La fin d’un traître/Texte entier

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Éditions Édouard Garand (65p. 3-44).




I

LA MÈRE


— Hein ! père Brimbalon, ça fait joliment frisquet, cette matinée !

— Hé ! Hé ! père Bousquet, on sait que l’hiver s’en vient depuis deux bonnes semaines déjà. Voyez la neige qui blanchit déjà les Laurentides ! C’est donc qu’il va falloir se tenir le sang chaud en buvant une tassée de temps en temps.

— À votre service, père Brimbalon. Entrez, la cambuse est chaude et vide en ce moment.

Un vieux mendiant, tout recroquevillé et coiffé d’un bonnet à poil, venait de s’arrêter devant la devanture d’une taverne. Celle-ci avait pour propriétaire un certain « père Bousquet », d’âge problématique, lequel était en train, en cette matinée de novembre 1674, d’ouvrir les volets de sa boutique.

Le mendiant, du nom de Brimbalon, pénétra dans la taverne, sorte de taudis puant et obscur, et se fit servir une tasse d’eau-de-vie qu’il avala d’un trait.

Puis le tavernier et son client poursuivirent la conversation commencée sur la rue.

— Ça me dit, d’après mes rhumatismes, reprit le tavernier, que l’hiver qui s’en vient sera rude et long. Je plains les pauvres qui n’ont pas de bois dans l’âtre pour se chauffer.

— En ce cas, père Bousquet, vous devrez me plaindre le premier, pardi : car j’achève de brûler mes derniers fagots.

— Ah ! bien, par exemple, vous, père Brimbalon, je ne pourrais pas vous plaindre. Si vous manquez de fagots, c’est bien de votre faute. Quand on a de la roupiette plein ses coffres comme vous…

— Heu ! heu — père Bousquet, interrompit le mendiant, on croirait, à vous entendre, que les pauvres mendiants du bon Dieu sont tous des richards. Mais comment voulez-vous donc qu’à mendier un denier par ci par là on puisse acquérir des écus en quantité suffisante pour les entasser dans des coffres ? Jésus-Seigneur ! c’est à peine si on récolte assez chaque jour pour s’acheter une miche de pain et un cruchon d’eau-de-vie.

— Eh bien ! quand ce ne serait que cela… Ah ! père Brimbalon, combien de malheureux n’ont pas tous les jours la miche de pain et encore moins le cruchon que vous dites.

— C’est peut-être des fainéants, on ne sait jamais. On ne gagne pas son pain rien qu’à renifler l’air du ciel et de la terre ou à regarder marcher le soleil. Il y a bien des pauvres qui sont pauvres par leur propre faute, ils ne travaillent jamais. Plusieurs passent leur temps à flâner ou à critiquer les riches. C’est assez curieux, père Bousquet, mais ces gens-là n’ont pas l’air de savoir que les riches, eux, travaillent, et que pour devenir riches, ils ont commencé par travailler et ménager. Tenez, père Bousquet, voyez, par exemple, Son Excellence… ça travaille quasiment nuit et jour. Ça n’arrête jamais à bien dire. Pourquoi ? Je gage que vous vous le demandez… C’est bien simple : c’est parce que Monsieur le Comte veut devenir riche.

— Oh ! lui, dit le tavernier, il n’a pourtant pas besoin de se donner tant de mal, tout lui vient à souhait. Rien que le salaire que lui paye le roi, ça le fait riche déjà !

— Tut ! tut ! père Bousquet, pas tant que ça. Pensez-vous, en bonne vérité, que ces hautes gens vivent seulement de l’air qu’ils respirent ? Oh ! je vous garantis qu’au bout de l’an il ne leur en reste pas beaucoup des écus que leur donne le roi.

— N’oubliez pas le casuel, père Brimbalon… un casuel dont je me contenterais rien que de la moitié pour le reste de mes jours. Ah ! mais, à propos, père Brimbalon, vous qui savez tout ce qui se passe là-haut, est-ce bien vrai que Monseigneur — que le bon Dieu garde et préserve — a réussi à convaincre le roi de rappeler en France notre gouverneur ?

— Tiens ! fit le mendiant avec surprise, c’est la première nouvelle qu’on m’apprend ce matin et juste comme je sors de mon nid. Voyons ! faut avouer que vous en savez plus long que moi, père Bousquet,

— Oh ! non, je n’en sais pas bien long. C’est à peu près tout ce que j’ai appris hier soir. Des ouvriers, en buvant un carafon, parlaient de la chose.

— Après tout, il n’y aurait rien d’étonnant dans ça, dit le mendiant qui parut chercher quelque chose dans l’écheveau de ses idées. Car, voyez-vous, Son Excellence Monsieur le Comte — que le Seigneur conserve longtemps sur terre — n’est pas toujours bien tendre avec Monseigneur l’évêque ; et lui, Monseigneur l’évêque — que sainte Brimbale bénisse et chérisse — ne met pas des gants de soie pour dire ses vérités à Monsieur le Comte. Comme vous vous en doutez, il y a piaillerie, boudage et chamaillerie, ce qui fait qu’on ne s’aime pas gros comme son cœur. Ensuite, naturellement, on cherche à s’embarrasser l’un et l’autre, on se chante pouilles, et c’est à qui, après, arriverait le premier à se débarrasser de son voisin. Moi, comme je comprends la chose, il faut que l’un parte et que l’autre reste, ou, si vous aimez mieux, que l’autre reste et que l’un parte.

— Vous pensez, père Brimbalon ?

— Si je pense… je crois bien. Seulement, pour que tout arrive comme je vous dis, il faudrait que l’un soit plus fort que l’autre. Or, Monsieur de Frontenac et Monsieur de Laval ont l’air de se tenir tête avec une égale force, et le bon Dieu sait si l’un pourra jamais battre l’autre !

— Oui, mais il y a le roi, fit le tavernier qui aimait à mordre dans ses opinions, et si le roi décide de mettre le holà, il faudra bien que ça passe comme il aura dit. Or, justement, il paraîtrait que le roi aurait donné avis à Monsieur le Comte d’avoir à faire ses paquets pour le printemps prochain.

— Si c’est comme vous dites, père Bousquet, ça serait alors Monseigneur de Québec qui tiendrait le gros bout ?

— Il n’y a rien de surprenant là-dedans, père Brimbalon, c’est Monseigneur qui a toujours tenu le gros bout avec les autres gouverneurs qui sont venus avant Monsieur le Comte.

— Oui, oui, je sais tout ça. Alors, si vraiment le roi en a décidé comme vous me l’apprenez, il n’y a pas de doute que Monsieur le Comte doit faire une figure à l’heure qu’il est… J’aimerais bien voir ça. Mais bah ! après tout ça m’est bien égal tous ces chamaillages, ça ne me donne rien ni ça m’en ôte. Le pire de tous, ce sera ce pauvre Flandrin Pinchot !

— Eh bien ! quoi, fit le tavernier, il a sa place !

— Oui, tant que Monsieur le Comte a la sienne. Mais si Monsieur le Comte décampe, il faudra bien que décampe aussi Flandrin. Alors, adieu la belle place à huit cents livres l’an !

Et le mendiant soupira profondément, comme s’il eût été chagriné de n’en pas tirer autant.

— Huit cents livres l’an !… soupira le tavernier à son tour. Et dire que ce fainéant de Flandrin ne fait rien pour gagner tout ça. Il n’a qu’à se pavaner dans le Château en beaux habits de velours et de soie !

— Et sa femme, la Chouette, ne voilà-t-il pas maintenant qu’elle sort en soie comme une grande dame ? C’est quasi incroyable !

— Dame ! il est chanceux, voilà tout !

— Que voulez-vous, père Bousquet, c’est la chance… rien que la chance ! Néanmoins, il faut bien reconnaître que la Chouette et son homme l’ont pas mal méritée cette chance. Il me semble qu’ils en ont arraché tout leur plein.

— C’est vrai, faut savoir qu’ils ont eu leurs malheurs eux aussi.

— Et c’est peut-être bien que le bon Dieu ait voulu les récompenser. Mais j’en reviens, père Bousquet, à ce qui me surprend le plus, c’est-à-dire que Monsieur le Comte soit contraint à faire son paquet. C’est bien dommage.

— C’est ce qu’on dit partout, et depuis quelques jours on ne parle que de ça.

— Je commence à vous croire, père Bousquet. Et ce qui me porterait à croire la chose tout à fait, c’est lorsque je me rappelle ce qui s’est passé au Château au mois de juillet dernier. Vous vous en souvenez, hein, père Bousquet ?

— Vous voulez dire cette fois que Monsieur le Comte a fait prisonnier le gouverneur de Ville-Marie ?

— Oui, justement. Or, si le roi a appris l’affaire… hum ! hum ! j’aime autant ne pas me voir dans les bottes de Son Excellence !

— Vous devez bien comprendre, père Brimbalon, qu’il n’y a pas de doute que le roi a été informé de l’affaire par Monseigneur de Québec, et ça doit être la raison qui a contraint le roi de rappeler Monsieur le Comte en France.

— Oui, oui, ça doit être la raison. Pourtant, dans toute cette histoire, il me semble qu’il y a quelque chose qui boite. Car je me dis, père Bousquet, que si le roi a été instruit de l’affaire, il aurait commandé à Monsieur de Frontenac de relâcher le sieur Perrot. Mais non, pas le moindre mot du roi. Ce qui me fait dire encore que le roi a dû faire la sourde oreille, car, vous le savez, le sieur Perrot est toujours prisonnier au Château.

— C’est tout comme vous le dites, père Brimbalon, ça boite à quelque part !

— Boite ou boite pas, père Bousquet, je vais en avoir le cœur net, car je m’en vais aux nouvelles à la haute-ville. Seulement, faudra pas que j’oublie que j’ai une petite visite à faire chemin faisant. Tout de même, avant de vous quitter, père Bousquet, je vais m’enfiler une autre tassée dans le dalot.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Le mendiant avait quitté la taverne. Réconforté par ses deux « tassées » d’eau-de-vie, il marchait plus allègrement. Bientôt, il montait la rue du Palais et s’arrêtait devant une petite maison de pierre avec jardin et palissade à l’entour. Il connaissait bien l’endroit. Dans la belle saison, c’était joli, riant et invitant. Le parterre était semé de fleurs multicolores et odoriférantes. Les arbres secouaient agréablement leur feuillée. Des oiseaux y venaient tenir domicile et faire d’harmonieux ramages. Comme c’était différent aujourd’hui : plus de fleurs, plus de feuillée verte, plus de délicieux ramages. Le riant parterre était tout couvert d’une épaisse couche de feuilles mortes. Les arbres se dressaient lamentablement dans leur mélancolique nudité. Et la petite maison avait, elle aussi, un air si triste qu’on craignait de frapper à sa porte, comme si dans son intérieur silencieux le trépas y eût laissé son ombre lugubre.

La tristesse du tableau et son air funèbre frappèrent le mendiant.

— Ah ! je m’imagine bien qu’on souffre toujours là-dedans. Et je sais ce que c’est. Il y a là des deuils, des chagrins sans fin, des désespoirs sans nom, probablement de remords… oui, oui, des remords… Il y a de tout dans cette maison, excepté le bonheur.

Le mendiant soupira longuement, franchit la grille de la palissade et s’engagea dans l’allée conduisant au perron de cette triste habitation. Les feuilles jaunies et d’une nuance de vieux cuivre gémissaient sous les souliers du mendiant. Et lui se disait encore :

— C’est bien malheureux tout de même pour cette pauvre jeune femme… être belle, jeune, riche et souffrir ! Faut donc admettre que tout ça ne suffit pas encore à donner le bonheur. Le bonheur !… qu’est-ce que c’est que ça ? Je voudrais être savant pour trouver la signification de ce mot. Ah ! oui, le bonheur… si cela existait sur cette terre, si l’on pouvait en moissonner pour en vendre à ceux qui en ont besoin, à ceux qui passent leur existence à le chercher vainement, je me ferais marchand de bonheur ! J’abandonnerais ma besace, et quelle fortune je pourrais gagner à ce petit commerce. J’aurais palais, moi aussi, château, beaux équipages, femmes, gardes, valets, laquais… oui, j’aurais tout ce qui semble faire le bonheur des grands, quitte ensuite à me voir malheureux avec tout ça…

Le mendiant venait d’atteindre le perron.

Un sourire ironique plissa ses lèvres minces et blanches et il poursuivit :

— Allons ! en attendant que je puisse vendre du bonheur à ceux qui en désirent, il faut voir comment on se porte là-dedans. Ah ! Seigneur ! pourvu au moins qu’un autre malheur ne soit pas venu fondre sur la fille de feu Maître Jean ! Maître Jean… fit-il en réfléchissant sur d’anciens souvenirs… c’est égal, je n’en reviens toujours pas de toute cette histoire… et une histoire si ténébreuse qu’un rayon de soleil ne pourrait la pénétrer…

Il heurta le marteau de la porte.

Et toujours pensif et en attendant qu’on lui ouvrît, le mendiant reprit le cours de ses souvenirs.

— Un jour, on aurait pensé que c’était ici la maison du vrai bonheur. C’était comme un nid d’amour où l’on riait, où l’on chantait, où la vie terrestre se transformait en un paradis céleste. Ceux qui vivaient là-dedans paraissaient animés d’une vie immortelle. On eût dit que la joie y était sans fin, dans cette maison et par cette porte tout entrait à souhait, on paraissait ne plus rien désirer, on était au comble des délices… Et, tout à coup, crac ! il ne reste plus que douleurs et larmes ! Ça me rappelle cette fois que le tonnerre était tombé sur ma cambuse, je n’eus que le temps de me jeter par la fenêtre… et vlan ! que ma baraque s’écrasait. Il m’en a coûté cinquante beaux écus pour la remettre debout. Mais avec cinquante écus, mille écus, cent mille, peut-on rasseoir le bonheur à son foyer s’il en est sorti ?… Un de ces jours que j’aurai assez d’écus d’or et d’argent dans mes coffres, je me mettrai savant afin de chercher la clef qui ferme tous les mystères de cette vie. Il doit y avoir là quelque chose…

Le mendiant fut interrompu par le bruit de la porte qu’on ouvrait de l’intérieur de la maison.

Une domestique d’un âge avancé parut dans le cadre de la porte. Reconnaissant le visiteur, elle s’écria non sans plaisir :

— Tiens ! c’est le père Brimbalon… Comme il y a longtemps qu’on vous a vu… Apportez-vous des bonnes nouvelles à ma pauvre maîtresse ? Entrez… venez vous chauffer ! On dirait que l’hiver est venu…

— Merci bien, dame Mélie. Comme vous dites, c’est déjà un peu l’hiver. Aussi, un bon feu en ces premiers jours de froidure fait du bien aux vieux membres d’un vieillard comme moi.

Le mendiant pénétra dans une jolie salle, laquelle, avec ses beaux tapis moelleux et fleuris, ses tableaux aux murs, ses tapisseries aux multiples couleurs, ses bibelots, avait une apparence de confort et de bonheur. Dans la haute cheminée, dont le manteau était du plus beau marbre, flambait un feu clair, pétillant et joyeux. Il régnait dans cette maison une tiédeur qu’on aspirait à l’envi avec le parfum des fleurs qu’on entretenait sur des étagères.

De suite, le mendiant soupira avec aise et alla s’asseoir sur le large fauteuil que la servante venait de pousser près de l’âtre.

— Ah ! Seigneur-Jésus ! soupira encore le mendiant en posant à terre son bonnet à poil et son bâton ferré, on peut dire sans choquer la vérité qu’on est joliment bien ici, Dame Mélie.

Celle-ci tisonnait le feu puis y ajoutait une autre belle bûche d’épinette.

Brimbalon allongea ses jambes et ses pieds vers les chenets.

— Oui, bien, dame Mélie, reprit-il, on sent ici qu’on est bien heureux. Ah ! quand un pauvre vieux comme moi voit venir l’hiver, ses vents, ses neiges et ses froids, ça lui cause bien des inquiétudes, allez !

— C’est une bien vilaine saison, père Brimbalon, surtout pour les pauvres gens.

— À qui le dites-vous, dame Mélie ? Ah ! si seulement vous saviez toutes les misères de notre triste métier. Souvent par les froids les plus rigoureux il faut quitter la cambuse où l’on grelotte pour aller tendre la main à ceux qui ont plus que leurs besoins. Si encore les bonnes gens donnaient… Mais combien vous tournent la tête, combien vous repoussent, combien vous jettent leurs malédictions à la tête ! Et lorsqu’on a trimbalé tout le jour dans la neige, dans le vent et sous les morsures du froid, on rentre au soir dans la baraque que le gel fait craquer sinistrement. On rentre souvent avec rien, le ventre affamé, le gosier à sec, les pieds et les mains à demi gelés, et c’est à peine s’il reste un vieux croûton de pain et trois ou quatre fagots. Je vous assure, dame Mélie, que c’est là qu’on trouve que la vie n’est pas rose, comme on dit.

Le mendiant se pencha et tendit vers la flamme plus claire, plus haute et plus pétillante ses mains grêles et tremblantes.

— Voyez, dame Mélie, mes mains sont déjà engourdies… Je me demande comment elles pourront supporter les gros froids qui s’en viennent à la course.

— Voulez-vous un verre de vin chaud, père Brimbalon ? offrit la servante prise de pitié.

— Mon Dieu ! dame Mélie, à qui l’offrez-vous votre verre de vin chaud ? Ah ! un verre de vin chaud… Eh quoi ! dame Mélie, avez-vous juré de me gâter ?

— Ça vous fera du bien, père Brimbalon, car je vois que vous tremblez de froid. Le pauvre défunt Maître Jean demandait toujours son vin chaud lorsqu’il rentrait d’une promenade au temps des gels. Ça va vous ragaillardir, vous allez voir !

— Mais dites-moi auparavant, Mélie, est-ce que votre maîtresse…

— Elle est dans sa chambre. Elle s’habille… Dans dix minutes, elle viendra.

— Bon ! bon ! dame Mélie, on n’est point pressé, et moins encore quand on se trouve si bien à son aise près d’un si bon feu. Allez ! allez ! dame Mélie à votre besogne, j’attendrai la maîtresse.

— Je vais d’abord chercher votre vin chaud.

La servante quitta la salle pour revenir peu après, apportant une grande tasse de pierre remplie d’un vin chaud qui fumait doucement.

Le mendiant prit la tasse d’une main plus tremblante, non de froid, mais de plaisir.

— Dame Mélie, il faut vous dire que je n’ai pas l’habitude… Vous savez, quand on est pauvre comme je suis, on ne connaît que l’eau. Mais je n’oserai pas vous refuser, car, sachant avec quel bon cœur vous m’offrez ce vin, ce serait peut-être vous faire affront que de refuser.

Il aspira de narines frémissantes la fumée qui s’échappait de la tasse.

— Exquis ! exquis ! proféra-t-il, et rien que par le fumet. Ah ! on peut dire de suite sans risquer de mentir qu’on ne boit pas ici de la foirolle comme en débite le père Bousquet, ce vieux coquin. Je flaire là, dans cette tasse, quelque chose qui va certainement me clouer sur ce siège, tandis que le père Bousquet, ce gredin de fesse-mathieu, nous abreuve d’une lie qui vous fait prendre souvent le mors aux dents.

De nouveau il pencha ses narines tout au ras de la tasse et en aspira encore le contenu avec une sorte de volupté. Puis, lentement, comme avec crainte ou respect, et tandis que ses petits yeux gris pétillaient d’une joie débordante, il prit une lampée qui fit un bruit d’eaux impétueuses à l’entrée d’une gorge étroite.

Le mendiant papillota des paupières et passa sur ses lèvres humectées par le vin une langue satisfaite.

— Ah ! chère dame Mélie, dit-il comme avec extase, je voudrais bien être votre mari… Ce que j’en ferais une belle vie !… Ah ! mais… ah ! mais… quel vin délicieux !

Brusquement et gloutonnement, il avala le tout d’un trait formidable.

Mélie souriait.

— Je vais vous dire, reprit Brimbalon, en rendant la tasse vide, quand ça fume comme ça, faut boire d’un seul coup ; car autrement ça s’évente et ça perd son meilleur. Tiens ! comme c’est curieux, si ça vous fait un effet de suite. Oui, sans blague, dame Mélie, ça me ramène à la jeunesse. Merci bien, dame Mélie, je reviendrai encore pour regoûter à votre vin chaud.

— Vous serez le bienvenu, père Brimbalon. Allez, continuez à vous chauffer tandis que je vais continuer, moi, ma besogne à la cuisine.

— Allez ! allez ! dame Mélie, je ne veux pas vous retenir davantage. Moi, vous savez, je suis fait comme ça, je n’aime pas à déranger les gens et surtout les gens qui sont chez eux.

La flamme du foyer et le vin chaud avaient mis du rouge aux joues blêmes du mendiant. Maintenant, ses lèvres s’écartaient dans un large sourire de contentement qui manifestait un extrême bien-être.

— Oui, bien, murmura-t-il comme pour répondre à certaines pensées qu’il retournait dans son esprit, je voudrais bien être le mari de dame Mélie…

Un bruit de pas légers sur le tapis de la salle lui fit tourner la tête. Il demeura ébahi d’admiration en voyant s’avancer vers lui une jeune femme dans toute la splendeur de la beauté d’Ève.

Le mendiant se leva précipitamment et dit en s’inclinant avec respect :

— Bien le bonjour, mademoiselle de la Pécherolle…

D’une voix sourde et grave, la jeune femme l’interrompit net.

— Ne prononcez plus ce nom, je vous en prie, père Brimbalon. Désormais, je ne suis plus que Sévérine Colonnier… la maudite !

— Maudite… dites-vous ?

Incapable d’en dire davantage, le mendiant retomba sur son siège comme avec accablement.

Avec non moins d’accablement, la jeune femme s’était assise plus loin. Le mendiant put voir quelques larmes rouler sur les joues pâles de celle qui disait ne plus s’appeler que Sévérine Colonnier.

Les deux personnages demeurèrent silencieux durant quelques minutes et comme gênés tous deux.

Le mendiant se mit à observer à la dérobée cette ravissante jeune femme que le malheur torturait… ou plutôt le remords, ainsi que le pensait Brimbalon.

— Ah ! pensait-il en soupirant, n’avoir que trente-cinq ans comme elle et être si jolie… et souffrir et pleurer ! Ce n’est pas croyable ! Ah ! comme je voudrais avoir sa juvénilité, cette souplesse dans sa taille mince, cette grâce de toute sa personne, et ce charme et cette élégance ! Oh ! que cette robe de velours noir lui sied bien, on croirait que ce velours de Flandre drape une statue. Oh ! ces beaux cheveux blonds, couleur d’or comme les écus de Sa Majesté ! Oh ! ces yeux, plus brillants que le soleil, et d’un bleu si sombre qu’on les dirait plus noirs que l’ébène. Et cette bouche qu’on dirait teinte des pétales d’une rose. Et ce beau petit menton… ce cou plus blanc que du lait… ces mains si fines et si blanches qu’on aurait peur de les salir et de les briser en y touchant de nos mains rudes et calleuses… Oh ! Seigneur-Jésus ! Oh ! sainte Brimbale, ma divine patronne ! que n’ai-je encore mes vingt ans ! Pourquoi vieillir et s’acheminer sans cesse et sans arrêt vers la triste décrépitude ? Et pourquoi tendre à nos vieilles bouches un fruit si jeune et si tendre ?…

La jeune femme, ayant essuyé ses larmes, rompit le silence.

— Non, père Brimbalon, je ne suis plus et ne veux plus être celle que vous avez connue à Ville-Marie au mois de juin dernier. Je ne veux plus me souvenir du passé. Oh ! ce passé… Savez-vous que j’ai été méchante ? Oui, j’ai été méchante puisque je souffre et j’expie aujourd’hui ! Et je veux expier toujours, père Brimbalon, il y a l’avenir… et je ne veux pas que cet avenir ressemble à mon passé. Je ne veux pas… écoutez bien, père Brimbalon, je ne veux pas qu’il rougisse plus tard de sa mère ! Pour lui je veux racheter ma vie, toute ma vie passée, pour lui seul, père Brimbalon. Me comprenez-vous ?

— Oui, oui, je vous comprends bien.

— Eh bien ! j’ai promis et juré. Mais dites-moi pourquoi vous avez été si longtemps sans venir ?

— Ah ! chère dame… il m’en coûtait de vous déranger pour rien. Je désirais bien vous voir, m’informer de votre santé, dire bonjour à dame Mélie… Oui, mais…

— Et lui… l’avez-vous revu ?

À ces paroles, la voix de la jeune femme trembla.

— Je l’ai revu à plusieurs endroits et à maintes occasions, mais, chaque fois, il était en compagnie de sa mère… pardon ! de la Chouette, sa mère adoptive. Alors, vous comprenez, je n’ai pas osé l’aborder.

— Mais quand il se rend au collège ?… Tous les matins, je le guette par cette fenêtre pour le voir passer…

— En ce cas, vous devez bien savoir qu’il n’est jamais seul ?

— C’est vrai, père Brimbalon, soupira la jeune femme. Oui, chaque fois qu’il va au collège sa mère adoptive l’accompagne. Ah ! craint-elle qu’on le lui enlève ? Est-elle si jalouse de son bonheur ? Ah ! oui, comme elle doit être heureuse de savoir qu’il l’aime… Et moi, sa mère, sa vraie mère…

— Vous dites, interrompit Brimbalon, que la Chouette l’accompagne chaque matin au collège… Mais non, il n’y a là qu’une simple coïncidence. Voyez-vous, chaque matin, la Chouette va rendre visite à son mari, Flandrin Pinchot, que Monsieur le Comte retient près de lui jour et nuit. Alors, tout en allant voir son Flandrin au Château, la Chouette fait route avec Louison.

— Flandrin Pinchot… murmura la jeune femme à part elle et comme si elle évoquait de lointains souvenirs.

— Comme vous le comprenez encore, reprit le mendiant, je ne peux pas m’approcher du petit Louison et lui confier devant la Chouette ce que vous m’avez dit il y a déjà longtemps.

— Ah ! non, ne lui confiez jamais rien devant la Chouette… Mais dites, père Brimbalon, quand, le soir, il revient du collège, alors qu’il fait noir et qu’il est seul, ne pourriez-vous pas…

— Je vous comprends, je vous comprends, belle dame ! Je n’avais pas pensé à ça. Oui, vous avez raison. Tenez ! aujourd’hui… ce soir, je le guetterai à sa sortie du collège…

— Ferez-vous ainsi que vous dites, père Brimbalon ? fit la jeune femme d’une voix suppliante. Oh ! Dieu, que je voudrais le voir… le voir seul avec moi ! Que je voudrais lui parler… le presser dans mes bras… l’embrasser… lui dire, lui répéter cent fois que je l’aime ! Si je l’aime, père Brimbalon… ah ! vous ne pourriez comprendre et je ne pourrais vous dire ! Mais, voyez-vous, il y a là un secret de la nature… C’est mon enfant… oui, mon enfant, mon petit Louis…

Elle ferma les yeux et prit à deux mains et avec force sa poitrine qui battait à se rompre.

— Ah ! émit-elle, que je suis malheureuse… J’aime mon enfant, et lui, mon enfant, ne m’aime point !…

Le mendiant voulut tenter quelque consolation.

— Il vous aimera, dit-il, il vous aimera parce qu’il a du cœur. Oh ! chère dame, je le connais votre petit Louis !

— Si vous disiez vrai… qu’il m’aimera !

— Il faut avoir confiance. Le bon Dieu ne peut pas vous laisser souffrir toujours. Si la joie et le plaisir n’ont qu’un temps, la peine aussi. Tout ça finira par se passer, croyez-moi. Oh ! j’en ai traversé moi aussi des épreuves et des infortunes. Voyez encore, je suis réduit dans ma vieillesse à la pire des misères, je suis obligé de mendier mon pain, j’ai à peine quelques fagots pour me chauffer, je n’ai pour vêtements que des loques, les gens que je croise sur mon chemin s’écartent de moi comme si j’étais un lépreux, les chiens de garde me sautent aux mollets, les malandrins me bâtonnent, et jusqu’au tonnerre, des fois, qui vient écraser ma cambuse… et pourtant, avec tout ça, je ne me plains pas !

La jeune femme n’avait pu réprimer un sourire. Car elle savait que Brimbalon possédait des tas d’écus en assez grande quantité pour lui permettre de vivre comme un bourgeois.

— Voyez-vous, jolie dame, quand on est malheureux et misérable comme je suis, on est porté à la pitié pour ceux-là qui souffrent comme nous, et alors on fait tout ce qu’on peut pour les soulager de leurs chagrins. C’est pourquoi, chère dame, ce soir je tâcherai de m’emparer de votre petit Louis.

— Et amenez-le moi… promettez-moi de me l’amener, père Brimbalon. Quand je l’aurai vu, quand je l’aurai embrassé, il me semble que je serai moins malheureuse. Et lui, quand il saura, quand il aura compris que j’ai bien souffert, que je souffre encore, et quand il aura bien vu, bien senti que je l’aime de toute mon âme, peut-être, alors, me pardonnera-t-il ! Peut-être m’aimera-t-il en retour !

— Il vous aimera, c’est certain. Je pourrais en faire le serment. C’est donc entendu, je vous amènerai le petit après sa sortie du collège. Je me retire, chère dame, en vous souhaitant espoir et courage. À ce soir… à ce soir… vous verrez votre enfant et vous l’embrasserez…

— Je vous bénirai le reste de ma vie, père Brimbalon.

Le mendiant s’en alla. S’il n’avait pas vendu de bonheur, il venait de laisser dans le cœur désespéré d’une mère un grain d’espoir, et peut-être aussi, sans le savoir, une semence de bonheur !…

II

L’ÉCOLIER.


Pendant toute cette journée, la jeune femme demeura inquiète, agitée et au guet. Elle s’imaginait à chaque instant voir apparaître le mendiant lui amenant son jeune fils. Car elle avait grande confiance en ce mendiant, bien qu’elle le connût à peine. Mais Brimbalon avait un droit à la confiance et à la gratitude de la jeune femme. Un jour, il l’avait arrachée des mains d’un homme qui, par vengeance, voulait sa mort, et cet homme était son mari, René le Chêneau. Il est vrai de dire que la jeune femme avait remis au mendiant la somme de deux mille livres. Le service avait été fort bien payé, et le mendiant ne s’en était pas plaint, loin de là. Il est vrai encore, ainsi que pouvait le penser la jeune femme, qu’un autre aurait pu exiger davantage. Et le mendiant avait été pour elle plein d’égards, il l’avait soignée avec un grand dévouement, un jour que, par désespérance, prise d’un accès de folie dont elle ne pouvait encore se rendre compte, elle avait enfoncé dans sa poitrine la lame d’un couteau.

