La force physique et l’idéal

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La force physique et l’idéal
Revue pédagogique, premier semestre 1894 (p. 123-126).

LA FORCE PHYSIQUE ET L’IDÉAL

[En octobre dernier, une Société de gymnastique de Lyon, la Française, célébrait sa fête annuelle. Cette solennité était présidée par le poète Jean Aicard, qui a prononcé à cette occasion un remarquable discours. Nous en reproduisons ici les principaux passages. — La Rédaction.]


Ce n’est pas sans quelque surprise que certains esprits, même parmi vous, verront un poète idéaliste présider la distribution des prix d’une société de gymnastique.

J’en suis peut-être le moins étonné. Je m’explique d’un mot : la gymnastique est le plus idéaliste des arts physiques.

 

Messieurs, vous qui êtes des gymnastes, vous faites, par les exercices physiques qui affermissent les muscles et apaisent les nerfs, de la santé morale, quelle que soit l’opinion qu’on ait sur la dualité de l’être humain.

L’hygiène est déjà une morale. Ne vous dit-on pas que l’envie est un des vices les plus troublants, les plus terribles du monde ? Le grand sociologue Proudhon n’a-t-il pas écrit qu’il est, par excellence, le vice des démocraties ? Eh bien, si la santé est le plus grand bien, le malade, le déformé, le souffreteux, ne sera-t-il pas le premier des envieux, et le plus légitimement envieux ? Le malheureux bossu, sauf ces nobles exceptions créées au prix d’efforts moraux que nul n’a mesurés, n’est-il pas réputé malin, facilement méchant ? La gymnastique atteint donc et supprime le principe de l’envie la plus naturelle, en développant avec harmonie le torse et les membres de l’homme équilibré.

Un tel homme porte un regard horizontal bien droit à la hauteur de ses égaux et facilement l’élève plus haut. Il a une fierté physique qui annonce déjà une noblesse morale, qui en est l’image, la marque et même le principe !

Voilà l’un des plus beaux résultats des efforts, des travaux aux quels vous vous livrez.

Et encore, n’est-ce pas une vérité banale de dire que les forts sont les bons ? Les chiens eux-mêmes justifient cette observation. Le grand terre-neuve laisse crier le roquet. La colère, la rage sont inutiles aux forts ; ils savent que leur poing soulevé écraserait le faible. Ils essaient donc de le convaincre avant de le battre. Les coups sont le premier argument des sauvages et des faibles. Puisse venir le temps où la force ne sera que la bonté et assurera le règne de la justice positive, sociale, politique, universelle.

C’est à cela que vous travaillez, messieurs ; les sceptiques peu vent en sourire, rien n’est plus certain.

Je vous ai dit que la gymnastique est le plus idéaliste des arts physiques, et je le répète en ajoutant : la force physique est le grand producteur de l’idéal, qui est, lui, une force positive.

Écoutez ceci : C’était dans Paris, la veille des obsèques de Victor Hugo. J’étais avec le bataillon des poetæ minores, parmi les plus obscurs et l’un de ceux qui veillaient le Maître.

Nous passâmes la nuit à nous réciter de ses vers. À l’aube, nous le conduisîmes de la maison jusque sous l’arc de triomphe voilé, sous lequel se dressait un catafalque de drap noir et d’or. Dans notre douleur d’avoir perdu le Maître aimé, un enthousiasme pas sait pourtant en nous. Cet arc immense, fait en l’honneur de la guerre triomphante, servait donc à honorer la poésie, le chantre divin de l’amour et de la paix. Et le crêpe flottant, les étoiles d’argent du cercueil, les ornements d’or du catafalque, tout cela, en nous, soulevait comme une marée de sentiments confus, admiration, espérance dans la mort, foi dans la vie.

À ce moment, on nous mit de garde autour du cercueil. Nous devions nous relever de quatre en quatre heures. Je fus de ceux qui prirent le premier quart, au lieu d’aller chercher quelque repos.

