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La force noire/IV/III

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Hachette (p. 314-341).


CHAPITRE III

LES OBJECTIONS


Adoption du projet. ‖ Réponse aux objections. ‖ Du danger de mélange des races. ‖ De l’emploi des noirs dans les troubles civils. ‖ L’appel aux mercenaires. ‖ L’emploi des troupes noires serait-il une preuve de faiblesse. ‖ Du mépris des Arabes pour les noirs. ‖ Des dangers du contact de l’Islam. ‖ De l’emploi des noirs contre un ennemi de race blanche. ‖ Du mélange avec les troupes métropolitaines. ‖ Pourrait-on mieux employer un crédit de 50 millions ?



La dépopulation de la France avait donné lieu à de nombreuses enquêtes, où le mal a été étudié avec toutes ses conséquences.

La diminution de nos effectifs militaires avait été souvent exposée au grand public, qui avait saisi la gravité de cette situation. On savait que c’est l’incorporation des malingres qui cause le mauvais état sanitaire de l’armée, et que c’est la nécessité de faire flèche de tout bois qui a introduit dans ses rangs un nombre considérable de repris de justice.

Le seul remède proposé était l’introduction en Algérie d’un service militaire obligatoire analogue à celui qui nous assure en Tunisie des contingents indigènes d’une certaine importance ; cette idée, soutenue avec autant de ténacité que de compétence par M. le député Messimy, faisait d’évidents progrès, mais la nécessité de faire équilibre aux nouvelles troupes on retardait encore l’exécution.

Le projet d’organisation des troupes noires[1], pressenti, et même étudié de longue date, se liait aux questions qui préoccupaient à juste titre l’opinion publique, qui lui a fait un accueil presque unanimement favorable.

Les autorités coloniales le déclareront parfaitement réalisable ; les compétences militaires les plus indiscutables adjurèrent le Parlement de hâter sa réalisation, ainsi que tous les hommes politiques, anciens présidents du conseil, ministres de la guerre ou des affaires étrangères, qui ont eu le sort de la France entre les mains à des heures graves.

Fait unique, la commission du budget de la Chambre des députés le présentait simultanément au Parlement en quatre rapports, et M. Clémentel, rapporteur du budget de la guerre, se ralliait à la formule claire et immédiatement saisissable de M. Merlaud Ponty : 20 000 hommes en quatre ans, et concluait ainsi :

Sans adopter dès maintenant tous les chiffres et toutes les conclusions du lieutenant-colonel Mangin, nous nous associons complètement au principe du projet.

« Il est du devoir d’un gouvernement de préparer l’utilisation de toutes les forces dont il peut disposer. Ce devoir est particulièrement impérieux pour le Gouvernement de la République, soucieux de maintenir la France au premier rang des puissances militaires de l’Europe. Il n’y faillira pas et le Parlement adoptera, nous en sommes convaincus, toutes les mesures destinées à pallier la redoutable crise de nos effectifs.

« Sur l’initiative du général de Lacroix, vice-président du Conseil supérieur de la guerre, le ministre de la Guerre fut saisi du projet du lieutenant-colonel Mangin dès le début de 1908. Le 12 août suivant, le général d’Amade, qui avait pu apprécier les services rendus par les tirailleurs sénégalais au Maroc, où ils avaient eu à supporter les températures les plus basses, et qui savait la tenue irréprochable des troupes du colonel Gouraud, en Mauritanie, adressait au ministre un rapport concluant à la possibilité de faire séjourner les tirailleurs sénégalais dans toute l’Afrique septentrionale.

« Consulté par le ministre de la Guerre au commencement de 1909, le gouverneur général de l’Algérie répondit qu’il ne voyait que des avantages au séjour des Sénégalais dans la colonie qu’il administre, et qu’il ne prévoyait aucun inconvénient à leur contact avec les populations indigènes. Le commandant du 19e corps, également consulté, partage l’avis du gouverneur général et se félicite des facilités que l’appoint de ces forces nouvelles apporterait à la mobilisation de ses troupes.

« De son côté, M. Merlaud Ponty, l’éminent gouverneur général de l’Afrique occidentale, qui s’était pratiquement occupé de la question dès qu’elle fut soulevée et a pu se rendre un compte exact des forces dont sa colonie peut disposer, estime qu’en plus des besoins actuels il pourrait recruter facilement 5 000 hommes par an pour former le réservoir dont nous avons parlé, et se composant d’une troupe toujours prête à quitter la colonie pour se porter où besoin serait.

« En admettant que les engagements soient contractés pour une durée de quatre ans, nous pourrions avoir 20 000 hommes de disponibles à la fin de l’année 1913.

« Ces engagement seraient reçus les premières années dans toute étendue de nos colonies de l’Afrique occidentale par une mission qui aurait pour but de faire connaître partout les avantages de nos retraites militaires et les bienfaits qui doivent résulter pour la colonisation du passage au régiment d’un certain nombre de jeunes gens des différentes régions.

« La grande expérience personnelle de M. Merlaud Ponty, son autorité, nous autorisent à considérer ses prévisions comme parfaitement réalisables. Les 5 000 hommes qui seraient recrutés la première année seraient appelés à porter à 200 hommes l’effectif des compagnies existantes et à former 12 compagnies nouvelles.

« Un crédit de 2 400 000 francs serait nécessaire pour permettre l’application de ce programme. Votre Commission est disposée à voter ce crédit dès que le Gouvernement le lui demandera.

