La franc-maçonnerie et la révolution française/Texte
Mesdames et Messieurs, quel a été, en 1789, en 1792 et en 1793, le rôle exact de la Franc-Maçonnerie dans la Révolution française ? Les documents authentiques, émanant de la Maçonnerie elle-même, ne peuvent pas, on le comprend, ne pas être rares sur ce point. Une société secrète ne serait pas une société secrète, si elle ne prenait pas le plus grand soin de cacher tout ce qui peut renseigner sur elle, et les témoignages positifs, là où par principe on les supprime, ne peuvent nécessairement pas abonder. Néanmoins, si le véritable témoignage nous fait souvent ainsi défaut, il n’en est pas de même de certains faits, singulièrement saisissants, et qui en arrivent, rapprochés les uns des autres, à produire une lumière presque aussi probante que la lumière même des documents. Or ces faits-là sont innombrables, et la démonstration qui en résulte, c’est qu’il n’est peut-être pas une seule des grandes journées de la Révolution qui n’ait pas été, plus ou moins longtemps à l’avance, machinée et répétée dans les Loges, comme on répète et comme on machine une pièce dans un théâtre… Suivez donc avec un peu d’attention les faits qui vont vous être exposés, et vous verrez, comme de vos yeux, tout un grand pays violemment transformé, par la plus évidente des conspirations, en une immense et véritable Loge. Vous le verrez jeté par force dans toute une succession d’épreuves maçonniques graduées, dont les premières dissimulaient soigneusement le secret final, mais dont la dernière, dès le début, avait toujours dû être le meurtre du Roi, pour aboutir au but suprême et caché, c’est-à-dire à la destruction de la nationalité elle-même !
Avant d’en arriver aux faits particuliers, nous constaterons d’abord un grand fait général, c’est que l’histoire de la Révolution a toujours joui, jusqu’ici, du privilège singulier d’être acceptée comme histoire, sans que personne, au fond, l’ait jamais expliquée. D’après les documents les moins niables, et contrairement à une légende audacieusement fabriquée, la nation française, comme masse populaire, en dehors d’une certaine noblesse, d’un certain clergé et d’une certaine bourgeoisie, était alors profondément catholique et royaliste. Au moment même où on massacrait les prêtres, où l’on détruisait avec le plus de rage tout ce qui était de la Religion traditionnelle, on avait dû renoncer à interdire les processions dans Paris, où le peuple, comme l’établissent aujourd’hui les témoignages les plus précis, obligeait, en pleine Terreur, les patrouilles de sectionnaires à rendre dans la rue les honneurs au saint Sacrement[1]. Quant au culte envers le prince, il se prouve par les manifestations mêmes dirigées contre sa personne. Pendant deux ans, la Révolution se fait au cri de Vive le Roi ! Ensuite, la plupart même des hommes et des femmes d’émeute, soldés pour outrager le souverain, sont tout à coup ressaisis, en face de lui, de l’insurmontable amour de leur race, pour le descendant de ses monarques[2]. Toute leur exaltation, en sa présence, tourne, comme en octobre 1789, en respect et en tendresse. Que voit-on, au retour de Varennes, pendant que la famille royale prend son repas ? On voit le député révolutionnaire Barnave se tenant respectueusement debout derrière le Roi, et le servant comme un valet de chambre ! Et ce sentiment catholique et royaliste, presque général à cette époque, se confirme, de façon certaine, par les chiffres mêmes des élections. Dès 1790, les ennemis de la Religion et de la Monarchie ne sont plus élus partout que par le dixième, puis par le quinzième, puis par le vingtième des électeurs. Taine constate, à Paris, aux assemblées primaires de 1791, un an déjà avant le 10 août, plus de soixante-quatorze mille abstenants sur quatre-vingt-un mille deux cents inscrits[3] ! N’est-il pas rigoureusement vrai, en conséquence, que la Révolution, considérée comme mouvement national, ne peut pas s’expliquer ? On comprend une nation comme l’Amérique, chez qui la domination anglaise est impopulaire, et qui s’en débarrasse. On ne comprend pas une nation qui a la Religion et la Monarchie dans le sang, qui les veut, qui ne veut qu’elles, et qui les renverse avec fureur. Et cette Révolution-là est tellement inexplicable que tous les historiens, quels qu’ils soient, renoncent, en réalité, à l’expliquer, car les explications par la « fatalité », la « Providence », la « force des choses », le châtiment divin, ou l’ « anarchie spontanée », les seules qu’on nous ait encore données, ne sont pas des explications. Nous sommes donc bien devant une « inconnue », devant un X, et ce qui ajoute encore à l’énigme, ce sont ces révolutionnaires en nombre infime, qui ne sont pas dix mille électeurs sur cent mille, qui ne représentent pas la France, et qui, avec cela, non seulement appellent leur révolution la Révolution française, mais lui attribuent encore, en outre, un caractère universel. Ils ne sont même pas la nation qu’ils disent être, ils prétendent néanmoins régenter toutes les autres nations au nom de cette nation qu’ils ne sont pas, et personne, cependant, ne songe à leur demander comment ils se trouvent ainsi représenter tout le monde en ne représentant personne !… Eh bien, nous allons le leur demander, et, s’ils ne nous répondent pas toujours eux-mêmes, toute une série de faits nous répondra pour eux…