Avec quelle douleur et quelle épouvante elle se rappelait cette scène terrible ! Oui, le mendiant, après l’avoir délivrée d’un taudis où elle était retenue prisonnière sous la surveillance d’une sorcière et par les ordres de son mari, l’avait emmenée dans sa pauvre baraque. C’était la nuit. Au matin suivant, elle avait vu passer sur la rue un bel adolescent. Elle avait de suite remarqué ses longs cheveux d’or, des cheveux qui ressemblaient aux siens, et c’était un adolescent qui avait tous ses traits… Ah ! oui, c’était bien son enfant dont on l’avait séparée un jour, il y avait de longues années. Par un certain hasard et en des circonstances que la jeune femme ignorait, Flandrin Pinchot avait adopté l’enfant. Et elle l’avait vu une fois, déjà, cet adolescent, et elle l’avait reconnu… c’était par une nuit tragique, inoubliable, au pied de la potence de la rue Sault-au-Matelot. Son cœur de mère, endormi depuis longtemps par la pensée que l’enfant était mort, s’était réveillé soudain. Elle avait voulu revoir cet enfant, et pas de jour ne s’était passé, depuis qu’elle n’y eût songé. Mais où vivait-il ? Sous quel toit habitait-il ? Qui l’avait pris sous sa garde et ses soins ? Elle n’avait pu le savoir. Une autre fois, elle l’avait revu dans le logis de Flandrin Pinchot… Ah ! c’est donc là qu’il habitait !… Oh ! comme elle sentit son cœur battre de joie… Oui, mais l’adolescent l’avait brutalement chassée du logis de son père adoptif. Cruel souvenir ! Et ce souvenir demeure là, cuisant encore, que pour la troisième fois son enfant lui apparaît. Elle le voit passer devant la baraque du mendiant Brimbalon où elle a trouvé un refuge temporaire. Elle le reconnaît bien encore rien qu’à son cœur qui éclate. Elle court à la fenêtre, l’ouvre, se penche et appelle l’enfant. Peut-il se douter, lui, qu’en cette cambuse de mendiant, sa mère est là ?… Il s’arrête, se retourne, aperçoit cette femme blonde échevelée, son visage émacié, ravagé par la souffrance, ses yeux hagards qui étincellent de folie, et il a peur… il s’enfuit ! La malheureuse mère comprend, enfin, que son enfant ne l’aime pas, que son enfant la fuit, qu’il la maudit peut-être… Alors, c’est le désespoir qui tuera !

Elle ne sut pas diriger avec précision le couteau dont elle s’était frappée, et elle échappa à la mort. Pourquoi, hélas ! revenir à la vie ? Comment reprendre une existence qui n’offrira désormais que chagrins, amertumes, désespoirs ? Pourtant, elle peut espérer encore quelque joie, car le mendiant Brimbalon lui a promis qu’il s’occupera d’elle, qu’il lui amènera son enfant un jour ou l’autre.

Depuis, trois mois s’étaient écoulés, et Brimbalon n’avait pas amené l’écolier en la maison de sa mère. On sait, maintenant, les raisons qui avaient empêché le mendiant de tenir sa promesse.

Mais aujourd’hui, les circonstances allaient peut-être le favoriser, et il trouverait le moyen d’aborder le collégien et de l’amener à la petite maison de la rue du Palais.

Toute cette journée, Sévérine tint ses yeux rivés sur la pendule trop lente. L’écolier ne quittait le collège qu’à cinq heures, c’est vrai, mais si un hasard l’en ramenait plus tôt ? Aussi, à chaque bruit de la rue, la jeune femme courait à une fenêtre, écartait le rideau d’une main tremblante et jetait sur la rue un regard troublé. Mais non… ce n’étaient que passants inconnus ou indifférents.

Désappointée dans son attente et son espoir, elle soupirait tristement, retournait près du feu, consultait pour la millième fois la pendule et retournait au gouffre insondable de ses pensées.

Ah ! oui… qu’elle fut longue, inachevable, cette terrible journée !

Mélie voulut bien distraire sa maîtresse, ou du moins essayer, mais peine perdue. Sévérine refusa même de manger, et il fut impossible de la sortir de ses rêveries et de son mutisme.

Elle attendait… elle attendait dans un trouble immense. Elle marchait, s’asseyait, se relevait et s’agitait inconsciemment. Tantôt un fol espoir bondit du fond de son cœur, tantôt une sombre désespérance l’envahit.

Parfois, il lui semble que la vie lui échappe, que tout se dérobe sous elle ; et sa tête tourne, ses yeux se troublent au point qu’elle ne voit plus les objets que comme des choses vagues, imprécises, sans formes, sans contours, sans couleurs, et qui paraissent s’agiter, danser, s’envoler, disparaître. Elle a le sentiment que la vie l’abandonne tout à fait. Mais aussitôt, avec une énergie farouche elle s’arc-boute, pour ainsi dire, elle se raidit avec violence et retrouve l’équilibre de sa pensée comme celle de son corps.

Non, elle ne veut point mourir avant d’avoir revu l’enfant à qui elle a donné la vie quinze ans passés !

Enfin, le jour s’éteignit peu à peu et vint la nuit. Il était plus de cinq heures déjà, et Brimbalon n’avait pas reparu.

— Oh ! se dit l’anxieuse mère saisie d’une nouvelle crise de désespoir, si le mendiant me trompait !… Si je n’allais plus revoir mon enfant !…

Mélie entra pour allumer le grand lustre de cristal de la salle et les quatre lampadaires. La pièce étincela tout à coup de lumière, et toutes choses parurent gaies et joyeuses.

— Mélie, fit la jeune femme avec un soupir navrant, s’il n’allait pas venir !… Si le mendiant m’avait nourrie de fausses espérances en me promettant de m’amener mon petit Louis, qui penses-tu que je deviendrais ?

— Soyez tranquille, votre petit va venir ; le père Brimbalon va tenir sa parole.

— Note bien, Mélie, qu’il est tout près de cinq heures et demie.

— Je sais. Mais souvent votre Louison est retenu au collège après ses heures de classe. Quand la saison était moins avancée et les jours plus longs, je l’ai vu revenir du collège après six heures. Il viendra, vous dis-je. Espérez encore.

La jeune femme espéra encore et au point qu’elle eut l’idée de se faire plus belle si possible. Elle courut à sa chambre et répara la pâleur de son visage, elle usa largement de rouges, poudres et parfums. Elle mit à son cou une chaîne d’or retenant un petit crucifix enrichi de pierres précieuses. Elle arrangea ses beaux cheveux blonds. Ces cheveux, depuis trois mois, elle les divisait en deux gerbes, laissant pendre de jolies papillotes sur son front, ses tempes et ses oreilles ; puis elle nouait les deux gerbes en une seule, les roulait en forme de natte et à l’aide d’un ruban les maintenait ainsi sur sa nuque. Cette coiffure lui donnait un air plus jeune et convenait mieux à l’harmonie de ses traits. Elle se regarda dans un miroir et sourit… Qui aurait pu résister à ses charmes ? Oh ! elle le savait bien qu’elle était belle ! Et l’on aurait pensé qu’elle était revenue au temps où, passionnée de coquetterie, elle se parait des plus beaux atours pour accueillir ses visiteurs. Mais adieu tout ce passé ! Elle l’oubliait… elle voulait l’oublier ! Ce soir, c’est son enfant qu’elle allait recevoir, c’est pour son enfant, pour lui seul qu’elle désirait se faire belle et plus belle…

Elle quitta sa chambre pour revenir dans la salle commune. Mélie, en train de raviver le feu de la cheminée, ne put s’empêcher de considérer sa maîtresse avec une nouvelle admiration. La jeune femme sourit malgré sa tristesse, ses chagrins, ses inquiétudes.

Elle dit :

— Mélie, je te conseille d’aller préparer le souper sans retard, nous aurons probablement des convives. Va, bonne Mélie. S’il vient quelqu’un frapper à la porte, j’ouvrirai moi-même.

À ce moment même, le heurtoir de la porte retentit.

La jeune femme chancela et son cœur battit avec tant de force qu’elle eut peur qu’il n’éclatât. Et elle se mit à trembler. Malgré toute sa volonté, en dépit de toute l’énergie qu’elle pouvait accumuler, elle avait peine à retrouver un peu de calme. Elle se dirigea vers la porte quand même, mais en titubant. Elle ouvrit… mais bien lentement, craintivement, tourmentée par la crainte d’une nouvelle déception.

Tout à l’heure, le trouble ou le désespoir avait bien manqué de la renverser ; maintenant, le bonheur ou simplement la joie paraissait vouloir la terrasser. Car il était là son enfant, sous ses yeux, debout et immobile sur le seuil de la porte. Elle recula de plusieurs pas, frémissante et comme effrayée. Louison, l’air timide, la regardait avec quelque surprise ou crainte et n’osait pas entrer. Derrière lui apparaissait le père Brimbalon avec un large sourire à ses lèvres blanches. Il poussa l’écolier vers la jeune femme, disant :

— Va, mon garçon, va embrasser ta maman… ta vraie maman !

Mais l’adolescent résistait, et ce fut de force presque que le mendiant put le faire entrer tout à fait dans la salle. Et lui, Brimbalon, étant entré à son tour, referma la porte.

À force d’énergie sur elle-même Sévérine avait réussi à reconquérir un peu de calme.

— Père Brimbalon, dit-elle, allez dans la cuisine où Mélie vous recevra.

Le mendiant frissonna de joie à la pensée que la « bonne Mélie » ne manquerait pas de lui verser encore une tasse de vin chaud. Mais avant de se retirer de la salle, le mendiant se pencha vers le collégien et lui dit à l’oreille :

— Oui, mon garçon, voilà bien ta vraie mère. Tâche d’être aimable avec elle, elle le mérite bien !

Et il s’en alla du côté de la cuisine.

Alors, la jeune femme sourit tendrement à l’adolescent qu’elle voyait tout décontenancé, elle se rapprocha de lui et, tendant ses mains tremblantes d’émotion, elle balbutia :

— Mon petit Louis…

Elle n’en put pas dire davantage. Un sanglot subit étouffa sa voix, et des larmes jaillirent brusquement de ses yeux ; puis, tout à coup, et avec une impétuosité inattendue, elle s’élança vers l’enfant, le saisit, l’enleva dans ses bras, et avec violence posa ses lèvres sur celles du collégien. Puis elle courut à un fauteuil près du feu, elle s’assit en retenant Louison sur ses genoux, et, là, elle se mit à le presser avec force contre son sein et à couvrir son visage de baisers fous… C’était du délire. Et elle ne pouvait pas parler… Mais elle souriait… elle était heureuse !

Et les larmes qui roulaient encore de ses yeux n’étaient plus que des larmes de joie. De temps à autre, elle parvenait à murmurer quelques mots.

— Mon enfant… mon enfant adoré… ne reconnais-tu pas ta mère ?

Et ses yeux enflammés de bonheur plongeaient dans les yeux étonnés et confus de l’adolescent. Elle l’examinait, elle scrutait chaque trait de son visage pâli par l’étude, et de plus en plus elle reconnaissait son image… Ah ! qui donc eût osé lui dire que cet enfant n’était pas son fils ? Et d’ailleurs n’y avait-il pas là son cœur pour témoigner ? N’y avait-il pas dans ses veines un sang rugissant pour affirmer que cet enfant était né de son sang et de sa chair ? Ah ! non, personne ne pouvait lui contester la vérité de ses affirmations et encore moins son droit de mère ! Devant elle, c’était son portrait qu’elle contemplait, et lui ne pouvait pas ne pas se reconnaître dans les traits de cette femme étrangère qui lui disait si tendrement et à travers un flot de larmes « mon enfant » !

Louison, troublé, gêné, éperdu presque, considérait d’yeux vacillants cette belle jeune femme dont les baisers et les parfums l’enivraient et le grisaient. Lui non plus ne pouvait parler. Non pas que sa langue fût glacée, mais il suivait intérieurement le travail précipité de son cerveau. Une vague de souvenirs l’emportait et distrayait sa pensée. Avant de parler, il voulait se remémorer le passé, revenir sur des faits ou des incidents et circonstances qu’il n’avait pas oubliés. Cette femme qui se disait sa mère, qui le pressait contre elle, qui l’embrassait avec autant d’amour qu’y peut mettre une mère qui aime son enfant, il l’avait vue une fois et quasi telle qu’il la revoyait… avec ses beaux cheveux dorés ! Et, cette fois qu’il l’avait vue ainsi, c’était une nuit du mois de mai passé, et au pied du gibet de la rue Sault-au-Matelot. Une seconde fois, cette femme lui était apparue dans la maison de ses parents adoptifs, et, chose curieuse, elle avait des cheveux noirs. Mais, à ses traits, à ses yeux, à sa taille — à moins que ce n’eût été par la voix du sang ! — il l’avait reconnue pour celle qu’il avait vue près de la potence. Et il avait pensé que cette femme était sa mère… il l’avait cru ! Enfin, une troisième fois, il l’avait revue comme il passait devant la baraque du mendiant Brimbalon. Là, comme la première fois, elle lui était apparue avec ses cheveux blonds… et elle l’avait appelé… elle lui avait tendu les bras comme au gibet ! Mais ses cheveux en désordre, son visage brisé par la douleur et la fatigue, ses yeux pleins d’éclairs, tout cela l’avait effrayé, et il s’était sauvé.

Enfin, voilà qu’il se trouvait assis sur les genoux de cette femme…

Sévérine ne pouvait deviner les pensées qui affluaient à l’esprit du collégien. Elle continuait de le caresser de toutes les façons, elle ne pouvait pas se rassasier. Et elle ne pouvait pas encore parler, l’interroger, lui demander s’il l’aimait, elle, sa mère, ou lui dire qu’elle l’aimait, lui son enfant ! L’avoir dans ses bras, le serrer contre son cœur débordant de joie et d’amour, semblait suffire à son bonheur. Ah ! tenir dans ses bras, presser sur son sein l’enfant de sa chair… n’était-ce pas toute la vie… tout le bonheur ? N’était-ce pas le ciel, après l’enfer qu’elle avait traversé ? Elle le pensait.

Mais elle voulait l’entendre parler lui, elle voulait savoir s’il aimait sa mère comme sa mère l’aimait. Il fallait donc l’interroger. Car lui ne parlerait pas, il avait l’air si timide et gêné. Souriante, retenant ses pleurs, elle l’interroge enfin, sa bouche contre sa bouche :

— Ne sens-tu pas, mon Louis, que je suis ta mère… ta mère qui t’aime à la folie, ta mère qui ne saurait plus vivre sans toi ? Ah ! mon enfant chéri, si tu savais seulement un peu combien j’ai été malheureuse depuis que je t’ai perdu ! Voyons ! regarde-moi bien ! Ah ! oui, comme tu me ressembles !… Que tu es beau !… Ah ! mon Louis, dis-moi, veux-tu ? que tu me reconnais… que je suis ta mère… que tu es mon enfant ! Dis-moi ! dis-moi, je t’en supplie !

Elle le dévore de baisers…

Lui, enfin, essaye de parler à son tour. Une question brûle son esprit et sa langue depuis un moment. Il demande, toujours craintif, lui, cet enfant, qui aurait tenu devant un homme et sans trembler une arme à feu ou une rapière, et une rapière souvent trop lourde pour sa main encore jeune et faible.

— Est-ce vous qui êtes venue un soir de l’été dernier chez ma mère la Chouette, ainsi qu’on l’appelle dans la ville ?

— La femme de Flandrin Pinchot ?…

— Oui.

— Tu dis : ta mère la Chouette… Mais elle n’est pas ta mère…

— Elle a été si bonne pour moi, elle m’a tant aimé, elle m’aime tant encore… C’était donc vous, madame…

— Tu m’appelles, madame ?…

— C’était vous ?… insista le collégien.

— Pourquoi me fais-tu cette question ?

— Pourquoi ?… Le sais-je seulement ?… Mais vous ressemblez à cette femme, quoique ses cheveux fussent noirs, et cette femme a été méchante avec ma mère la Chouette !

— Mais non… ce n’est pas ta mère ! Non ! non ! mon Louis !

— Et c’était vous, cette femme-là ? demande encore le collégien avec obstination.

— Moi ?…

Sévérine hésite. Dire la vérité, ce sera peut-être éloigner d’elle pour toujours son enfant… Ne vaut-il pas mieux mentir ? Ou, tout au moins, défigurer la vérité, user de quelque subterfuge pour échapper à l’étau en lequel elle pouvait se prendre ? Elle allait essayer.

— Écoute, mon cher Louis : tu dis que cette femme avait des cheveux noirs, qu’elle me ressemblait, qu’elle a été méchante… Tout cela est bien possible. Oui, cette femme pouvait bien me ressembler par les traits du visage, mais elle ne pouvait pas avoir mon cœur de mère ! Non, mon Louis, je n’étais pas cette femme que tu dis !

— Ah ! ce n’était pas vous… fit l’écolier comme avec allègement.

Néanmoins, dans ses regards il y avait du doute, un reste de méfiance et d’incrédulité, et la jeune femme surprit tout cela. Il importait de faire disparaître doute et méfiance dans l’esprit de l’enfant, sans toutefois outrepasser, si possible, les bornes de la vérité.

— Cette femme dont tu parles, Louis, je l’ai connue. Elle n’était pas si méchante que tu penses, car elle était malheureuse. Quand le malheur fond sur nous, on est sujet à perdre l’équilibre et le sens de la justice. Cette pauvre femme, toute bouleversée par les coups de l’adversité, tourmentée, torturée, s’imaginait que tout le monde était la cause de ses infortunes, et elle en voulait à tout le monde. Elle parlait et agissait sous l’empire de la démence. Elle ne savait pas sur quoi elle posait ses pieds, elle les eût posés sur une vipère sans y voir le danger d’une morsure mortelle. Ses paroles tombaient de ses lèvres sans les entendre. Bref, elle n’avait pas la conscience d’aucun de ses actes ou de ses gestes. Non, ce n’était pas une méchante femme, mais une pauvre malheureuse seulement qui ne saurait mériter que ta pitié. Mais moi, vois-tu, je suis ta mère, et je t’aime… et une mère qui aime son enfant ne peut pas être une méchante femme.

— Si vous êtes ma mère, pourquoi ne m’avez-vous pas gardé près de vous quand j’étais tout petit ?

Cette question ne troubla pas trop la jeune femme, car elle pouvait maintenant s’attendre à tout.

— Oui, mon Louis, tu as le droit de me demander pourquoi je ne t’ai pas gardé près de moi. Mais ne vas pas me blâmer trop tôt. En toute vérité, je ne t’ai pas abandonné. Est-ce qu’une mère peut abandonner son enfant qu’elle aime et chérit ? Non. Seulement, il arriva que je me vis, un jour, sans foyer et sans pain. J’errais par la ville en quête d’un gîte. Il me restait seulement quelques écus. C’était au commencement de l’hiver, comme aujourd’hui, mais il y avait de la neige et il faisait plus froid. Je te serrais contre ma poitrine pour te réchauffer. Je ne trouvais pas de gîte. Et puis, il fallait me chercher du travail. Pouvais-je le faire sans te laisser aux soins de quelque charitable personne ?… J’allai me réfugier dans une taverne. Le tenancier, que la mort a depuis emporté, se chargea pour moi et moyennant mes derniers écus d’aller te porter à une brave vieille femme. Elle était seule, vivant de pauvres rentes. Elle accepta avec joie de te prendre sous ses soins. D’ailleurs, je lui fis promettre par le tavernier quelques écus de temps en temps au fur et à mesure que j’en pourrais gagner. Je restai au service de ce tavernier un mois, c’est-à-dire le temps nécessaire pour gagner la somme qu’il me fallait pour aller ailleurs me chercher une meilleure place. Je gagnai Ville-Marie. Veux-tu savoir une chose de suite ? Je m’étais promis de te gagner une fortune, si je pouvais. Eh ! bien, j’ai réussi. Mais on ne peut gagner une fortune à servir les ivrognes d’un cabaret. Je m’occupai de la traite des pelleteries pour le compte de nos négociants, et je dus voyager d’un bout à l’autre du pays. Après quelques années, étant déjà en possession d’une belle somme d’argent et me trouvant de passage en cette ville, je courus chez ce tavernier pour m’informer de toi. Le tavernier était mort. Je fis quelques recherches pour apprendre, à la fin, que cette vieille femme chez qui tu avais été placé était partie elle aussi pour l’au delà. Il y avait déjà huit ans que je ne t’avais pas revu. Je cherchai partout pour savoir ce que tu étais devenu, j’interrogeai une foule de gens, mais personne ne pouvait me renseigner. Alors, j’ai pensé que tu avais trépassé. Je pleurai et je portai ton deuil. J’aurais pu vivre à Québec, mais je ne le voulus pas, j’y retrouvais de trop tristes souvenirs. Pour échapper à mon chagrin, à ma douleur, je me remis à voyager… Mais tout de même, ton image me poursuivait partout, et j’étais malheureuse…

La jeune femme se tut, de ses yeux les larmes recommencèrent à jaillir.

Elle embrassa longuement l’adolescent… avec plus de force, plus de joie, elle le pressa encore contre elle.

Louison ne pouvait mettre en doute cette narration de la jeune femme, il y avait trop de sincérité et de vérité dans sa physionomie, son accent et ses paroles pour demeurer sceptique. Il y avait trop d’amour dans son cœur pour douter un seul instant que cette femme ne disait pas la vérité. Et ses larmes presque incessantes, n’étaient-elles pas le cachet indéniable de son amour ? Ses baisers brûlants, ses caresses inlassables, les cris qui montaient de son cœur ne prouvaient-ils pas que cette femme était une mère qui aimait son enfant… et une mère qui aime son enfant peut-elle tromper, mentir ? Non, ce n’était pas possible.

La jeune femme continuait de pleurer, et lui regardait d’yeux toujours étonnés et timides ces larmes, et s’il n’eût fait effort sur lui-même, il eut pleuré aussi.

La jeune femme essaya bien de refouler ses pleurs, mais elle n’y pouvait parvenir.

— Que mes larmes, mon petit Louis, ne t’inquiètent pas ! Elles me viennent de la joie immense, désordonnée, que j’éprouve à te tenir dans mes bras un moment. C’est la première joie réelle que je ressens en mon cœur de mère depuis de longues et terribles années.

Et ses lèvres sur les lèvres de Louison, elle dit :

— Embrasse-moi à ton tour… embrasse ta mère, mon Louison !

L’adolescent ne pouvait plus demeurer indifférent, il ne pouvait plus résister à ce cœur de mère qui s’ouvrait tout grand pour lui. Très émotionné, très craintif encore, il posa ses lèvres sur les joues brûlantes de sa mère.

Sévérine poussa une exclamation de folle joie, et avec une ardeur nouvelle ou une sorte de furie qu’elle ne pouvait contenir elle serra l’enfant sur elle et l’y tint ainsi longtemps sa bouche posée, écrasée presque sur son front.

Puis, elle put balbutier dans son bonheur :

— Mon enfant… mon bel et cher enfant… tu viens de me faire la plus heureuse des mères ! Je me doute bien, ajouta-t-elle et en desserrant un peu son étreinte, que je t’apparais comme une étrangère, nous avons été séparés si longtemps, et tu étais si jeune et si petit… Mais tu m’aimeras aussi et autant que je t’aime, puisque je serai si bonne pour toi ! Nous allons vivre bien heureux tous les deux. Je te ferai instruire, et tu feras un homme dont je veux être fière plus tard.

— Mais, madame…

— Oh ! mon Louis… pour l’amour de Dieu ! ne m’appelle donc plus madame. Tu fais mal à mon pauvre cœur. Dis-moi… maman !

— Oui, mais l’autre…

— L’autre ? Tu veux dire… Ah ! oui, je te comprends… Mais elle n’est pas ta mère, je te le répète.

— Et le Capitaine Flandrin…

— Il n’est pas ton père, tu le sais bien.

— Oui, je sais. Un jour, je le lui ai dit, que je n’étais pas son enfant… et je l’ai dit à celle que j’appelle maman. Oh ! que je les ai peinés tous deux ! Je les ai interrogés sur mes parents. Ils m’ont répondu qu’ils ne les connaissaient pas, mais qu’il m’aimaient comme leur enfant. Alors, je les ai aimés comme mes parents… Ils étaient si bons pour moi !

— Oui, ce sont de braves gens. Je saurai les récompenser pour m’avoir conservé mon enfant comme je le retrouve.

— Pourtant, puisque vous êtes ma mère… je dois avoir un père aussi ? dit Louison naïvement et avec hésitation.

— Un père ?… bredouilla la jeune femme.

Elle se sentit prise au dépourvu. Cette question d’un adolescent de 15 ans la surprenait. Mais pourquoi cette surprise ? La question était si naturelle, surtout chez un adolescent qui allait au collège, qui s’instruisait, qui devenait un homme de jour en jour. Si la jeune femme se sentit embarrassée par cette question à laquelle elle n’avait pas songé, il fallait quand même y répondre. Mais pouvait-elle dire la vérité… toute la vérité ? Non, elle n’oserait pas ! Il fallait mentir encore un peu, quitte plus tard à avouer la terrible vérité.

— Écoute-moi bien, mon enfant, dit-elle d’une voix mal assurée. Ton père, je ne sais pas trop ce qu’il est devenu. Il était parti un jour en exploration avec d’autres hommes. Il voulait gagner de l’argent, beaucoup d’argent. Il pensait de revenir bientôt. Mais deux ans se passèrent sans nouvelles de lui. Je m’informai, mais personne ne pouvait me renseigner sur son compte. Des gens qui l’avaient connu ont pensé qu’il avait trouvé la mort dans les profondes forêts où il s’était aventuré. Je venais de te donner le jour, lorsqu’il me quitta. Juge de mes inquiétudes et de mes souffrances durant ces deux années. Qu’allais-je devenir seule et sans moyens de vivre ? C’est alors que je décidai de me séparer de toi pour pouvoir gagner ma vie, amasser quelque chose et ensuite te reprendre et assurer ton avenir. Or, voilà plus de douze ans passés depuis ces jours affreux, et ton père n’est pas revenu. Il ne doit plus être de ce monde. Oublions désormais ce triste passé, ne songeons qu’à l’avenir. Pour moi, je suis contente que tu me sois rendu, mon cher Louis, et rien ne nous séparera plus. N’est-ce pas ? mon bel enfant.

— Mais je ne peux pas rester avec vous… fit timidement l’écolier qui redoutait d’infliger une nouvelle souffrance à cette femme malheureuse qui se disait sa mère.

— Tu ne peux pas rester, dis-tu ?

— Il faut que je retourne auprès de ma mère adoptive…

— Et ta mère… ta vraie mère, vas-tu la laisser seule ?

— L’autre aussi est seule à présent. Elle a perdu son petit l’été passé. Son mari demeure jour et nuit au Château auprès de Monsieur le Comte de Frontenac. Oui, elle est seule, toute seule, et si je la quitte, elle en mourra peut-être.

— Et si j’allais mourir de ne pas te voir vivre près de moi ?

— Ah ! non, non, vous ne mourrez pas. Tenez ! si vous voulez, je viendrai vous voir de temps en temps avec maman Chouette.

— Non ! non ! je veux que tu restes… que tu restes toujours.

— Je ne peux pas, madame…

— Ah ! mon Dieu ! gémit la jeune femme, il me dit encore madame à moi, sa mère ! Écoute, mon Louis, poursuivit la jeune femme en réprimant sa douleur, tu es mon fils par les lois naturelle et civile, tu es né de ma chair, tu es mon bien, tu es désormais ma vie et mon unique bonheur. Priveras-tu ta mère de cette vie, de ce bonheur ? Non, tu ne le pourrais pas, et c’est pourquoi tu vas demeurer avec moi. Je te garde… je garde ce qui m’appartient !

— Non ! Laissez-moi m’en aller !

— Tu ne m’aimes donc pas ?

— Je vous aimerai bien si vous me laissez m’en aller chez maman Chouette !

— Non, tu n’aimes pas ta mère… je le vois bien ! N’importe ! tu m’aimeras. Mais tu vas rester, veux-tu ? Écoute encore : tous les jours nous irons voir la Chouette. Ou, si tu le désires, j’irai la chercher et elle restera avec nous. Veux-tu ? Moi, je veux tout faire pour te garder et t’aimer comme je veux t’aimer et comme je veux que tu m’aimes aussi. Veux-tu ? Dis…

— Maman Chouette ne voudra pas…

En face de cette obstination de l’adolescent, Sévérine sentait son cœur se briser de seconde en seconde. Hélas ! elle n’était plus la mère de cet enfant, une autre femme avait su conquérir, par sa bonté et son dévouement le cœur de l’enfant. Elle n’entrevoyait aucun moyen pour reconquérir l’amour de son fils. Et à moins que Dieu ne voulût faire un miracle en sa faveur, la jeune femme se voyait condamnée à une éternelle séparation d’avec l’enfant qu’elle aimait par-dessus tout.

Du coup s’envolèrent tous les espoirs qu’elle avait nourris. Elle retombait dans le gouffre affreux de ses désespérances. La vie qui s’était éclairée un moment s’assombrissait de nouveau. Tous les horizons de l’avenir se fermaient sur elle. Elle sentait qu’une malédiction pesait sur sa tête, et il ne lui restait plus qu’à se laisser glisser dans le néant. Et, oubliant son fils sur ses genoux, elle s’abîma dans ses tourments et son désespoir.

Louison vit que la pendule marquait six heures et demie. Une heure s’était écoulée depuis que le mendiant Brimbalon l’avait introduit auprès de sa mère. Il se dit que la Chouette allait s’inquiéter à son sujet, et il résolut de partir. Non sans un certain regret, car son cœur s’émouvait devant la douleur de cette femme qui l’aimait, il se dégagea doucement des deux bras qui l’entouraient. La jeune femme ne le retint pas, elle était comme inconsciente. Louison se dirigea vers la porte sans songer à attendre le mendiant qui demeurait dans la cuisine avec Mélie. Mais Brimbalon parut tout à coup. Un simple coup d’œil lui permit de juger de la situation de la mère et du fils.

Il s’approcha de la jeune femme et dit :

— Je pense, madame, qu’il est temps de ramener Louison chez la Chouette. Je connais la femme de Flandrin, elle doit être déjà très inquiète de l’absence prolongée de son enfant adoptif. Même que je ne serais pas étonné d’apprendre qu’elle est à sa recherche par la ville.

Sévérine sortit de sa douloureuse rêverie et dit en gémissant :

— Vous aussi, père Brimbalon, vous ne voulez pas que je garde mon enfant avec moi ! Pourquoi, alors, me l’avez-vous amené ?

Le mendiant lui dit à voix basse ces paroles :

— Ne désespérez point. Le bon Dieu vous le ramènera un jour. Tout s’arrange dans ce monde. Ayez confiance.

Ces paroles d’encouragement et d’espoir ne pouvaient apaiser les tourments de la jeune femme. Les yeux fermés, les deux mains crispées sur son sein suffocant, elle demeura immobile comme clouée sur son fauteuil par la douleur.

Le mendiant s’éloigna vers la porte où l’attendait Louison. Mais au bruit de la porte qui s’ouvrait, la jeune femme se dressa soudain et courut vers son enfant. Elle le reprit dans ses bras, pour le presser encore sur elle, pour couvrir son visage de baisers. Il y avait de la folie dans ses yeux. Ses baisers étaient violents, comme furieux. Quelque chose paraissait gronder en elle, s’agiter avec véhémence ou rage, se révolter, rugir. Puis, brusquement, elle abandonna Louison, porta ses deux mains à son front et se mit à reculer en chancelant jusqu’au milieu de la salle.