« Elle le fera d’autant plus volontiers que pour accomplir le programme du gouverneur général de l’Afrique occidentale française il n’est pas besoin de recourir à un autre mode de recrutement que celui en vigueur actuellement.

« Il est donc possible de commencer, rapidement, l’organisation des troupes noires. Le temps presse. Les solutions qui s’offrent à nous exigent un commencement d’application immédiat si l’on veut obtenir les résultats attendus en temps utile.

« Le Gouvernement en a jugé ainsi, puisqu’il a prescrit l’étude des mesures immédiates pour l’envoi d’un bataillon de tirailleurs sénégalais en Algérie.

« Nous en félicitons le Gouvernement, mais nous insistons sur l’urgence de commencer aussi tôt que possible l’organisation sur place des forces que renferme l’Afrique occidentale, ce qui nous donnera dans quatre ans 20 000 soldats incomparables.

« Le règlement de la question des troupes noires facilitera et hâtera la solution de la question des troupes algériennes.

« Comme nous l’avons dit, c’est aux deux sources qui s’offrent à nous que nous devons simultanément faire appel. Les deux problèmes sont intimement liés et absolument connexes.

« Nous connaissons quelles sont les nécessités de l’avenir. Il appartient au Gouvernement de fixer dans quelle mesure la population arabe et nos sujets noirs coopéreront à l’œuvre de la défense nationale.

« Plusieurs départements ministériels ont à intervenir : guerre, colonies, intérieur, finances que cette complexité ne soit pas comme, hélas ! souvent, une cause d’hésitations et de retard, mais une source d’émulation.

« L’étonnement produit par la révélation de ces ressources nouvelles est maintenant passé ; leur réalité demeure tangible. L’étude de leur utilisation entreprise sans parti pris ne peut manquer d’aboutir rapidement. »

Le Gouvernement proposait pour 1910 l’essai en Algérie d’un bataillon de 600 hommes ; la Commission de l’armée, sur l’initiative de M. Paul Doumer, insista pour que le bataillon fût porté à 800 hommes et que 1 650 hommes fussent levés dès 1910, afin d’être en mesure d’envoyer deux autres bataillons en 1911. Le Gouvernement s’est rallié à cet avis, et la Chambre des députes a adopté les crédits nécessaires par 386 voix contre 85, et le Sénat à l’unanimité.

L’organisation des troupes noires est donc en voie de réalisation. Néanmoins certaines objections se sont produites, auxquelles il importe de répondre. Elles ont été très utiles au début en appelant l’attention sur le projet : la contradiction de la presse allemande notamment a aidé puissamment à la rapidité de ses progrès dans l’opinion, et, par la discussion, de nouveaux arguments ont jailli qui ont fait apparaître sa réalisation comme immédiatement indispensable.

Mais l’œuvre commencée exige beaucoup de temps et un effort continu, qu’aucune hésitation ne doit retarder.

Un certain nombre d’objections tombent d’elles-mêmes par le seul exposé du projet. L’appréhension pour l’avenir de la race française est de celles-là. Puisque nous conservons les soldats noirs en Afrique occidentale et en Algérie, aucun mélange de sang ne peut se produire avec nos nationaux. Et un mélange avec les populations indigènes de l’Algérie, s’il a lieu, ne peut être qu’avantageux la population berbère du Maroc, à laquelle les éléments noirs se sont mélangés dans de fortes proportions, présente des qualités d’endurance, de travail et de ténacité supérieures à celles des populations de l’Algérie et de la Tunisie.

Il en est de même de la crainte de voir intervenir nos régiments noirs en cas de troubles sur le sol français. Cet argument n’a jamais été invoqué contre l’existence des tirailleurs algériens, qui forment, comme les tirailleurs sénégalais, des régiments indigènes encadrés par des officiers et sous-officiers français, et que d’ailleurs aucun gouvernement n’a jamais songé à utiliser, ni en juin 1848, ni en décembre 1851[2], ni en mars 1871. À défaut d’autres raisons, l’éloignement et la nécessité de passer la mer, qui implique l’emploi de transports envoyés à cet effet, doivent paraître suffisamment rassurants.


Les adversaires des armées permanentes ont repoussé l’organisation des troupes noires. Ils ont dit que faire appel à nos contingents d’outre-mer c’est proclamer la faillite de l’organisation actuelle. Le contraire apparaît comme évident et ici le remède est pris pour le mal. En effet, c’est l’abaissement de notre natalité qui nous oblige à employer les indigènes français : ils entrent en appoint dans l’organisation actuelle qui, mise en déficit par la diminution de ses ressources normales, fait face à tous ses engagements, grâce à des ressources supplémentaires comme la grandeur de ces nouvelles ressources est extensible dans une mesure plus large que nos besoins, la situation apparaît comme excellente. L’utilisation des troupes noires est au contraire le remède à la faillite qui menace l’organisation actuelle. Les adversaires des armées permanentes pensent que l’avenir est aux milices, forces locales, qui recevraient l’instruction militaire dans leurs foyers pour être rassemblées par commune, canton, région, pendant de courtes périodes de manœuvre, qui mobiliseraient tous les hommes de vingt à trente-cinq ans. D’après ce système, dont on ne donne que les très grandes lignes, la France disposerait, à bon marché, nous dit-on, d’une force défensive incomparable.

Il serait illogique de repousser a priori une organisation encore aussi mal connue, mais dans les circonstances pressantes que traverse le pays, il serait imprudent de repousser le remède qui s’offre sous prétexte qu’une autre solution pourrait bien être présentée, peut-être excellente.