Où en était, au dix-huitième siècle, la Franc-Maçonnerie en France ? Elle y daterait, exactement, d’après ses propres annuaires, de soixante-quatre ans avant la Révolution, de 1725, et ses deux premiers grands maîtres auraient été deux Anglais, lord Derwentwater, et lord Harnouester. Elle est ensuite présidée par un grand seigneur français, le duc d’Antin, puis par un prince du sang, Louis de Bourbon, comte de Clermont, puis, de 1771 à 1793, par le duc de Chartres, plus tard duc d’Orléans, et, plus tard encore, Philippe-Egalité[4]. En outre, et comme parenthèse, nous pouvons encore faire quelques remarques intéressantes. On sait que la première manifestation révolutionnaire du tiers état, en 1789, fut de s’ériger, à Versailles, en Assemblée nationale, et que la formule fameuse : déclarer la patrie en danger devait devenir sacramentelle en 1792. Or, en 1771, à la suite de graves crises intérieures, la Maçonnerie… se déclare en danger. Elle appelle à Paris des délégués de tous les points de la France, et ces délégués, dix-huit ans déjà avant 1789, se réunissent… en assemblée nationale. De plus, les premiers maçons établis en France, vers 1723, étaient des Jacobites, et le grand club directeur de la Révolution est le Club des Jacobins. Condorcet, dans la Septième époque des Progrès de l’esprit humain, désigne la Franc-Maçonnerie comme une continuation mystérieuse de l’Ordre des Templiers, et Louis XVI a pour prison… le Temple, ancien asile de ces mêmes Templiers[5]. La grande assemblée annuelle des francs-maçons s’appelle le Convent, et la plus fameuse assemblée révolutionnaire s’appellera la Convention. La Maçonnerie, quand elle avait à proscrire un adepte, le déclarait… suspect, et chacun sait comment, sous la Terreur, on était déclaré suspect. D’après Louis Blanc, le récipiendaire, en Maçonnerie, se coiffait d’un bonnet, pendant qu’on lui disait : « Ce bonnet vaut mieux que la couronne des rois… » Or, l’orateur, au Club des Jacobins, se coiffait du bonnet rouge. Enfin, l’une des épreuves de la Franc-Maçonnerie, avant la Révolution, consistait à faire opérer au dignitaire maçonnique l’exécution en effigie d’un roi de France sur un mannequin représentant Philippe le Bel, le prince même qui avait exterminé l’Ordre des Templiers, et l’acte suprême de la Révolution devait être, de même, l’exécution du Roi[6]… Doit-on donner, d’ailleurs, à ces premières remarques plus d’importance qu’elles n’en comportent ? Non, et ce sont peut-être là de pures coïncidences. Mais nous pouvons déjà, cependant, avec ces coïncidences, nous sentir dans une certaine atmosphère[7].
En somme, comme en témoigne la liste de ses grands maîtres, la Franc-Maçonnerie, dans la période immédiatement antérieure à la Révolution, ne cesse pas de suivre, malgré ses crises, une marche ascendante rapide. Elle devient à la mode, finit par faire fureur et le Grand Orient en arrive à créer ces fameuses Loges d’adoption où les femmes étaient admises. Les récipiendaires femmes, nous apprend M. d’Alméras, auteur d’une récente histoire de Cagliostro[8], et qui ne semble l’ennemi ni de Cagliostro, ni des Loges, sont des « actrices, des danseuses, des bourgeoises ou des grandes dames sans préjugés ». Alors, en résumé, la Franc-Maçonnerie, au moins en apparence, consiste surtout en bals, en banquets, en démonstrations de bienfaisance. En 1775, la duchesse de Bourbon recevait le titre de grande maîtresse de toutes les Loges d’adoption de France, le duc de Chartres l’installait lui-même dans ce pontificat féminin, au milieu de fêtes magnifiques, et on faisait une quête, à la fin du banquet, en faveur « des pères et mères retenus en prison pour n’avoir pas payé les mois de nourrice de leurs enfants ».
Telle est, pendant toute cette période, la façade de la Franc-Maçonnerie. Elle est à la fois somptueuse et amusante, avec la promesse d’un mystère, probablement inoffensif, et peut-être même agréable, à l’intérieur de la maison. Sous prétexte de philanthropie, on s’y divertit énormément. On s’y mêle entre gens de la bonne société et de la moins bonne, dans l’illusion d’une égalité sociale qui ne manque pas toujours de piment. On se donne la sensation d’une vie en double où l’on s’appelle de noms de guerre, en échangeant des mots de passe. On se procure le petit frisson d’attendre quelque chose de secret qui sera peut-être défendu. On joue en grand, en un mot, à ces jeux innocents qui ne le sont pas toujours, et un prodigieux enjouement jette toute la société dans ce jeu-là. Les plus honnêtes gens s’en mettent, et Marie-Antoinette écrit, à cette époque, à Mme de Lamballe : « J’ai lu avec grand intérêt ce qui s’est fait dans les loges franc-maçonniques que vous avez présidées, et dont vous m’avez tant amusée. Je vois qu’on n’y fait pas que de jolies chansons, et qu’on y fait aussi du bien[9]. »
N’existait-il donc, cependant, aucun motif de se méfier ? Si, et certains États, dès le milieu du dix-huitième siècle, chassaient assez rudement ces francs-maçons qui s’attachaient en France, avec une si extraordinaire activité, à amuser les Français, à les faire danser, à chatouiller leur frivolité. Le pape Clément XII, en outre, avait lancé contre eux une bulle assez suggestive, dans laquelle il les comparait « aux voleurs qui percent la maison[10] ». On pouvait donc, dès ce moment-là, ne pas déjà voir dans les Loges de simples lieux d’amusements, comme la malheureuse Marie-Antoinette, et la vue seule des fêtes qui s’y donnaient causait, d’ailleurs, à beaucoup de gens un inexprimable malaise. Ils ne pouvaient pas dire pourquoi ils l’y ressentaient, mais ils l’y ressentaient, et il suffit, pour s’en convaincre, de lire certain passage des Mémoires de Barruel. Il avait émigré à Londres après 1792, et, comme tout le monde, avant la Révolution, avait été sollicité de prendre part à des réunions maçonniques.