Brimbalon avait ouvert la porte, et celle-ci se referma peu après sur le mendiant et l’enfant.

On eût dit que le bruit de la porte en se refermant tuait le cœur de la jeune femme ; elle poussa un grand cri, et comme elle chancelait de plus en plus, elle courut à un tête-à-tête pour s’y laisser choir. Elle ne put l’atteindre, car, perdant l’équilibre, elle roula sur le tapis de la salle… Mais elle n’était pas inanimée ni privée de connaissance ; elle haletait, hoquetait, étouffait… Mélie accourut à son secours.

III

UNE VISITE INATTENDUE DU COMTE DE FRONTENAC.


On sait que le gouverneur de Ville-Marie, François Perrot, se trouvait prisonnier du Comte de Frontenac au Château Saint-Louis. Perrot avait emprisonné le lieutenant des gardes, Bizard, venu lui porter les ordres du Comte. Indigné, le Comte avait ordonné à Perrot de venir à Québec non seulement pour donner des explications, mais encore pour faire des excuses. Perrot s’était rendu à l’ordre, mais ayant refusé de faire des excuses, Frontenac l’avait retenu prisonnier.

Le Comte n’avait pas eu la malignité de faire jeter le gouverneur de Ville-Marie dans un cachot des salles basses du Château ; Perrot avait été confiné dans un appartement du premier étage, sur le corridor où se trouvaient les appartements du Comte, et la porte de Perrot faisait vis-à-vis à celle du cabinet de Frontenac. Un factionnaire gardait la porte du prisonnier, tout comme Flandrin Pinchot gardait celle du Comte, mais avec cette différence que l’un empêchait la sortie et l’autre l’entrée.

L’appartement de Perrot comprenait deux pièces : un beau salon qu’on avait transformé en cabinet de travail, et une chambre à coucher. L’unique issue de cet appartement était la porte du corridor. Quoique prisonnier, le gouverneur était traité avec tous les égards dus à son rang.

Deux jours après son arrestation, Perrot, un soir, aperçut un papier qu’une main inconnue venait de glisser sous sa porte. Il prit le papier et, non sans surprise et joie, lut la note suivante :

« Excellence, vous ne pouvez vivre sans les services d’un valet de chambre. Demandez au Comte de Frontenac la faveur de faire venir près de vous votre valet de chambre resté à Ville-Marie. Le Comte ne saurait vous refuser, et je viendrai. Il me faudra peu de temps, après, pour ouvrir la porte de votre prison et vous rendre à la liberté. »

Pour signature, cette note avait le nom « Broussol ».

Quoique le gouverneur de Ville-Marie eût à l’esprit de graves sujets de méditation, il sourit.

— Voilà un homme d’un dévouement inlassable, se dit-il. Par malheur, tout ce qu’il entreprend ne semble pas lui réussir. Il y a certainement contre lui une étrange fatalité qui le poursuit partout. Cet homme mystérieux m’a assez longtemps intrigué ; mais je sais maintenant ce qu’il est et ce qu’il cherche. De son vrai nom, il s’appelle René le Chêneau. Il a épousé, plus de quinze ans passés, la fille d’un huguenot qu’il a abandonnée après deux ou trois ans de vie commune. Après douze années de séparation, lui et elle se sont rencontrés par simple hasard, puis, par je ne sais quelle machination, sa femme a réussi à le faire condamner à la potence. Un miracle l’arracha à la mort. Lui, alors, jura de se venger de ceux qui l’avaient condamné à cette mort ignomi- nieuse. Sa femme d’abord, l’instigatrice du complot. Le Comte de Frontenac, ensuite, qui présida le tribunal de justice. Puis, le bourreau chargé de l’exécution et, enfin, Flandrin Pinchot qui fut son geôlier et qui prêta son aide au bourreau. Il y avait aussi Bizard, qui fit son arrestation, et l’intendant-royal qui en avait donné l’ordre. Mais ces deux derniers semblaient être réservés pour son dessert. Et voici où se présente la fatalité qui semble s’attacher à lui : lorsqu’il est sur le point de frapper, l’ennemi lui échappe. Si la malchance continue à le poursuivre avec autant de ténacité qu’il en met, lui, à poursuivre son œuvre de vengeance, réussira-t-il à m’ouvrir la voie de la liberté ?…

Comme on le voit, Perrot savait parfaitement à qui il avait affaire. Seulement, il n’était pas au fait de tous les antécédents de l’homme, lequel pouvait bien être le pire des criminels. Et quoiqu’il en éprouvât du dédain, il avait associé cet homme à ses menées contre le gouverneur-général et en avait fait son lieutenant de police. Mais, en réalité, il s’en était fait son agent-espion, tout comme la Comte de Frontenac avait les siens, et l’agent menait de front la cause du gouverneur de Ville-Marie et la sienne. Souvent les chefs d’État et les maîtres de la Justice ont choisi parmi les galériens les agents chargés de conduire leurs intrigues, ou de les débarrasser d’ennemis devenus trop dangereux ; ils se sont attaché ces hommes dont ils ont su nourrir le zèle et le dévouement par l’appât du gain ou par la crainte de retomber dans les bas-fonds ou dans les chaînes. D’un mot ou d’un geste Perrot pouvait, en effet, renvoyer son lieutenant de police à la potence de la rue Sault-au-Matelot. Non, il ne le ferait pas, parce que cet homme lui manifestait trop de zèle et de dévouement ; et, d’autre part, le remettre entre les mains du tribunal de Québec, serait faire trop grand plaisir au Comte de Frontenac. Or, comme on s’en doute bien, le sieur Perrot ne se sentait aucune disposition à faire des aménités au gouverneur-général. Sa haine contre ce dernier et la précaire position en laquelle il se trouvait l’engageaient à accepter, et sans la moindre répugnance, l’aide de son lieutenant de police, ce dernier fut-il la pire des canailles.

Aussi, dès le jour suivant, Perrot fit-il demander la faveur d’un entretien avec le Comte de Frontenac. Le Comte se rendit à la demande de son prisonnier, et il consentit à ce que Perrot fit venir son valet de chambre.

Trois semaines après, le valet de chambre se présentait au Château Saint-Louis et il était aussitôt introduit auprès de son maître. Il va de soi que le gouverneur de Ville-Marie ne s’attendait pas de voir paraître son véritable valet de chambre, mais son lieutenant de police déguisé comme tel. L’unique surprise que manifesta le sieur Perrot fut celle de ne pas reconnaître, sous la livrée du valet de chambre, son lieutenant de police. Celui-ci était méconnaissable et, par conséquent, il ne courait aucun danger d’être reconnu pour le sieur Basile Legrand, ancien musicien aux gages du Comte de Frontenac, ou pour l’ex-duc de Bonneterre, envoyé de Sa Majesté le roi Louis XIV.

Le lieutenant de police, mué en valet de chambre, apportait à Perrot une lettre de sa femme. Celle-ci l’informait que, avec l’aide et l’appui de leurs amis, elle travaillait sans relâche à le tirer des mains du Comte de Frontenac. Perrot, servi comme il était, pouvait donc se tranquilliser et attendre patiemment les événements ; il était sûr qu’on le remettrait en liberté un jour ou l’autre, et sa vie n’était nullement en danger. Seulement, lorsque Perrot entrevoyait le jour où il sortirait de sa prison, il sentait qu’il entreprendrait une terrible revanche contre Frontenac. Car sa haine croissait de jour en jour, elle le rongeait, l’obsédait, lui devenait un fardeau écrasant. Si Frontenac avait frappé le premier, lui frapperait le dernier, mais il frapperait un coup mortel. Aussi, avait-il grande hâte de voir arriver le jour où les portes de sa prison s’ouvriraient devant lui.

Mais les jours succédaient aux jours, les semaines aux semaines, les mois aux mois, et le sieur Perrot continuait de demeurer bien sagement le prisonnier de Son Excellence de Québec. Oh ! que de fiel de distillé durant ce long emprisonnement !… Que de projets élaborés pour se tirer du guêpier !… Monsieur de Laval avait dit à Perrot : « Mon ami, vous êtes venu vous jeter dans la gueule du loup ! »… Il avait dit l’exacte vérité, Perrot se trouvait bel et bien dans la gueule du loup, et le loup n’avait plus qu’à croquer. Non, Perrot devait se résigner, il ne sortirait pas de là. Frontenac, dont on connaissait le caractère, ne relâcherait son prisonnier que sur l’ordre exprès du roi de France. Et quand le roi donnerait-il cet ordre ?… Un an, deux ans, trois ans même pouvaient se passer avant que le roi prît une décision.

Une chose sûre et certaine : Perrot ne pouvait plus douter de la puissance du Comte de Frontenac, celui-ci était le plus fort et il demeurait maître du champ de bataille.

Voilà, succinctement, ce qui se passait au Château Saint-Louis depuis que le gouverneur de Ville-Marie y était prisonnier.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Le jour même où le collégien, Louison, était introduit auprès de sa mère par le mendiant Brimbalon, le Comte de Frontenac trouvait dans son cabinet un mystérieux billet ainsi conçu :

« Il est probable que Son Excellence Monsieur le Comte de Frontenac ait l’esprit obsédé par un certain mystère… Si Monsieur le Comte désire en avoir la clef, il pourra se rendre à la petite maison de la rue du Palais, là où domiciliait, jadis, la belle Lucie de la Pécherolle. Une jeune femme, non moins belle et dont la tête est ornée des plus beaux cheveux noirs, le recevra. Là, si Monsieur le Comte possède un peu de pénétration, il reconnaîtra dans cette jeune femme, par la taille, les traits du visage, les yeux et la voix, celle qui fut son amante. Et pour que Monsieur le Comte ne soit pas contraint à des questions qui pourraient paraître indiscrètes de sa part, l’auteur de ces lignes veut avoir l’obligeance de fournir à Monsieur le Comte les informations suivantes. Celle qui vit maintenant dans cette petite maison de la rue du Palais est une femme mariée. Elle a pour époux un certain René le Chêneau, mystérieusement disparu depuis un bon nombre d’années. Elle était la fille unique de Jean Colonnier, ancien boulanger, ce huguenot qui, jadis, avait conspiré contre Monsieur le Comte… Donc, si Monsieur le Comte désire aller rendre visite à la fille de Maître Jean, il sera sans doute le bienvenu, à moins que l’exquise jeune femme, la délicieuse amante, ne complote à l’heure qu’il est, par un étrange caprice, contre les jours de Monsieur le Comte… »

Le Comte n’eut pas de peine à saisir le sarcasme de cette lettre.

Sur le moment il fut pris de colère, d’abord contre le mystérieux correspondant qu’il aurait volontiers expédié à la potence. Ensuite, contre ses serviteurs qui ne savaient intercepter de telles lettres. Et cette lettre venait-elle du dehors ou du dedans ?… Plus probablement du dehors. Et qui l’avait apportée au Château, qui l’avait apportée en son cabinet ? Voilà qui était malaisé à éclaircir. Le Comte avait dû se rendre à des audiences en compagnie de ses deux secrétaires et de Flandrin Pinchot. Il avait été retenu deux heures à la salle des audiences, et c’est durant l’espace de ces deux heures que le mystérieux billet avait été apporté dans son cabinet.

Mais la colère du Comte tomba peu après. Quel que fut le ton de la note, celle-ci contenait une information et un avertissement dont il pourrait faire son profit. Quant à l’identité de la jeune femme, il la connaissait. Mais on lui disait qu’elle pourrait bien être en train de comploter contre sa vie. Frontenac ne pouvait pas admettre cette insinuation, car il connaissait trop le dévouement de cette femme à son égard. Néanmoins, il avait un doute, pour la raison que Lucie n’avait plus remis les pieds au Château depuis qu’elle avait si mystérieusement disparu trois mois auparavant. Longtemps le comte s’était demandé ce qu’elle était devenue, et voilà justement qu’on le renseignait. Or, si Lucie vivait encore, si elle habitait encore la ville, pourquoi n’était-elle pas venue au Château ? Pourquoi, tout au moins, n’avait-elle pas fait parvenir de ses nouvelles au Comte ? Et pourquoi encore — si la note ne mentait pas — vivait-elle sous un déguisement ?

Tout cela donnait à réfléchir au Comte, et, finalement, il n’était pas loin de penser que cette jeune femme était une conspiratrice… et une conspiratrice aux gages peut-être de Messieurs les Jésuites ou de Monsieur de Laval.

Le Comte décida de suite qu’il tirerait l’affaire au clair. Il fallait tenir compte aussi que cette lettre pouvait avoir été écrite dans le dessein de lui tendre un piège. Qui sait si ses ennemis ne méditaient pas de l’attirer dans un guet-apens ? Tout était possible. Mais le Comte ne se rendrait pas sur la rue du Palais sans prendre ses précautions.

Dans la matinée du jour suivant, il quittait le Château, suivi par Flandrin Pinchot et six gardes, et gagnait la rue du Palais. Un grand vent du Nord soufflait avec violence et la neige commençait à tomber, fine et drue. Les rues étaient désertes, car en ces jours de froidure le citadin demeurait près de son feu. Le Comte put atteindre la petite maison de la rue du Palais sans rencontrer aucun passant. Il s’en réjouissait par le fait qu’il ne donnerait aucune prise à la médisance ou à la calomnie.

Le Comte n’avait pas dit à Flandrin Pinchot où il allait, aussi Flandrin fut-il fort surpris de voir le Comte s’arrêter devant la maison de celle que Flandrin appelait « la fille de Maître Jean ». Frontenac lui donna ordre de surveiller attentivement avec ses gardes les abords de la maison. Mais si Flandrin Pinchot avait été surpris, là, dans la maison, deux autres personnes allaient être non moins surprises. D’abord, ce fut la mère de Louison en apprenant que le Comte venait lui faire visite. Ensuite, ce fut le Comte en découvrant que l’hôtesse de la maison était toujours cette même Lucie de la Pécherolle, avec ses beaux cheveux dorés. Mais Frontenac lui trouva une physionomie toute différente. Ce n’était plus la jeune femme enjouée et rieuse ; mais une jeune femme dont les traits raidis portaient l’empreinte de la plus vive douleur.

— Excellence, dit-elle sur un ton grave en voyant paraître le Comte, je m’honore grandement de votre visite. Je n’ai qu’un regret, que ma maison soit si pauvre…

— Madame, répondit le Comte en s’inclinant, je connais cet intérieur que votre seule personne suffit à enrichir et embellir.

Le Comte souriait doucement. Il avait oublié le mystérieux billet, lequel, d’ailleurs, lui avait menti sur un point. En effet, au lieu de trouver une jeune femme en cheveux noirs, il retrouvait celle dont il avait tant déploré la disparition. Quant aux soi-disant complots contre sa vie, il n’y pensait plus. Il avait là devant lui l’ancienne amante, et dans sa robe noire, avec la pâleur de son beau visage, avec cette amertume que décelait toute sa physionomie, elle lui paraissait cent fois plus belle et plus désirable.

Après le premier échange de courtoisies, le Comte s’approcha de la jeune femme, et lui dit sur un ton familier :

— Voyons ! ma chère Lucie, mettons de côté les manières trop cérémonieuses et revenons à notre ancienne et bonne familiarité. Savez-vous que vous m’avez beaucoup manqué ? Pourquoi m’avez-vous déserté ainsi ?

— Je ne vous ai pas déserté, Monsieur le Comte, ce sont des circonstances indépendantes de ma volonté qui m’ont retenue dans cette maison.

— Mais, dites-moi Lucie, m’expliquerez-vous votre disparition mystérieuse survenue au cours de cette fête qu’à votre demande j’avais donnée l’été passé, et aussi la disparition non moins mystérieuse de ce duc de Bonneterre ?

— Venez vous asseoir, Excellence, sur ce fauteuil et près de ce feu, et je tâcherai ensuite de vous donner le mieux que je pourrai les explications que vous désirez.

Le Comte prit le fauteuil indiqué, et la jeune femme s’assit dans une bergère en face du comte.

— Excellence, reprit Sévérine, avant que je vous donne ces explications, voulez-vous me dire si vous avez encore à votre service ce musicien… qui s’était donné le nom de Basile Legrand ?

— Lui ?… Mais, ma chère, il est parti depuis cette fête que vous savez. Il a disparu, lui aussi, d’une façon mystérieuse. Voici trois mois déjà, et je ne l’ai jamais revu.

— Il va de soi que vous ne saviez pas qui était cet homme et que vous l’aviez pris tout naturellement pour un pauvre musicien ambulant.

— Oui, jusqu’au jour où il a disparu. Dès lors, je me suis bien imaginé que cet individu était un espion à moins qu’il n’ait été un assassin soudoyé contre moi.

— Excellence, vous avez deviné : l’homme était un espion et un assassin.

— Comment le savez-vous ?

— Parce que je connais l’homme.

— Vous le connaissez ? Et son écriture, la connaissez-vous, ou pourriez-vous la reconnaître ?

— Je le pense.

— Eh bien ! lisez ceci.

Le Comte tendit à la jeune femme la lettre anonyme qu’il avait trouvée dans son cabinet.

La jeune femme examina attentivement l’écriture de la lettre. Par discrétion, elle ne lut que les premières lignes. Puis, rendant la lettre au Comte, elle dit simplement et avec assurance :

— C’est son écriture, Excellence.

Frontenac ne put réprimer un geste de surprise.

— Mais, enfin, qui est-il, puisque vous le connaissez ?

— Je le connais, mais je ne jurerais pas que je pourrais le reconnaître, car il est d’une habileté merveilleuse à prendre tous les déguisements, toutes les figures, tous les avatars. Aujourd’hui, par exemple, il se présentera à vous sous les loques d’un mendiant. Demain, il vous apparaîtra sous la peau d’un duc. Le surlendemain, vous le verrez lieutenant de police. Un autre jour, il aura la livrée d’un valet de chambre peut-être. Mais une chose certaine, vous ne sauriez le reconnaître pour le même individu.

— Est-ce donc un comédien que cet homme ? demanda le Comte presque émerveillé.

— C’est mon mari… Excellence.

Le Comte bondit de surprise.

— Oh ! mais alors, dit-il, cet homme, de son vrai nom, serait René de Chêneau ?

— Parfaitement.

— Ainsi, si j’en crois cette lettre — bien que, à la vérité, j’eusse reçu déjà quelques renseignements assez vagues sur votre identité — vous êtes la fille de feu Jean Colonnier ?

— Excellence, je suis celle que vous dites.

— Ainsi donc, cette lettre anonyme qui me dévoile votre véritable identité, n’a pas menti, et celui qui l’a écrite, c’est-à-dire votre mari, est en cette ville.

— Tout est comme vous le dites, Monsieur le Comte. Une chose seulement, sourit la jeune femme avec une légère ironie, l’auteur de la lettre n’a pas dû vous parler longuement de celui qui fut mon mari. Voulez-vous un portrait plus détaillé de cet homme ? Ces détails pourront vous être utiles à l’occasion. Laissez-moi vous dire d’abord que cet homme est la pire des canailles. C’est un monstre humain. C’est un serpent, il en a la nature. Et maintenant, si vous voulez reporter votre souvenir au mois de mai dernier, vous vous rappellerez d’un malandrin condamné à la potence par le tribunal dont vous étiez le président. Cet homme était inconnu, et personne n’a pu savoir son nom.

— Je me souviens, dit le Comte.

— Ce malandrin qui fut condamné à la potence et à laquelle il échappa était ce René le Chêneau… mon mari.

— Ah ! Ah !

— Maître Jean, mon père, l’avait dépendu après l’avoir reconnu pour son gendre. Il voulait savoir ce qu’il avait fait de sa fille, c’est-à-dire moi. Pour des raisons que j’ignore, Maître Jean l’attacha à une poutre du gibet durant une courte absence qu’il voulait faire. À son retour, le condamné avait disparu. Et savez-vous comment ? Mathurin le Bourreau, après l’exécution, avait oublié sa poulie. Il retourna au gibet quelque temps après pour en rapporter cette poulie. Alors, il vit que son pendu avait été dépendu par une main inconnue. Mais le condamné était là, solidement attaché. Mathurin le détacha de la poutre et l’emporta dans son taudis pour tisser une autre corde et revenir le pendre. Or, il arriva que ce fut le bourreau qui fut pendu par le condamné. Quelques instants plus tard, c’est moi qu’il pendait après Mathurin… mais là encore la Providence veillait, et mon pauvre père survenait à temps pour me sauver la vie.

— C’est affreux, murmura le Comte.

— C’est invraisemblable, Excellence, et longtemps après ce drame, j’ai cru que j’avais été simplement l’objet d’un cauchemar.

— C’est terrible.

— Mon mari venait de commencer l’exécution des projets de vengeance qu’il avait élaborés dans sa prison. Mais il lui fallait des appuis, car seul il courait le risque d’échouer. Il alla offrir ses services au sieur Perrot qui le nomma son lieutenant de police. C’est lui qui attira Flandrin Pinchot à Ville-Marie et c’est lui qui l’amena à vous dénoncer. Et c’est cet homme, Excellence, que vous avez pris à votre service comme musicien, et c’est cet homme qui, sous le nom de duc de Bonneterre, m’a enlevée de votre cabinet de travail et qui allait me tuer, n’eût été la providentielle intervention du mendiant Brimbalon, et enfin, c’est l’homme qui a juré votre mort, parce que vous-même l’avez condamné à la potence au mois de mai dernier.

— S’il en est ainsi, ma chère, je le condamne une deuxième fois. Gare à lui s’il me tombe de nouveau sous la main, cette fois, il ne m’échappera pas.

— Méfiez-vous, Excellence, méfiez-vous de ce démon, même si vous le voyez enchaîné dans un cachot. Méfiez-vous tant qu’il sera vivant, comme moi-même je m’en méfie. J’irai plus loin, Excellence ; méfiez-vous du personnage que vous retenez prisonnier en votre Château.

— Oh ! je suis tout à fait tranquille au sujet de celui-là, il ne pourrait pas m’échapper.

— N’importe ! méfiez-vous. C’est peut-être le dernier service que je vous rends, et je vous le rends avec plaisir.

— Pourquoi, le dernier ?

— Parce que je ne suis plus celle que vous avez connue. Désormais, je vivrai dans la solitude.

— Vraiment ? Et moi qui méditais le projet de vous emmener résider au château…

— Impossible, Excellence. J’ai oublié le passé. Si j’ai commis des fautes, je veux les réparer et les expier.

— Que ne vous retirez-vous dans un couvent ? voulut plaisanter le Comte.

— J’y avais pensé, Excellence, répondit gravement la jeune femme. Mais j’ai un enfant à qui je veux vouer le reste de mes jours.

— Un enfant ?… Je parie que je devine… N’est-ce pas le fils adoptif de Flandrin Pinchot ?

— Vous le connaissez ?

— Je lui ai prédit qu’il ferait un homme.

— Merci, Excellence, c’est un homme que j’en veux faire aussi.

— N’oubliez pas qu’il est, par adoption, l’enfant de Flandrin et de sa femme la Chouette.

— Je veux le ravoir.

— En serez-vous capable ?

— Vous m’aiderez, Monsieur le Comte ?

— Comment ?

— Comment ?

— Ordonnez à Flandrin de me rendre mon fils, voilà tout.

— Si Flandrin refuse ?

— Il ne pourra pas refuser.

— Ne vaut-il pas mieux, ma chère amie, d’aller vous-même consulter Flandrin ? Allez lui soumettre votre revendication. Flandrin est un brave cœur, il se rendra plutôt aux prières d’une mère qu’à mes ordres dans cette affaire. Et quoi qu’il arrive, je vous prêterai mon appui. Allez voir Flandrin, et s’il refuse, nous aviserons. Tenez, Flandrin est là dehors avec six gardes qui m’accompagnent, je vais le faire entrer.

— Oh ! non, n’en faites rien, Monsieur le Comte, dit vivement la jeune femme avec trouble. J’irai le voir comme vous me le conseillez. Mais je désire auparavant préparer mon plaidoyer.

— C’est juste, fit le Comte en se levant pour se retirer.

— Vous ne partirez pas ainsi, Excellence… Permettez-moi de vous offrir le pain et le vin !

— Merci, je ne peux pas demeurer plus longtemps. J’ai mon courrier à terminer. La nuit prochaine, mon brigantin part pour la France avec une cargaison de pelleteries. Ah ! au fait, nos amis, Polyte et Zéphir, accompagnent l’équipage, ils ne reviendront qu’au printemps.

Frontenac gagna la porte pour se retirer. Mais la jeune femme le retint un moment.

— Monsieur le Comte, dit-elle, je ne saurais plus vivre sans la présence de mon enfant près de moi. Vous m’avez dit que vous me prêterez votre appui s’il en était nécessaire. Eh bien ! je ne saurais accepter sans vous donner un gage de ma reconnaissance, et c’est pourquoi je vous dis de suite, quoique j’aie décidé de vivre retirée, que vous pourrez compter sur mon dévouement en quelque temps que ce soit. Si ma vie peut vous être utile, commandez !

— Je n’exigerai rien de tel. Je vous souhaite seulement de ravoir votre enfant et de vivre heureuse avec lui.

Et le Comte s’en alla en pensant ceci :

— Loin de comploter contre mes jours, cette femme serait prête à donner sa vie pour moi !

IV

VAINE DÉMARCHE.


Après le départ du Comte, Sévérine se mit à réfléchir à tout ce qui s’était dit entre elle et Frontenac. Puis, elle prit la résolution de se rendre auprès de Flandrin Pinchot dans l’après-midi même de ce jour. Elle ne voulait pas remettre au lendemain et encore moins à plus tard cette démarche, trop anxieuse qu’elle était au sujet du succès de la tentative qu’elle allait faire. Et s’il était écrit que ses droits sur son enfant prévaudraient, elle voulait que cet enfant lui fût remis au plus tôt.

Mais il y avait dans cette démarche auprès de Flandrin Pinchot un point inquiétant : Flandrin la connaissait sous deux noms différents : celui de Lucie et celui de « La fille de Maître Jean ». Pour la fille de Maître Jean, Flandrin était tout prêt à se faire tuer ; mais, d’un autre côté, il était non moins prêt à tuer Lucie, laquelle, une nuit du mois de mai dernier, l’avait frappé d’un poignard dans une ruelle de la basse-ville. Et elle avait dupé Flandrin, elle s’en était fait un jouet dans certaine intrigue où Flandrin lui était devenu nécessaire. Et pour mieux le gagner à elle, elle avait entretenu avec lui des amours platoniques. Pour échapper à la colère de Flandrin, pour obtenir de lui ce qu’elle allait lui demander, il importait donc qu’elle se présentât à lui comme la fille de Maître Jean. Elle devait donc faire disparaître ses cheveux blonds sous la perruque de cheveux noirs, et, à l’aide d’une pommade, modifier son teint. Cependant, elle se sentait dégoûtée de faire la comédienne, elle ne voulait plus jouer un double rôle. L’avenir ne devait plus lui réserver qu’un rôle unique, celui de la mère.

Elle réfléchit. Peut-être que le Comte de Frontenac saurait arranger la chose ?… Oui, avant de voir Flandrin, elle parlerait au Comte. Et elle décida de se présenter au Château telle qu’elle était, avec sa robe de velours noir et ses cheveux blonds. Mais, sur ses cheveux blonds, elle jetterait une écharpe, puis elle voilerait son visage, de sorte que Flandrin pourrait difficilement la reconnaître pour Lucie.

Elle quitta sa maison vers les deux heures de l’après-midi. Une écharpe bleue couvrait sa tête et un voile noir les traits de son visage. Sur sa robe de velours, elle avait jeté une large mante de soie noire doublée d’hermine.

Le Comte était à son Cabinet et sur le point de descendre à la salle des audiences où des fonctionnaires l’attendaient pour prendre ses avis sur certaines mesures d’administration.

Flandrin Pinchot gardait la porte du Comte, et un garde celle du sieur Perrot.

Flandrin ne fit aucune difficulté de laisser entrer la jeune femme. Elle avait dit simplement, d’une voix basse et sourde, que Flandrin n’aurait pu reconnaître :

— Monsieur le Comte m’attend.

Frontenac n’eut pas de peine à reconnaître la jeune femme.

— Excellence, expliqua-t-elle de suite, je n’ai pas voulu m’adresser à Flandrin Pinchot avant de vous avoir parlé.

Le Comte lui offrit un siège et lui dit qu’il était tout prêt à se rendre à ses désirs.

La jeune femme lui exposa ses craintes vis-à-vis de Flandrin qu’elle avait une fois poignardé ; et si Flandrin était tout prêt à donner volontiers tout son sang pour la fille de Maître Jean, d’autre part, il tirerait non moins volontiers tout le sang de Lucie. Or, elle qui avait eu de si grands torts envers Flandrin, pouvait-elle espérer qu’il entendrait sa prière de lui rendre son fils ? Non, elle ne le croyait pas. Au surplus, Flandrin, dans sa rancune, pouvait la percer de part en part de sa rapière.

Le Comte avait souri.

— Ma chère amie, dit-il, retirez-vous dans ma chambre un moment, je vais faire entrer Flandrin et lui parler.

La jeune femme gagna aussitôt la chambre du Comte adjacente au cabinet, puis le Comte alla ouvrir la porte du corridor et invita Flandrin à entrer.

En peu de mots, le Comte de Frontenac instruisit Flandrin de la double personnalité de Lucie ou de la fille de Maître Jean. Il lui dit que Louison, son fils adoptif, était l’enfant légitime de la fille de Maître Jean, et que celle-ci voulait ravoir son enfant. Et elle était venue pour implorer Flandrin de lui rendre Louison.

On peut aisément s’imaginer la figure que fit Pinchot en apprenant que celle qu’il avait aimée un jour comme une amante, celle qui l’avait frappé d’un coup de poignard, n’était autre en réalité que la fille de Maître Jean. Flandrin crut faire un rêve fantastique. Puis Frontenac lui ayant dépeint en quelque sorte la douleur de la jeune femme, ses nombreuses infortunes, et lui ayant affirmé que la jeune femme était toute prête à expier et réparer ses torts envers lui, Flandrin alors ne put résister aux appels de la générosité qui emplissait son cœur : il oublia sa rancune.

— Excellence, dit-il tout ému encore par le récit que le Comte venait de lui faire, je pardonne et j’oublie. Et s’il ne peut dépendre que de moi pour qu’elle reprenne son enfant, elle peut être sûre de le ravoir.

La jeune femme, qui avait tout entendu par l’entrebâillement de la porte de la chambre à coucher du Comte, accourut en pleurant de joie.

— Merci, Flandrin, merci, cria-t-elle. De ce jour, je vous devrai une reconnaissance éternelle.

— Madame, répondit Flandrin d’une voix tremblante d’émotion et en s’inclinant avec respect, je regrette cependant de vous dire que je ne suis pas le seul à consulter dans cette affaire. Il y a ma femme. S’il est vrai que vous avez un droit de mère, ma femme en possède un aussi : celui d’avoir élevé cet enfant et surtout de l’avoir aimé comme son enfant à elle. Il faut donc que vous alliez voir la Chouette et lui parler. Ah ! madame, ça va lui faire bien mal au cœur de se séparer de Louison… N’importe, si elle veut, je veux aussi.