Remarquons cependant que s’il y a une politique agressive et une politique pacifique, il n’y a pas aujourd’hui deux espèces d’armées. Toute organisation qui aurait pour base la défense locale serait broyée par les masses que la guerre moderne met en mouvement. Toute méthode de guerre fondée sur la défensive serait inexistante. Il faudra toujours grouper des armées aussi nombreuses que possible et prendre pour objectif la force principale de l’adversaire, qu’il faut anéantir. Or, la mobilisation et la concentration seraient évidemment beaucoup plus lentes et beaucoup plus délicates pour une armée de milice que pour l’armée actuelle. Si l’adversaire éventuel n’a pas adopté le régime des milices en même temps que nous, ces opérations devront être protégées par des troupes de couverture plus nombreuses qu’aujourd’hui, c’est-à-dire par une véritable armée de métier, à laquelle nos troupes noires apporteraient des contingents tout prêts.


C’est commettre la même erreur que d’accuser la France de déchéance si elle fait appel, pour sa défense, à d’autres races que celles de son territoire continental, à des « peuples vaincus », à des « mercenaires » ; c’est comme appoint et non comme remplacement que les indigènes francisés prendront place dans nos rangs ; évidemment ils allégeront nos régiments de quelques milliers de malingres, qui en sont actuellement la plaie, mais dans l’ensemble, l’organisation de l’armée africaine ne pourra servir de prétexte à la diminution des charges militaires, et, tant qu’un désarmement général n’aura pas transformé l’état actuel de l’Europe, il nous faudra toujours des troupes de couverture, des unités d’instruction suffisamment fortes, des cadres pour nos formations de réserve, et la défense du sol natal exigera toujours le concours de tous ses habitants. C’est parce que ces habitants ne sont plus assez nombreux, qu’ils appellent leurs protégés à venir se battre à côté d’eux, et non pas à leur place.

Il n’est point de peuples vaincus en Afrique occidentale, il n’y a que des peuples délivrés auxquels nous avons donné une patrie. Et en Algérie, après soixante-dix ans, peut-on encore parler de la conquête, alors que la génération des conquérants a entièrement disparu, et que les vainqueurs eux-mêmes proposaient d’appliquer en Algérie nos lois militaires[3] ? Est-ce bien à leurs successeurs de se montrer plus fiers, ou de se réclamer d’un droit de conquête aujourd’hui périmé ?

À peine l’unité allemande avait-elle été forgée par le fer et le feu, que les populations vaincues de l’Allemagne du Sud et du Hanovre ont été employées contre nous, avec les contingents polonais et danois, pour conquérir par la force l’Alsace-Lorraine, dont les populations françaises ont été aussitôt enrôlées, pour porter éventuellement les armes contre leur véritable patrie. Projetons-nous rien de semblable ?

Nos soldats berbères, arabes et noirs ont fait leurs preuves en Europe, sur les champs de bataille de la Crimée, de l’Italie et de la France. Aucune comparaison n’est possible entre nos régiments sénégalais et les hordes cosaques, kalmouckes et khirghizes employées contre nous à plusieurs reprises, et notamment par les Alliés en 1814 et 1815, sur notre sol. On est toujours le barbare de quelqu’un, et il s’agit d’enrôler uniquement des populations parvenues depuis longtemps à un certain degré de civilisation et qui ont rapidement progressé à notre contact. C’est seulement dans une ou deux générations et après une certaine assimilation que nous pourrons faire appel au reste de notre domaine africain, d’abord pour la pacification des territoires encore barbares, puis, s’il en est besoin, et après épreuve sérieuse, pour élargir le réservoir de la Force Noire, actuellement suffisant pour tous les besoins. La carte d’Afrique témoigne de la valeur militaire de nos contingents indigènes, dont nous avons su tirer des troupes régulières égales aux meilleures. Des territoires plus vastes que l’Europe ne pourraient être gardés par des effectifs aussi insignifiants si chaque unité ne gardait pas, malgré l’éloignement et le morcellement, une cohésion intime, un solide lien militaire, en un mot une sévère discipline.

Ce sont bien des troupes nationales que forment nos Africains français, encadrés par des officiers et des sous-officiers français. Bronzés ou noirs, leurs éléments sont tirés d’un sol français. Dès lors, comment parler d’un appel aux « mercenaires », en évoquant le souvenir de Carthage ou de Byzance, qui durent d’ailleurs une très longue existence aux troupes étrangères dont elles achetaient les services, avec ceux de leurs chefs étrangers[4] ? On peut les comparer, non pas aux troupes auxiliaires de Rome, qui ont gardé longtemps leurs chefs nationaux, mais aux véritables légions, dont, faute de Romains, les habitants des provinces lointaines venaient remplir les rangs, et c’est la légion romaine qui a civilisé le monde après l’avoir conquis. Il n’y a plus en France de troupes mercenaires, puisque la légion étrangère est composée pour moitié de nationaux français, et qu’elle est commandée en très grande majorité par des officiers français.

Mais il y a des militaires de carrière, des soldats de métier, auxquels on applique à contresens le nom péjoratif de « mercenaires ». Officiers, sous-officiers et soldats rengagés, gendarmes, soldats coloniaux, tirailleurs algériens et sénégalais, rengagés annamites, tonkinois, malgaches, les soldats de métier sont plus de deux cent mille dans nos armées de terre et de mer, et nous cherchons sans cesse à en augmenter le nombre. Pourquoi le soldat qui consacre volontairement toute sa vie au service de son pays serait-il inférieur au soldat que la loi maintient deux ans seulement sous les drapeaux ? Et il s’agit ici de soldats qui versent leur sang à flots, sous toutes les latitudes.