« Depuis plus de vingt ans, raconte-t-il, il était difficile de ne pas rencontrer en France quelques-uns de ces hommes admis dans la Société maçonnique. Il s’en trouvait dans mes connaissances, et parmi ceux-là plusieurs dont l’estime et l’amitié m’étaient chères. Avec tout le zèle ordinaire aux jeunes adeptes, ils me sollicitaient de me faire inscrire dans leur confrérie. Sur mon refus constant, ils prirent le parti de m’enrôler malgré moi. La partie fut liée. On m’invite à dîner chez un ami ; je me trouve seul profane au milieu des maçons… Le repas terminé, les domestiques renvoyés, on propose de se former en loge et de m’initier… Je persiste dans mon refus, et surtout dans celui de faire le serment de garder un secret dont l’objet m’est inconnu… On me dispense du serment… Je résiste encore… On insiste… Je m’obstine… Au lieu de répliquer, on se forme en loge, et alors commencent toutes ces singeries et ces cérémonies puériles que l’on trouve décrites dans divers livres maçonniques. Je cherche à m’échapper ; l’appartement est vaste, la maison écartée, les domestiques ont le mot, toutes les portes sont fermées… il faut bien se résoudre à laisser faire. On m’interroge, je réponds presque à tout en riant ; me voilà déclaré apprenti, et tout de suite compagnon. Bientôt même c’est un troisième grade, c’est celui de maître qu’il faut me conférer. Ici, l’on me conduit dans une vaste salle… Jusque-là, je ne voyais que jeu et puérilité, mais je n’avais déplu par aucune réponse… Enfin, survient cette question que me fait gravement le Vénérable : Êtes-vous disposé, mon frère, à exécuter tous les ordres du Grand-Maître de la Maçonnerie, quand même vous recevriez des ordres contraires de la part d’un roi, d’un empereur, ou de quelque autre souverain que ce soit ? — Ma réponse fut : Non ! — Le Vénérable s’étonne, et reprend « Comment, non ! Vous ne seriez donc venu parmi nous que pour trahir nos secrets ! Vous ne savez donc pas que de tous nos glaives il n’en est pas un seul qui ne soit prêt à percer le cœur des traîtres ! Dans cette question, dans tout le sérieux et les menaces qui l’accompagnaient, je ne voyais encore qu’un jeu ; je n’en répondis pas moins négativement… À l’exception du Vénérable, tous les Frères gardaient un morne silence, quoiqu’ils ne fissent, dans le fond, que s’amuser de cette scène. Elle devenait encore plus sérieuse entre le Vénérable et moi. Il ne se rendait pas, il renouvelait toujours sa question… À la fin, je me sens excédé. J’avais les yeux bandés, j’arrache le bandeau, je le jette par terre, et, en frappant du pied, je réponds par un non, accompagné de tout l’accent de l’impatience… À l’instant, toute la loge part de battements de mains en signe d’applaudissement. Le Vénérable donne alors des éloges à ma constance : Voilà, dit-il, les gens qu’il nous faut, des hommes de caractère, et qui sachent avoir de la fermeté… » Quel était, cependant, quelques années plus tard, l’épilogue de cette plaisanterie ? « Je dois, dit Barruel, rendre cette justice à ceux qui m’avaient reçu, que, lors de la Révolution, ils se sont tous montrés bons royalistes, à l’exception du Vénérable que j’ai vu donner à plein collier dans le Jacobinisme… »
Une société « maçonnisée », c’est donc bien celle qui précède immédiatement la Révolution. Elle s’est « maçonnisée » pour s’amuser, mais elle s’est « maçonnisée ». C’est l’atmosphère en dehors de laquelle il ne faut pas même essayer de voir cette époque, sous peine de n’en rien voir de vrai. Il y a partout, à ce moment-là, comme dans la scène racontée par Barruel, vingt ou trente francs-maçons qui le sont par mode, par snobisme, par besoin de fêtes et de plaisir, et parmi eux un certain « Frère », qui a l’air d’être comme eux, mais qui n’est pas comme eux, et qui est là, comme dit le Pape, pour « percer la maison », pendant qu’on s’y divertit. Et le « maçonnisme », dès trente ou quarante ans avant 1789, est si bien déjà devenu l’ambiance générale, que les philosophes, en réalité, ne répandent pas simplement leur philosophie par leurs écrits, mais se conjurent maçonniquement pour la répandre, et dans le sens rigoureux du mot… Écoutez Voltaire dans sa correspondance : « Il faut, écrit-il, agir en conjurés, et non pas en zélés… Que les philosophes véritables fassent une confrérie comme les Francs-Maçons… Que les mystères de Mithra ne soient pas divulgués… Frappez, et cachez votre main… » La margrave de Bareith, la princesse Wilhelmine, devient pour lui la « sœur Guillemette », et lui adresse elle-même des lettres commençant par ces mots : « La sœur Guillemette au frère Voltaire. » Il avoue lui-même, dans des lettres qui sont célèbres, qu’il « rend le pain bénit », et qu’il « communie » par imposture, afin de mieux tromper les gens. À un certain moment, il entreprend toute une intrigue, dans le but de faire reconstruire le Temple de Jérusalem[11] ! À un autre moment, il entreprend encore une autre intrigue, d’accord avec d’Alembert, pour arriver à décider Louis XV à fonder dans tout le royaume des écoles professionnelles gratuites, où, sous le couvert d’un soi-disant enseignement professionnel, on devait enseigner clandestinement au peuple la révolte et la sédition. Bertin, l’administrateur de la cassette royale, avait fini par se décider à couper court à ce complot. Il avait fait une enquête, et qu’avait-il découvert ? Toute une conspiration de colporteurs qui couraient les campagnes, et y vendaient, à des prix insignifiants, des ouvrages incendiaires dont on leur remettait gratuitement des quantités[12]. Des maîtres d’école étaient déjà même affiliés à la conjuration, et notamment dans les environs de Liège, où ils lisaient à des enfants, dans des réunions secrètes, des livres qu’on leur expédiait par ballots. Et ces maîtres d’école étaient précisément ceux qui, publiquement, à l’exemple de Voltaire, et comme par un mot d’ordre, accomplissaient leurs devoirs religieux avec la dévotion la plus démonstrative ! Plus de vingt ans après, en 1789, entre les atrocités de la prise de la Bastille et celles des massacres d’octobre, un M. Leroy, lieutenant des chasses royales, s’écriait avec des sanglots, dans un dîner raconté par Barruel, et qui avait lieu chez M. d’Angevilliers, intendant des Bâtiments du Roi :