— Et si elle ne veut pas… balbutia timidement Sévérine.

Flandrin se gratta le front avec embarras.

— Si elle ne veut pas… fit-il en hésitant… je lui parlerai, moi, et j’essayerai de la convaincre que Louison doit être rendu à sa mère. D’ailleurs, entre la Chouette et moi on s’entend toujours : ce que je veux, elle le veut comme moi ; et ce qu’elle veut, je le veux aussi.

Ces dernières paroles mirent au cœur de Sévérine le plus grand espoir.

— Merci, Capitaine, vous réconfortez mon pauvre cœur de mère. Croyez bien qu’il vous sera tenu compte de cette bonne action. Et croyez aussi que Louison ne sera pas perdu pour vous ni pour votre femme. Il ira vous voir souvent et il continuera de vous aimer comme avant. Ah ! oui, je lui recommanderai de vous aimer toujours… Adieu, Capitaine !

La jeune femme se retira accompagnée du Comte de Frontenac qui se rendait à la salle des audiences.

— Espérez, dit-il seulement à la jeune femme en se séparant d’elle dans le vestibule.

Ah ! oui, elle espérait. Puisque Flandrin voulait, sa femme voudrait aussi, ainsi qu’il l’avait dit lui-même.

Et ce fut avec cet espoir qu’elle se rendit sans délai chez la femme de Flandrin Pinchot.

La Chouette demeura un peu surprise en voyant paraître dans son logis la jeune femme blonde qu’elle avait vue une fois chez Monsieur de Frontenac. Mais lorsque Sévérine lui eut dit le but de sa visite, elle se révolta. Ah ! non, jamais elle ne se séparerait de celui qu’elle considérait comme son enfant ! Ah ! non… on lui ôterait plutôt la vie !

Sévérine voulut insister, mais la Chouette fut intraitable.

Alors, la pauvre mère, venue avec un cœur tout débordant d’espoir, se retira plus désespérée que jamais.

Il lui sembla que son enfant était à jamais perdu pour elle. Et elle crut qu’elle marchait à la mort… à la plus horrible des morts.

Mais quelqu’un allait lui remettre dans l’âme encore un peu d’espoir. En effet, elle rencontra le mendiant Brimbalon à qui elle confia l’échec qu’elle venait de subir chez la Chouette.

— Bah ! fit le mendiant, laissez donc faire. Patientez. Moi, je suis certain que vous l’aurez votre enfant. Est-ce qu’il n’y a pas une loi et une justice dans ce monde ? Eh bien ! Monsieur de Frontenac vous le rendra votre petit Louis, car il a le pouvoir de le faire. Espérez ! Espérez, chère dame !

Oui, la jeune femme pouvait espérer encore… elle pouvait espérer toujours. Et ce fut d’une démarche plus allègre qu’elle poursuivit son chemin vers sa demeure.

Elle se disait :

— Si Flandrin ne peut pas réussir à convaincre sa femme, il me restera le Comte de Frontenac. Oui, lui seul, alors pourra me rendre mon fils.


V

L’ÉMEUTE.


Depuis un certain temps les habitants du pays murmuraient d’une façon alarmante contre le gouvernement.

L’intendant-royal avait promulgué un édit par lequel tout citoyen du pays devrait, à l’avenir, faire un état de la valeur de ses biens, établir la somme de ses revenus ou de ses gains, et spécifier et produire en même temps ses charges, frais, dépenses, de famille et autres.

Le peuple avait de suite compris qu’on élaborait en sourdine un nouveau projet d’impôts.

Or, déjà le peuple se trouvait si lourdement imposé, que le fardeau lui en devenait insupportable. Commerçants, ouvriers, paysans, tous se plaignaient que les impôts prenaient le plus clair de leurs minces revenus. Le paysan, plus que tout autre, supportait l’énorme poids des contributions. Aussi, vit-on des gens de la campagne accourir à la ville pour faire des représentations respectueuses aux autorités.

Une quarantaine de ces gens, entre autres, que l’intendant avait refusé de recevoir, se présentèrent chez le Comte de Frontenac. Celui-ci les reçut sans apparat et avec une courtoisie toute simple en sa salle des audiences. Il admit que les impôts actuellement supportés par le peuple étaient très lourds. Mais il déclara que, dans cette question des charges imposées au peuple, il n’avait rien à voir, attendu que la chose relevait directement et uniquement de l’intendance. Tout de même, il essayerait d’user de son influence auprès de l’intendant, et promit de faire tout son possible pour que l’édit fût révoqué ou suspendu en attendant que le roi eût été consulté à ce sujet.

Si ces paroles apaisèrent les craintes du peuple, elles n’eurent pas l’effet de calmer son ressentiment à l’égard de l’intendant. Et si le peuple en voulait à ce dernier à cause des impositions qu’il ne cessait d’accumuler, il lui en voulait bien davantage pour refuser d’entendre ses réclamations. À son avis, l’intendant usait d’un pouvoir trop discrétionnaire et trop absolu.

Le mécontentement grandissait. Tous les jours de nouveaux groupes de cultivateurs venaient à la ville, et, incapables de faire valoir leurs représentations, ils allaient par les rues semant leur colère. L’ouvrier, l’artisan et le commerçant, faisaient cause commune avec le paysan.

L’intendant voyait bien l’orage s’élever contre lui, mais fort de son autorité il feignait de n’y prêter aucune attention.

Frontenac aussi entendait gronder le tonnerre, mais il ne s’en inquiétait pas ; au contraire, il s’en réjouissait, attendu que toute la tempête, si elle éclatait, se déchaînerait contre l’intendance. L’impopularité de l’intendant finirait par ouvrir les yeux à la Cour de Versailles, et Frontenac croyait voir déjà le jour proche où les ministres de France le débarrasseraient d’un ennemi. Pour un peu, le Comte eût incité le peuple à s’insurger contre l’intendant.

Ce fut un mardi, jour de marché, que la populace en arriva au paroxysme de la colère.

La température s’était adoucie, après avoir été pendant plusieurs jours froide et venteuse. La première et mince couche de neige qui avait quelques jours auparavant blanchi les toits de la ville, avait fondu rapidement sous le soleil. Seules les montagnes conservaient leur cape blanche. Et ce jour-là le soleil avait une tiédeur si printanière, qu’on oubliait les premiers frimas, et l’on espérait que l’hiver retarderait sa venue jusqu’à la Noël pour le moins. Ce beau temps avait donc attiré un grand nombre de paysans à la ville.

Des officiers civils envoyés par l’intendant se rendirent sur la place du marché, devant les magasins du roi, avec ordre de faire un inventaire des denrées et de toutes marchandises en général qu’y étaient venus étaler les paysans des campagnes voisines de la capitale.

Ceci se passait quelques jours après l’échec que la mère de Louison avait subi lorsqu’elle était allée réclamer son enfant chez la femme de Flandrin Pinchot.

Les officiers de l’intendant furent très mal accueillis sur la place du marché. Les premiers paysans refusèrent carrément de donner une estimation de leurs marchandises, alléguant que leur bien était leur bien, qu’eux seuls pouvaient à leur gré en faire l’inventaire, en établir la valeur et en disposer. Et quant à l’intendant et à ses émissaires, eh bien ! il valait mieux pour eux de se mêler de leurs affaires.

Les officiers, interloqués dès l’abord, voulurent ensuite montrer les dents.

Il fallait peu de chose pour soulever les esprits déjà mécontentés. Un rien pouvait faire éclater la colère du peuple. Ce rien se produisit. Ce fut une paysanne qui mit le feu à la mèche. Cette paysanne vendait des lainages, produit de son travail, tels que mitaines, bas, bonnets et divers tricots à l’usage des hommes et des femmes. Elle vendait aussi des souliers faits de peau de bœuf, des couvre-mitaines, des jambières que son mari fabriquait avec une rare habileté. Un officier de l’intendant s’étant présenté devant son étalage pour en prendre l’inventaire, la paysanne lui lança une savate à la tête en lui criant :

— Tiens ! va-t’en avec ça, cochon !

Si le franc rire retentit sur les lèvres des gens du marché, il n’en fut pas de même chez les officiers : ils poussèrent des cris de fureur semblables à des hurlements de loups qu’on a blessés par la flèche ou la balle.

— Aux gardes ! cria l’officier atteint par la savate de la paysanne.

Holà !… la prévôté… clama un autre.

— Qu’on appelle le lieutenant de police ! fit un troisième.

De jeunes et robustes paysans se jetèrent sur les officiers pour les faire taire d’abord, puis les faire déguerpir. Il se produisit une courte mêlée au cours de laquelle des officiers se virent joliment malmenés.

Ce premier brouhaha attira nombre de gens de la basse et haute ville. Une sourde rumeur courait dans l’espace. La voix du peuple et ses gestes respiraient la menace. Çà et là, sur la place du marché et aux alentours, des groupes se formaient où l’on discutait avec animation. Les regards étaient enflammés. Les figures se contractaient. On pouvait voir des jeunes hommes et quelquefois aussi des femmes s’armer de bâtons ou rondins quelconques, saisir des pierres. D’autres exhibaient des couteaux de boucherie, d’autres des haches, d’autres des barres de fer qu’on détachait des charrettes, d’autres encore les fouets à longue lanière de cuir dont ils se servaient pour stimuler la marche de leurs mulets, et d’autres leurs piques qui servaient à gourmander les bœufs trop lents à tirer la charrette.

À la vue de ces apprêts plus que significatifs, et devant le nombre toujours croissant de la plèbe irritée, les officiers de l’intendant, une douzaine environ, songèrent à retraiter sans attendre la venu des gardes du gouverneur et les soldats du prévôt. Ils allèrent en toute hâte notifier l’intendant de ce qui se passait sur la place du marché.

Mais, là, l’humeur belliqueuse de quelques jeunes paysans et ouvriers continuait de monter les esprits. Il importait de faire entendre haut et ferme à l’intendant qu’on n’était pas un peuple d’esclaves ; que lui, l’intendant, ne traiterait pas les citoyens libres du pays comme étaient traités les sauvages esclaves de Sillery et de l’Île d’Orléans. On avait des droits qu’on allait faire valoir, des libertés qu’on allait revendiquer de main ferme. L’heure avait sonné. Pas un homme qui se sentait du cœur au ventre ne continuerait de ployer l’échine sous la tyrannie. Plus que jamais il était temps de désarmer l’intendant de sa verge. C’est lui qui, à son tour, serait fouetté aujourd’hui. On le jetterait dans le Saint-Laurent ou dans le bassin de la rivière Saint-Charles. À la rigueur, on pourrait l’exposer à la potence de la rue Sault-au-Matelot avec une corde au cou. Ou encore, on pourrait en faire présent à certains sauvages Iroquois qui lui feraient passer prestement le goût de vivre et de manger les pauvres gens.

Certains jeunes gens d’une langue mieux pendue haranguaient la populace. Et celle-ci augmentait en nombre de minute en minute, elle murmurait, jurait quelquefois, gesticulait et s’agitait en tous sens. Boutiquiers, échoppiers, matelots, bateliers, mendiants, taverniers de la basse-ville, et petits commerçants, terrassiers, maçons de la haute-ville venaient se joindre aux paysans et ouvriers déjà rassemblés sur la place du marché. Ces derniers, se voyant si bien soutenus, prenaient de plus en plus confiance en leur nombre et en leur force. Ce n’était plus une bande de quelques mécontents, c’était, hormis les gros marchands alliés aux gens du gouvernement, tout le peuple qui affichait ses droits, réclamait ses libertés déjà entamées et secouait le joug.

Et ce peuple, pour profiter du moment où il se voyait le maître du champ de bataille et pour ne pas attendre que gardes du gouverneur, agents de la prévôté, soldats de la garnison vinssent faire la bousculade, oui, ce peuple décida de marcher contre l’intendance et de l’emporter d’assaut. Plusieurs ouvriers et artisans de la ville qui faisaient partie des milices coururent à leurs logis pour en revenir avec leurs mousquets, poudre et balles.

C’était l’émeute.

Et c’était la première fois, depuis l’origine de la Nouvelle-France, que le peuple s’armait contre ses dirigeants. Il est vrai que Champlain avait dû étouffer par la force quelques petites mutineries ; que M. de Mézy s’était vu une fois forcé de lancer contre le peuple des gardes et des soldats, mais ça n’avait été qu’une petite escarmouche entre les soldats et une bande de mécontents ameutés.

Mais là, c’était différent. Deux cents hommes au moins, jeunes pour la plupart, vigoureux et braves, soutenus par les femmes, applaudis par les enfants, et peut-être appuyés en secret par les grands marchands et les bourgeois, marchèrent avec ordre vers l’intendance et l’entourèrent.

Ayant compris que l’affaire prenait une tournure inquiétante, l’intendant avait dépêché un secrétaire et un commis auprès du Comte de Frontenac, du Lieutenant de Police et du Prévôt pour demander leur assistance.

Mais le peuple en colère voulait faire vite, et c’est pourquoi il attaquait déjà les portes de l’intendance à coups de haches.

Et chaque coup de hache recevait l’encouragement des femmes. Chaque bris de bois soulevait la joie des enfants. Chaque craquement faisait trépigner toute la foule. Les lazzi et quolibets volaient comme des flèches à l’adresse de l’intendant et de son personnel. Des éclats de rire se confondaient aux jurons et aux cris. Des galopins lançaient des pierres dans les carreaux des fenêtres. Les bris de vitre, le choc des haches, les craquements du chêne des portes déjà endommagées excitaient davantage les colères, attisaient les haines, entraînaient à l’émulation. Et les clameurs, sourdes et comme timides d’abord, s’élevaient dans le ciel ensoleillé, croissaient, grandissaient, prenaient plus d’ampleur, roulaient comme des tonnerres dans l’espace.

Parmi les cris et les fracas de tous genres, on pouvait entendre distinctement quelquefois ces hurlements :

— À bas la canaille !

— Sus aux voleurs !

— Mort aux coquins !

— À la hart les meurtriers du peuple !

— Au gibet de la rue Sault-au-Matelot !

Une jeune et jolie paysanne, encapuchonnée de rouge, sabots aux pieds, les poings sur les hanches et juchée sur une charrette, criait de toute la force de ses poumons :

— Holà ! nos hommes… mettez le feu au repaire des coquins !

Cette paysanne s’impatientait. Les haches lui paraissaient faire une besogne trop lente. Mais les portes étaient solide. Faites de chêne, elles étaient renforcées de barres de fer contre lesquelles les haches s’émoussaient. Alors, ne valait-il pas mieux mettre le feu, ainsi que le suggérait la jolie paysanne ?

L’idée parut bonne aux émeutiers. Mais on n’eut pas le temps de préparer l’incendie, car le lieutenant de police survenait avec vingt hommes armés de mousquets et d’épées.

Vingt hommes ! c’était risible… La populace tourna contre ces hommes sa colère, elle résolut de les balayer. Les miliciens qui appuyaient le peuple, une cinquantaine au moins, pouvaient d’une seule décharge de leurs fusils abattre du premier au dernier les hommes du lieutenant de police. Seulement, ils n’osaient pas tirer les premiers, car l’affaire leur paraissait trop grave. Ils préféraient demeurer d’abord sur la défensive.

Mais cette tactique ne paraissait pas faire le compte du reste de la populace et encore moins répondre à ses désirs. C’est pourquoi les paysans commencèrent l’attaque en lançant des pierres au lieutenant de police et à ses gens. Ceux-ci venaient d’intimer l’ordre à la foule de débarrasser et de vider la place. Dans le chahut qui régnait de toutes parts, l’ordre ne fut pas entendu, et eût-il été compris, que le peuple n’y aurait pris garde.

Et les pierres et autres projectiles commençaient à voler. Un agent du lieutenant de police fut atteint à un œil par une pierre qui l’aveugla et l’étourdit. Il n’eut rien de mieux à faire que de tourner le dos et de prendre sa course vers la haute ville pour faire panser son œil qui saignait. C’était donc un adversaire de moins.

Et les pierres continuaient à pleuvoir si dru que les agents du lieutenant de police se voyaient forcés de s’encapuchonner la tête des basques de leurs justaucorps.

Une huée monstrueuse, une tempête de cris et de rires se déchaîna, une poussée se produisit dans le peuple…

Le lieutenant de police vit venir la minute où lui et ses hommes allaient se voir cernés par la tourbe, désarmés et ligotés.

L’intendant, dans ses murs, tremblait. Son personnel était glacé par l’effroi, et nul n’osait s’armer pour venir prêter main-forte au lieutenant de police. On se tenait éloigné des fenêtres dans la crainte de recevoir un projectile. On ne savait pas trop ce qui se passait au juste. On n’entendait que cris, jurons, clameurs de toutes sortes. On entendait surtout le bruit des haches heurtant les portes, et, à chaque craquement, on croyait voir les émeutiers faire irruption. La situation n’était pas gaie. Une fois, l’intendant avait risqué un coup d’œil par une fenêtre, et il avait pu voir que les hommes du lieutenant de police tournaient le dos à l’avalanche de pierres qui les assaillaient. Il comprit sans peine que les émeutiers tenaient le bon bout. L’effroi, alors, lui mordit le cœur. Il s’indignait en lui-même contre le gouverneur qui n’agissait pas, qui paraissait demeurer indifférent dans son Château. Que n’envoyait-il ses gardes ou une compagnie de soldats du Fort ? N’était-ce pas étrange ? Et le Prévôt de la ville… que faisait-il ? Que signifiait ce peu d’empressement ou cette indifférence ? L’intendant crispait les poings de rage, jurait, gesticulait et se promenait à grands pas saccadés dans son cabinet. Oh ! s’il échappait à l’émeute, il aurait sa revanche, il en faisait le serment !

Frontenac, dans son cabinet, souriait paisiblement en écoutant les clameurs du peuple furieux. Sans doute, il ne pouvait refuser de secourir l’intendant, il était de son devoir d’étouffer les émeutes, de maintenir la paix, de protéger la vie des citoyens et la propriété, de défendre les pouvoirs de l’autorité, de faire respecter les lois, édits et ordonnances même par la force des armes. Seulement, il ne se pressait pas, voilà tout. Il attendait que le peuple eût donné une salutaire leçon à l’intendant, son ennemi avoué. Au reste, son lieutenant des gardes, Bizard, était parti en mission à Ville-Marie auprès du nouveau gouverneur, le colonel de La Nauguère, qui remplaçait temporairement Perrot en attendant que le roi eût décidé du sort de chacun.

Lorsque Frontenac comprit que l’émeute prenait de plus grandes proportions, et surtout en apprenant que les agents du Lieutenant de police ne pouvaient tenir tête à l’orage, que la populace menaçait de mettre le feu à l’intendance, que l’intendant et son personnel se trouvaient à la discrétion du peuple ameuté et furieux, et dans la crainte que celui-ci ne se livrât à des actes de barbarie, de déprédations, de meurtre, de pillage, il chargea Flandrin Pinchot d’aller avec trente gardes soutenir le lieutenant de police et ses hommes.

À ce moment, les premiers coups de feu éclataient. Lorsque l’avalanche de pierres lancées par les paysans, les femmes et les galopins de la basse-ville eut diminué, les hommes du lieutenant de police déchargèrent leurs fusils, mais ils se bornèrent à tirer au-dessus des têtes dans le but d’intimider le peuple. Mais loin d’intimider la tourbe hurlante, ces coups de feu eurent pour effet de changer sa colère en rage.

La poussée de la foule vers les défenseurs de l’autorité s’accentua. Des miliciens tirèrent leurs mousquets, des balles sifflèrent, et, à travers la fumée des armes à feu, on put voir trois agents du lieutenant de police s’affaisser sur le sol mortellement blessés.

C’est alors que survint Flandrin Pinchot, la rapière au poing, suivi par trente gardes du Comte de Frontenac. Flandrin était tout jubilant. Il allait à la bataille avec un large sourire aux lèvres. Il jurait des « sang-de-bœuf » de contentement. Car, enfin, il allait pouvoir essayer sa rapière… car, enfin, il pourrait se détendre un peu après plus de trois mois d’inactivité ! Les clameurs du peuple le réjouissaient, les coups de feu résonnaient à son ouïe comme une musique, l’odeur de la poudre l’enivrait mieux qu’une tasse d’eau-de-vie. Oh ! s’il allait s’en donner à cœur-joie contre la racaille qui hurlait au point d’assourdir tous les habitants de la capitale. Il allait la faire taire, cette vilaine plèbe qui n’était jamais satisfaite, qui paraissait exiger qu’on la soignât aux plus fins mets, qu’on lui donnât des équipages de luxe, qu’on lui bâtit des palais, et qui passait son temps à se lamenter, à se plaindre, rechigner et geindre. Est-ce qu’il se plaignait ou rechignait, lui, Flandrin ? Non. Il savait se contenter de ce que la terre ou le monde lui donnait en partage…

C’est avec ces pensées que le brave Flandrin, tout enorgueilli du poste qu’il occupait, tout confiant dans le nouveau prestige qu’il croyait posséder et répandre autour de lui, et confiant surtout en son bras et sa rapière, oui, c’est dans cette situation d’esprit qu’il se présenta devant la foule des émeutiers.

Mais, à sa vue, un jeune gars cria d’une voix perçante :

— Voici le traître Flandrin Pinchot !… Au lieu de prendre la défense du peuple, il se ligue avec les ennemis du peuple !…

Ouf ! Flandrin crut recevoir un violent soufflet !

Lui, Flandrin, un traître ? Ah non !… Il devait simplement obéir aux ordres de son supérieur.

Et si, au contraire de la plèbe, il ne se plaignait pas de la vie, c’est qu’il n’avait pas raison de le faire. Il avait maintenant une place, et une bonne place. Mais il avait eu sa part de misères et d’infortunes. Un jour, le gouverneur l’avait démis de ses fonctions de maître-geôlier qu’il avait au Château. Puis, sa femme l’avait abandonné. Un peu plus tard, étant passé au service du gouverneur de Ville-Marie, celui-ci peu après le faisait jeter dans un cachot. Puis, le Comte de Frontenac le faisait libérer avec l’intention de l’envoyer à la potence de la rue Sault-au-Matelot. Mais sa femme étant revenue à son foyer elle avait réussi à sauver la tête de son mari. Et, après tous ces déboires, Flandrin perdait l’unique enfant qu’il avait eu de sa chair, pour ne lui rester plus qu’un fils adoptif qu’une autre femme, se disant sa mère, revendiquait. Oui, Flandrin avait eu tout son plein de soucis, de tracas, de misères, et il n’était que juste que la bonne fortune vint lui sourire un peu.

C’est pourquoi il était venu faire face aux émeutiers la bouche fleurie d’un sourire de satisfaction et de confiance.

Mais là… on le recevait avec l’épithète de traître !

Interloqué, il ne sut que répondre sur le coup ; et quand il eut trouvé les mots de la réplique, il n’eut pas le temps de les proférer. Car la plèbe se ruait contre lui et ses gardes. Il sembla que la populace, à cette minute, était moins furieuse contre l’intendant que contre Flandrin Pinchot.

— Sus à ce lâche de Flandrin !… clama une voix de femme.

— Sang-de-bœuf ! hurla Flandrin indigné cette fois, je ne suis pas un lâche ni un traître, et je vais le prouver avec cette rapière.

Un homme du peuple lui cria :

— S’il est vrai que tu n’es pas un lâche ni un traître, Flandrin Pinchot, pourquoi alors t’allies-tu avec les ennemis du peuple ?

— J’obéis à ceux qui me commandent.

— Et qui donc t’a commandé de venir nous menacer de ta rapière ?

— Monsieur le Comte de Frontenac.

— Tu mens, Flandrin, vociféra un paysan, tu mens, parce que le Comte de Frontenac est de notre côté !

Et le paysan, armé d’un gourdin redoutable, menaça la tête de Flandrin. Cette fois, la menace dépassait les bornes : Flandrin joua se sa rapière, le gourdin monta dans les airs, et le malheureux paysan roula sur le sol perforé de part en part par la terrible rapière de Flandrin.

À cette vue, des rugissements terribles firent trembler l’espace, des malédictions et des imprécations assaillirent Flandrin de toutes parts, les miliciens s’apprêtèrent à foncer, baïonnette au fusil, sur Flandrin et ses gardes. Mais Pinchot décida de prendre l’offensive.

— Chargeons ! commanda-t-il aux gardes.

Le lieutenant de police voulut venir avec ce qui lui restait d’hommes prêter main-forte aux gardes, mais une bande d’émeutiers lui barrait le chemin et le tenait en respect.

Flandrin, à la tête des gardes, se rua contre la plèbe. Ce fut, cette fois, une véritable et sanglante mêlée. Mais Flandrin n’avait pas le dessus en dépit de ses beaux coups de rapière, laquelle coupait bras et jambes, piquait, trouait, perforait…

Aveuglé par la fureur, grisé par l’odeur du sang, Flandrin avançait et frappait, mais sans voir où il allait ni qui il frappait… Et voilà qu’il se vit soudain séparé de ses gardes, lesquels étaient prestement refoulés vers la haute-ville par les miliciens, et il se vit seul et entouré par une tourbe enragée qui allait simplement le mettre en pièces ou le réduire en charpie.

Mais, tout à coup, se produit un événement extraordinaire, tout s’immobilise, tout se tait, et l’on entend seulement des plaintes et des gémissements, et çà et là quelques exclamations de stupeur. Puis, un terrible remous se fait dans la foule des émeutiers, et l’on en voit qui tombent en poussant un cri de douleur, et l’on aperçoit la lame étincelante d’une rapière sans voir, cependant, celui qui la manie. Et la rapière s’ouvre un chemin dans la tourbe, un chemin par où Flandrin pourra se retirer. Et voici que le chemin s’achève… quelques coups de rapière encore seulement… Et Flandrin et toute la populace voient un adolescent dresser sa petite taille devant la haute taille de Pinchot, qu’il couvre de son corps et de son arme ensanglantée ; et, là, il tient la foule en respect.

Mais cette foule s’écarte, recule, s’apaise, regarde d’yeux étonnés, émerveillés… Tout à l’heure ; des hommes bien armés, exercés au métier de la guerre, n’ont pu contenir et encore moins disperser la populace enragée ; et voici qu’un enfant a suffi pour étouffer l’émeute !

N’est-ce pas du prodige ?…

Et cet enfant… c’est le fils adoptif de Flandrin Pinchot !

Ah ! oui, Frontenac avait dit qu’il ferait un homme… Eh bien ! cet événement en faisait un homme !

Et qui l’aurait cru ?

Sans doute, depuis deux ans, Flandrin instruisait son enfant adoptif dans le maniement des armes ; au collège des Jésuites, durant les récréations, on faisait des armes, et Louison surpassait tous ses camarades. Mais tout cela n’était qu’un jeu, un passe-temps. Oui, mais tout cela, néanmoins, avait été un entraînement qui profitait singulièrement aujourd’hui à l’écolier.

Quoi ! à lui seul il s’emparait du champ de bataille ! On pouvait être émerveillé à moins.

Mais voici qu’une femme dans le peuple statufié s’écrie en montrant Louison :

— Mon Dieu-Seigneur ! Il est blessé… il est blessé, le pauvre petit !

C’est vrai. Il y a du sang qui coule et se mêle au flot de ses beaux cheveux blonds. Il a une blessure à la tête… Et le sang coule aussi sur son front pâle, sur ses joues, sur sa petite soutanelle noire… du sang qui l’inonde !

C’est vrai… Un paysan tout à l’heure, comme Louison faisait son chemin, un paysan qui ne connaissait pas l’écolier, lui avait asséné sur la tête un coup de rondin. L’enfant, dans l’action, le mouvement, la chaleur du combat, n’avait pas ou peu senti le coup. Mais là, dans le calme et le repos, le mal se faisait sentir… Il voulut résister, demeurer debout et braver tant que la populace ne se serait pas dispersée. Mais la perte du sang, la fatigue, le mal aussi furent plus forts que sa volonté, et, soudain, sans une plainte, il s’écrasa doucement aux pieds de Flandrin Pinchot qui paraissait pétrifié dans son étonnement.

Mais en voyant tomber l’adolescent, Flandrin sort de sa torpeur. Il pousse un cri, se baisse et relève l’enfant. Mais il est inanimé… Flandrin le prend dans ses bras et d’yeux inquiets il cherche un endroit où il pourra conduire son fils adoptif pour le soigner, pour panser sa blessure. À ce moment, une femme se fait jour à travers la masse du peuple, elle arrive à Flandrin, elle chancelle et halette… Mais elle peut crier :

— Flandrin… Flandrin Pinchot… donne-moi mon enfant, je le soignerai.

Pinchot reconnaît celle qu’il appelle toujours « la fille de Maître Jean ».

— Je suis sa mère, dit encore la jeune femme d’une voix suppliante… donne-le moi… moi seule pourrai le panser et le soigner !

Et Flandrin le lui donne… Peut-il faire autrement ?…

La jeune femme embrasse d’abord le petit blessé avec une tendresse indicible. Elle pose ses lèvres sur ce sang qui coule de la jolie tête blonde, car ce sang-là est le sien. Puis elle presse le petit corps inanimé avec amour. Mais il faut le panser, le soigner au plus tôt… Alors, elle s’élance, elle court vers sa maison qui n’est pas loin. Mais elle est déjà fatiguée, et ce corps est plus pesant qu’elle a pensé. Atteindra-t-elle sa maison ?… Oui, la volonté, l’énergie et surtout l’amour maternel lui donneront les forces nécessaires, ils la soutiendront

Et la populace devant cette scène demeure silencieuse et s’attendrit au point qu’elle versera bientôt des larmes.

Quant à Flandrin, épuisé, déchiré et couvert de poussière, il rassemble ses gardes éclopés pour la plupart et reprend le chemin du Château Saint-Louis où il rendra compte à Son Excellence le Comte de Frontenac.

Tout compte fait, le peuple demeurait victorieux ; il put tenir marché sans être dérangé par les émissaires de l’intendant, lequel se garda bien de donner suite à son édit impopulaire.

Dans son Château, Frontenac se frottait les mains de satisfaction.

VI

LE PETIT BLESSÉ


Peu après l’émeute, et lorsque le calme eut été tout à fait rétabli, on put voir le mendiant Brimbalon traverser les groupes de paysans et d’ouvriers en train de commenter l’affaire, et gagner comme en sourdine la maison de Sévérine Cotonnier. Il s’était tenu éloigné de la mêlée, et il avait assisté au spectacle de l’air le plus indifférent du monde. Néanmoins, il s’était ému une fois, lorsqu’il avait vu Louison se saisir de la rapière d’un garde qui, grièvement blessé, gisait sur le sol. Puis, son émotion s’était transformée en admiration en voyant l’adolescent se tailler une large voie dans la tourbe et aller au secours de son père adoptif.

Enfin, il avait vu Sévérine emporter le petit blessé.