La France a déjà 20 000 Sénégalais parmi ses 100 000 soldats de métier ; il s’agit de porter ce nombre à 40 000, puis à 70 000, donc, d’augmenter d’un dixième, puis d’un quart le nombre de ces prétendus mercenaires. Il est arrivé parfois que des arguments de l’ordre sentimental ont été invoqués dans des questions d’armement ; Bayard, le chevalier sans peur et sans reproche, qui avait défendu à lui seul le pont du Garigliano à grands coups de son épée à deux mains, accusait de lâcheté ceux qui se servaient d’armes à feu, et Decrès, ministre sous le Consulat, refusa a priori d’examiner le premier projet de sous-marin que lui proposa Fulton, pour ce motif qu’il est contraire à la générosité du caractère français de ne pas combattre au grand jour. Mais ces scrupules, qui paraissent enfantins aujourd’hui, venaient d’un sentiment généreux ; pour provoquer un mouvement analogue en employant le mot de « mercenaires », il faut faire un contresens.

Puisqu’on évoque Byzance, rappelons-nous qu’elle est morte d’avoir discuté sur des mots pendant que l’ennemi était sous ses murs.


On a dit aussi : « Prenez garde, nous ne sommes pas seuls en Europe. En rappelant sans cesse la baisse de notre natalité et celle de nos effectifs qui en est la conséquence, vous établissez notre infériorité ; vous réjouissez nos adversaires et vous découragez nos alliés, et on ne s’allie qu’aux forts. En introduisant des troupes noires en Algérie, nous revêtons aux Arabes notre faiblesse.

Hélas ! la baisse de notre natalité est dénoncée dans tout le monde civilisé. Le Président Roosevelt l’a flétrie aux États-Unis et nous l’a rappelée dans sa leçon à la Sorbonne sur les devoirs du citoyen dans une République. À la Chambre des communes d’Angleterre, on a distribué un schéma de l’Europe en 1950 avec cette indication : « France : 40 millions d’habitants, dont 20 millions allemands. » La presse allemande ne perd pas une occasion de rappeler cette situation et d’en exagérer encore les conséquences[5]. La France est le seul pays du monde où l’on puisse affirmer sérieusement cette erreur que la natalité française n’est pas en baisse, qu’elle est seulement stationnaire. Faut-il cacher nos statistiques, ou au contraire dénoncer le mal jusqu’à ce que le remède soit appliqué ? Peut-on dire qu’adopter le moyen de remédier peu à peu à l’abaissement de notre natalité en nous armant immédiatement de la force noire, ce serait révéler au monde toute l’étendue de notre faiblesse ?

Ce serait confondre une fois de plus la quinine avec la fièvre. Rien de pis que l’inaction béate et satisfaite qu’on nous prêche parfois en invoquant les preuves de vitalité que la France donne encore, en vertu de la vitesse acquise. Le monde entier nous sait touchés ; le remède est là, certain, et nous hésiterions à nous guérir, crainte de paraître avoir été malades ?

Et qui peut penser sérieusement que les populations indigènes de l’Algérie nous trouveront affaiblis quand nous y aurons transporté des troupes noires ? Les croit-on assez simples pour ignorer que les zouaves, par exemple, retournés en France, pour- raient revenir en Algérie au premier signal ? Il y a, dira-t-on, le cas de guerre européenne ; mais dans ce cas, l’Algérie reste gardée par des troupes noires, au lieu d’être à peu près abandonnée après la mobilisation du 19e corps, comme elle le serait dans la situation présente. Les troubles que nous prévoyons alors, et que susciterait au besoin l’adversaire éventuel, seraient vite réprimés. La nouvelle organisation renforce grandement le prestige et l’autorité de la France aux yeux des populations musulmanes ; l’Algérie-Tunisie, camp de l’Armée Africaine de première ligne, est à l’abri de toute insurrection comme de toute attaque extérieure.

Mais, a-t-on dit, la susceptibilité des Arabes ne serait-elle pas blessée par la présence en Algérie des forces nouvelles qui ont été présentées comme devant rassurer les colons contre des risques d’insurrection ? Les noirs ne sont-ils pas méprisés des Arabes, race fière, qui se considère comme supérieure même aux Européens ? Il serait odieux de leur donner de véritables gardes-chiourmes, qu’ils détesteraient.

Il est certain que l’opinion des Français algériens a été très favorable au projet d’organisation ; elle l’a témoigné par l’organe de sa représentation au Parlement et de la presse locale. Le contraire serait un argument de poids contre la présence des troupes noires en Algérie, et il faut vraiment un peu de parti pris pour invoquer contre le projet une opinion parce qu’elle lui est favorable. Quant à la façon de présenter la nouvelle organisation, il faudrait supposer les Arabes bien informés des détails de nos polémiques quotidiennes pour s’en inquiéter, et d’ailleurs la presse algérienne n’a nullement présenté le projet de façon blessante pour les Arabes. En fait, il y a eu beaucoup de nègres en Afrique septentrionale, il y en a encore beaucoup au Maroc : il n’y a pas de question nègre, tandis qu’il y a une question israélite, qui est une question sociale plutôt qu’une question de race.