« J’étais le secrétaire du Comité à qui vous devez cette Révolution et j’en mourrai de douleur et de remords !… Ce Comité se tenait chez le baron d’Holbach… Nos principaux membres étaient d’Alembert, Turgot, Condorcet, Diderot, La Harpe, et ce Lamoignon qui s’est tué dans son parc !… La plupart de ces livres que vous avez vus paraître depuis longtemps contre la religion, les mœurs et le gouvernement étaient notre ouvrage, et nous les envoyions à des colporteurs qui les recevaient pour rien, ou presque rien, et les vendaient aux plus bas prix… Voilà ce qui a changé ce peuple, et l’a conduit au point où vous le voyez aujourd’hui… Oui, j’en mourrai de douleur et de remords… »
Et ce témoignage de Barruel, ces cris de remords de M. Leroy au diner de M. d’Angevilliers, pourraient-ils être contestés ? Non ! Car voici, en date du mois de mars 1763, des lettres de Voltaire qui les confirment par anticipation :
« Pourquoi les adorateurs de la raison, écrivait-il alors à Helvetius, restent-ils dans le silence et dans la crainte ? Qui les empêcherait d’avoir chez eux une petite imprimerie et de donner des ouvrages utiles et courts, dont leurs amis seraient les seuls dépositaires ? C’est ainsi qu’en ont usé ceux qui ont imprimé les dernières volontés de ce bon et honnête curé Meslier… » Et il ajoute : « On oppose ainsi, au Pédagogue chrétien et au Pensez-y bien, de petits livres philosophiques qu’on a soin de répandre partout adroitement. On ne les vend point, on les donne à des personnes affidées, qui les distribuent à des jeunes gens et à des femmes… »
En réalité, la conjuration philosophique n’avait que très peu perverti le peuple, et par une excellente raison, c’est que le peuple ne savait pas lire. Elle avait surtout empoisonné les hautes classes. Mais cette philosophie qui est une conjuration, et qui machine, dans le mystère, avec des masques et des trahisons, l’application de ses préceptes, n’est-elle pas, pour une époque, toute une caractéristique ? Et elle n’est cependant encore qu’une demi-conjuration. Elle ne représente que des préliminaires, et c’est seulement avec l’Illuminisme que nous allons voir entrer en scène la conjuration véritable, celle de la subversion sauvage, et où s’annoncent, par avance, toutes les atrocités de la Terreur.
L’Illuminisme est peu connu, sinon même presque inconnu, et c’est pourtant l’Illuminisme qui, en très grande partie, a bouleversé et ensanglanté le monde, il y a un peu plus d’un siècle. C’est encore la continuation directe de l’Illuminisme qui le bouleverse ou qui le menace aujourd’hui, et son fondateur est un Allemand, Weishaupt, professeur de droit au collège d’Ingolstad. À Ingolstad même, où il professait, Weishaupt, en 1776, posait en secret les fondements de la secte, et voici, d’après sa correspondance, ses instructions écrites et son code, ce qu’était cette association.
Écoutez d’abord la doctrine : « La nature a tiré les hommes de l’état sauvage et les a réunis en sociétés civiles. De nouvelles associations (c’est-à-dire les sociétés secrètes) s’offrent à un choix plus sage, et, par elles, nous revenons à l’état d’où nous sommes sortis (c’est-à-dire à l’état sauvage) non pour parcourir de nouveau l’ancien cercle, mais pour mieux jouir de notre destinée… » Le but et la doctrine de l’Illuminisme sont donc bien clairs, et c’est, en propres termes, le retour à l’état sauvage. Nous en sommes sortis, il faut y revenir, ne plus en ressortir, et établir seulement la sauvagerie nouvelle, au milieu de cette forêt perfectionnée que peut devenir la civilisation. Écoutez maintenant le développement : « À l’origine des nations et des peuples, le monde cessa d’être une grande famille… le grand lien de la nature fut rompu… Le nationalisme, ou l’amour national, prit la place de l’amour général. Alors, ce fut une vertu de s’étendre aux dépens de ceux qui ne se trouvaient pas sous notre empire. Cette vertu fut appelée patriotisme, et celui-là fut appelé patriote, qui, juste envers les siens, injuste envers les autres, prenait pour des perfections les vices de sa patrie… » Et l’Illuminisme, en premier lieu, veut ainsi détruire les patries, mais il ne s’arrête pas là, et vise ensuite ce qu’il appelle le localisme, c’est-à-dire la cité, puis la famille elle-même : « Et, dès lors, continue Weishaupt, pourquoi ne pas donner encore à cet amour de la patrie des limites plus étroites ? Celles des citoyens vivant dans une même ville, ou bien celles des membres d’une même famille ?… Aussi vit-on alors du patriotisme naître le localisme, puis l’esprit de famille… Ainsi, l’origine des États, des gouvernements, de la société civile, fut la semence de la discorde… Diminuez, retranchez cet amour de la patrie, et les hommes, de nouveau, apprennent à se connaître et à s’aimer comme hommes… » Et L’Illuminisme bénit maçonniquement les hommes qui n’ont plus ni patrie, ni cité, ni famille, ni lois, et dont les bandes errantes ne se fixent nulle part. Il conclut enfin, en s’écriant, dix ans avant 1789 : « Oui, les princes et les nations disparaîtront de dessus la terre ! Oui, il viendra ce temps où les hommes n’auront plus d’autre loi que le livre de la nature ; cette Révolution sera l’ouvrage des sociétés secrètes… Tous les efforts des princes pour empêcher nos projets sont pleinement inutiles. Cette étincelle peut longtemps encore couver sous la cendre, mais le jour de l’incendie arrivera ! » Et comment, par quels procédés, Weishaupt va-t-il conduire l’Illuminisme à son but ? Par quelles voies et par quels moyens va-t-il ramener l’humanité à l’état sauvage ? C’est surtout ici que se révèle l’Illuminisme, et le grand moyen, c’est, en tout et toujours, un profond secret, le mensonge et la trahison expressément ordonnés, ou la violence la plus sauvage, dès qu’elle est devenue possible. L’illuministe peut avoir tous les vices, mais ne doit jamais se montrer, en même temps, que sous le plus parfait extérieur d’honorabilité et de vertu. « Appliquez-vous, prescrit Weishaupt dans son code, à la perfection intérieure et extérieure. » Et qu’entend-il par cette double perfection ? Il l’explique suffisamment dans le triple précepte que voici : « Tais-toi, sois parfait, masque-toi. » Il organise ainsi tout un système de recrutement clandestin, et le fait exercer par des « Frères » qu’il appelle du nom significatif de « Frères insinuants ». Il projette aussi un ordre de femmes, et il le formule comme il suit : « Cet ordre aura deux classes ayant chacune leur secret à part ; la première sera composée de femmes vertueuses, et la seconde de femmes légères… » De même, il s’ingénie avec le plus grand soin à bien attribuer aux adeptes le rôle qui leur convient