— Bon ! bon ! s’était-il dit, elle va finir par le ravoir son enfant, même si la Chouette s’entête à le vouloir garder pour elle seule. C’est une bonne chance pour la belle Sévérine que la Chouette n’ait pas eu l’idée de venir voir ce qui se passait ici !

Le mendiant se dirigea donc d’un pas alerte vers la maison de Sévérine. Là, il heurta d’une main quasi impatiente le marteau de la porte. Mélie accourut, toute pâle, toute tremblante et inquiète.

— Entrez, père Brimbalon… Ah ! s’en passe-t-il, des fois, des choses terribles ?…

— Oui, oui, dame Mélie. Mais tout ça, c’est le bon Dieu qui le veut ainsi. Car il y aura sur terre toujours des bonnes gens à éprouver, et des méchants à punir.

— Si, plus souvent au moins, les bons étaient récompensés…

— Faut pas se plaindre, dame Mélie, chacun a son lot de misères ou de bonheur. Mais, dites-moi au plus tôt… le petit Louison… ?

— Ah ! le pauvre enfant… Savez-vous qu’on a failli le tuer ?

— Est-ce bien grave ?

— Je ne pense pas. Sa mère l’a couché sur son lit… Désirez-vous le voir ?

— Pardi ! Je suis venu rien que pour ça.

— Venez. Ah ! tout de même, le pauvre enfant… le pauvre enfant, larmoya la servante.

Celle-ci conduisit le mendiant dans la chambre à coucher de sa maîtresse.

Louison reposait doucement. Sévérine avait lavé la blessure, puis l’avait pansée avec un linge blanc que Mélie, au préalable, avait enduit d’un baume ou onguent que les sauvages avaient inventé et qu’on disait le meilleur des cicatrisants et qui était en même temps un aseptique.

Le mendiant pénétra dans la chambre sur la pointe des pieds.

Sévérine lui sourit.

— Il est mieux, le pauvre petit ! souffla-t-elle. Les yeux de la jeune femme rayonnaient de joie et de bonheur, et elle ne cessait de contempler son bel enfant.

— Alors, ce n’était pas bien grave ? dit le mendiant avec intérêt.

— Non, Dieu merci ! père Brimbalon. Un coup de rondin, je pense, qui a entamé le cuir chevelu. Oh ! mais je le soignerai si bien qu’il en reviendra bientôt.

De temps en temps, elle se penchait et posait doucement ses lèvres sur le front blême du blessé.

Quoique l’écolier eût les yeux fermés, il n’était pas inconscient, il ne dormait pas non plus ; et chaque fois qu’il sentait les lèvres de la jeune femme effleurer son front ou ses joues, il souriait.

Dans le délire de sa joie, la jeune femme avait peine à se tenir debout.

— Oh ! il finira par m’aimer, père Brimbalon, murmurait-elle, quand il aura compris combien je l’aime !

— S’il finira par vous aimer, chère dame ? Je crois bien…

Ayant satisfait à sa curiosité, le mendiant se retira, mais non sans faire un crochet par la cuisine où Mélie lui avait fait signe de venir pour y déguster une tasse de vin chaud.

Sévérine s’était assise près du lit et ne se lassait pas de contempler son fils. L’adolescent reposait dans une légère somnolence qui ne le tenait pas tout à fait étranger à ce qui se passait autour de lui. Si Mélie ouvrait le porte et entrait dans la chambre, il entendait. Il percevait les chuchotements, les murmures de voix. Peu à peu, il sortit de son engourdissement, et lorsqu’il reprit complètement la possession de sa pensée, un grand silence planait autour de lui. Il ouvrit les yeux et vit tout près de lui la belle jeune femme qui lui souriait et le regardait d’yeux étincelants de tendresse et d’amour.

Il lui sourit longuement.

Elle l’embrassa avec une douceur exquise.

— Te sens-tu mieux, mon petit Louis ? interrogea-t-elle dans un souffle.

— Oui… murmura l’adolescent d’une voix éteinte.

— Ta blessure va guérir en peu de temps, sois-en certain. Dans quelques jours tu ne la sentiras plus.

— Elle ne me fait plus mal… Mais je suis bien faible.

— Tu es bien faible ?… Je le crois, tu as perdu tant de sang. Mais je vais te soigner de mon mieux pour que les forces te reviennent au plus vite. J’ai hâte de te voir bien portant et bien fort comme avant. Oui, je te soignerai, je ne te quitterai pas un instant…

— Vous êtes bonne…

— Parce que je t’aime, mon Louis… parce qu’il n’est pas possible d’aimer plus que je t’aime ! Oh ! mon bel et cher enfant, si tu pouvais voir dans mon cœur, tu y découvrirais une réserve inépuisable d’amour pour toi !

Quelques larmes humectèrent encore les fines paupières de la jeune femme. Mais ses lèvres ne cessaient pas de sourire… elle se sentait si heureuse !

Puis elle demanda avec un accent de timidité que l’adolescent ne manqua pas de saisir :

— Et toi, mon Louis, m’aimes-tu un peu ?

— Oui, je vous aime…

— Pourquoi ne dis-tu pas « maman » ?

— J’ai déjà une maman…

Il ferma les yeux pour ne pas voir sur les traits de sa mère la peine qu’il lui faisait par cette réponse. À la fin, il s’avouait que cette femme était sa véritable mère ; mais celle-ci lui étant encore trop étrangère il n’osait pas l’appeler « maman ». Au surplus, son amour pour l’autre « maman », la Chouette, était si grand qu’il ne lui était pas facile de faire un choix définitif entre les deux femmes. Il était pris comme dans un étau. Deux femmes l’aimaient d’un égal amour, et quoiqu’il aimât l’une plus que l’autre, il ne pouvait encore se décider à choisir, tant il craignait de chagriner l’une ou l’autre de ces deux femmes qui se le disputaient. Se donner à cette femme qui était sa mère, c’était briser le cœur de la Chouette ; se déclarer pour la Chouette et l’accepter pour toujours comme sa mère, c’était peut-être tuer Sévérine. Comment pourrait-il se tirer du terrible dilemme ?

— C’est vrai, reprit Sévérine, tu as déjà une maman, et elle est bonne pour toi. Mais, encore une fois, mon Louis, sache bien qu’elle n’est pas ta vraie maman. Mais moi…

— Vous aussi vous êtes bonne… interrompit le collégien.

Elle le couvrit de baisers, et d’une voix suppliante :

— Pour l’amour de Dieu ! mon petit Louis, dis-moi donc « maman » !

Louison ne répondit pas. Son sourire disparut et les traits délicats de son visage se contractèrent comme si une grande souffrance eût tenaillé son corps, ou comme si sa blessure lui eût fait très mal tout à coup.

— Ah ! ta tête fait mal encore… gémit la malheureuse mère.

— Non, non, elle ne me fait plus mal !

Et l’adolescent ferma encore les yeux et parut s’absorber en ses pensées. L’image de la Chouette lui revenait et il songeait aux mille inquiétudes qui, sans le moindre doute, la tourmentaient à son sujet en ne le voyant pas revenir à la maison. Et quoiqu’il fût bien traité là où il se trouvait, malgré la tendresse que Sévérine lui manifestait, en dépit des caresses qu’elle lui prodiguait, Louison eût préféré cent fois se voir au logis de Flandrin Pinchot et sous les soins de la Chouette. S’il ressentait une grande sympathie pour celle qui était sa mère, son cœur était trop pris par « l’autre mère » pour qu’il pût s’abandonner à celle-là avec la même confiance ou lui donner une part égale de son amour. Et Louison était torturé par la pensée qu’il ne pourrait établir sa préférence sans meurtrir l’âme de l’une ou de l’autre de ses deux mères.

Sévérine devinait l’état d’esprit de l’adolescent, elle devinait et comprenait sa souffrance. Mais elle souffrait, elle aussi, et bien plus atrocement que cette jeune âme qu’elle voyait pour ainsi dire palpiter sous ses yeux. Et pour guérir sa souffrance, à elle, un seul et unique remède était possible : l’amour de son enfant. Mais comment conquérir ce petit cœur timide et récalcitrant ? Il y avait là un travail de longueur et de patience à faire. Sévérine le savait, et elle savait encore que seuls, peut-être, son amour et son dévouement inlassable pour l’adolescent lui donneraient la victoire. Mais elle était impatiente, et elle se sentait portée à hâter la réalisation peut-être encore lointaine d’un accord qu’elle pressentait entre elle et son fils.

Mais, tout en attendant cet heureux événement, si elle pouvait seulement s’entendre appeler « maman », la plus suave des appellations et que toute mère aime à entendre.

Louison était bien tenté de donner cette appellation à sa mère ; mais une crainte qu’il ne pouvait s’expliquer le retenait. Un jour, lorsqu’il avait appris que la Chouette n’était pas sa mère, il avait éprouvé la même crainte, il n’avait plus osé, malgré la coutume qu’il en avait depuis longtemps, lui dire « maman », car il sentait qu’il devait réserver ce « maman » pour celle qui lui avait donné le jour.

Mais cette crainte, dans le cœur de l’enfant, allait s’éclipser, comme elle s’était évanouie avec la Chouette. Par sa douceur, sa patience, son excessive tendresse, Sévérine allait enfin s’entendre appeler « maman » de la bouche de son fils tant aimé.

Pour la centième fois, elle avait embrassé tout ce beau petit visage qui était si bien modelé sur le sien et elle avait murmuré avec un nouvel accent de supplication auquel il n’était pas possible de résister :

— Tu as dit tout à l’heure, mon Louison, que tu m’aimes. Veux-tu me le dire encore ? Oui, dis-le moi, ça me fait tant plaisir…

— Oh ! oui, je vous aime bien, maman !

— Maman… !

Sévérine s’y attendait si peu à cette minute précise qu’elle faillit perdre l’équilibre et s’abattre sur le tapis de sa chambre. Puis, éperdue de joie et de bonheur, elle se jeta amoureusement sur son enfant retrouvé…


VII

L’AVATAR.


Louison ne se trompait pas en songeant que la Chouette devait s’inquiéter à son sujet.

Ce jour-là était jour de congé aux Jésuites, Louison était resté à la maison et, dès le matin, il avait pris ses livres pour préparer ses leçons du jour suivant. Car il était studieux, et, se trouvant le premier de sa classe, il entendait s’y maintenir à la tête.

Lorsque l’émeute éclata vers le milieu de la matinée, les clameurs de la populace se répandirent sur toute la ville. Un peu plus tard, des coups de feu crépitèrent. Tous ces bruits paraissaient venir de la place du marché et arrivaient aux oreilles de la Chouette et de son fils adoptif.

— Mon Dieu ! avait fait une fois la Chouette avec inquiétude, — qu’est-ce qui peut bien se passer ?

Le collégien décida d’aller aux renseignements. Des voisins quittaient précipitamment leur domicile et couraient vers la place du marché au pied de la rue du Palais. L’écolier suivit ces gens. Il arriva au marché au moment où Flandrin, à la tête de ses trente gardes, chargeait les émeutiers. Mais ceux-ci avaient pour eux le nombre et la force, et bientôt Flandrin, séparé de ses gardes, à bout de souffle et cerné de tous côtés, se trouvait à la merci de la meute irritée. Louison vit le danger que courait son père adoptif. Avisant plus loin un garde blessé et gisant sur le sol, il courut à ce garde, s’arma de sa rapière et chargea la populace par derrière. Si le collégien n’avait ni la taille ni la force d’un homme, il possédait l’agilité et la souplesse ; et aimant les armes autant que l’étude, il excellait dans celles-là autant que dans celle-ci. Il maniait déjà toutes les armes avec une habileté remarquable.

Il commença donc par s’ouvrir un large chemin dans la tourbe, piquant des reins, des bras, des nuques, et quelquefois, sans le vouloir, il enfonçait dans les chairs son arme un peu trop profondément, de sorte que du sang jaillissait, que des émeutiers, grièvement blessés, s’abattaient sur le sol… On sait comment il avait sauvé Flandrin de la mort et mis fin à l’émeute.

Demeurée seule en son logis, la Chouette avait attendu le retour de l’écolier avec une grande impatience et non sans la plus vive anxiété. Connaissant le goût de l’adolescent pour les armes, elle redoutait que, entraîné par la fougue du jeune âge, il ne fit des siennes. Sans être précisément d’humeur batailleuse, Louison avait un certain penchant pour la bataille. Sous ce rapport, il avait hérité du tempérament de son père adoptif, ou, plus justement, il s’était modelé à son insu sur le caractère de Flandrin Pinchot. Quoique paisible, doux, soumis et quelque peu timide d’ordinaire, à l’occasion il trouvait en lui une audace insoupçonnée, et, très brave par nature, il ne craignait pas les coups à recevoir et moins encore les coups à donner. Il ne songeait pas à chercher noise à personne, mais doué d’une noble fierté il entendait faire respecter sa personne, défendre ses droits ou ceux de ses parents et amis et prêter le secours de son jeune bras à quiconque en avait ou pouvait en avoir un légitime besoin.

Si donc il y avait émeute ou bagarre, la Chouette s’imaginait fort bien que Louison serait tenté d’y prendre part soit du côté du plus faible, soit du côté de la justice ou du droit. Aussi, l’anxiété de la jeune femme redoublait-elle à mesure que le temps s’écoulait.

Les bruits de l’émeute s’étaient tus, midi avait sonné, une heure… deux heures… trois heures… Louison ne revenait pas.

La jeune femme n’y put tenir davantage. Troublée par un mauvais pressentiment, elle s’habilla à la hâte pour courir au Château Saint-Louis et, là, demander à Flandrin ce qu’il savait.

Flandrin Pinchot était à son poste, montant la garde devant la porte du Comte de Frontenac. On ne découvrait plus sur sa personne les marques de la bataille, il était habillé tout flambant neuf des pieds à la tête.

Il calma en peu de temps les inquiétudes et les appréhensions de sa femme.

— Ma bonne Chouette, dit-il, rassure-toi sur le compte de Louison. Il a été blessé, c’est vrai, mais rien de grave. J’ai rencontré le père Brimbalon, il a vu Louison après l’échauffourée et m’a affirmé que notre enfant n’a reçu qu’une écorchure à la tête.

— Mais où est-il ? Où est-il ? fit impatiemment la jeune femme.

— C’est juste… où il est… J’oubliais de te le dire, répondit Flandrin en hésitant. Eh bien !… il est avec sa mère.

La Chouette tressaillit et son visage rosé devint subitement blanc comme neige et son cœur se serra au point qu’il fit mal.

— Est-il possible qu’il soit chez cette femme ! dit-elle d’une voix qui tremblait.

— Oui, Chouette, il est chez la fille de Maître Jean…

— Pauvre Louison… soupira la jeune femme en se mettant à pleurer.

— Ne pleure pas, ma bonne Chouette, notre Louison est entre bonnes mains… Et d’ailleurs, n’est-ce pas sa mère ?

— Oui, oui, je sais tout cela, mon pauvre Flandrin. Mais tant que Louison n’aura pas choisi entre elle et moi, il me semble que…

— Il faut laisser ça à la volonté du bon Dieu, ma jolie Chouette, interrompit Flandrin. Et si, au pis aller, il arrive que le bon Dieu se range du côté de la mère de Louison, eh bien ! bonne bonne Chouette… excellente Chouette, pense un peu à l’autre… à celui qui vient ! Oui, nous aurons avant bien longtemps un autre enfant… Et nous en aurons deux encore, trois, si tu le veux… quatre, cinq… autant que tu voudras, ma bonne bonne Chouette.

Et Flandrin, attendri, dévoré d’amour, embrassait sa femme.

— Je te comprends, mon Flandrin, sourit la Chouette dans ses larmes. Mais rien n’empêchera que j’aurai bien du chagrin en perdant notre Louison.

— Et moi, donc ? Mais consolons-nous en attendant l’avenir. Peut-on savoir toutes les joies qui nous sont réservées en compensation de nos chagrins ?

— Tu as peut-être raison, mon Flandrin. Allons ! je te quitte pour aller voir Louison… oui, je veux le voir, l’embrasser… Et toi, Flandrin, embrasse-moi encore avant que je te laisse !

Flandrin la pressa contre lui pour la couvrir de baisers.

— Tout de même, ce que je t’aime, ma Chouette !

— Et moi ? et moi ? Flandrin… Ah ! tant que tu m’aimeras ainsi, sois sûr que je te le rendrai bien. Bon ! je me sauve. À demain, Flandrin, à demain… Je viendrai comme avant, dans la matinée. Ah ! si Monsieur le Comte voulait te laisser un peu plus libre que tu n’es…

— Écoute, Chouette, si notre Louison est trop malade pour pouvoir retourner à notre logis, tu viendras coucher avec moi ce soir… tu viendras aussi longtemps que Louison ne pourra revenir à la maison. Veux-tu ?

— Ah ! si je veux, mon Flandrin, je ne demande que ça. Eh quoi ! encore : penses-tu que, sans Louison, je pourrai vivre seule dans notre cambuse déserte ? Non, je ne pourrais pas. Je viendrai donc coucher avec toi, mon Flandrin… mais seulement au cas où je ne pourrai ramener Louison à notre logis.

Et dans la crainte que son mari n’essayât de la détourner des projets qu’elle méditait dans sa tête et dans son cœur affligé, elle s’en alla bien vite et courut à la maison de Sévérine.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Pendant que Flandrin et sa femme s’entretenaient ainsi, un homme sous la livrée d’un valet paraissait dans le corridor et se dirigeait vers l’appartement du sieur Perrot toujours prisonnier du Comte de Frontenac. Le factionnaire chargé de veiller la porte du prisonnier, connaissant le valet, introduisit une clef dans la serrure et le laissa entrer dans l’appartement de Perrot. Puis il referma la porte, tourna la clef et mit celle-ci dans sa poche.

Cet homme était le valet de chambre du gouverneur Perrot.

En voyant paraître son serviteur, Perrot lui demanda de sa table où il travaillait :

— Avez-vous des nouvelles de cette émeute ?

— Excellence, le calme est rétabli. Il n’y a que deux morts parmi la plèbe et une trentaine de blessés d’un côté et de l’autre… c’est une bagatelle.

— À qui s’en prenait-on ?

— À l’intendant-royal d’abord à cause d’un édit que le peuple veut faire révoquer ; ensuite, à Flandrin Pinchot qui a tiré la rapière contre le peuple pour protéger l’intendant et appuyer son édit.

Perrot sourit.

Ce jour-là, le gouverneur de Ville-Marie rédigeait, ou plutôt il achevait de rédiger un mémoire destiné au roi de France. Il en était, depuis son emprisonnement, à son cinquième rapport, et dans chacun il s’ingéniait à vitupérer Frontenac qu’il accusait de tous les crimes et de tous les abus de pouvoir. Comme on le pense bien, aucune correspondance ne sortait des appartements de Perrot pour prendre la voie de France ou même celle de Ville-Marie. Hormis les lettres à sa femme qu’examinait scrupuleusement un secrétaire de Frontenac, celui-ci interceptait toutes les autres missives. Il avait écrit à l’abbé de Fénelon le priant de faire pression sur le Comte et ses amis pour obtenir son élargissement ; mais le Comte avait retenu la lettre. Perrot le savait si bien qu’il voyait toute l’inutilité d’envoyer ses rapports au roi, certain qu’il était que Frontenac les aurait saisis. Toutefois, il comptait sur un hasard pour leur faire prendre le chemin de leur destination. Depuis qu’il avait les services de ce valet de chambre, il espérait bien réussir à expédier ses mémoires. Le valet de chambre, en effet, avait réussi à soudoyer un huissier moyennant la forte somme, et l’huissier avait déjà fait parvenir à Ville-Marie certaines lettres de Perrot. Mais quant aux rapports du prisonnier écrits pour le roi de France, c’était une autre affaire. Chaque navire qui partait, ainsi que l’avait rapporté l’huissier au valet de chambre, était minutieusement fouillé par des commis du Comte, de sorte qu’il eût été bien risqué et bien imprudent de tenter l’expédition de ces mémoires. Néanmoins, son valet de chambre avait réussi, par l’entremise de l’huissier, à expédier une lettre à l’ancien intendant Talon. Du moins on croyait que la lettre ou l’on avait cru que la lettre avait pris la route de France, mais on s’était trompé. Un agent de Frontenac, monté sur le navire en partance, avait saisi la lettre au moment où l’huissier la remettait à un matelot. Cet agent, qu’on avait pris pour un voyageur et que l’huissier ne connaissait pas, s’était interposé de la façon suivante :

— Je connais parfaitement le sieur Jean Talon, et vu que je me rendrai à Versailles pour affaires avec certains ministres du roi, je me chargerai volontiers de cette lettre.

Sans méfiance aucune, l’huissier lui avait remis la lettre, croyant, du reste, que la missive serait en meilleures mains qu’en celles du matelot et que, au surplus, elle arriverait plus tôt à destination. Et l’huissier s’en était allé sans le moindre remords. Aussi, comme le navire allait quitter son quai, ne put-il voir le voyageur à qui il s’était fié sauter sur le quai et gagner rapidement le Château Saint-Louis. Donc, cette lettre à Talon était entre les mains de Frontenac, et celui-ci ne manquerait pas de s’en servir et de s’en faire une arme contre son prisonnier.

Après ce court rapport de l’émeute que venait de lui faire le valet de chambre, Perrot demeura un moment pensif. Puis, relevant la tête, il demanda :

— Avez-vous autre chose à me communiquer, mon ami ? Car je dois vous déclarer que je désire terminer ce mémoire le plus tôt possible.

— Excellence, même si vous terminez ce mémoire dans une heure, il sera trop tard pour lui faire prendre la route de France : le dernier navire est parti hier.

— Allons donc ! s’écria le gouverneur avec incrédulité. Et ce brigantin amarré au quai du Roi ?

Le valet de chambre sourit et répliqua :

— Ce brigantin, Excellence, est la propriété de Monsieur le Comte de Frontenac, et il est sous la conduite d’un équipage dévoué et fidèle.

Et avec un sourire plus ironique, il ajouta :

— Le navire renferme une splendide et riche cargaison de pelleteries que Monsieur le Comte expédie en France. Ce brigantin, Excellence, porte en ses flancs une belle fortune…

Perrot esquissa un sourire non moins sarcastique que le sourire de son valet de chambre, et demanda :

— Voulez-vous me faire entendre, mon ami, que le Comte de Frontenac est meilleur commerçant que moi ?

— Non pas. Mais tandis que votre Excellence languit dans sa prison, ses affaires ne marchent plus, et celles de Monsieur de Frontenac, au contraire, prospèrent de plus en plus, attendu qu’il s’est emparé de votre clientèle.

— Je vous crois, fit Perrot dont les traits s’étaient assombris. Le Comte profite de mon incarcération pour me voler. Aussi ne perdrai-je pas moins de cent mille livres pour peu que le Comte me retienne prisonnier quelques mois de plus.

— Excellence, vous ne resterez pas prisonnier quelques mois de plus ; dites quelques semaines seulement… ou même quelques jours !

— Ah ! ah ! avez-vous enfin trouvé un moyen ?

— Je le pense.

— Voyons ce moyen…

— Voulez-vous avoir confiance en moi ?

— Ah ! ça, mon ami, ne vous ai-je pas jusqu’ici manifesté toute la confiance possible ?

— Bon, cette assurance me suffit. Quant au moyen que j’ai ou que je médite, car il n’est encore qu’à l’état de projet, je vous en parlerai le moment venu.

— Faudra-t-il quitter ce Château par la force ?

— Non, Excellence, par la ruse seulement.

— N’oubliez pas que nos portes sont bien gardées.

— Pour vous, mais non pour moi.

— Mais ne m’avez-vous pas dit que vous étiez vous-même prisonnier et qu’on vous empêchait de sortir du Château ?

— Jusqu’à présent, oui ; mais demain, et peut-être ce soir, je sortirai.

— Voyons, contez-moi ça.

— J’ai réussi à convaincre mon huissier de changer de rôle à l’occasion : je me ferai huissier, il se fera valet de chambre. Nous avons la même taille à peu près, et je le grimerai si bien et à ma ressemblance qu’on n’y verra que noir.

Perrot ne pouvait s’empêcher d’admirer cet homme, et de jour en jour sa confiance en lui augmentait.

Le valet de chambre poursuivit :

— Ceci vous laisse sans doute dans l’espoir d’une liberté prochaine ; et je peux vous assurer qu’avant un mois de ce jour, tout au plus, vous serez hors de ce Château et libre.

— Je le souhaite. Mais, néanmoins, gardez-vous bien de me donner de fausses espérances.

— Espérez, Excellence, voilà tout !

Le valet allait se retirer lorsque Perrot le retint :

— Dites-moi, mon ami, n’y aurait-il aucun moyen d’expédier ce mémoire par ce brigantin du Comte ?

— J’y pense, monsieur. Peut-être me sera-t-il possible de gagner un membre de l’équipage. Le navire va mettre à la voile à la nuit, car Monsieur le Comte ne tient pas à ce qu’on sache quelle direction prend son brigantin. Quand il rentre au port, il n’entre qu’à la nuit, et il en sort de même. J’ai encore le temps de réfléchir et de prendre mes dispositions. Je vous aviserai à temps.

Sur ce, il s’inclina et gagna la porte. Ayant frappé trois petits coups, le factionnaire de l’autre côté lui ouvrit. Le valet traversa obliquement le corridor, ouvrit une porte et pénétra dans une petite pièce qui lui servait d’appartement.

Là, sa physionomie se modifia subitement. Ses traits se raidirent, un sombre nuage passa sur son front et de ses yeux de mort les éclairs s’échappèrent. Il se mit à marcher de long en large et à réfléchir.

— Voyons ! se dit-il au bout d’un moment, on croirait que le diable s’acharne à me contrecarrer. J’ai manqué Flandrin Pinchot… ma femme m’a échappé, et je n’entrevois aucun moyen sûr d’assurer ma vengeance contre Frontenac. Mais Flandrin Pinchot, tout compte fait, n’est qu’un imbécile, et c’est perdre mon temps que de m’occuper de lui. Quant au Comte de Frontenac, ses ennemis se vengeront peut-être mieux que je ne pourrais le faire moi-même. Reste ma femme… Oh ! elle, il ne faut plus qu’elle échappe, et l’heure est venue ou jamais ! Oui, il faut qu’avant dix jours elle ait disparu de ce monde ! Car, ensuite, j’aurai à m’occuper exclusivement de l’évasion du sieur Perrot. Je veux donc au plus tôt libérer mon esprit de mes projets de vengeance. Et lorsque Perrot aura recouvré sa liberté, ma fortune sera à peu près faite. Alors, je gagnerai la France pour y vivre dans l’aisance et la tranquillité. Donc, à vrai dire, il ne me reste sur les bras que Sévérine.

Il arrêta sa marche un moment, parut réfléchir encore et, se remettant à marcher, poursuivit :

— Et pourtant, pour peu que le voulût Sévérine, il serait encore possible de refaire notre vie. Notre enfant est retrouvé… elle l’a retrouvé grâce à son flair de femme et de mère. Elle est riche et je suis en train de me faire d’assez belles rentes. Nous pourrions dans un petit coin riant de ce pays vivre d’une existence paisible et heureuse. Pour en arriver là, il faudrait qu’elle oubliât mes torts envers elle. Eh bien ! j’aimerais mieux un arrangement de cette nature, que la poursuite de ma vengeance. Il me semble que je l’aimerais encore cette femme qui est ma femme. J’aimerais cet enfant né de nos premières amours. J’aimerais cette vie commune à trois qu’il serait si facile d’égayer…

Il s’arrêta encore pour penser plus profondément.

Quel prodigieux revirement se produisait tout à coup dans cet homme qui ne paraissait avoir ni cœur ni âme ! L’amour paternel peut-il d’un monstre sanguinaire faire un homme et d’une façon aussi soudaine ? Ou ce revirement singulier n’était-il pas dû plutôt à un autre sentiment ? Peut-être…

Reprenant sa marche, il ajouta dans un murmure assez distinct :

— Pourrais-je d’ailleurs supporter de la voir vivre heureuse avec notre enfant, tandis que moi, de mon côté, il me faudrait errer par le monde, seul, sans parents, sans amis ? Non. Même la fortune n’allègerait pas le fardeau d’une telle existence. Si ma femme doit vivre heureuse, je veux ma part de son bonheur. Or ! de me voir errant et misérable elle rirait trop !… Je vais donc suspendre le cours de ma vengeance. Je vais tenter un accord avec Sévérine. J’irai la voir ce soir ou demain. Mais si elle refuse de m’entendre, si elle s’obstine à m’écarter, alors je n’hésiterai plus… elle mourra !

Et sur ce dernier mot, il esquissa un geste redoutable, un geste qui était comme une condamnation à mort…

VIII

LES DEUX MÈRES.


Après avoir quitté son mari, la Chouette se dirigea d’un pas hâtif vers la basse-ville. Peu après, et avec une émotion bien compréhensible, elle frappait à la porte de la petite maison de pierre de la rue du Palais. Mélie vint ouvrir.

La jeune femme, toujours en deuil de l’enfant qu’elle avait perdu au mois de juin dernier, était enveloppée de son grand voile noir, de sorte que la servante ne put voir à qui elle avait affaire. Mais de suite la Chouette se faisait connaître disant qu’elle venait voir Louison.

Mélie la conduisit à la chambre de Sévérine.

Celle-ci, tout à fait heureuse depuis que son fils l’avait appelée « maman », bâtissait les plus beaux projets d’avenir. Mais s’il avait dit « maman » à sa mère, il n’avait pas dévoilé encore toute sa pensée. Néanmoins, Sévérine se croyait sûre de posséder et d’avoir tout à elle dorénavant son petit Louis.

Avec cette certitude, elle continuait à entretenir l’adolescent de l’avenir. Elle l’assurait qu’elle en ferait un homme. Elle affirmait, jurait qu’elle travaillerait sans cesse à son bonheur. De la vie, elle lui faisait voir les horizons les plus dorés. Bref, elle lui promettait un paradis sur terre. Et tout en l’entretenant ainsi, elle ne lui ménageait pas ses baisers. Elle embrassait son front, ses paupières, ses joues, sa bouche, son menton… elle le dévorait presque.

L’entrée de la Chouette interrompit ces rêves et ce bonheur.

Sévérine, surprise, considéra avec curiosité cette femme en grand deuil dont elle ne pouvait apercevoir le visage sous le voile de crêpe noir. Et elle allait interroger cette visiteuse inattendue, que déjà Louison, la reconnaissant, lui tendait les bras et disait d’une voix toute joyeuse :

— Maman ! maman !

Il sembla que le sang de Sévérine se figeait dans ses veines, son visage prit tout à coup la teinte de la cire. Son cœur cessa de battre, et sans cette énergie indomptable dont elle avait si souvent fait preuve, elle se serait abattue sur le tapis, privée de connaissance… morte peut-être. Oui, ce mot que venait de proférer Louison à l’adresse de la visiteuse avait failli la foudroyer.

La Chouette s’était précipitée vers le lit et, après avoir rejeté son voile sur ses épaules, elle s’était jetée presque à corps perdu sur le petit blessé qu’elle embrassait maintenant avec frénésie. Louison, autant qu’il le pouvait, rendait baisers et caresses, et il donnait à cette femme ce qu’il n’avait pas donné à sa mère.