Nous prêtons volontiers nos préjugés aux autres ; mais l’Islam ne connaît pas de races, tout se réduit à la religion. Encore pour le soldat est-il des grâces d’État ; les sultans du Maroc ont eu à leur service des légions chrétiennes, avec leurs temples, leurs aumôniers, leurs évêques. L’Arabe méprise l’esclave, parce que l’esclave est forcément un infidèle, puisque, d’après le Coran, un musulman ne peut être esclave. Il méprisait l’esclave blanc, vendu sur le marché au temps de la piraterie barbaresque ; il méprise moins l’esclave noir, et l’on a vu des Arabes de grande tente déshériter leurs enfants au profit de leurs Abids[6]. Mais on a vu de tout temps des renégats de toute race et des noirs occuper les plus hautes situations dans les empires musulmans. À Fez, en 1910, le chambellan du sultan, qui est en même temps l’adjoint du ministre de la Guerre, est un noir. Un bataillon nègre, dont le sultan a pris soin de ne pas confier l’instruction militaire aux officiers français, et qu’il soigne particulièrement, a dénié à la dernière fête du Mouloud. Les Abids de ce tabor ont un uniforme analogue à celui de nos tirailleurs sénégalais, bleu sombre, ceinture et chéchia rouges, avec des brodequins et un équipement de cuir fauve[7]

Il est permis de supposer que l’emploi des noirs dans les premières charges de l’État et dans la garde des souverains est motivée par une défiance envers l’élément national, arabe ou berbère ; mais cet emploi des noirs n’attire aucune impopularité pour le souverain, et c’est bien la preuve que la race est sympathique en elle-même[8]. Et en effet, les révoltés eux-mêmes renforcent leur prestige et leur puissance en faisant appel aux noirs ; le Rogui avait une petite garde noire, et c’est le noir Moul el Oudhou qui commandait sa mahalla, en janvier 1909.

Abd el Kader, le dernier chef arabe qui ait lutté sérieusement contre nous avec des forces organisées, a su acquérir et conserver un grand prestige aux yeux des noirs il s’entourait d’une petite troupe de noirs[9].

Alors que tous les peuples coloniaux, Anglais[10], Russes, Hollandais, gardent leurs possessions lointaines par des déplacements de troupes indigènes, nous nous refuserions de donner à notre armée africaine l’organisation qui lui convient et qui nous convient parce que cette organisation rassurerait complètement les colons et blesserait une susceptibilité qu’on suppose à tort aux indigènes ? Alors que tous les souverains arabes et berbères ont eu des gardes noires chaque fois qu’ils l’ont pu, que les chefs révoltés tentent toujours d’employer les mêmes forces, qu’il y a des troupes noires en ce moment au Maroc et en Égypte, nous nous interdirions d’en avoir en Algérie et en Tunisie ?


La question s’est posée de savoir s’il n’y avait pas des inconvénients à placer les tirailleurs sénégalais en contact avec les éléments musulmans de l’Afrique septentrionale, dont l’ardent prosélytisme est connu. Ce danger sera bien diminué par le stationnement de nos Sénégalais dans des camps isolés, par la relève tous les trois ans, et surtout par ce fait qu’ils ignorent l’Arabe et que les marabouts ignorent leur langue.

Le noir de l’Afrique occidentale est rarement musulman fanatique : l’Islam s’altère chez lui de pratiques fétichistes ; les querelles de race prédominent la question religieuse : on a vu des guerres terribles entre Peulhs et Toucouleurs, entre Toucouleurs et Sarracolets, tous musulmans. Dans nos rangs, le noir ne connaît que le service militaire ; le culte du Pavillon, le dévouement à ses chefs, l’honneur militaire, la fidélité à la consigne, le remplissent tout entier. Voilà sa religion et ses rites. Il n’en réclame pas d’autres, et il n’y a même pas lieu de distinguer, dans les désignations pour l’Algérie, entre musulmans et fétichistes. — Nous avons lutté contre des chefs religieux qui jouissaient d’un grand prestige, tels El Hadj Omar, véritable prophète à son retour de la Mecque, Ahmadou son fils, qui restait le commandeur des croyants, Mahmadou Lamine, également pèlerin de la Mecque ; jamais l’ombre d’une hésitation n’a eu lieu dans nos troupes, et même jamais l’idée n’est venue qu’une hésitation pût se produire.

On ne peut donc craindre la propagande islamique parmi nos troupes noires, et encore moins les tentatives possibles de quelques marabouts pour les détourner de leurs devoirs. Au contraire, du séjour en Algérie, où notre œuvre est puissante et belle, où nous sommes les maîtres, le tirailleur rapportera dans son village l’image d’une France encore plus grande et plus forte.

Évitons pourtant à nos Sénégalais, qui sont de grands enfants, le contact des villes avec leurs bas quartiers ; ils ont le respect de l’Européen, de tous les Européens, il ne faut pas que ce respect soit limité à leurs administrateurs et à leurs officiers. Mais le stationnement dans les camps suffit pour obtenir ce résultat.