spécialement. « Attachez-vous, prescrit-il aux Frères insinuants, à des hommes bien faits, beaux garçons. Quand on sait les former, ils sont plus propres aux négociations. Ils ne sont pas de ceux qu’on peut charger d’une émeute ou du soin de soulever le peuple, mais c’est pour cela aussi qu’il faut savoir choisir son monde… » Et où va-t-il recruter ses adeptes ? Partout, mais surtout dans les mondes où l’on ne se doute pas qu’il puisse en avoir, et il ordonne : « Vous devez sans cesse former de nouveaux plans afin de voir comment on peut, dans vos provinces, s’emparer de l’éducation publique, du gouvernement ecclésiastique, des chaires d’enseignement et de prédication… » Et comment se fait un adepte ? L’adepte prend d’abord un nom secret, approprié à son caractère, et qu’il portera dans l’Ordre. Ensuite, on lui fait faire, par écrit, la confession détaillée de toute sa vie, et on garde toujours cette confession écrite, par laquelle on le tient pour l’avenir. Puis, sans qu’il s’en doute, on l’entoure d’espions, appelés « Frères scrutateurs », et Weishaupt, ici, adresse à ces « scrutateurs » environ quinze cents questions sur les goûts, les relations, la vie, les vices, et les moindres habitudes de l’espionné. Il va jusqu’à leur enjoindre de savoir « s’il est dormeur, s’il rêve et s’il parle en rêvant, s’il est facile ou difficile à réveiller, et quelle impression fait sur lui un réveil subit ». Et quel personnage pourra être, dans la vie, l’illuministe éprouvé par toutes ces épreuves ? « Il pourra, stipule le code, avoir l’air de remplir quelque fonction publique, en faveur de ces mêmes puissances dont la destruction doit être son unique objet. » Et Weishaupt conclut textuellement : « Ainsi, tous les membres de ces sociétés tendant au même but, s’appuyant les uns sur les autres, et dont le vœu est une révolution universelle, doivent chercher à dominer invisiblement, et sans apparence de moyens violents, sur les hommes de tout état, de toute nation, de toute religion, souffler partout un même esprit dans le plus grand silence et avec toute l’activité possible… » Puis, il ajoute : « Cet empire une fois établi par l’union et la multitude des adeptes, que la force succède à l’empire invisible ! Liez les mains à tous ceux qui résistent ! Subjuguez, étouffez la méchanceté dans son germe ! Écrasez tout ce qui reste d’hommes que vous n’aurez pas pu convaincre !… » Et quelle physionomie, avec tout cela, Weishaupt veut-il habituellement, dans le monde et la société, à cet illuministe qui doit si sauvagement travailler à les détruire ? Écoutez bien encore : « Il aura l’air d’un homme qui ne cherche que le repos et qui s’est retiré des affaires[13]… »
Eh bien, l’illuminisme correspondait si bien, à l’époque où il apparut, à tout ce qui était le fond de toute Franc-Maçonnerie, qu’il absorbait et fondait en lui, de 1780 à 1789, presque toutes les Loges du monde entier, et passait pour y compter, dès 1782, environ trois millions d’adeptes. L’immense majorité, d’ailleurs, ignorait absolument toutes ces instructions et tout ce code de brigands. Elle ignorait encore bien davantage ce qui n’y était même plus écrit. Mais un vaste mouvement illuministe n’en entraînait pas moins les Loges de tous les pays, comme un mouvement maçonnique avait déjà, précédemment, entraîné la société, et Weishaupt, en 1781, convoquait pour l’année suivante, à Wilhelmsbad, un grand congrès de la Franc-Maçonnerie universelle, où les délégations arrivaient en masse, de France, de Belgique, de Suède, d’Italie, d’Angleterre, d’Espagne, d’Amérique, de tous les points du globe ! Est-il exact, comme on l’a dit, qu’on ait arrêté, dix ans d’avance, dans cette tenue de Wilhemsbad, la mise à mort de Louis XVI et presque toute la Terreur ? On peut affirmer, dans tous les cas, que, trois ans plus tard, la mort du roi de Suède et celle de Louis XVI étaient décidées dans une tenue de Francfort, en 1785, comme l’atteste une lettre du cardinal Mathieu, archevêque de Besançon, rappelée et citée dans la France juive, de Drumont :
« Il y a dans mon pays, écrit le cardinal Mathieu à la date du 7 avril 1875, un détail que je puis vous donner comme certain. Il y eut à Francfort, en 1785, une assemblée de Franc-Maçons où furent convoqués deux hommes considérables de Besançon, qui faisaient partie de la Société, M. de Reymond, inspecteur des postes, et M. Maire de Bouligney, président du Parlement. Dans cette réunion le meurtre du roi de Suède et celui de Louis XVI furent résolus. MM. de Reymond et de Bouligney revinrent consternés, en se promettant de ne jamais remettre les pieds dans une Loge, et de se garder le secret. Le dernier survivant l’a dit à M. Bourgon… Vous avez pu en entendre parler ici, car il a laissé une grande réputation de probité, de droiture et de fermeté parmi nous. Je l’ai beaucoup connu, et pendant bien longtemps, car je suis à Besançon depuis quarante-deux ans. »
Ce qu’on sait aussi, et avec certitude, c’est que la réunion de Wilhemsbad, en 1782, avait un épilogue dans le genre des révélations désespérées du malheureux M. Leroy. Le comte de Virieu, sur qui les Illuministes avaient cru pouvoir compter, et qui avait fait partie de la délégation française, revenait terrifié du Congrès, déclarait quitter la secte, et disait au baron de Gilliers :
« Je ne vous révélerai pas ce qui s’est passé ; ce que je puis seulement vous dire, c’est que tout ceci est autrement sérieux que vous ne pensez. La conspiration qui se trame est si bien ourdie qu’il sera pour ainsi dire impossible à la Monarchie et à l’Église d’y échapper[14]. »
Et le comte de Virieu n’était pas le seul terrifié par ces assises et qui se retirait alors de la Maçonnerie avec épouvante. D’autres faisaient comme lui, et le marquis Costa de Beauregard raconte, dans le Roman d’un Royaliste, la fin tragique d’un de ceux-là, du vicomte de Wall, ami des Virieu et des Rohan-Chabot. Le vicomte de Wall reçoit un jour une lettre à laquelle il se trouble, déclare qu’il s’agit d’un rendez-vous à Fontainebleau, s’y rend, et s’y rencontre, en effet, avec des individus qu’on devine allemands à leur façon de parler. Puis, on déjeune, on part pour la forêt, et personne n’en revient. Fatigué d’attendre, le cocher du vicomte, au bout de quatre jours, retourne seul à Paris, et le chien d’un garde, quelques semaines plus tard, découvrait sous un tas de feuilles sèches, dans un fossé de la forêt, un cadavre enveloppé dans un manteau… C’était celui de M. de Wall !
