonds. Il a une blessure à la tête… Et le sang coule aussi sur son front pâle, sur ses joues, sur sa petite soutanelle noire… du sang qui l’inonde !

C’est vrai… Un paysan tout à l’heure, comme Louison faisait son chemin, un paysan qui ne connaissait pas l’écolier, lui avait asséné sur la tête un coup de rondin. L’enfant, dans l’action, le mouvement, la chaleur du combat, n’avait pas ou peu senti le coup. Mais là, dans le calme et le repos, le mal se faisait sentir… Il voulut résister, demeurer debout et braver tant que la populace ne se serait pas dispersée. Mais la perte du sang, la fatigue, le mal aussi furent plus forts que sa volonté, et, soudain, sans une plainte, il s’écrasa doucement aux pieds de Flandrin Pinchot qui paraissait pétrifié dans son étonnement.

Mais en voyant tomber l’adolescent, Flandrin sort de sa torpeur. Il pousse un cri, se baisse et relève l’enfant. Mais il est inanimé… Flandrin le prend dans ses bras et d’yeux inquiets il cherche un endroit où il pourra conduire son fils adoptif pour le soigner, pour panser sa blessure. À ce moment, une femme se fait jour à travers la masse du peuple, elle arrive à Flandrin, elle chancelle et halette… Mais elle peut crier :

— Flandrin… Flandrin Pinchot… donne-moi mon enfant, je le soignerai.

Pinchot reconnaît celle qu’il appelle toujours « la fille de Maître Jean ».

— Je suis sa mère, dit encore la jeune femme d’une voix suppliante… donne-le moi… moi seule pourrai le panser et le soigner !

Et Flandrin le lui donne… Peut-il faire autrement ?…

La jeune femme embrasse d’abord le petit blessé avec une tendresse indicible. Elle pose ses lèvres sur ce sang qui coule de la jolie tête blonde, car ce sang-là est le sien. Puis elle presse le petit corps inanimé avec amour. Mais il faut le panser, le soigner au plus tôt… Alors, elle s’élance, elle court vers sa maison qui n’est pas loin. Mais elle est déjà fatiguée, et ce corps est plus pesant qu’elle a pensé. Atteindra-t-elle sa maison ?… Oui, la volonté, l’énergie et surtout l’amour maternel lui donneront les forces nécessaires, ils la soutiendront

Et la populace devant cette scène demeure silencieuse et s’attendrit au point qu’elle versera bientôt des larmes.

Quant à Flandrin, épuisé, déchiré et couvert de poussière, il rassemble ses gardes éclopés pour la plupart et reprend le chemin du Château Saint-Louis où il rendra compte à Son Excellence le Comte de Frontenac.

Tout compte fait, le peuple demeurait victorieux ; il put tenir marché sans être dérangé par les émissaires de l’intendant, lequel se garda bien de donner suite à son édit impopulaire.

Dans son Château, Frontenac se frottait les mains de satisfaction.