Tout en reconnaissant la valeur de nos troupes noires dans les guerres coloniales contre des peuples de leur race, on s’est demandé s’il serait possible de les employer, en cas d’insurrection, contre des populations de race blanche, comme les Arabes ou les Berbères. Il faut faire table rase de notre œuvre en Afrique depuis vingt ans pour émettre un tel doute, résultat d’un inconscient préjugé de couleur. Sans remonter jusqu’à l’empire mandingue de Melli, qui occupa le Tagant, l’Adrar, et les mines de sel de Taoudeni, qui imposa le tribut aux Maures et les enrôla dans ses armées, nous voyons nos troupes sénégalaises en lutte contre les Arabes et les Touaregs depuis l’Atlantique jusqu’au Ouaddaï. La prise de contact a été souvent très rude. Chaque nomade est un guerrier qui s’exerce presque journellement au maniement de ses armes ; l’ennemi et le pays étaient nouveaux ; il fallut improviser une tactique, et surtout, par l’utilisation des chameaux, donner à nos troupes la mobilité qui seule permettait d’atteindre efficacement l’adversaire et de le détruire. Nous y sommes arrivés, uniquement avec nos noirs ; nous avons des pelotons de méharistes qui nomadisent jusqu’au milieu du Sahara pour donner la main à leurs camarades, partis du Sud algérien. Depuis peu de temps, nous avons su utiliser les nomades, d’abord comme guides et comme palefreniers, puis comme guerriers, et nous essayons de capter aussi cette force, qui donnera d’excellents résultats dans le désert qui est son élément. Mais ce sont nos noirs qui nous ont permis de la dompter.

En Mauritanie, ils ont lutté contre les Maures descendants des tribus almoravides, entraînes, tantôt par un chérif cousin du sultan du Maroc, tantôt par les fils de Ma el Aïnin, le marabout de la Seguiet el Hamra, venus du Sud marocain avec des contingents fanatisés et des armes perfectionnées. Dans la région de Tombouctou, après avoir soumis les Touaregs, nous luttons contre les rezzous des Ouled Djérid et des Ouled Ménia, venus du Sud algérien. Puis nous retrouvons des Touaregs hostiles dans le nord de Zinder. Au Tchad, ce sont les fameux Senoussistes qui nous tiennent tête, mais nous les avons toujours battus, qu’ils viennent attaquer nos postes, qu’ils se battent en rase campagne, ou qu’ils nous résistent derrière les murs épais de leurs zaouïas du Borkou. Enfin, après une série de rudes et brillants combats qui ont entamé sa puissance, il a suffi de 180 tirailleurs sénégalais pour détruire l’empire arabe du Ouaddaï.

Ce n’est pas tout : le 28 août 1898, deux bateaux à vapeur, remorquant de nombreux chalands et dehabiehs, ont amené 2 000 derviches sous les murs de Fachoda, défendus par 99 tirailleurs de la mission Marchand. Ils furent repoussés avec des pertes énormes par cette petite troupe qui essuya avec sang-froid le feu de leur canon, étonnée seulement que l’affaire en restât là, désolée de ne pouvoir poursuivre l’adversaire qui fuyait à toute vapeur.

Ce petit combat, qui nous avait paru bien simple, avait eu dans ces régions, autrefois pourtant secouées par de grandes luttes, un immense retentissement. Un officier de la mission Marchand, envoyé par terre pour assurer la jonction avec l’Abyssinie, traversa le territoire des Arabes Beni Chongoul, qui venaient d’être soumis par l’armée du ras Makonen. Malgré l’attitude sournoisement hostile du pays, il constata que le succès du 25 août avait entouré le nom français d’un tel prestige qu’il put renvoyer la plus grande partie de sa faible escorte et poursuivre sa route avec dix tirailleurs seulement.

C’est avec un certain respect que les vainqueurs d’Adoua, qui sont des Sémites, cousins des Arabes et des Israélites, virent passer l’escorte de la mission Marchand ; ils venaient de loin pour voir les soldats qui avaient « marché trois ans sans s’arrêter ». Et l’impression sur les Arabes somalis fut également excellente ; ces pillards incorrigibles, qui venaient de massacrer des ouvriers italiens de la ligne du chemin de fer en construction, sont tranquilles depuis qu’ils savent que la France possède des troupes capables d’aller les chercher aussi loin qu’il faudrait.

Donc nos troupes sénégalaises, dans toute la largeur de l’Afrique, ont été en présence d’éléments de la race dite blanche. Souvent elles ont inspiré la crainte, partout elles ont inspiré le respect. Elles ont ou à livrer de très nombreux combats, et on n’a jamais remarque que la couleur ou le courage de l’adversaire les ait impressionnées.


L’organisation nouvelle des troupes de l’Algérie-Tunisie a soulevé une petite difficulté de détail dont nous parlerons pour mémoire, parce qu’elle a été envisagée. On a vu un inconvénient au mélange des troupes noires commandées par des officiers de l’armée coloniale avec les troupes métropolitaines.

Ce mélange existe partout, en France toujours et aux Colonies fréquemment. On ne voit pas pourquoi il serait moins facile en Algérie qu’ailleurs. Ce sera une nouveauté, mais elle est prévue dans la loi de 1900 sur l’armée coloniale, qui a envisagé les troupes coloniales stationnées « en France et en Algérie ». L’application de cette disposition légale n’étonnera que pendant bien peu de temps.