Enfin, c’est également encore à cette époque que l’écrivain Cazotte, qui avait appartenu aux Illuministes français, faisait un soir, dans un diner, cette soi-disant prophétie dont la réalisation devait, évidemment, comporter une part de coïncidence, mais qui était aussi, avant tout, comme celles de Cagliostro, et sans aucun doute possible, de l’information anticipée. Il disait aux convives qui s’en amusaient beaucoup, trois ou quatre ans avant 1789 : « Vous, Monsieur Bailly, et vous, Monsieur de Malesherbes, vous mourrez sur l’échafaud… Vous, Madame, on vous conduira en charrette, les mains liées derrière le dos, à la place des exécutions. — Mais, Monsieur le prophète, lui répondait en riant la duchesse de Grammont, ne me laisserez-vous pas au moins un confesseur ? — Non, Madame, non, lui répondait Cazotte énigmatique, non, vous n’en aurez pas, et le dernier supplicié qui en aura un, ce sera le roi[15] !… »
Nous voici donc arrivés à la Révolution même, à cette série de journées tragiques que les historiens n’expliquent pas, mais que nous allons peut-être, à présent, voir s’expliquer à la lumière des Loges…
Quel est, en France et à Paris, à la veille même de 1789, l’état de la Franc-Maçonnerie ? Nous constatons ici un certain nombre de faits d’une importance capitale. Premier fait : la statistique même des Loges en 1787, que nous fournit Barruel, et que voici : « En France seulement, le tableau de la correspondance du Grand-Maître, le duc Philippe d’Orléans, ne nous montre pas moins de deux cent quatre-vingt-deux villes ayant chacune des Loges régulières. Dans Paris seulement, on en comptait quatre-vingtune…, seize à Lyon…, sept à Bordeaux…, cinq à Nantes…, six à Marseille…, dix à Montpellier…, dix à Toulouse… Et le même tableau des correspondances, imprimé pour l’usage des Frères, nous montre dirigées par le même Grand-Maître, les Loges de Chambéry en Savoie, de Locle en Suisse, de Bruxelles dans le Brabant, de Cologne, de Liège, de Spa[16]… » Et toutes ces Loges sont reliées les unes aux autres. Un seul mot d’ordre, lancé de Paris, est porté à toutes, où chaque vénérable est engagé par serment à le faire exécuter. C’est la centralisation maçonnique, précédant la centralisation révolutionnaire, et manœuvrant déjà comme un immense mécanisme… Second fait : nous trouvons, dans les Loges de Paris, tous les hommes que nous retrouverons, deux ou trois ans plus tard, dans les clubs, les émeutes, les comités, les journaux et les assemblées. C’est la Loge des Neuf sœurs où nous voyons Condorcet, Brissot, Garat, Bailly, Camille Desmoulins, Fourcroy, Danton, Chénier, Lamettrie, Champfort, Rabaud-Saint-Etienne. C’est la Loge la Candeur, ou nous rencontrons Lafayette, les frères Lameth, Laclos, Sillery, le duc d’Aiguillon, et le fameux docteur Guillotin. Ce sont encore d’autres Loges où nous rencontrerons également Fauchet, Sieyès, dom Gerle, Carra, Chabot, Pélion, Barnave, Guadet, Mirabeau, Duport, Pastoret, Marat, Robespierre, et, avec eux, une quantité considérable de grands seigneurs, le duc de la Rochefoucauld, le prince de Broglie, le comte de Castellane, le comte d’Aumont, le vicomte de Noailles, le comte de Praslin, le marquis de Montalembert, le vicomte de Damas, le comte de Montmorin… Tous aussi, un peu plus tard, joueront le rôle le plus en vue, au début du drame révolutionnaire… Troisième fait : toutes ces Loges, à Paris et dans toute la France, ont été illuminisées par l’intermédiaire de la Loge les Amis réunis, installée rue de la Sourdière, et présidée par Savalette de Lange. Ce Savalette de Lange est garde du Trésor royal de Louis XVI, mais se révélera ensuite, lorsque le moment sera venu, subitement terroriste[17]. Toutes ces Loges avaient donc bien pour mot d’ordre l’une des prescriptions maîtresses du code illuministe : « Le frère illuministe pourra avoir l’air de remplir quelque fonction publique en faveur de ces mêmes puissances dont la destruction est son unique objet… » Quatrième fait, et qui est peut-être le plus saisissant : une modification capitale est introduite, à cette époque, dans le recrutement maçonnique. Les Loges, jusque-là, ne s’affiliaient que des hommes d’un certain rang, des nobles, des artistes, des écrivains, des négociants, des bourgeois, ou même des petits bourgeois, mais ne descendaient jamais plus bas. Tout à coup, en 1787, elles s’affilient des crocheteurs, des portefaix, des rôdeurs, des flotteurs de bois, des « tapedur », et toutes sortes de brigands de rues ou de grands chemins, d’assassins et de malfaiteurs de profession. Subitement aussi, on reçoit en masse, par ordre du grand maître le duc d’Orléans, des multitudes de gardes-françaises, et leurs officiers, francs-maçons de longue date, quittent même alors les Loges, pour ne pas s’y rencontrer, sur le pied de l’égalité, avec leurs subordonnés[18].