La Chouette, à travers ses caresses et ses larmes — car elle pleurait de joie comme Sévérine avait aussi pleuré — oui, la Chouette disait à l’adolescent :

— Je suis venue te chercher… Je te soignerai si bien que tu seras vite sur pied, mon Louison !

Sévérine sentit qu’une furieuse jalousie lui mordait le cœur. Pour un peu elle se fût jetée sur cette étrangère, elle l’eût saisie aux cheveux et traînée jusqu’à la rue. En quoi ! de quel droit cette femme venait-elle lui prendre son enfant dans sa maison ?… Non, elle n’avait aucun droit… pas le moindre ! Sévérine pouvait donc la chasser comme une intruse, comme une voleuse. Elle avait là, au surplus, une belle occasion de revanche : la Chouette l’avait chassée de son logis une fois, pourquoi à son tour ne chasserait-elle pas la femme de Flandrin Pinchot ? Qui pouvait l’empêcher ?… Non ! non ! malgré sa jalousie, sa fureur et une sorte de haine qui germait en elle rapidement contre la Chouette, elle ne pourrait pas jeter la jeune femme hors de sa maison, parce qu’elle blesserait peut-être mortellement le cœur de Louison. Car Louison aime sa maman Chouette, il l’aime tellement que la Chouette peut se prévaloir de cet amour comme d’un droit. Et Sévérine elle-même finit par s’avouer que la mère adoptive de Louison a même plus d’un droit, puisqu’elle a tout l’amour de l’enfant.

Et lui répète :

— Maman… ma bonne maman !

— Mon Louison… mon enfant ! murmure la Chouette ivre de bonheur.

Le cœur de Sévérine est tout meurtri, il sou- pire faiblement, il agonise. Jamais avant ce jour une aussi cruelle douleur ne l’a torturée. Elle subit un supplice affreux. Tantôt, dans l’acuité de la souffrance, elle voit les gouffres les plus profonds du désespoir s’ouvrir devant elle. Tantôt, elle est saisie d’une rage subite sous l’influence de laquelle elle peut tuer, et tantôt c’est une sorte d’engourdissement qui l’enveloppe et semble la rendre insensible aux réalités de la vie.

Mais tous ces courants divers qui la traversent sont fugitifs, tels ces légers tourbillons de vent qui tournent, virevoltent, secouent les feuillages un moment et s’évanouissent. Seulement, il reste dans Sévérine cette immense douleur qui finira par la coucher dans la tombe. Et d’ailleurs elle souhaite déjà la mort. Vivre sans son enfant, l’existence lui serait trop amère. La mort guérit tous les maux, efface toutes les douleurs. Et peut-être que Dieu, dans son Éternité, lui réservait en compensation une autre vie où, un jour, son enfant lui serait rendu pour à jamais. Non, il ne peut plus être de joie possible pour elle en ce monde, car elle voit, elle voit trop bien que son enfant n’est pas à elle, mais à l’autre. Et pourtant, ô Dieu ! pourquoi songer à la mort ? Sévérine n’a-t-elle pas un droit sur cet enfant qui vaut bien le droit de l’autre femme ? Oui, si elle faisait valoir ce droit !…

Elle s’approche du lit et comme machinalement elle touche à la Chouette penchée sur Louison et dit d’un accent mélancolique :

— Prenez garde de déranger son pansement… Ne le fatiguez pas, il est encore si faible !

La Chouette tressaille et se redresse, et l’on penserait à voir ses yeux qui s’enflamment que le geste et les paroles de Sévérine l’ont offensée. Louison considère ces deux femmes, jeunes et belles, et bonnes toutes deux quoique différemment, avec un mélange de chagrin et d’amour.

Sévérine se penche vers lui et murmure d’une voix tendre :

— Il faut te reposer, mon enfant. Nous allons te laisser, mais nous reviendrons.

L’adolescent sourit et ferme ses yeux ; il avait, en effet, besoin de repos.

Sévérine se tourna alors vers la Chouette qui ne sait trop quelle contenance prendre, et elle lui dit :

— Suivez-moi dans la salle, nous parlerons de lui.

Et elle entraîne la femme de Pinchot. Elle la fait asseoir près du feu et s’assit elle-même près de la cheminée.

— Oui, reprend Sévérine, nous allons parler de lui, car il importe que cette affaire soit réglée sans autres délais.

— Quelle affaire ? demande la Chouette avec brusquerie et comme méfiante.

— Celle de savoir à qui appartient cet enfant.

— Je l’ai élevé et je l’aime. Il est l’enfant adoptif de Flandrin, donc il est à nous !

Dans l’accent et les paroles de la Chouette il y a de l’obstination et de la dureté.

— C’est vrai, admet Sévérine doucement, mais ce n’est toujours pas votre enfant.

— Par adoption, oui.

— Tenez, chère amie, puisque vous êtes honnête et probe, que feriez-vous d’un objet trouvé ? Le garderiez-vous ?

— Je chercherais avant son propriétaire.

— Et ne le trouvant pas, vous garderiez l’objet trouvé ?

— Pourquoi pas ?

— Mais supposons que le propriétaire survienne plus tard pour réclamer son bien ?…

— Je le lui rendrais,

— En ce cas, riposta Sévérine avec triomphe, rendez-moi mon enfant, ou plutôt laissez-le-moi ! Je suis sa mère… Je l’ai mis au monde !

— Que ne l’avez-vous gardé, s’il était votre enfant ?

— Je ne l’ai pas abandonné. Mais la personne à qui je l’avais confié, à cause des circonstances indépendantes de ma volonté, étant morte et l’enfant ayant disparu, je pensai qu’il était mort aussi. Mais la Providence me l’a fait retrouver… il est à moi… je l’ai reconnu comme mon enfant !

— Il vous est facile de dire « c’est mon enfant »… Avez-vous une preuve ? demanda la Chouette avec un regard dur et hostile.

— La meilleure preuve est celle de mon cœur qui me crie : « Regarde, c’est ton enfant ! » Et puis, n’a-t-il pas mes traits… tous mes traits ? N’a-t-il pas mes cheveux ? N’est-il pas tout mon portrait ? Voyons, dites !

— Les ressemblances ne sont pas des preuves.

— Eh bien ! je vous en donnerai une autre que, cette fois, vous serez bien forcée d’admettre. Lorsque je l’ai dévêtu pour le mettre au lit, j’ai regardé son épaule gauche… N’avez-vous pas vous-même remarqué cette petite croix qu’il porte sur l’épaule ?

— Oui, j’ai vu ce signe, admet la Chouette.

— C’est moi qui l’ai fait marquer.

— Vous le dites… Mais quiconque pourrait le dire aussi, du moment qu’on sait que la marque existe. Non, cette croix n’est pas une preuve.

Sévérine sourit, se lève, s’approche de la Chouette et découvre son épaule gauche disant :

— Voyez cette croix… n’est-elle pas toute semblable à celle de Louison ? J’ai voulu qu’il portât le même signe.

Cette preuve était irréfutable, et la Chouette demeura un moment béante et comme atterrée. Mais elle se ressaisit peu après. D’un tempérament têtu et d’une nature combative, elle n’entendait pas laisser le dernier mot à l’autre.

— J’avoue, dit-elle, que vous avez là une fort bonne preuve. Mais si nous allions porter la chose devant le livre de la loi, je pense que celle-ci ne tiendrait nul compte de votre preuve. Car Flandrin a depuis plus de dix ans adopté cet enfant, il l’a nourri, il l’a vêtu, il l’a fait instruire, et il aime cet enfant tout autant que je l’aime, il est devenu notre enfant, notre foyer est son foyer, et, du reste, il tient plus à nous qu’il ne saurait tenir à vous qui n’êtes pour lui qu’une étrangère, et, tel étant le cas, croyez-vous qu’il serait juste qu’on nous enlève cet enfant ? Non. Eh bien ! madame, je le regrette pour vous, mais j’ai bien peur que vous ne soyez arrivée trop tard pour réclamer un enfant qui nous appartient à tous égards.

— Vous parlez de justice et de loi, sourit Sévérine. Faisons une entente : voulez-vous que nous soumettions notre cause devant un juge ?

— J’y consens. Nous irons demander à Monsieur l’intendant son avis.

— Non ! non ! se récria Sévérine, l’intendant n’y comprendrait rien. Nous irons de préférence chez Monsieur de Frontenac : lui seul saura juger sans partialité et en toute justice. Mieux que cela, si vous voulez, je vais faire mander Son Excellence sur-le-champ.

— J’y consens encore, répondit la Chouette, j’y consens d’autant mieux que, comme vous l’avez dit, il vaut mieux pour tout le monde que cette affaire soit jugée et réglée sans plus de délais.

Sévérine chargea aussitôt Mélie de se rendre au Château Saint-Louis et d’en ramener le gouverneur.

— Dis-lui, ajouta la jeune femme, qu’il s’agit d’une affaire urgente et grave.

Le Comte vint. Les deux femmes l’instruisirent de l’entente intervenue entre elles. Il sourit et dit :

— Pour donner à chacune de vous pleine et entière justice et à chacune une part égale, puisque vos droits sont égaux, il me faudrait rendre le jugement de l’ancien roi Salomon. Mais ici et dans le cas qui se présente, il ne s’agit pas d’un nouveau-né, mais d’un enfant qui a atteint la période de l’adolescence et dont le caractère a déjà devancé cette période. Et cet enfant pense par lui-même, et s’il pense, il peut se prononcer et il est en pleine mesure de faire un choix. C’est à lui seul de décider.

Le Comte avait raison, et les deux mères acceptèrent son avis. Aussi, toutes deux comme d’un commun accord se précipitèrent-elles vers la chambre où reposait Louison. La Chouette arriva la première. Elle courut à Louison, soudainement tiré d’un léger sommeil, elle lui entoura le cou de ses deux bras, posa ses lèvres sur ses lèvres et lui demanda tendrement, câlinement et avec un accent de prière impossible à rendre :

— Veux-tu revenir à la maison avec ta maman Chouette, mon Louison ? hein ! veux-tu ?…

— Oui, maman… bonne maman, emmenez-moi !

Et, à son tour, il entoura le cou de la jeune femme et se mit à l’embrasser ardemment.

La Chouette avait poussé un cri de joie folle.

Quant à Sévérine, frappée en plein cœur, elle dut s’appuyer sur le Comte de Frontenac pour ne pas tomber…

Et le soir même, deux hommes emportaient Louison sur un brancard… ils l’emportaient à sa mère adoptive.

Pourtant, Louison n’avait pu quitter la maison de sa mère sans essayer d’amoindrir sa douleur et d’arrêter le flot impétueux de ses larmes. Il avait dit d’une voix triste :

— Ne pleurez pas, maman… je viendrai vous voir souvent !…

IX

LA TIGRESSE SE RÉVEILLE.


Louison est parti…

Le Comte de Frontenac s’en est retourné à son Château.

Mélie, tout éplorée, demeure en sa cuisine, et Sévérine achève de tarir la source de ses larmes.

Mélie, qui a bon cœur, a bien voulu essayer de quelques consolations auprès de sa maîtresse, mais celle-ci l’a repoussée presque brutalement :

— Laisse-moi, a-t-elle crié, je ne veux personne en ma présence ! Laisse-moi souffrir seule comme une damnée !

Et, de vrai, elle souffre comme une damnée !…

Eh quoi ! ne faut-il pas qu’elle expie ? Oui, mais il lui semble que son amour maternel devrait suffire pour effacer et enfouir à tout jamais dans les brumes du néant les fautes qu’elle a commises. Il lui semble que son désir de réparer dans l’avenir les torts de son passé doive valoir une expiation. Mais non : une torture sans nom l’étreint de plus en plus en songeant que son enfant est perdu pour toujours. Oui, pour toujours, puisque Louison a fait son choix définitif, et ce n’est pas sa mère qu’il aime le mieux, c’est sa mère adoptive !

Donc, Sévérine devra se soumettre aux décisions du destin.

Mais elle se rebelle contre ce Destin, elle se révolte avec opiniâtreté, parce que le Destin n’est pas juste !

Et la révolte la pousse à des accès de fureur qu’on ne saurait peindre, elle gesticule, s’agite, gémit, rugit des mots qui n’ont pas de sens et, parfois, lance une imprécation.

Elle va çà et là par la salle vivement éclairée par le lustre à bougies, elle marche par saccades, tourne, va, revient, ressemble à une bête enragée dans une cage. Et son visage a pris une expression terrible, ses yeux jette des éclairs… Mais sa fureur ne l’empêche pas de tourner dans sa tête en feu mille projets plus ou moins insensés. Mais lorsqu’elle peut retrouver un peu de calme, sur la pente de l’abîme qu’elle semble entrevoir et au fond duquel elle glissera peut-être, il ne lui reste plus qu’une alternative : ou reprendre son enfant par la force et s’enfuir avec lui loin… très loin, ou mourir. Mourir, oui ; car vivre sans son enfant ce sera l’enfer pour elle, et elle sent qu’elle n’aura pas la force de souffrir autant ! Mourir, oui ; mais elle ne mourra que le jour où elle s’avouera qu’elle a épuisé tous les moyens.

Or, il reste encore des moyens, et sur ces moyens plus ou moins solides, elle bâtit des projets. D’abord, elle va vendre sa maison, congédier Mélie, réunir tout l’argent qu’elle possède, embaucher des malandrins à prix d’or et enlever son enfant. Ensuite, elle achètera un navire, elle engagera un équipage et elle prendra la route de France ou d’un autre pays… Que lui importe, pourvu qu’elle ait son enfant !

— Oui, se dit-elle avec une nouvelle énergie, demain je reprendrai mon enfant ! Tout à l’heure, je me rendrai chez le notaire-royal pour rentrer en possession de mon argent et lui faire vendre ma maison. Ensuite, j’irai chez un brave marin que je connais, il est très pauvre et se fera un plaisir de rassembler un équipage. Pour sa récompense, je lui donnerai le navire que j’aurai acheté. Oh ! je dépenserai la moitié de ma fortune, s’il faut !

Et Sévérine en est là de ses projets dont elle ne semble pas douter de la réussite, lorsque le heurtoir de la porte attire son attention.

Elle sursaute de surprise, puis elle murmure dans un élan d’espoir :

— Oh ! si c’était lui qui revient…

Elle court à la porte et l’ouvre fébrilement. Mais là, sa surprise se change en étonnement, son espoir s’évapore. C’est un homme qui se présente à elle… un homme qu’elle ne voit pas bien sur le moment et qu’elle ne croit pas connaître. Mais un peu d’espoir lui revient, en reconnaissant que cet homme porte l’uniforme des huissiers du Château Saint-Louis.

Elle demande avec vivacité :

— C’est Monsieur le Comte qui vous envoie ?

Car, qui pourrait dire ? si le Comte avait trouvé un moyen infaillible de lui faire ravoir son enfant ?…

Elle a encore cet espoir.

L’homme entre sans mot dire, enlève son large feutre et va se placer en pleine lumière…

Ah ! Sévérine le reconnaît trop bien. Elle fait un bond en arrière, défiante elle recule… on croirait qu’un monstre lui apparaît pour la dévorer.

— C’est toi… c’est toi encore ! fait-elle.

L’homme se borne à ricaner et va s’asseoir, il agit comme s’il était chez lui.

Sévérine le considère un long moment. La figure blême de l’homme porte un cachet de mélancolie ou de désespoir qui frappe la jeune femme et l’étonne. Est-ce que cet homme serait aussi la proie de quelque secrète et immense douleur ? Elle va le savoir, parce que l’homme se décide à parler.

— Tu souffres, Sévérine, dit-il doucement et d’une voix étouffée. Ne dis pas non, je le sais, je le vois. Tes yeux sont brûlés par les pleurs et ces pleurs sur tes joues livides ont tracé des sillons douloureux… Je m’y connais. Et si tu souffres, Sévérine, c’est à cause de ton enfant… c’est ton amour infini, pour notre enfant qui te fait tant souffrir. Car c’est notre enfant celui qu’on nomme Louison Pinchot. Il est à moi comme à toi. Et veux-tu le savoir ? Tout autant que toi, j’aime cet enfant !

— Tu l’aimes… fait Sévérine dans un souffle stupéfait.

— Mon amour, tu le comprends, diffère du tien, mais il agit sur moi comme il agit sur toi-même, avec la même force. Cet enfant est de mon sang, et le sang appelle le sang.

Cet homme qui parle ainsi, on le devine, est le mari de Sévérine, il s’appelle de son vrai nom René le Chêneau, c’est le père de Louison, c’est l’homme aux multiples avatars.

Sévérine s’est assise, ou plutôt elle s’est affaissée sur un siège comme sans force, sans courage, sans espoir.

Le Chêneau reprend :

— Si j’avais su plus tôt que notre enfant vivait, que Flandrin Pinchot l’avait adopté, il ne serait pas où il est.

— Où serait-il ?

— Au foyer de ses parents… avec nous deux.

Sévérine lança à son mari un regard inquisiteur pour découvrir si l’homme qui lui parlait ainsi était sincère.

Mais lui regardait distraitement les flammes de la cheminée.

— Malheureusement, poursuivit-il, je ne savais pas où il était ni ce qu’il était devenu.

— C’est toi qui me l’as ôté pourtant…

— Oui. Je l’avais confié à une pauvre femme de la basse-ville avant de quitter Québec pour aller à la recherche de la fortune. J’ai été éloigné plus longtemps que je pensais…

— Je l’ai cherché aussi cet enfant. Lorsque je l’eus retrouvé, il m’a accusée de l’avoir abandonné. Je n’ai pas osé lui dire que son abandon était dû à son père. J’ai dû lui mentir, lui raconter une histoire quelconque. Et quand il m’a demandé ce qu’était devenu son père, j’ai répondu qu’il était mort.

— Il est vrai que tu m’as cru mort, Sévérine. Mais je vivais, je cherchais toujours la fortune qui me fuyait. Enfin, découragé, je revins à Québec avec l’espoir de revoir ma femme et mon enfant. Ce fut pour mon malheur. D’abord, la femme à qui j’avais confié Louis avait disparu, elle était morte. L’enfant paraissait introuvable, peut-être avait-il succombé lui aussi à quelque maladie. Ensuite, je tombai dans le piège que tu me tendis… Tu sais le reste.

— Tout cela ne serait pas arrivé, si tu m’avais laissé mon enfant, gronda sourdement la jeune femme avec un accent hostile.

— C’est probable, Sévérine. Mais on ne sonde la profondeur de nos torts que longtemps après.

— Veux-tu me dire que tu reconnais tes torts envers moi ?

— Si tu veux, laissons le passé dans l’oubli. Nous nous sommes suffisamment expliqués à ce sujet, à Ville-Marie, au mois de juin dernier. Tu te le rappelles ?

— Oui, lorsque tu étais Monsieur Broussol, lieutenant de police du sieur Perrot, sourit la jeune femme avec sarcasme.

— Je le suis encore.

— Et cet uniforme de huissier ?

— Le vêtement n’a pour moi nulle signification.

— Le masque seulement… fit Sévérine narquoise.

— Le masque ?… Je ne comprends pas.

— Je veux dire le déguisement, le maquillage, la métamorphose, sous lesquels tu caches sans cesse ta véritable identité. Car tu crains toujours pour ta tête, tout lieutenant de police que tu es. Et tu crains d’autant plus que ton maître, malgré sa puissance, se trouve prisonnier du Comte de Frontenac. Tu sais cela ?

— Si je le sais… puisque je suis le valet de chambre de Son Excellence de Ville-Marie.

— Je n’en suis pas surprise. Aussi, après avoir connu le sieur Broussol à Ville-Marie, je n’ai pas été trop étonnée de voir à ma porte, puis au Château Saint-Louis, le sieur Basile Legrand, musicien ambulant…

— Mais tu le fus doublement en me reconnaissant sous l’enveloppe du duc de Bonneterre, ricana Le Chêneau.

— Je reconnais que tu possèdes de beaux talents ; mais prends garde qu’ils ne te jouent quelque tour. Les masques finissent toujours par tomber.

— Les têtes aussi ?…

— Quelquefois.

— Allons ! se mit à rire Le Chêneau, nous nous écartons par trop du sujet qui m’amène.

— Que cherches-tu encore ? La vengeance ?…

— Non. La vengeance n’a plus d’attraits pour moi. D’ailleurs, ne suis-je pas pleinement vengé de ta traîtrise à mon égard par notre enfant ? Ah ! oui, Sévérine, si tu souffres et souffres au point d’appeler la mort, c’est notre enfant qui en est la cause et c’est lui qui me venge. Tu as voulu me faire souffrir, Sévérine, ah bien ! considère aujourd’hui ce que tu en retires. La pierre qu’on lance à autrui souvent rebondit, se retourne et nous frappe. Aujourd’hui ton enfant te frappe, et il te frappe en plein cœur.

— Tu es donc satisfait ?

— Non. Tu ne me comprends pas. J’ai dit que je ne tiens plus à ma vengeance, et tu vas voir. Écoute, Sévérine : tu sais que cet enfant ne sera jamais à toi ; tu sais que personne au monde, nul pouvoir humain, pas même le code de la loi ne pourrait te le rendre. Monsieur de Frontenac et toute sa puissance ne pourraient non plus te rendre ton enfant. Non, personne… pas même le roi de France, hormis un homme, un seul homme…

— Qui est cet homme ?

— Moi.

Sévérine regarda son mari avec incrédulité, ou plutôt avec une sorte d’incertitude faite d’un mélange de doute et d’espoir.

— Si je dis moi, reprit Le Chêneau, c’est que j’ai trouvé un moyen auquel personne ne pense ou n’a pensé.

— Quel moyen ? demanda Sévérine avec moins de doute et un peu d’espoir.

— Je te le dirai en temps opportun. Écoute encore : tu es riche, Sévérine, et je suis, moi, en train d’amasser une petite fortune. Réunissons nos biens, rattachons le lien que nous avons cassé, revivons notre vie commune, et cette vie commune nous la revivrons à trois, car, si tu consens, je te rendrai ton enfant.

Sévérine esquissa un sourire sceptique.

— Ta proposition est insensée, dit-elle. Comment pourrons-nous jamais refaire et reconstruire ce que tu as brisé pour la vie…

— Ce que j’ai brisé, dis-tu ? Oui, parce que tu l’as voulu !

— Je n’ai jamais voulu !

— Tant mieux, et je suis prêt à te l’accorder, puisque de ce fait il sera plus facile de nous entendre.

— Tu penses ? Moi pas. Peux-tu me démontrer que je pourrai vivre dorénavant avec toi et sous le même toit, toi que je hais de toutes les forces de mon âme, toi que j’exècre autant que j’aime mon enfant ? Non, tu ne le pourrais pas, ce n’est pas possible. C’est impossible, parce que je saisis très bien l’hypocrisie de tes paroles comme celle de ton masque. Tu cherches encore à me faire ta dupe. Dans quel dessein ? Je l’ignore. Toutefois, je ne suis pas loin de penser que tu médites à l’heure présente quelque affreux projet de vengeance contre moi. Eh bien ! sache que tes projets n’aboutiront pas… jamais ! Je suis sur mes gardes et je te tuerai avant que tu aies pu seulement lever une main sur ma personne.

— Tu t’obstines à repousser la parole de paix que je t’apporte ?

— C’est la guerre, encore et toujours, que tu apportes ! Tu n’es pas homme à mettre de côté ta vengeance ; tes regards, les traits de ton visage, tes paroles, le sourire venimeux et imperceptible de tes lèvres démentent la sincérité dont tu tentes vainement de te faire un manteau éblouissant. Tu veux ma mort, mais tu ne sais plus comment t’y prendre et ton cerveau diabolique s’épuise. Voilà trois fois que je t’échappe, et, chaque fois, ta haine pour moi a redoublé, ton désir de vengeance s’est triplé. Eh bien ! si tu veux frapper encore, Le Chêneau, frappe… mais frappe sûrement cette fois, sinon…

— Sinon, qu’arrivera-t-il ? ricana l’autre.

— Prends garde et ne me nargue point ! Sais-tu ce que je pourrais faire ? Je pourrais aller chez le Comte de Frontenac et lui dire :

« Excellence, ce valet de chambre du sieur Perrot est son lieutenant de police et il est ce musicien que vous avez pris à votre service un jour et qui a déserté votre demeure ; c’est aussi ce duc de Bonneterre qui est venu se moquer de vous et de vos amis ; c’est l’homme qu’au mois de mai dernier vous avez fait pendre au gibet de la rue Saut-au-Matelot… Excellence, cet homme est le pire des mécréants, il complote votre mort, il prépare l’évasion du sieur Perrot, votre prisonnier… »

— Et lors, dis-moi : penses-tu que le Comte de Frontenac resterait insensible ou indifférent ? Non, et tu le sais. Une heure après, le peuple de Québec te verrait accroché à ce même gibet auquel un hasard t’a arraché.

Le Chêneau éclata de rire et répliqua :

— Rien de tout cela, ma chère, ne pourrait arriver.

— Tu crois ?

— Sans doute. Es-tu assez naïve de penser que le Comte ferait pendre l’un de ses huissiers innocents sur la simple dénonciation d’une femme que l’infortune a rendue démente ?

— Oui, mais je dirais encore : « Excellence, voyez ce huissier… »

— Tu te trompes encore, Sévérine, parce que l’huissier serait devenu portier, ou garde ou cuisinier et peut-être…

Il s’interrompit avec un sourire ambigu et plongea dans les yeux troublés de sa femme un regard terrible et ironique à la fois.

— Quoi donc ? demanda la jeune femme intéressée malgré elle.

— Peut-être, articula lentement Le Chêneau, qu’alors je serais le prisonnier de Monsieur de Frontenac, c’est-à-dire le sieur Perrot, gouverneur de Ville-Marie, et je défie bien le Comte de Frontenac de faire pendre le gouverneur de Ville-Marie !…

Sévérine demeura stupéfiée devant l’audace de cet homme. Et elle pouvait penser ceci :

— Oui, il est bien capable de se transformer en gouverneur de Ville-Marie ! Le sieur Perrot, déguisé en valet de chambre ou en huissier, prendrait la poudre d’escampette. Ah ! ah ! voilà le projet qu’il médite de concert avec son maître… Mais il ne réussira pas, car j’informerai le Comte de Frontenac…

Et Sévérine, pourtant, en dépit de sa haine, de son exécration formidable pour cet homme, ne pouvait s’empêcher au fond, de l’admirer.

Le Chêneau abandonna le rictus sardonique qui s’était figé sur ses lèvres, reprit son masque triste et dit encore sur un ton qu’il voulait rendre sincère :

— Voyons, Sévérine, sois donc sensée. La vie peut être belle encore et bonne à vivre avec ton mari et ton enfant.

— Écoute à ton tour, Le Chêneau : je veux mon enfant, mais ne veux que lui seul. Me comprends-tu ? Eh bien ! n’insiste pas, ajouta la jeune femme en se levant. Va-t’en et reprends ton vil métier de valet de chambre et d’esclave, je n’ai pour toi que le plus grand mépris.

— Soit. Mais avant de te quitter, je te dirai mon autre projet…

— Je ne veux rien savoir.

— Tu le sauras bon gré mal gré puisque j’ai décidé de reprendre pour moi seul notre enfant. En repoussant mes offres, tu me fournis une preuve que tu ne veux pas ton enfant et que tu ne l’aimes pas…

— Tais-toi, misérable, cria la jeune femme exaspérée. Retiens bien que si cet enfant ne revient pas à moi, il n’ira encore moins à toi. Ah ! savoir seulement qu’il aurait la pensée de se donner à son père… à un tel père, je le tuerais ! Oui, je le tuerais plutôt ! Mais je suis folle, rien de tout cela ne saurait arriver. Tes menaces sont vaines, Le Chêneau. Va-t’en !

— Je m’en vais, Sévérine, mais je reviendrai !

— Garde-t’en bien !

— Je te dis que je reviendrai… Je ne sais pas quand, mais je reviendrai, sois-en sûre. Alors… Adieu, Sévérine Colonnier !

— Va-t’en, serpent !

Lorsque son mari fut parti, Sévérine sentit crouler toute l’énergie qui l’avait animée pendant quelques instants. Elle s’affaissa sur un tête-à-tête et demeura inerte. Oh ! c’est que son mari avait jeté dans son cœur plus d’épouvante qu’elle n’avait laissé voir. Sans se l’avouer, elle avait peur de cet homme, elle le redoutait comme un serpent. D’autant plus que ce démon pouvait se présenter sous la forme d’un ange sans qu’il lui fût possible de le reconnaître. Il pouvait, comme il avait dit, se rendre maître de Louison. Cette pensée releva les forces abattues de Sévérine et réveilla son énergie. Ah ! non, il n’aurait pas Louison. La mère était plus forte que le père. Elle se dresserait, elle veillerait. Non, elle ne quitterait pas Québec comme elle en avait fait le projet, car à quoi bon tant qu’elle laisserait cet homme derrière elle et vivant !

— Oh ! gémit-elle, cet homme est mon cauchemar, il m’est une constante menace. Même avec mon enfant, je vivrais sans cesse dans l’inquiétude et la crainte. Eh bien ! tant pis, il faut que cet homme meure, et il mourra ! Oh ! maintenant que je sais ce qu’il médite, c’est-à-dire de faire évader le sieur Perrot sous le déguisement d’un huissier du Comte de Frontenac et de prendre, lui, la place du prisonnier, j’ai une occasion sûre de le faire renvoyer à la potence de la rue Sault-au-Matelot. Oui, je me rendrai auprès de Monsieur de Frontenac et je lui dévoilerai les projets de ce monstre. Oh ! gare à lui ! S’il croit me tenir, il se trompe… c’est moi qui le tiens !…

Pendant que la jeune femme se livrait à ces pensées et à ces projets, Le Chêneau avait repris le chemin du Château Saint-Louis. Et voici ce qu’il pensait de son côté :

— Imbécile que je suis… croyant pouvoir reconquérir Sévérine, je lui ai dit des choses que j’aurais dû taire. Aussi, perspicace comme elle est, a-t-elle deviné mon projet de faire évader le sieur Perrot sous un déguisement. Pas de doute qu’elle va prévenir le Comte de Frontenac, et alors Perrot restera prisonnier et j’aurai manqué ma fortune, si l’échafaud ne me manque pas ! Bah ! l’échafaud… ne lui ai-je pas échappé une fois ?… NON BIS IN IDEM !… Non, on ne repend pas un homme dépendu ! Et la meilleure preuve en est, à mon sujet, que Sévérine va mourir et qu’ensuite je pourrai libérer le gouverneur de Ville-Marie. Oui, Sévérine va mourir avant qu’elle ait eu le temps de dévoiler mes projets au Comte de Frontenac.

Et Le Chêneau poursuivit son chemin, confiant et sûr de la victoire finale.

Mais il connaissait mal Sévérine, sa femme.

Dès le matin suivant, la jeune femme faisait mander à sa maison le Comte de Frontenac par sa servante Mélie. Le Comte vient, et Sévérine l’instruisit de la visite de son mari, le soir précédent, de l’entretien qu’elle avait eu avec lui et des projets qu’il élaborait pour faire évader le sieur Perrot.