En France, les troupes coloniales sont réparties en vingt garnisons, en contact permanent avec les troupes métropolitaines. Aux Colonies, ce mélange n’a cessé que récemment. Pour ne parler que de situations récentes, le corps expéditionnaire de Madagascar comprenait deux brigades, une métropolitaine, une coloniale ; il était commandé par le général Duchêne, de l’armée métropolitaine. Le corps expéditionnaire de Chine avait la même composition ; il était commandé par le général Voyron, de l’armée coloniale. À Madagascar, plusieurs bataillons de légion ont opéré pendant longtemps ; ils ont été supprimés quand les progrès de la pacification l’ont permis. Pendant l’expédition de Chine, on a formé au Tonkin une brigade coloniale et une brigade métropolitaine composée de troupes d’Algérie ; elles sont restées sous les ordres du commandant supérieur des troupes de l’armée coloniale. Trois bataillons de légion étrangère sont actuellement stationnés au Tonkin ; en 1906, au moment des réductions d’effectifs, le ministre des Colonies a proposé au ministre de la Guerre de lui rendre ces trois bataillons ; il y avait avantage pour l’armée coloniale, dont le recrutement est ralenti parce que les hommes se plaignent de ne plus aller assez souvent aux colonies ; à faire porter les suppressions d’effectifs sur ces bataillons ; mais le ministre de la Guerre a répondu que le séjour au Tonkin était un appât absolument indispensable au recrutement de la légion, dont le maintien des effectifs était de première nécessité sur la frontière oranaise, et le ministre des Colonies s’est incliné devant cette considération d’intérêt général même en dehors de tout besoin immédiat, il est en effet très important pour notre action extérieure que cette belle troupe, non seulement maintienne son recrutement, mais l’augmente autant que possible.

Les officiers métropolitains seront plus nombreux en Algérie dans la nouvelle organisation que dans le 19e corps actuel, puisqu’on rappelant en France les régiments de zouaves, on créerait un plus grand nombre de régiments de tirailleurs appelés. Il ne peut être question de toucher à l’important service des affaires indigènes dont la destruction laisserait pour plusieurs années un vide très difficile à combler, et à plus forte raison les compagnies méharistes garderaient leurs cadres actuels.

Enfin la constitution de l’armée africaine laisse entier le problème de l’armée coloniale qui peut garder son autonomie, se fondre avec les troupes d’Algérie-Tunisie, ou fusionner entièrement avec l’armée métropolitaine.

Il nous semble cependant que la fusion complète sera rendue encore plus difficile à cause de la spécialisation nécessaire aux cadres des troupes noires. La fusion partielle avec les troupes d’Algérie-Tunisie parait indiquée, mais il serait certainement fâcheux d’enlever aux officiers de l’armée métropolitaine l’élément de formation que représente le séjour en Algérie et l’occasion éventuelle de faire campagne. Si donc on s’arrêtait à cette solution, il faudrait que les permutations fussent facilitées dans une très large mesure. Mais ce n’est pas ici le lieu d’examiner cette question complexe, dont la solution est entre les mains du Parlement. Il suffit de constater que la présence des troupes noires en Algérie, dans le projet restreint comme dans l’organisation complète, ne peut susciter aucune difficulté sérieuse et n’engage pas l’avenir.

Le résultat immédiat est d’augmenter les forces défensives de la France et sa puissance d’action au dehors. Tous s’inclineraient devant lui, mais il n’est nécessaire de réclamer un sacrifice de personne. Et c’est sans aucune arrière-pensée que tous désireront la création rapide de l’armée africaine.

Examinons la dernière objection soulevée : Au lieu de consacrer 50 millions à l’organisation des troupes noires, 10 en Afrique occidentale et 40 en Algérie, ne pourrait-on pas les consacrer à l’amélioration de l’armée actuelle et gagner ainsi en qualité ce que nous perdons fatalement en quantité ? Ce n’est pas, ajoute-t-on, notre effectif de paix qui importe, c’est notre effectif de guerre, qui atteint près de 4 millions d’hommes ; que pèseront 40 000 Sénégalais dans ce total ? Et ne vaut-il pas mieux accroître la valeur de cette masse par une meilleure instruction et un encadrement supérieur ?

Et on envisage ensuite la liste, très longue en effet, des perfectionnements qu’on peut réaliser ou amorcer avec 50 millions.

Remarquons tout d’abord qu’en vingt ans, de 1907 à 1927, 86 000 hommes manqueront à nos contingents. En admettant qu’une pareille diminution n’ait aucune répercussion sur les dépenses générales, casernements, cadres, services auxiliaires, etc., l’économie forcée sera de 38 millions[11].

Si, comme nous l’espérons, on a appelé 25 000 Algériens indigènes dans des corps de nouvelle formation, l’économie ne sera plus que de 26 millions. — Le corps de 20 000 Sénégalais, dont la création est commencée, ne demande que 20 millions, mais en 1927 il est à peu près certain que l’armée africaine aura reçu tout son développement, qu’elle coûtera 50 millions, dont il faut défalquer les 27 millions d’économie forcée, donc 23 millions.

C’est donc de 23 millions qu’il s’agit et non de 50, et le total du budget de la guerre est de 870 millions.

Répétons que l’effectif de paix est nécessaire au maintien de la paix, parce que si nous laissons diminuer nos troupes de couverture au-dessous d’un certain chiffre, notre mobilisation et notre concentration ne sont plus protégées ; que la première condition pour une bonne instruction, c’est d’avoir des unités garnies ; et que, pour l’encadrement des réserves, il nous faut de nombreuses unités. La question posée de l’équilibre entre la qualité et la quantité nous parait résolue.

Mais elle est mal posée : nous avons un minimum d’effectif qu’il ne faut pas réduire. Cet effectif doit être muni de tous les perfectionnements que nécessite le progrès des armées modernes, et son instruction, étant donné la réduction du temps de service, doit être intensive. Dans l’état actuel, nous ne pouvons espérer prendre une supériorité notable sur nos voisins, et en tout cas cette supériorité momentanée ne pourra jamais compenser une diminution notable d’effectif. Si nous avions à lutter contre des peuples barbares ou contre des armées à l’état stationnaire, nous pourrions espérer prendre et maintenir longtemps une certaine avance. Il n’en est rien, et par l’égalité de tous les autres facteurs le nombre prend une importance de plus en plus grande.