Ainsi, la Franc-Maçonnerie au dernier degré de l’extension, de la puissance et de la centralisation, les Loges de Paris réunissant les hommes qui seront tous également ceux de la Révolution, ces Loges ralliées à l’Illuminisme qui poursuit, par la conjuration, le retour à l’état sauvage et la destruction des nationalités, enfin les bandits et les assassins de métier tout à coup recrutés comme « Frères », de même qu’un grand nombre de soldats : voilà exactement où nous en sommes, au moment où vont se succéder, avec une précipitation et une rapidité sans précédents, comme les tableaux machinés d’un opéra, l’apparition du Club des Jacobins, la prise de la Bastille, les incendies des châteaux, les paniques de la province, les journées d’Octobre, le 20 juin, le 10 août, les massacres de Septembre, puis l’emprisonnement du Roi, sa condamnation et sa mort.
Et, d’abord, le Club des Jacobins… Qu’est-ce exactement, que le Club des Jacobins ? Le Club des Jacobins, avec son club central à Paris, et ses clubs correspondants de la province, c’est la Franc-Maçonnerie elle-même, avec ses deux cent quatre-vingt-deux villes déjà fédérées en Loges. Le Club tenait-il vraiment, par une intention mystérieuse, à s’appeler le Club des Jacobins, et choisissait-il, à cet effet, l’ancien couvent des Jacobins, parce que les premiers francs-maçons de France avait été des jacobites ? Ce n’est peut-être là, encore une fois, qu’une coïncidence, mais la coïncidence existe : Jacobites, Jacobins. Quant aux statuts, aux règlements, aux usages, comme à certaines particularités de vocabulaire, le Club des Jacobins reproduit rigoureusement la Franc-Maçonnerie. C’est le même mode d’admission, la même organisation intérieure, les mêmes ramifications extérieures, les mêmes engagements imposés et pris, le même système mécanique de transmission d’ordres et de mots d’ordre. Dans certains cas, on l’a vu, la Maçonnerie vous déclarait suspect, et ce terrible mot de suspect, sous la Révolution, partira des Jacobins. Un autre usage des Loges, nous l’avons déjà vu aussi, était de déclarer la Maçonnerie en danger, et les Jacobins y déclareront la patrie… Un autre usage encore, en Maçonnerie, était de coiffer le récipiendaire d’un bonnet, et l’usage, aux Jacobins, sera de mettre le bonnet rouge.
Voilà donc déjà les Jacobins expliqués autrement que par la force des choses et par la spontanéité… Passons maintenant au 14 juillet, aux paniques, aux massacres et à la mort du Roi.
« Le 14 juillet, raconte Louis Blanc, un inconnu, à la pointe du jour, se présentait au baron de Besenval. « Monsieur le baron, lui dit-il d’une voix brève, aujourd’hui les barrières seront brûlées… N’essayez pas de l’empêcher. Vous sacrifieriez des hommes sans éteindre un flambeau[19]… » Et tout se passait, en effet, comme l’avait dit l’inconnu. Brusquement, toutes les barrières flambent, des bandes sortent de différents côtés, toutes avec la même cocarde, les soldats quittent en masse leurs garnisons, et tout le monde crie : À la Bastille ! En même temps, Paris est soudainement dépavé, couvert de barricades, entouré d’une ceinture d’incendies, et la Bastille est prise d’assaut, ses défenseurs sont massacrés, son gouverneur assassiné, à la stupéfaction du public dont l’immense majorité ne comprit alors absolument rien à cette foudroyante surprise.
Après le 14 juillet, il se produit, simultanément d’un bout du royaume à l’autre, à l’est, à l’ouest, au nord, au midi, dans des localités séparées les unes des autres par cent cinquante et deux cents lieues, une extraordinaire épidémie d’épouvante, dont le récit le plus circonstancié et le plus dramatique est celui de M. Funck Brentano dans son livre les Brigands : « Une rumeur effrayante, raconte M. Funck-Brentano, se répandit sur tous les points du territoire : les brigands, disait-on, arrivent, ils pillent les demeures, incendient les récoltes, égorgent les femmes et les enfants… Dans certaines provinces, celles de l’Ouest que baigne la mer, ce ne fut pas l’arrivée des brigands qui fut annoncée, mais une invasion anglaise… Les Anglais, disait-on, s’avançaient dans le pays, pillant, saccageant, égorgeant… En Dauphiné, on parla d’une invasion de Savoyards ; en Lorraine et en Champagne, c’étaient des reîtres et des lansquenets d’Allemagne qui avaient franchi la frontière, féroces comme au temps des guerres de religion[20]… » À Angoulême, on annonce l’arrivée de quinze mille bandits. À Saint-Etienne-de-Forez, on en annonce quatre mille. À Libourne, l’effroi propagé est tel qu’on renforce les milices. Dans le Limousin, on répand subitement le bruit que tous les bourgs et toutes les villes sont en feu. Dans l’Orléanais, les paysans sont tellement affolés qu’ils s’arment tous de faux et de fourches, et s’enfuient de tous les côtés… Et pas une contrée, pas une ville, pas une localité, n’échappe à ce cri subit, poussé dans les trente-six heures, sur tous les points du territoire : les brigands ! ou : les Anglais ! ou : les Savoyards ! ou : les Allemands ! Partout, au même moment, la France est tout entière affolée, terrifiée, tordue d’épouvante, par un cri qui part comme d’une seule bouche, par un procédé identique sur toute la surface du pays.