— Merci, chère amie, dit le Comte, reconnaissant. Je veillerai et Perrot ne m’échappera point, et moins encore cet homme, votre mari, que vous appelez un serpent. Il retournera à la potence de la rue Sault-au-Matelot, je vous en donne ma parole.

X

FRONTENAC VEILLAIT…


Quelques jours s’étaient écoulés, sans que rien de nouveau vint troubler l’existence de nos personnages. Tout de même, cette accalmie ne laissait pas de faire naître dans l’esprit de certains personnages de cette histoire le présage de calamités dont il était difficile de prévoir les conséquences.

Il convient de dire en premier lieu que dans la classe dirigeante et, plus particulièrement, entre les deux partis qui se disputaient la domination absolue sur le pays — le parti de Frontenac et celui de Monsieur de Laval, — les cordes demeuraient toujours tendues. Les esprits s’étaient de plus en plus aigris, et les hostilités, quoique sourdes, se poursuivaient. Et un incident de peu d’importance dès l’abord avait ravivé le feu. Le Comte de Frontenac avait voulu réunir les membres du Conseil Souverain pour l’étude de certaines ordonnances qu’il désirait émettre. Monsieur de Laval et l’intendant, ainsi que deux autres membres de leur parti, n’avaient pas daigné répondre à l’invitation, de sorte que le Conseil, faute d’un quorum, n’avait pu siéger. Frontenac s’était senti blessé davantage, et, usant de son pouvoir, il avait émis les ordonnances.

Si Monsieur de Laval et l’intendant n’avaient pas paru à ce Conseil, c’est pour la raison qu’ils savaient tous deux que l’affaire des ordonnances n’étaient qu’un prétexte, et que devant ce Conseil Frontenac avait eu l’intention de faire passer le sieur Perrot en jugement. Or, l’évêque et l’intendant défendaient la cause de Perrot, et ils s’objectaient à la mise en jugement du gouverneur de Ville-Marie pour la simple raison que ni Frontenac ni le Conseil Souverain n’avait le pouvoir de juger dans cette cause, et seuls le roi et ses ministres avaient ce pouvoir. Ils soutenaient donc, avant d’entreprendre des procédures contre le gouverneur de Ville-Marie, qu’il fallait attendre les instructions de Louis XIV.

Comme on le conçoit, le Comte de Frontenac s’irritait de jour en jour contre ses ennemis à qui il voulait coûte que coûte imposer son autorité. Aussi, quelques jours après l’abstention volontaire de l’évêque et de l’intendant, le Comte ne fut-il pas d’humeur à recevoir les représentations de l’abbé de Fénelon venu à Québec pour plaider la mise en liberté du gouverneur Perrot. Une lettre du supérieur des Messieurs de Ville-Marie étant parvenue au gouverneur-général quelques jours auparavant. Quoique polie et respectueuse, la lettre exigeait la mise en liberté immédiate du sieur Perrot. La lettre ajoutait :

« Sauf l’outrage fait à un représentant du roi, c’est encore faire injure au roi lui-même et faire affront aux Messieurs de Saint-Sulpice qui ont appuyé la nomination du sieur François Perrot au gouvernement de Ville-Marie. »

Frontenac n’avait pas répondu à cette lettre, en ayant jugé certains termes discourtois et autoritaires.

Aussi, se montra-t-il intraitable avec l’abbé de Fénelon qu’il renvoya à Ville-Marie.

Étant donné cet état de choses, il n’y avait plus rien à faire du côté des gens de Monsieur de Laval que d’attendre au printemps suivant les ordres du roi, lequel, on l’espérait, ferait rentrer le gouverneur-général dans les limites bien définies de sa charge.

Voilà où en étaient les deux partis en guerre aux premiers jours de décembre.

Quant aux autres personnages, ceux-là qui appartenaient à la classe du peuple, ils se tenaient comme les premiers sur le qui-vive.

Flandrin Pinchot conservait toujours son poste au Château Saint-Louis, près du Comte de Frontenac. Seulement, il pouvait trois fois par semaine aller coucher en son logis de la basse-ville, un garde prenant sa place. Car plus que jamais Frontenac faisait garder sa porte, attendu qu’il avait eu vent de nouvelles menaces contre sa personne.

Donc Flandrin avait obtenu un peu de liberté et il pouvait aller vivre quelques heures au milieu des siens ; aussi était-il tout confiant en l’avenir et tout heureux. Mais sa femme, sans être malheureuse, ne vivait pas absolument à son aise. Elle redoutait sans cesse les entreprises de Sévérine pour reprendre son enfant, et elle ne pourrait être tranquille aussi longtemps que la mère de Louison vivrait en guettant, peut-être, l’opportunité de rentrer en la possession de son bien.

Louison guéri de sa blessure, poursuivait ses études aux Jésuites. Les derniers événements avaient mûri encore son caractère. Il n’avait pu se défaire du souvenir de sa mère, d’autant moins que, ayant appris qu’elle avait été très malade, il en avait ressenti un grand chagrin. Un jour, accompagné du mendiant Brimbalon, il était venu faire visite à sa mère. La vue de son enfant avait suffi pour tirer la jeune et malheureuse femme de ses défaillances et de ses languissements. Louison l’avait appelée « maman » et lui avait dit que, tous les jours, il priait pour sa santé et son bonheur.

Sévérine, avec un sourire moins affligé, lui avait recommandé :

— Prie surtout, Louison, prie Dieu qu’il me ramène mon enfant, car sans lui il ne saurait y avoir sur cette terre de bonheur pour moi !

Ces paroles avaient frappé l’adolescent au cœur.

Cette mère était malheureuse parce que son enfant qu’elle aimait par-dessus tout lui manquait !…

Louison médita. Et, dès lors, tous les jours en revenant du collège, il arrêtait à la petite maison de la rue du Palais et passait quelques instants avec Sévérine. Elle le recevait avec un plaisir inouï et lui prodiguait les marques les plus vives de sa tendresse ; mais, chose curieuse néanmoins, elle ne cherchait pas à le retenir, elle ne faisait aucune tentative pour le ramener à elle. Au reste, Louison lui avait dit une fois avec cette douce simplicité de l’enfant :

— Je vous aimerai bien, maman, pourvu que vous me laissiez aimer aussi l’autre maman.

Et Sévérine ne s’était pas opposée à cette juste exigence ; au contraire, elle l’avait encouragé dans son amour et sa gratitude à l’égard de ses parents adoptifs. Aussi, sans le savoir, elle s’était sensiblement rapprochée de son enfant par ce procédé, elle avait même commencé de se l’attacher.

En effet, peu à peu, il prenait goût à se rendre auprès de sa mère et à passer près d’elle de longs et doux instants. Il se sentait si heureux de se savoir tant aimé. Si la Chouette avait quelque sortie à faire, si, par exemple, elle se rendait au Château pour voir son mari, Louison profitait de ces circonstances pour aller voir sa mère. Naturellement, il n’en soufflait mot à la Chouette, par crainte que celle-ci n’en éprouvât quelque jalousie qui l’eût rendue malheureuse. Et Sévérine, avec l’espoir qui renaissait, avait repris le goût de vivre.

Telle était, en résumé, la situation de nos amis en ces premiers jours de décembre.

Restait le mystérieux mari de Sévérine, le père de Louison, le valet de chambre du sieur Perrot.

Le Chêneau n’avait pas eu l’occasion de mettre en œuvre ses projets de vengeance et de mort contre sa femme, mais son esprit ne demeurait pas inerte et sa vigilance inactive. Et comme on s’en doute, il ne négligeait pas non plus de travailler à la libération du prisonnier de Frontenac, et là encore, il attendait une occasion favorable ou un heureux hasard.

Il voulut profiter de la circonstance créée par la venue à Québec de l’abbé de Fénelon.

Cette visite avait fait naître dans la capitale et parmi les habitants du Château un intérêt énorme, de sorte que tous les esprits, et l’on pourrait ajouter tous les yeux, s’étaient concentré sur l’abbé et le Comte. On se demandait avec la plus intense curiosité comment allait tourner l’événement. Le Comte allait-il plier et l’abbé remporter le trophée de la victoire ? Ou l’abbé échouerait-il piètrement dans sa mission ? C’est ce résultat problématique qu’on attendait de l’entrevue.

L’abbé était arrivé dans la capitale le jour précédent en magnifique équipage ; traîneau de luxe et chevaux de prix. Deux jeunes abbés l’accompagnaient en qualité de secrétaires, et deux laquais en belle livrée écarlate et dorée suivaient l’équipage. Dès son arrivée, l’abbé s’était rendu auprès de Monsieur de Laval avec qui il avait eu une longue conférence. Puis, il avait dépêché auprès du Comte de Frontenac l’un de ses secrétaires pour demander une entrevue. Frontenac fit rapporter à l’abbé que le lendemain, à onze heures précises, il lui accorderait l’entrevue désirée.

Le jour suivant, en effet, l’abbé de Fénelon était venu à l’heure fixée en compagnie de ses deux secrétaires, lesquels devaient noter les faits, gestes et propos de l’entrevue. Contre sa coutume, Frontenac avait reçu les visiteurs dans son cabinet de travail et non en la salle des audiences. Et Flandrin Pinchot, qui montait la garde, les avait introduits.

Perrot et son valet de chambre connaissaient l’événement, et, le matin de ce jour-là, le valet avait dit à son maître :

— Excellence, l’heure de votre libération a sonné. À midi, au plus tard, vous serez en liberté.

Perrot avait sursauté de surprise ; et, n’ayant pas saisi la pensée de son serviteur, il avait demandé d’une voix tremblante d’émotion mal contenue :

— Tu crois donc, mon ami, que Monsieur de Fénelon obtiendra ma mise en liberté ?

— Telle n’est pas ma pensée, Excellence. Au contraire, je crois et je suis certain que Monsieur de Fénelon va échouer dans sa mission.

Et, de suite, il expliqua le plan qu’il avait combiné la veille. Il allait apporter à son maître un froc d’abbé qui lui permettrait de se faire passer pour l’un des secrétaires de Monsieur de Fénelon, de sorte que les factionnaires, gardes, huissiers et portiers n’oseraient empêcher sa sortie du château. Quant à lui, il se vêtirait des habits du gouverneur et se donnerait un masque capable de ressembler aussi bien au visage du gouverneur de Ville-Marie. Il demeurerait le prisonnier de Monsieur de Frontenac jusqu’à ce que le roi eût donné l’ordre de sa mise en liberté.

— Vous voyez, Excellence, que tout est fort simple, acheva Le Chêneau ; il n’y faut mettre qu’un peu de sang-froid et d’audace.

Perrot était au comble de l’admiration.

— Mais, fit-il avec doute, ce factionnaire à ma porte pourrait bien éventer la mèche.

— Rassurez-vous, Excellence, je me charge de ce factionnaire.

Et il se retira après que Perrot eut consenti à jouer le rôle d’un abbé.

Le Chêneau avait tout préparé le jour précédent. Sous l’habit d’un huissier il était sorti du Château et avait pu se procurer les vêtements nécessaires.

S’étant rendu à sa chambre, il revenait peu après à l’appartement du gouverneur de Ville-Marie portant un paquet sous son bras. Le paquet contenait soutane, rabat, manteau et chapeau ecclésiastiques, cache-oreilles et souliers plats. Le Chêneau avait ajouté un habit d’huissier, pour parer à tout hasard malheureux, et deux poignards, l’un pour le sieur Perrot et l’autre pour lui-même.

— Il faut tout prévoir autant que possible, Excellence, fit-il remarquer. Si, à toute aventure, un fâcheux vous barrait le chemin, cette arme vous servirait à vous livrer passage.

— Et cet habit d’huissier ? interrogea Perrot avec curiosité.

— C’est une simple précaution, Excellence. Il peut me servir, on ne sait jamais.

Tout ayant été convenu, Le Chêneau se retira dans son appartement.

Si le factionnaire placé à la porte de Perrot demeurait indifférent aux allées et venues du valet de chambre, Flandrin, qui gardait la porte de Frontenac, ne l’était pas. Il trouva d’abord que le valet de chambre, ce matin-là, visitait son maître un peu plus souvent que d’habitude. Ensuite, ce paquet que le valet avait emporté à l’appartement du prisonnier avait suscité la curiosité de Flandrin et mis en éveil sa méfiance.

— Sang-de-bœuf ! se dit Flandrin, qu’est-ce que le sieur Perrot et son valet peuvent bien manigancer ce matin ? Je flaire quelque chose d’étrange, d’autant mieux que Monsieur le Comte m’a parlé d’un certain plan d’évasion que combinerait le sieur Perrot. Je pense qu’il serait à propos de faire part à Monsieur le Comte des choses extraordinaires que je flaire.

Il se mit à réfléchir. L’heure de l’entrevue accordée par le Comte à l’abbé de Fénelon approchait.

— Voyons ! se dit encore Flandrin, ce ne sera pas facile de déranger Monsieur le Comte une fois qu’il sera en entretien avec Monsieur de Fénelon. Ne vaudrait-il pas mieux lui parler de suite ?

Il le pensa, et c’est pourquoi il pénétra dans le cabinet du Comte. Il demeura là quelques instants. Puis il sortit pour reprendre son poste. Il était quelques minutes moins onze heures. L’abbé de Fénelon allait paraître. En effet, quelques minutes plus tard, un huissier précédait l’abbé et ses deux secrétaires et les conduisait aux appartements de Frontenac. Flandrin ouvrit la porte, s’effaça respectueusement, laissa entrer les trois abbés et referma.

L’huissier s’était déjà retiré.

Alors Flandrin se dit :

— Monsieur le Comte m’a donné l’ordre de me rendre, après la venue de Monsieur de Fénelon, à la porte cochère et d’empêcher la sortie de tout huissier qui ne sera pas muni d’un laisser-passer de Son Excellence. Je vais donc aller prendre mon nouveau poste.

Mais avant de se rendre à ce poste, il pénétra dans sa chambre à coucher à quelques pas plus loin. Là, il se revêtit d’un ample manteau fourré, car le froid piquait vivement ce jour-là, prit un pistolet et un poignard, s’assura que sa rapière était en bon état et sortit.

Dans le corridor, il ne resta que le factionnaire chargé de veiller à la porte du prisonnier.

En bas, dans le vestibule, la valetaille s’était réunie par groupes et discutait à voix basse et confidentielle l’événement du jour.

Flandrin traversa le vestibule et alla se poster de l’autre côté du mur qui fermait la cour du Château.

Une quinzaine de minutes s’était écoulée depuis l’arrivée de l’abbé de Fénelon, que le valet de chambre de Perrot se présenta à la porte de ce dernier pour entrer. Il remarqua de suite l’absence de Flandrin.

— Tiens ! se dit-il, où diable peut bien être allé l’imbécile de Flandrin ?

Puis il dit au factionnaire :

— Son Excellence de Ville-Marie m’attend pour me remettre une lettre qu’elle désire faire tenir de suite à Monsieur le Comte. Mais je vois que Flandrin est absent. Voulez-vous vous charger de cette missive ? Il y aura pour vous une généreuse gratification.

Le garde acquiesça.

Le Chêneau entra chez le prisonnier et referma la porte. Le garde ne tourna pas la clef, attendant la missive. Quelques minutes se passèrent, puis le valet ouvrit la porte tendant la lettre destinée à Frontenac.

Le garde dit qu’il allait la faire parvenir de suite au Comte. Cette fois, après que la porte eut été refermée, il tourna la clef qu’il mit dans sa poche. Par cette lettre, qui n’était qu’un prétexte pour éloigner le garde, Perrot demandait au Comte la faveur d’un court entretien avec l’abbé de Fénelon, une fois la conférence terminée.

Le Chêneau demeura derrière la porte, l’œil collé au trou de la serrure. Il vit le garde frapper à la porte de Frontenac, puis un secrétaire du Comte ouvrir et introduire le factionnaire dans le cabinet.

Alors, il se redressa et dit :

— Excellence, le chemin est libre. Mais il n’y a pas de temps à perdre.

Perrot était prêt. Dans sa défroque d’abbé et avec la perruque noire que Le Chêneau avait ajoutée aux vêtements apportés, il était assez difficile de le reconnaître.

Le Chêneau prit une clef dans sa poche et ouvrit doucement la porte. Perrot sortit dans le corridor. Avant de s’éloigner, il dit :

— Adieu, mon ami. Quand tu seras libre, mon notaire à Ville-Marie te remettra la somme de cent mille livres.

— Allez, Excellence, et que Dieu vous protège. D’un pas rapide, Perrot se dirigea vers l’escalier conduisant au rez-de-chaussée.

Pendant ce temps, Le Chêneau courait à la chambre de son maître. Là, en quelques minutes, il se faisait la tête de Perrot puis revêtait ses habits. Après s’être regardé dans un miroir, il sourit et dit :

— Tout à l’heure, quand le sieur Perrot sera hors d’atteinte, je me ferai une meilleure ressemblance.

Puis il courut à la fenêtre donnant sur la cour du château pour surveiller le départ du prisonnier.

Si le Chêneau guettait ce qui se passait dans la cour du Château, déserte d’ailleurs, le Comte de Frontenac, tout en s’entretenant avec l’abbé de Fénelon, ne manquait pas de jeter de temps à autre un coup d’œil par la fenêtre près de laquelle il se trouvait assis.

Or, il semblait que Perrot n’aurait aucune difficulté à s’échapper du Château. Lorsqu’il atteignit le vestibule, les serviteurs, en voyant paraître cet abbé, pensèrent que c’était l’un des deux secrétaires de Monsieur de Fénelon que celui-ci avait chargé d’une mission quelconque. Perrot put donc arriver sans encombre à la porte de sortie qu’un portier lui ouvrit avec empressement et en se courbant avec le plus grand respect. Dehors, la cour du château était complètement déserte. Les deux factionnaires chargés de surveiller la porte cochère se chauffaient béatement dans leur guérite. Perrot était sauvé. Il traversa la cour rapidement. Mais quand il voulut franchir la porte cochère, un homme se présenta devant lui, rapière au poing, barrant la route.

C’était Flandrin Pinchot.

Comme on le sait, Flandrin s’était dissimulé de l’autre côté du mur, et s’il n’avait pu être aperçu des gens du château, de son côté il n’avait pu voir qui venait. Seul le crissement de la neige durcie sous les pas avait attiré son attention. Mais Flandrin avait ordre d’arrêter les huissiers et non les abbés.

Aussi, en voyant qu’il avait affaire à un abbé, il fit un geste de surprise, s’effaça vivement et bredouilla une excuse quelconque.

— Merci, mon ami, dit Perrot. Comme vous voyez, je suis l’un des secrétaires de Monsieur de Fénelon qui m’envoie en mission auprès de Monsieur de Laval.

Mais cette voix !…

Flandrin écarquilla des yeux énormes !

Et la voix avait tremblé, elle avait eu un accent incertain, et Flandrin croyait en reconnaître le son ! Pourtant, aucun des secrétaires de l’abbé de Fénelon ne lui avait parlé, et seule l’imagination de Flandrin lui faisait reconnaître une voix qu’il n’avait jamais entendue.

Mais voici que l’abbé franchissait la porte cochère… Flandrin ne pouvait voir ses traits nettement sous les larges bords du chapeau romain enfoncé sur le front et avec les oreillères qui protégeaient les oreilles contre le vent et le froid.

Et voici encore que l’abbé s’engageait sur la place du Château en accélérant le pas.

Flandrin n’y put tenir. Il bondit au-devant de l’abbé, lui barra le passage de sa haute taille et de sa rapière et demanda, soupçonneux :

— Monsieur le Comte vous a-t-il remis un mot de laisser-passer ?

— Non, mon ami, répondit Perrot avec trouble.

— En ce cas, il vous faut un laisser-passer… Et Flandrin, suivant l’impulsion de sa pensée, leva tout à coup sa rapière et, de la pointe, fit sauter le chapeau romain.

Deux exclamations se confondirent : l’une de triomphe, l’autre de colère.

Perrot venait de saisir son poignard… Mais que pouvait ce jouet contre la longue et lourde rapière de Flandrin ?

— Ah ! ah ! Excellence, on s’attendait de vous voir aller à votre mission chez Monseigneur de Québec en habit d’huissier, mais voici que vous préférez, par convenance je n’en doute point, un habit ecclésiastique ! Sang-de-bœuf ! Excellence, j’en suis fâché, mais il faut aller prestement rendre cette défroque d’abbé à l’un des secrétaires de Monsieur de Fénelon que vous avez dû dépouiller par traîtrise. Et puis, Excellence, en supposant que vous ayez décidé de changer d’air, vous ne pouvez le faire sans manquer aux règles de la politesse, c’est-à-dire sans faire vos adieux à Monsieur le Comte. Il faut donc revenir sur vos pas !…

Perrot était perdu, et il le comprit. La résistance était vaine.

— Hop ! marche… commanda Flandrin. Et il poussa Perrot vers le Château.

De son cabinet, le Comte de Frontenac avait d’abord vu la silhouette de l’abbé traverser la cour, et il avait été fort intrigué. Tout en écoutant l’abbé de Fénelon qui lui parlait et exposait les raisons qui militaient en faveur de l’élargissement du gouverneur de Ville-Marie, le Comte tenait ses yeux attentifs sur la cour du Château. Puis il vit la scène que nous venons de rapporter. Et lorsque Flandrin fit revenir Perrot sur ses pas, le Comte se leva précipitamment et, s’excusant, dit à l’abbé de Fénelon :

— Messire, voulez-vous m’accompagner au rez-de-chaussée ainsi que vos deux secrétaires, je vous présenterai un personnage qu’il vous fera plaisir de connaître. Venez, messieurs, acheva le Comte avec un sourire énigmatique.

Quoique surpris, l’abbé et ses deux secrétaires suivirent Frontenac.

Dans l’appartement qui servait de prison à Perrot, Le Chêneau avait aussi été témoin de la scène entre Flandrin et le gouverneur de Ville-Marie.

— Nous sommes flambés ! gronda-t-il avec un juron formidable. Et je perds, moi, cent mille livres… Oui, mais je ne veux pas perdre ma liberté et encore moins ma tête…

Il courut à la chambre à coucher de Perrot, revêtit son costume de huissier et se dirigea vers la porte du corridor.

À cet instant, Frontenac et les trois abbés descendaient l’escalier du rez-de-chaussée. Le corridor était désert. Par le trou de la serrure, Le Chêneau aperçut le factionnaire tournant le dos à la porte. Il introduisit sa clef et la tourna sans bruit. Il prit son poignard, ouvrit brusquement la porte et se rua sur le factionnaire qu’il frappa par deux fois à la nuque. Le garde ne fit entendre qu’un faible gémissement et s’écroula sur le plancher. Le Chêneau, avec un sang-froid inouï, essuya son arme ensanglantée sur l’uniforme du factionnaire qui gigotait dans une mare de sang, l’enfouit sous son gilet et se dirigea d’un pas délibéré vers l’escalier. Quand il atteignit le rez-de-chaussée, Flandrin apparaissait avec son prisonnier. Tout le monde tournait le dos à l’escalier, et la valetaille ébahie ne voyait que Flandrin, le prisonnier et le Comte de Frontenac. Tranquillement, Le Chêneau alla se mêler aux serviteurs et attendit… il attendit simplement que le calme se fut rétabli, que le Comte, les abbés, Flandrin et son prisonnier fussent remontés à l’étage supérieur, pour ensuite prendre le large.

Lorsque Flandrin eut poussé Perrot devant le Comte, celui-ci appela :

— Gardes !…

Perrot fut entouré par six gardes.

Alors Frontenac se tourna vers l’abbé de Fénelon et dit sur un ton narquois :

— Ai-je besoin, Messire, de vous présenter l’abbé François Perrot, ancien gouverneur de Ville-Marie ?…

Fénelon et ses deux secrétaires demeuraient interloqués. La valetaille avait envie d’éclater de rire. Perrot, quoiqu’il eût essayé de se donner une certaine contenance, demeurait piteux. Et au-dessus de tout ce monde, Flandrin dressait sa taille triomphante.

— Ainsi que vous le comprenez, Messire, reprit Frontenac avec son air hautain et dominateur cette fois, il est inutile de poursuivre notre conférence.

Puis, faisant un geste aux gardes :

— Reconduisez le prisonnier à son appartement ! commanda-t-il.

Les gardes entraînèrent Perrot.

Frontenac exécuta une courte révérence devant l’abbé de Fénelon, lui tourna le dos et reprit le chemin de son cabinet suivi par Flandrin Pinchot, souriant.

L’abbé de Fénelon, mortifié et furieux, engagea un court entretien à voix basse avec ses deux secrétaires. Puis, faisant un geste de colère, il dit assez haut pour être entendu de la valetaille :

— Oh ! le Comte de Frontenac n’a pas eu encore le dernier mot… je reviendrai !

Et il s’en alla, suivi de ses deux secrétaires. Le Chêneau profita de l’excitation qui régnait pour traverser les groupes de serviteurs, se faufiler jusqu’à la porte et, là, emboîter tranquillement le pas derrière les trois abbés.

Mais il restait encore ce garde poignardé par Le Chêneau au premier étage.

À cette vue, Frontenac devint si furieux qu’il cria à Perrot, que les gardes poussaient dans son appartement :

— Ah ! monsieur, je ne sais ce qui me retient de vous faire jeter dans un cachot comme un lâche meurtrier et de vous faire ensuite juger comme tel !

Perrot fut saisi d’indignation :

— Sachez, Comte de Frontenac, que le gouverneur de Ville-Marie n’est pas un assassin, il défend sa vie et sa liberté, mais ne tue point par plaisir ou amusement comme on voit un Comte de Frontenac envoyer à l’échafaud des innocents comme un Caligula ou un Néron !

— Assez ! monsieur… tonna la voix de Frontenac…

La porte de Perrot fut refermée.

— Et, à l’avenir, reprit le Comte, deux gardes à cette porte.

Frontenac, ensuite, examina le factionnaire qui gisait dans une large mare de sang, il était mort. Deux gardes allèrent chercher une civière, et le cadavre fut emporté, tandis que deux marmitons munis de linges et seaux d’eau lavaient le plancher ensanglanté.

Frontenac était rentré dans son cabinet, lorsque Flandrin parut.

— Excellence, dit-il, le valet de chambre du sieur Perrot a disparu.

Le Comte prit son front à deux mains.

— Oh ! dit-il, j’avais oublié cet homme.

— Je ne serais pas étonné, Excellence, reprit Flandrin, que ce pauvre bougre de garde eût été tué par le valet de chambre.

— C’est probable.

Et le Comte pensa à Sévérine qui allait demeurer sous la menace de ce monstre insaisissable.

Mais, de suite, il donna des ordres pour que le Château fut fouillé des caves aux combles et manda le lieutenant de police pour lui ordonner de faire des recherches par la ville.

— Il ne peut être bien loin encore, se dit le Comte, et le diable doit être sur le point de se lasser de sa bienveillance à l’égard de cette canaille. Ah ! que je ne lui remette pas la main au collet…

Peu après, sa colère s’était apaisée, et content de se dire que Perrot demeurait encore bel et bien entre ses mains, le Comte se remit tranquillement au travail.

Flandrin Pinchot gardait sa porte en marmottant des « sang-de-bœuf » de satisfaction.

XI

À LA POTENCE DE LA RUE SAULT-AU-MATELOT.


Voici l’avant-veille de Noël…

Tout ce jour la neige a tombé, le vent a soufflé avec furie du lointain Golfe Saint-Laurent, et le fleuve est immobilisé à sa surface par une épaisse croûte de glace et de neige qui s’allonge des grands lacs jusqu’à soixante lieus vers la mer. Et tout le pays — montagnes, forêts, collines, vallons — est blanc et frileux. Québec, sur son rocher et sous sa cape d’hermine, paraît somnoler. Nulle animation, nulle vie dans les rues où la neige s’entasse quelquefois jusqu’à plusieurs pieds de hauteur, l’existence humaine ne végète plus qu’au coin du feu. Elle ne se manifeste plus guère à l’extérieur que par d’innombrables rubans de fumée qui se déroulent au-dessus des toits et que le vent charrie et disperse dans l’espace. Le coin du feu est gai ou maussade ; ici, la joie ; là, le chagrin. Ici l’abondance et le confort ; là, les gémissements. Ici, la prière ; là, les malédictions.

À la petite maison de la rue du Palais, il semblait qu’un peu de joie fût venue faire séjour et égayer les deux femmes qui l’habitent : Sévérine et sa servante, Mélie.

Sévérine a souvent la visite de son fils, Louison. Chacune des visites de l’écolier est pour elle un élixir de bonheur et de longue vie. Chez elle augmente l’espoir qu’un jour, qui ne saurait être loin, son enfant lui appartiendra entièrement. Elle ne vit donc plus que de son amour maternel et de cet espoir qui se nourrit et se fortifie aux visites fréquentes de l’adolescent. Naturellement, il y a tache dans le bleu encore pâle de ce ciel nouveau qui se dessine plus nettement de jour en jour. C’est une ombre incertaine et tremblotante qui vient se mêler à la lumière. Car Sévérine demeure dans la crainte depuis l’évasion avortée, grâce à elle, du gouverneur de Ville-Marie, et la disparition de Le Chêneau. Le Comte de Frontenac n’a pu faire retracer l’habile et audacieux chenapan, et il a mis Sévérine sur ses gardes.

Qu’est devenu Le Chêneau, se demande-t-elle souvent. Elle n’en a plus entendu parler. Aurait-il renoncé à sa vengeance ? Elle le souhaite ; mais combien elle aimerait mieux savoir que cet homme n’est plus de ce monde.

Refoulant ses inquiétudes et ses craintes, la jeune femme, avec l’aide et le concours de Mélie, se prépare à la belle fête de Noël. Il y aura festin à la petite maison de la rue du Palais et l’hôte principal de Sévérine sera son fils Louison. Aussi avec quelle fièvre la jeune femme s’apprête-t-elle, et quelle hâte elle a de voir arriver le beau jour ! Peu à peu, elle finit par oublier son mari, Le Chêneau, qui a juré vengeance contre elle.

Vers les neuf heures de ce soir-là, Sévérine est dans sa chambre en train de préparer sa lingerie pour la fête de Noël. Mélie, dans la salle et près de l’âtre, somnole dans une grande bergère où elle aime à se reposer souvent. Ce soir-là on n’a pas allumé le lustre de cristal ni les lampadaires. Les flammes du foyer seules éclairent la pièce dont une grande partie demeure dans une pénombre vacillante. Il fait bon dans cette tiédeur qu’aromatisent des exhalaisons résineuses de sapin et qu’égayent de joyeux pétillements. Dehors, le vent mugit, après l’accalmie survenue à la tombée de la nuit, et la tempête prend de plus grandes proportions à mesure que le temps marche.