C’est une grave question de ne se laisser distancer en rien ; il s’ensuit une lutte qui, comme toutes les luttes, demande, non seulement de l’intelligence pour être à même de suivre les progrès incessants, mais du caractère, une décision prompte, pour pouvoir les appliquer en temps utile et, parfois aussi, dans l’état social où nous vivons, du tact et de l’habileté pour obtenir des crédits alors qu’on ne peut révéler toute la portée de leur objet.

Mais cette lutte, ces crédits, sont indépendants du minimum d’effectif à conserver. Sans doute, il faut qu’une armée soit instruite, et les 61 millions encore nécessaires aux camps d’instruction sont d’un capital intérêt ; les champs de tir, l’augmentation des munitions également, et les retraites proportionnelles, qui amélioreraient l’encadrement de nos réserves, comme l’augmentation de l’artillerie, l’aviation, l’automobilisme sur route. Mais, puisque nos progrès sont égalés et même dépassés sur certains points par nos rivaux, rien dans l’état actuel ne peut suppléer au nombre ; la qualité ne peut suppléer à la quantité.

Seule l’introduction d’un facteur nouveau peut changer les conditions du problème ; et c’est ce facteur nouveau que représente précisément l’armée africaine.

Nous avons des soldats de métier, particulièrement les noirs, qui sont très près de l’hérédité guerrière, qui ont du sang et pas de nerfs, dont beaucoup se sont battus. Aucune nation ne dispose d’une telle force, parce qu’aucune nation n’a mérité d’en disposer. Si, pour amener 100 000 Algériens et 100 000 noirs sur le futur champ de bataille, il faut dépenser 50 millions par an, aucune nation n’hésiterait, et nous n’hésiterons pas. Quand cette évidence aura pénétré dans les esprits, personne en France ne pourra songer à s’opposer à la création des troupes noires.

Les objections de tout ordre qui, sans succès, ont été opposées à la création nouvelle, ne résistent pas à l’examen ; elles proviennent en grande partie de malentendus ou d’une connaissance insuffisante de la question.

  1. Le projet a été pour la première fois exposé avec toute son ampleur dans la Revue de Paris, nos du 1er et du 10 juillet 1909.
  2. À ce propos on a affirmé que le coup d’État de 1851 avait été fait par « les officiers d’Afrique ». Le ministre de la Guerre, général de Saint-Arnaud, avait fait une partie de sa carrière en Algérie, comme beaucoup d’officiers à cette époque, et il est le seul militaire qui soit responsable du coup d’État. Mais ceux qu’on peut appeler les officiers d’Afrique étaient Cavaignac, La Moricière, Changarnier, Le Flô, Bedeau, Charras, et ils furent arrêtes au milieu dans la nuit, dans les circonstances que l’on sait.
  3. Le projet du général Renault-Morlière date de 1845.
  4. Troupe mercenaire : Troupe étrangère dont on achète les services (Dictionnaire Littré). Les dernières troupes mercenaires de la France ont été les deux régiments suisses supprimés en 1830. Mats l’armée de l’ancien régime, qui a fait l’unité nationale, comptait beaucoup de régiments étrangers, comme toutes les armées de l’Europe. L’armée du premier Empire également. Voir Flévée, Troupes étrangères au service de la France.
  5. À propos de la mainmise allemande sur les houillères françaises, la Täglische Rundschau disait le 9 avril : « La natalité française diminue de plus en plus chez nos voisins d’outre-Vosges. Depuis cent ans la population sise entre Rhin et Moselle se modifie à notre avantage.
    La chute de Napoléon Ier a fait reculer les Français derrière le Rhin, et la chute de Napoléon III derrière les Vosges et la Moselle moyenne, et maintenant se prépare un troisième déplacement. Les Français abandonnent la Bourgogne.
    « Dans toute la France, l’ouvrier indigène recule devant l’ouvrier italien, espagnol et beige, voire devant le Polonais.
    « Les choses étant ainsi, la marche en avant de nos usiniers est de la plus haute importance. Il n’y a qu’une seule chose à craindre, c’est que nous nous montrions par trop conciliants au Maroc, pour éviter des chicanes éventuelles en Normandie et à Longwy.
    « Agir ainsi serait une grande faute, car nous n’avons pas à implorer la tolérance pour le développement de notre industrie métallurgique en France, qui n’est que la conséquence de notre plus grande capacité et de la faiblesse de notre adversaire. »
  6. Les Ouled Sidi Cheik, par le colonel de Colomb (plus tard général).
  7. Temps du 23 avril 1910. Le Mouloud, L’Armée chérifienne.
  8. Voir de nombreux témoignages de ce fait dans la Race inférieure, par Marius-Ary Leblond, Revue de Paris du 1er juillet 1906.
  9. Léon Roches : Trente-deux ans à travers l’Islam.
  10. Les troupes indiennes de l’Angleterre, et particulièrement les Sicks, ont été employées en Égypte, dans le Somaliland, en Afrique orientale, au Transvaal et en Chine.
  11. 38 700 000 francs, à raison de 450 francs par homme, prix d’entretien annuel du fantassin français indépendamment de tout ce qui l’entoure et qui est créé pour lui (cadres, casernements, services auxiliaires, etc.). Son prix réel, le chiffre qu’on obtient en divisant le total des dépenses par le nombre des hommes, est de 1 137 francs. Si les frais généraux subissent une contraction correspondante à la diminution de leur effet utile, l’économie serait de 97 782 000.