Eh bien, messieurs, c’est là que j’en veux venir, la lassitude m’écrasait tout debout. Et vers dix heures du matin, quand je quittai l’arc de l’Étoile, quand je levai sur le haut catafalque mes yeux ensommeillés, je ne vis plus que des oripeaux.

Je vis deux ou trois cents mètres de crêpe mal cousu, je vis des poussières sur les draps noirs du catafalque, dont le bois de sapin vulgaire apparut à mon esprit sans énergie ; çà et là l’or et l’argent se soulevaient, et je vis que c’était du papier décollé. Et alors la pensée me vint subitement que peut-être la faculté d’idéaliser appartient à l’homme équilibré, bien portant, reposé. Voir la réalité sans parvenir à lui donner le sens mystérieux qu’elle prend pour les forts, qu’elle a pour l’humanité, depuis que l’humanité vit, agit, pense, marche, c’est peut-être n’être plus qu’une race affaiblie, vouée à toutes les défaites ! Il y a un certain degré de puissance physique qui donne aux yeux mêmes, aux yeux du corps, la faculté de voir plus beau, de voir, dans les choses matérielles, le sens de la vie qu’elles ont ou que les hommes ont voulu leur imprimer.

L’idéal est la fleur même de la force équilibrée.

De grands esprits cependant se sont faits, dans l’art, les champions de la réalité sans idéal. Ma conviction, aujourd’hui, est qu’ils ont réagi contre leur conception instinctive du monde. Ils ont cru que le monde abandonnait l’idéal, et, résolus à le copier expérimentalement, ils ont retiré l’idéal de leur œuvre, parce qu’ils s’en sont retirés eux-mêmes. Effort vain ! Pour leur plus grande gloire, quelque chose d’eux a passé dans leur œuvre. Elle porte la marque de la pitié, de l’amour pour les hommes. Le plus célèbre d’entre eux évolue d’ailleurs visiblement vers l’idée de bonté, — longtemps opposée, par erreur, à l’idée de force, — et, sur la large pyramide de son œuvre réaliste, ses ouvrages nouveaux allumeront décidément le phare de l’idée généreuse et rédemptrice.

L’expression des visages, le regard sont des choses matérielles, mais combien inexprimablement pénétrés d’esprit ! Soignez les corps, vous élevez les âmes. L’esprit raille quelquefois la force. Pourquoi ? c’est elle qui protège le droit. Bien plus, elle seule est capable de le concevoir ! Elle seule donne ou laisse aux corps la faculté délicate, l’énergie subtile, impondérable, inexprimable, nécessaire à le créer.

La force prime le droit quand le droit cesse d’avoir pour lui les forces physiques, qui sont le soutien et l’origine de l’idéal.

Spiritualistes ou non, acceptons l’homme tout entier, force et droit, matière et pensée, réalité et idéal. Il n’y a plus désormais de poésie dans les nuages et qui ait le droit de se désintéresser des sentiments humains, mais il n’y a aucun homme qui, travaillant au bien-être matériel, — ce grand désir des sociétés modernes, — puisse se passer d’idéal, c’est-à-dire d’une conception. d’amour, de progrès et de justice. Sans idéal, il reste des réalités présentes, mais il n’y a plus d’avenir meilleur. L’idéal est le devenir, déjà conçu dans l’esprit, déjà formulé par des paroles, d’une France triomphante et d’un monde nouveau, où la fraternité humaine existera, et que sera-ce, sinon une parole réalisée !

Si la force se fait assez puissante, elle n’aura même plus besoin d’agir contre personne. Elle demeurera la tranquille, l’imposante gardienne du droit, debout à ses côtés.

Ce respect de la force armée et imposante, ce sera la plus belle des victoires, celle qui ne traîne à sa suite ni cris, ni sang, ni deuil, — la victoire de la Paix !