Mélie, dans sa bergère, ne dort pas bien dur, car elle s’agite un peu et lève ses paupières lourdes à un moment où son ouïe a cru percevoir un bruit insolite à l’arrière de la maison et du côté de la cuisine. Elle prête l’oreille un instant. Rien que les rafales du vent qui tournoient et secouent de temps en temps les volets des fenêtres. Elle referme ses yeux, soupire d’aise et se replonge délicieusement dans sa somnolence. Ah ! oui, on est si bien…

La porte donnant sur la cuisine s’ouvre doucement et deux hommes emmitouflés et couverts de neige pénètrent dans la salle sur la pointe des pieds. L’un tient une couverture quelconque dans ses mains, l’autre des cordelettes. Ils se jettent brusquement sur la servante, roulent la couverture autour de sa tête et l’attachent solidement à la bergère. Mélie n’a pas même eu le temps de soupirer…

Cela fait, les deux hommes se dirigent vers la chambre de Sévérine. Elle non plus n’a pas le temps de pousser un cri ou simplement une exclamation de surprise ; l’un des hommes a saisi prestement une couverture du lit en laquelle les deux nocturnes visiteurs ont enroulé la jeune femme. Puis, celle-ci est emportée dehors et vers la rue où stationne un traîneau. Il y a là un autre homme, qu’on ne peut reconnaître dans le manteau de fourrure qui l’enveloppe, et qui tient les rênes de l’unique cheval. La jeune femme est déposée dans le fond du traîneau. L’homme qui conduit murmure ces paroles aux deux autres :

— Vous m’attendrez là où je vous ai dit…

Les deux hommes s’éloignent, et le traîneau descend la rue du Palais…

Et le vent rugit et la neige tourbillonne

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

C’était l’un des soirs où Flandrin Pinchot venait coucher à son logis. D’ordinaire, il arrivait vers six heures et demie pour y prendre le souper en compagnie de sa femme et de son fils adoptif. Il retournait le lendemain matin au Château vers les huit heures. Mais à six heures et demie, ce soir-là, Flandrin n’avait pas paru. Il n’avait pas paru à sept heures, ni à huit… La table était mise et les aliments se refroidissaient. Louison penchait son front sur ses livres de classe, la Chouette, l’ouïe au guet et quelque peu inquiète, attendait, assise près de la cheminée.

Un peu après huit heures, elle remit les aliments refroidis sur le fourneau, puis elle dit à Louison :

— Je suis bien inquiète, Louison, je me demande ce que Flandrin peut bien bretter ?[1]

— Monsieur le Comte a dû le retenir.

— C’est bien possible. Tout de même, Flandrin aurait dû me le faire savoir. Il doit bien s’imaginer que nous l’attendons.

— Voulez-vous que j’aille au Château pour m’informer ?

— Quoi ! oserais-tu par un temps pareil ?

— Ce temps ne m’a pas empêché d’aller au collège aujourd’hui et d’en revenir ; pourquoi ne pourrais-je pas me rendre au Château ?

— Je sais bien, mais le soir… Surtout à l’approche des fêtes comme on est. Il y a toujours des ivrognes et des malandrins qui rôdaillent.

— Je n’ai pas peur, répliqua Louison. Du reste, je m’armerai d’un pistolet.

— Si tu n’as pas peur d’aller au Château, je suis bien contente. Je serai moins inquiète de savoir que Flandrin est à son poste.

— J’y cours de suite, maman.

Il prit un pistolet dans le coffre de chêne, et de vêtir chaudement d’un petit manteau fourré, d’un bonnet à poil et de grosses mitaines. Et il partit bravement.

Mais il ne fit aucune rencontre, les rues étaient désertes. Au château, il apprit que Flandrin passait la nuit là, mais que le lendemain, la veille de Noël, il irait passer la nuit à son logis.

Louison, satisfait, reprit le chemin de la basse-ville.

Lorsqu’il eut pris la rue du Palais et comme il approchait de la maison de sa mère, il vit un attelage arrêté devant la palissade du parterre. Quoique intrigué, il n’y prêta sur le moment nulle attention. Il poursuivit son chemin, passa le plus loin possible de l’attelage qu’il ne pouvait pas bien voir à cause de la neige qui, en tombant, formait une sorte de rideau agité au travers duquel les choses n’avaient que des formes vagues, imprécises. Et Louison continua à descendre la rue du Palais, lentement et avec précaution parce que souvent il enfonçait dans la neige molle jusqu’au-dessus des genoux.

Peu après avoir dépassé la maison de sa mère, il perçut derrière lui le bruit d’un attelage qui descendait la rue au petit trot. Il s’écarta vivement et s’arrêta pour laisser passer le traîneau. Il lui parut que ce traîneau et le cheval qui le tirait étaient ceux-là même qu’il avait vus l’instant d’avant devant la maison de Sévérine. Mû par une curiosité qu’il n’aurait pu expliquer, il se mit à suivre le traîneau que dérobaient à sa vue souvent des tourbillons de neige. Quelques instants plus tard, il le vit s’engager sur la rue Sault-au-Matelot et du côté où était dressée la potence.

Un terrible souvenir fit courir un frisson sur sa chair. Et, toujours mû par la curiosité, il se mit à suivre encore les traces du traîneau, lequel il ne pouvait plus voir. N’importe ! il s’engagea à son tour sur la rue Sault-au-Matelot.

Quand il eut dépassé les dernières maisons, il ne vit plus devant lui qu’un rideau de neige semblable à un brouillard. Il avança quand même hardiment. Il voulait se rendre jusqu’à la potence, puis, s’il n’y avait là rien d’extraordinaire, revenir sur ses pas et regagner la maison de ses parents adoptifs. Mais cinq minutes après, il découvrit le traîneau. Le cheval était attaché à un arbre, mais le conducteur n’y était pas. En relevant les yeux, l’écolier aperçut diffusément la silhouette des bois de justice. Le vent, à ce moment, modérait son allure. Louison s’arrêta pour prêter l’oreille, mais il ne percevait que le bruit de la tempête. Il avança encore. La potence se dessinait de plus en plus nettement à travers le brouillard de neige. Puis, tout à coup, il crut distinguer deux êtres humains qui s’agitaient sur la plateforme du gibet. Louison avança encore, plus rapidement, puis s’arrêta de nouveau, cloué au sol par la surprise et l’horreur. Il voyait assez distinctement un homme qui passait une corde au cou d’une femme. Alors il pensa à ce traîneau arrêté tout à l’heure devant la maison de sa mère… Ce fut un éclair… Il s’élança, son pistolet à la main, vers l’échafaud, grimpa sur la plateforme et mit l’homme en joue. Celui-ci eut à peine le temps de proférer un juron, que le pistolet éclatait… L’homme s’affaissa sur la plateforme enneigée, sans un cri. Puis il se mit à s’agiter, à rouler sur lui-même, faisant des efforts pour se relever et retombant toujours sans force. Et son sang déjà rougissait la neige. Cependant Louison avait couru à la femme qui cherchait vainement à enlever la corde de son cou. Elle ne pouvait parler. Mais l’écolier la reconnut…

— Maman… maman… ! dit-il.

Il la débarrassa de la corde. La jeune femme, folle de joie, tomba à genoux dans la neige et attira l’adolescent dans ses bras.

— Mon Louis… mon Louis tant aimé… tu me sauves la vie ! Tu m’arraches à une mort affreuse… Elle sanglotait, pleurait, embrassait son enfant…

Mais l’homme un peu plus loin s’agite toujours dans la neige qui couvre la plateforme du gibet.

— Et cet homme… qui est cet homme ? interroge l’adolescent.

— Ah ! oui, je l’oubliais, le monstre… gronde Sévérine.

Elle se lève d’un bond et court auprès de celui que l’écolier a abattu.

Elle se penche. Ses yeux rencontrent ceux de l’homme, et, narquoise, elle demande :

— Voyons ! Le Chêneau, es-tu content de ta vengeance ?

Mais lui ne la regarde plus… ses yeux hagards se fixent comme avec une stupeur infinie sur Louison qui vient de s’approcher avec son pistolet à la main. Sévérine se tourne vers l’adolescent et dit :

— Approche encore et regarde bien ce misérable !

Louison se penche au-dessus de l’homme. Lui, fait un mouvement brusque, s’appuyant sur ses deux coudes il soulève son buste à demi, et d’une bouche tordue par la souffrance, d’une bouche qui vomit du sang, il balbutie assez distinctement :

— Oui, regarde-moi, malheureux… tu as tué ton père !…

Et il s’affaisse, gémit, se tord, gigote… Mais il ne se relèvera plus.

Louison est atterré.

Mais Sévérine est contente, elle exulte…

— Souviens-toi, Le Chêneau, dit-elle, de cette nuit où mon pauvre père m’a arrachée de tes griffes sanguinaires et à la corde de ce même gibet ! Aujourd’hui, c’est mon fils qui me sauve… Oui, Le Chêneau, ajoute-t-elle dans un ricanement moqueur, c’est mon fils… c’est ton…

Elle se tait.

Le Chêneau est maintenant inerte. La jeune femme le secoue. Plus rien, pas un souffle de vie… ce n’est plus qu’un cadavre que recouvre peu à peu la neige de son linceul blanc.

Pourtant, Sévérine n’est pas méchante autant qu’elle peut en avoir l’air.

— Louis, dit-elle gravement à son enfant, vient prier. Cet homme a trépassé, et à cette minute précise où il paraît devant son Juge, il a peut-être besoin de nos prières.

L’écolier s’agenouilla machinalement. Il s’imaginait faire un rêve. Il ne pouvait encore admettre que ce drame affreux fût réel.

Après quelques minutes de recueillement, Sévérine se releva. L’écolier suivit son exemple. La jeune femme, à demi vêtue, grelottait maintenant de tous ses membres. Tant qu’elle avait été sous le coup de l’effroi et d’émotions de toutes sortes elle n’avait pas senti le froid ; mais à présent le vent pénétrait sa chair, la neige la glaçait. Dans sa bouche on entendait claquer ses dents. Elle avisa sur le bord de la plateforme le manteau de fourrure dont s’était débarrassé son mari pour travailler plus à l’aise. Elle s’en revêtit, puis, prenant Louison par une main, elle dit :

— Allons-nous-en, mon Louis…

Et elle l’entraîna, sans mot dire, vers la rue du Palais et vers sa maison. Machinalement encore, Louison la suivait. Parfois sa mère chancelait, trébuchait ; il l’aidait, la soutenait. La jeune femme haletait d’épuisement ; mais son énergie la maintenait debout.

On atteignit enfin la maison. Il était temps. À peine Sévérine eût-elle pénétré dans la salle tiède, qu’elle s’abattit lourdement sur le plancher.

Ce qui frappa d’abord les yeux de l’écolier, ce fut Mélie attachée à sa bergère et incapable de se mouvoir. Louison lui rendit en peu de temps la liberté. La pauvre Mélie avait l’air folle… Mais l’écolier lui montra la jeune femme évanouie. La servante, alors, retrouva l’usage de ses membres engourdis.

— Ah ! mon Dieu !… s’écria-t-elle avec affliction, qu’est-ce qui s’est donc passé !

Mais Louison était déjà accouru près de sa mère, et le temps n’était pas aux explications.

Aidé de Mélie il releva la jeune femme et la déposa sur un tête-à-tête. Puis la servante courut à la cuisine pour préparer une potion à l’eau-de-vie.

Sévérine reprit bientôt connaissance. Elle esquissa un sourire heureux en apercevant Louison près d’elle ; l’écolier la considérait d’un œil inquiet.

Elle l’attira dans ses bras et dit :

— Désormais, mon enfant, tu resteras avec moi. Vois-tu, je suis seule au monde, je n’ai plus que toi. Ton misérable père n’est plus et que son souvenir s’efface de nos mémoires.

— Après ce qui vient de se passer, ma bonne maman, répondit Louison en embrassant sa mère avec tendresse, je ne pourrais plus vous quitter. Et qui sait encore si d’autres méchants ne chercheront pas à vous faire du mal ? Je vous défendrai, maman…

— Louis… mon Louison… cria la jeune femme en pleurant de joie, tu ne saurais comprendre combien tu me rends heureuse ! Tu m’ouvres le ciel, après l’horrible enfer où j’ai tant pâti. Oh ! sois béni, mon cher enfant…

Longtemps, la mère et l’enfant demeurèrent dans les bras l’un de l’autre.

Une aube nouvelle se levait pour eux…

XII

NOUVEAU DEUIL


Comme on s’en doute, personne n’avait eu connaissance du drame qui s’était brièvement déroulé à la potence de la rue Sault-au-Matelot.

La nuit n’était pas encore bien avancée, lorsque Louison, sur les conseils de sa mère et en compagnie de la servante, se rendit au Château-Saint-Louis pour informer le Comte de Frontenac et Flandrin de ce qui s’était passé.

Le vent soufflait moins fort, la neige avait cessé de tomber et, de temps à autre, par une déchirure des nuages la lune glissait un pâle rayon sur la terre.

Le Comte ordonna à Flandrin de faire disparaître le cadavre de Le Chêneau. Flandrin se rendit aussitôt à cet ordre. Au moyen du traîneau et du cheval dont s’était servi Le Chê- neau pour accomplir son œuvre de vengeance. Flandrin alla jeter le cadavre dans un bois à quelques milles de la ville. Revenu au château, Frontenac lui donna congé jusqu’au lendemain de Noël.

Flandrin prit joyeusement le chemin de son domicile. Quelle bonne surprise il allait faire à sa Chouette ! Néanmoins, il ne voulut pas passer devant la maison de Sévérine sans arrêter pour dire comment il avait accompli sa besogne.

En le voyant paraître la jeune femme lui cria gaiement :

— Capitaine, j’ai retrouvé mon enfant ! À l’avenir, Louison restera avec sa mère.

Sur le coup Flandrin demeura tout béant. Il regardait tour à tour la jeune femme et l’écolier d’un regard interrogatif et comme s’il n’eût pas compris ce qu’on venait de lui dire.

— Êtes-vous opposé à cette décision ? interrogea timidement la jeune femme.

— Non pas, bégaya Flandrin… Mais la Chouette… que va-t-elle dire ?

— Papa, sourit Louison, je continuerai d’aimer maman Chouette comme avant. Souvent j’irai la voir, et au lieu d’une mère, j’en aurai deux. Voulez-vous ?

— Si je veux… il le faut bien, murmura Flandrin tout chagriné rien qu’à songer que sa femme allait beaucoup souffrir par cette décision.

Et en effet, lorsqu’un peu plus tard Flandrin entra chez lui et fit part à sa femme de la décision que venait de prendre Louison, la jeune femme sentit un grand choc dans son cœur. De ce moment elle pleura jusqu’à ce que ses yeux ne purent plus verser de larmes. Et durant les jours qui suivirent elle ne mangea presque pas, elle maigrit affreusement, elle perdit son sourire, sa gaieté, ses couleurs, et un jour, enfin, elle dut s’aliter.

Flandrin, de son côté, se mourait de chagrin et de désespoir.

Un médecin venu visiter la Chouette avait dit :

— Elle a au cœur une peine qui la tuera, les médicaments n’y feront rien.

Flandrin alla chercher Sévérine et Louison.

La présence de Louison parut ramener la Chouette à l’espoir et à la vie.

Sévérine lui dit :

— Tant que vous serez malade Louison restera près de vous ; et moi je viendrai vous faire visite tous les jours. Nous vous guérirons.

La guérir !… La pauvre Chouette sentit qu’il était trop tard…

Un jour, vers la mi-janvier, elle demanda un médecin. Frontenac lui dépêcha le médecin de sa maison. Celui-ci secoua la tête avec doute et murmura à Flandrin :

— Son enfant vient trois mois trop tôt…

Dans la nuit, ainsi que l’avait redouté le médecin, la Chouette rendit l’âme.

En apprenant cette mort soudaine toute la ville fut consternée, car tout le monde aimait la Chouette.

Mais celui qui fut le plus cruellement frappé, ce fut Flandrin. On l’entendit crier :

— J’ai perdu ma bonne Chouette… Ma vie est brisée… Je n’ai plus qu’à mourir…

Et qui l’aurait cru ?… Oui, Flandrin tenta de se percer le cœur de sa rapière. On eut toutes les peines du monde à lui arracher son arme… il était devenu fou de douleur.

Sur l’ordre de Frontenac il fut conduit au château et gardé à vue pendant dix jours. Si Louison n’avait pu sauver la vie de sa mère adoptive, il réussit à sauver celle de celui qui lui avait si longtemps servi de père. Tous les jours, en effet, il venait passer deux heures près de Flandrin. Il lui parlait de la Chouette, de Sévérine et lui affirmait que la vie pouvait être belle et bonne encore.

Flandrin sortit peu à peu de son désespoir.

Sévérine aussi vint lui rendre visite. La vue de la jeune femme paraissait lui faire plus de bien que celle de Louison. Enfin, au bout de ces jours il avait retrouvé son état normal et repris son poste auprès du Comte de Frontenac.

Mais seul désormais, Flandrin ne pourrait plus habiter une maison qui lui rappellerait un trop cruel événement. Il vendit sa maison et son contenu, hormis quelques menus objets qui avaient appartenu à sa bonne et chère Chouette et qu’il garda précieusement comme un souvenir. Il alla habiter au Château.

Une fois toutes ses affaires terminées, il voulut faire une visite à Louison et à sa mère. Il les trouva un soir près du feu, paisibles et heureux.

Depuis que le bonheur habitait dans la petite maison de la rue du Palais, Sévérine avait retrouvé toute sa séduisante beauté. Flandrin en demeura toute extasié.

Louison aussi avait changé. L’air pensif et grave qui avait si longtemps raidi ses traits avait fait place à une douce sérénité qui le faisait ressembler davantage à sa mère.

Ce soir-là, Flandrin vit l’image du vrai bonheur. Ah ! que n’eût-il donné pour avoir une part… rien qu’une petit part de ce bonheur !

Son souvenir le ramena à quelques mois en arrière, au temps où il avait aimé cette jeune femme alors que celle-ci portait un autre nom. Or, Flandrin l’aimait encore et peut-être bien davantage, mais d’un amour, cette fois, qui ressemblait à celui qu’il avait eu pour sa bonne Chouette.

Et cet amour se manifesta dans son cœur d’autant plus que Sévérine lui faisait l’accueil le plus chaleureux.

Et Louison l’avait embrassé en l’appelant encore « papa ».

— Mon Louison, dit-il d’une voix émue, je suis content de te savoir heureux. Si tu as perdu une bonne mère, il t’en reste une autre non moins bonne et dévouée. Mais souviens-toi aussi qu’il te restera toujours un père tant que je vivrai.

Voyant que Sévérine pleurait d’attendrissement, il ne put contenir ses larmes.

— Sang-de-bœuf ! gronda-t-il, voici que je pleure comme si je n’étais plus un homme !…

Les larmes ruisselaient sur ses joues…

Dans sa confusion, il pirouetta et courut vers la porte en criant :

— Continuez d’être heureux, êtres que je chéris plus que tout au monde !  ?

Et il s’en alla, mais à regret. Il aurait tant aimé vivre dans cette maison et près de ces deux êtres dont la présence lui paraissait désormais indispensable pour égayer les jours qui lui resteraient à vivre.

Lorsque Flandrin fut parti, Louison s’assit sur les genoux de sa mère, entoura son cou de ses deux bras, et ses lèvres sur les lèvres de la jeune femme, il demanda, craintif et en hésitant :

— Maman… si je demandais au capitaine de venir rester avec nous, que diriez-vous ?

La jeune femme ne devina pas la pensée du collégien. Elle répondit :

— Pourquoi me poses-tu une telle question ? Tu sais bien que le capitaine ne peut pas venir habiter avec nous, la chose ne serait pas convenable.

— Oui, je sais bien, maman. Mais si… le capitaine devenait mon papa pour tout de bon ?

— Que veux-tu dire, mon chéri ? fit la jeune femme qui se sentit soudain toute troublée.

— Je veux dire… s’il devenait votre mari ?…

Sévérine tressaillit longuement, pressa son enfant contre elle et l’embrassa en demandant dans un souffle :

— Quoi ! le voudrais-tu ?

— Si vous le vouliez aussi… Car le capitaine vous aime… Et moi je serais encore plus heureux.

— Mon cher enfant, balbutia la jeune femme, nous penserons à cela plus tard. Le capitaine Flandrin est encore trop sous le coup de son deuil. S’il m’aime comme tu dis, il est possible que ton désir se réalise un jour.

— Oui, mais il faut que vous aimiez vous aussi le capitaine, dit naïvement l’adolescent.

— J’aime, mon enfant, tous ceux que tu aimes !

— Ah ! ma bonne maman… quel plaisir vous me faites !

Une longue étreinte termina cet entretien.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Retiré dans sa chambre au château, Flandrin pleura tout le reste de la nuit.

Le lendemain, le Comte de Frontenac le fit mander pour lui confier une mission à Ville-Marie. Flandrin parut devant son maître avec un visage fatigué et des yeux tout rougis.

— Ah ! ah ! dit le Comte, je vois que tu as pleuré Capitaine Flandrin. Est-ce toujours le souvenir de ta Chouette ?

— Un peu, Excellence, car je ne l’oublierai jamais ma Chouette. Mais hier soir… ah ! Excellence, j’ai revu mon Louison… je l’ai revu avec sa mère, sa belle et bonne mère. Et savez-vous ce qu’il a fait ? Il est venu à moi les bras tendus et il m’a embrassé en m’appelant comme toujours son papa. Eh bien ! monsieur le Comte, j’ai pleuré de joie et d’attendrissement… j’ai pleuré presque toute la nuit, sang-de-bœuf !

Le Comte garda le silence un moment. Puis :

— Flandrin, veux-tu savoir ce que je pense ?

— Excellence, si vous daignez me le dire…

— Je pense, mon ami, que la mère de Louison te ferait une femme tout aussi bonne que ta Chouette.

— Oh ! monsieur le Comte, voulut protester Flandrin en rougissant de plaisir, je ne saurais douter de la bonté de cette belle jeune femme. Mais moi… devenir son mari… Mais c’est impossible !

— Pourquoi ?

— Mais vous devez bien vous imaginer, Excellence, que la fille de Maître Jean ne saurait unir son sort à celui du pauvre Flandrin Pinchot que je suis.

— Tu te trompes, Flandrin. Sévérine se donnerait volontiers à toi comme ta femme, parce qu’elle t’estime, parce qu’elle t’aime, et parce que aussi, Louison serait content que tu sois le mari de sa mère, et c’est lui-même qui m’a confié ses secrets désirs, un jour qu’il était venu te rendre visite.

— Excellence ! Excellence ! cria le pauvre Flandrin troublé, éperdu… mais éperdu de joie à cette splendide perspective de se voir un jour le mari de la fille de Maître Jean…

— C’est bien, mon ami, interrompit le Comte, En attendant que toutes choses s’arrangent pour la plus grande joie de tout le monde, il faut te rendre à Ville-Marie. À ton retour, une bonne surprise t’attendra peut-être.

Et il congédia Flandrin.

Et lui, Flandrin, pria Dieu que le beau rêve entrevu se réalisât…

XIII

DU RÊVE À LA RÉALITÉ…


Le printemps était revenu.

Aux derniers jours d’avril parut dans la rade de Québec le premier navire de la saison arrivant de France.

Ce navire avait été attendu avec impatience, d’abord, par les commerçants ; ensuite, par Monsieur de Laval, les gens de son parti et, surtout, par le prisonnier du Château Saint-Louis. Celui-ci espérait que le roi allait donner ordre au Comte de Frontenac de le relâcher ; et Monseigneur de Laval comptait fort que le roi allait rappeler le Comte en France.

Rien de tel n’arriva.

On sait que le bruit avait couru l’automne précédent que l’évêque avait obtenu du roi le rappel de Frontenac, et c’est pourquoi le père Bousquet, ce tavernier de la basse-ville, avait déclaré au mendiant Brimbalon « que Son Excellence avait reçu ordre de préparer ses paquets pour le printemps suivant ». On peut juger du désappointement des ennemis du Comte, car loin de rappeler ce dernier, le conseil des ministres le maintenait à son poste et approuvait tous les actes de son administration.

Il va sans dire que Flandrin Pinchot avait eu vent des rumeurs qui avaient circulé sur le départ prochain du Comte de Frontenac, aussi jubilait-il de savoir que le Comte demeurait à la tête du pays. Flandrin savait bien que le départ du Comte entraînerait la perte de sa place.

Disons que Flandrin, sans avoir oublié sa femme, sentait son deuil s’alléger peu à peu au bout de ces quatre mois. Au reste, il avait pour le consoler et lui faire aimer la vie Louison et sa mère. Il allait très souvent faire une courte visite à la petite maison de la rue du Palais, et il en sortait, chaque fois, le cœur débordant de joie et d’espérance.

Le mendiant Brimbalon ne manquait pas, de son côté, de visiter par ci par là les habitants de la rue du Palais, mais là, c’était Mélie qui l’attirait, car la servante avait toujours en réserve une tasse de vin chaud. Et le pauvre Brimbalon en était venu à se demander sérieusement si Mélie ne lui serait pas une compagne convenable. Hélas ! il ignorait que la bonne Mélie avait fait vœu de célibat et promis de demeurer toujours avec sa maîtresse, la mère de Louison.

Le printemps s’écoula paisiblement.

Une après-midi du mois de juin, Flandrin Pinchot, passant devant la maison de la rue du Palais, aperçut Sévérine donnant ses soins aux fleurs de son parterre. Mélie se trouvait à l’arrière dans le jardin potager et Louison était au collège.

Sévérine, de son côté, ayant vu venir le capitaine, l’arrêta pour l’inviter d’entrer. Flandrin accepta. Tous deux s’assirent sur un banc rustique dans l’ombrage des ormes.

— Vous avez l’air bien triste aujourd’hui, fit doucement la jeune femme.

Flandrin lui avoua qu’il revenait du cimetière où il était allé renouveler les fleurs sur la tombe de sa femme.

— Écoutez, Flandrin, reprit la jeune femme, vous êtes seul et malheureux ; que ne prenez-vous une compagne qui vous égaye et vous rende la vie plus belle ?

Flandrin fut si émotionné qu’il eut peur de se trouver mal.

— Connaissez-vous une femme, balbutia-t-il, qui me soit aussi bonne et dévouée que celle que j’ai perdue ?

— Je la connais, Capitaine, et je suis certaine qu’elle ne sera pas moins bonne et dévouée.

— Eh bien ! nommez-la…

— Je suis cette femme, capitaine, sourit Sévérine.

Flandrin faillit perdre l’équilibre. Mais il se raidit, et, fou de joie, délirant, il saisit une main de Sévérine, la porta à ses lèvres et l’y tint longtemps pressée avec amour et respect.

Puis il pleura…

Mais ces larmes l’irritèrent.

— Sang-de-bœuf ! jura-t-il, je pense que je deviens fou une deuxième fois !

Il abandonna la main de la jeune femme, se dressa et s’élança vers la rue, puis vers le Château Saint-Louis.

Au Château, il entra comme un boulet dans le cabinet de travail du Comte de Frontenac.

— Excellence, cria-t-il, voulez-vous me dire si je suis fou ?…

— Une chose certaine, répondit le Comte, tu pénètres ici comme un fou !

— Oui, oui, je me le disais que je suis fou. Car voyez-vous… voyez-vous… Ah ! sang-de-bœuf ! je ne pourrai jamais vous dire ça, Excellence, c’est trop bête !

— Allons ! fit le Comte avec impatience et curiosité à la fois, parle et vite !

— Excellence ! Excellence ! bégaya Flandrin en s’effondrant sur un siège… elle m’a dit qu’elle deviendra ma femme !

Le Comte comprit. Il posa une main sur l’épaule de Flandrin et dit :

— Capitaine, elle a dit vrai, et moi je vous accompagnerai à l’autel. Va, mon ami, elle te rendra heureux !

Heureux !… Flandrin pensait qu’il l’était déjà trop, et il redoutait que ce bonheur ne durât point.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Le mariage eut lieu au commencement de juillet en la chapelle de Notre-Dame de l’Enfant-Jésus où un Récollet officia, et la cérémonie fut des plus simples.

Et le soir de ce beau jour, on aurait pu voir réunis autour d’une table splendidement servie nos amis que le bonheur faisait rayonner.

C’étaient d’abord Flandrin Pinchot et sa nouvelle femme… Flandrin magnifiquement vêtu de satin bleu et portant à son côté gauche une superbe épée enrichie de diamants, cadeau de Son Excellence le gouverneur. Sévérine, en dentelle et soie, et plus belle et plus exquise que jamais. Puis, Louison, tout épanoui, assis entre sa mère et le Comte de Frontenac. Car le Comte était là, et l’on sait qu’il ne dédaignait pas de coudoyer le peuple à l’occasion. Il avait offert aux nouveaux époux une grande fête en son Château, mais Flandrin et sa femme avaient poliment refusé. Enfin, si nous omettons Mélie, il y avait Brimbalon… mais non pas le loqueteux… un véritable bourgeois en beaux habits de velours.

Mélie servait aux convives le vin rutilant et les mets les plus savoureux.

— Ah ! Excellence, disait Flandrin, plus heureux et plus rayonnant qu’un saint au paradis, il ne saurait y avoir dans ma vie de plus beau jour !

— Et ce beau jour et tout ce bonheur, répliqua gravement le Comte, sont l’œuvre de cet enfant !

Il indiquait Louison tout en rougissant de plaisir.

— J’ai dit, reprit le Comte, qu’il ferait un homme… il sera un homme !… Allons, mes amis, je vide ma coupe à votre avenir heureux et prospère !


CONCLUSION.


Le Comte de Frontenac avait continué de diriger de sa main de fer les affaires de la Nouvelle-France. Seulement, sur les conseils du roi, il avait dû ménager les susceptibilités de l’évêque. Mais celui-ci ne démordait point. Il s’était juré de faire rappeler le Comte en France. De même que Richelieu avait démoli des trônes et abaissé les hautes têtes du royaume de France, Monsieur de Laval avait fait tomber les deux gouverneurs, Messieurs d’Avaugour et de Mézy, qui avait précédé Frontenac au gouvernement du pays, et l’évêque tenait à remporter une troisième victoire.

Mais la gagnerait-il cette troisième victoire ?

Toutes ces luttes de partis, ces dissensions intestines, ces rivalités entre les têtes dirigeantes finissaient par impatienter et mécontenter le roi de France. Celui-ci avait finalement avisé Fron- tenac de relâcher le sieur Perrot et de le renvoyer en France où l’on voulait juger sa conduite à l’égard du gouverneur-général. Perrot se sentait fort rassuré sur son sort, sachant qu’il avait en France un solide appui dans la personne de l’ancien intendant, le sieur Jean Talon. Tout de même, Perrot fut enfermé à la bastille sur l’ordre du roi. Mais il en fut bientôt tiré, puis renvoyé dans son gouvernement de Ville-Marie, à condition qu’il fit des excuses au Comte de Frontenac dès son retour au Canada.

Quant au Comte, ce n’est qu’en 1682 que le roi allait le rappeler, au plus grand regret de la population du pays, mais aussi au plus grand plaisir de Monsieur de Laval qui, cette fois encore, triomphait et remportait la palme de la victoire.

Il avait battu Frontenac…


FIN
  1. « Bretter », dans le langage populaire signifie « s’attarder ».