Et les assassinats de Foullon et de Berlier !… Écoutons encore Louis Blanc : « Le 20 juillet, Foullon est à la campagne, chez M. de Sartines, à Viry, près de Fontainebleau… Il avait laissé l’ordre qu’on lui envoyât ses lettres… Mais la haine qui poursuivait Foullon était tellement répandue, qu’au lieu de lui remettre les lettres, on courut les porter au syndic du village. Aussitôt, le toscin sonne ; les paysans accourent ; Foullon est découvert et arrêté… » Ici, on ne peut vraiment pas ne pas faire une réflexion. Même en 1789, pour qu’on arrête aussi résolument, avec autant de méthode, de décision, de calme et de diligence, un homme contre qui aucune espèce de mandat n’est lancé, il faut un peu plus qu’une haine vague, si forte qu’on la suppose ; il faut un ordre occulte. Existait-il donc un ordre occulte lancé contre Foullon ? Et qui donc l’avait lancé ?… Mais poursuivons… Foullon, qui a soixante-quatorze ans, est attaché derrière une charrette, amené à Paris, et là, continue Louis Blanc, vers six heures du matin, « il montait les marches de l’Hôtel de ville. Ce fut un grand sujet de trouble pour les membres du Comité permanent… » Et le Comité décide « qu’il sera transporté secrètement, à l’entrée de la nuit, dans les prisons de l’abbaye Saint-Germain ». Mais, par un phénomène à noter, l’arrestation de Foullon est instantanément connue de tout Paris. Et Louis Blanc poursuit : « La place de Grève ne tarda pas à se couvrir de groupes que paraissaient exciter des personnages d’un extérieur élégant, des hommes du monde. On se mit à crier : Foullon ! Foullon ! Nous voulons voir Foullon !… » À l’aspect de ce visage, que la vieillesse marquait de son empreinte, la foule se calma, et déjà elle semblait pencher vers la pitié, lorsque tout à coup un cri s’élève : Qu’on l’amène et qu’il soit jugé ! Au même instant une bande de furieux pénètre dans l’Hôtel de ville, les sentinelles sont culbutées, les barrières brisées, la salle du Comité permanent est envahie[21]… » Et Foullon est d’abord martyrisé, puis pendu, puis abominablement mutilé, non par la foule, mais au contraire malgré la foule, et par un petit groupe de frénétiques qui ont toutes les apparences d’être des frénétiques professionnels…
Et Bertier ?… Arrêté, supplicié, et massacré le même jour, son cas est peut-être encore plus concluant. Bertier est à Compiègne, et y traverse tranquillement une rue, quand deux maçons sautent d’un échafaudage, le saisissent, et déclarent qu’ils ont l’ordre de l’arrêter. Puis, il est aussi ramené à Paris, où une charrette, préparée d’avance, l’attend à la barrière, avec des inscriptions infamantes. Il est ensuite égorgé dans des conditions encore plus horribles que Foullon[22]…
Eh bien, dans cette prise de la Bastille, dans cette terreur répandue en même temps, et comme mécaniquement, dans toute la province, dans les arrestations et les supplices du malheureux Foullon et du malheureux Bertier, est-ce que nous ne sentons pas quelque chose qui ne s’explique pas, mais qu’un rien pourrait expliquer ? Si ! Et les choses s’éclaircissent déjà, pour les paniques de la province, quand on veut bien seulement se rappeler les deux cent quatre-vingt-deux villes reliées en Loges sur tous les points de la France. Ensuite, et pour tout le reste, comme pour les paniques elles-mêmes, l’énigme se dévoile entièrement, sans qu’il en reste une ombre, en lisant les souvenirs de Bertrand de Molleville, qui avait été ministre de Louis XVI. On n’a absolument plus rien à apprendre, après la page révélatrice que voici : « Mirabeau était aussi « initié dans le secret des factions secondaires, et tous ces mystères, dont la connaissance donnait la clé de plusieurs événements importants qu’on avait jusqu’alors attribués au hasard, furent dévoilés, non seulement à M. de Montmorin, mais au roi et à la reine, dans plusieurs entretiens secrets que Leurs Majestés eurent avec Mirabeau lui-même. Il leur apprit, entre autres choses, que le système de la Terreur, qui a réellement opéré la Révolution, avait pris naissance dans la faction philanthropique. Ces comités se tenaient tantôt chez le duc de la Rochefoucauld, tantôt dans la petite maison du duc d’Aumont, près de Versailles… Adrien Duport était admis dans les conciliabules les plus secrets de cette faction philosophique, s’était chargé de la rédaction des plans, et lut un mémoire… Après de longues discussions sur ce mémoire, M. de Lafayette prit la parole, et dit à Adrien Duport : « Voilà sans doute un très grand plan, mais quels sont vos moyens d’exécution ? En connaissez-vous qui soient capables de vaincre toutes les résistances auxquelles il faut s’attendre ? Vous n’en indiquez aucun. — Il est vrai que je n’en ai point encore parlé, répondit Adrien Duport en poussant un profond soupir, j’y ai beaucoup réfléchi, j’en connais de sûrs, mais ils sont d’une telle nature que je frémis moi-même d’y penser… » Après que l’Assemblée, dont il avait ainsi excité la curiosité, lui eut donné toutes les assurances qu’il désirait, il feignit encore d’hésiter à s’expliquer. « Je n’oserai jamais, reprit-il sur le ton le plus hypocrite, vous proposer des moyens qui blesseront votre humanité… Cependant si vous l’exigez absolument. — Oui, oui., nous l’exigeons. — Eh ! bien, Messieurs, je vais vous obéir… Des événements imprévus nous ont précipités, malgré nous, dans une révolution qui produira les plus grands crimes… Elle est trop avancée pour qu’on puisse rétrograder… Or, ce n’est que par les moyens de terreur qu’on parvient à se mettre à la tête d’une révolution… Il faut donc, quelque répugnance que nous y ayons tous, se résigner au sacrifice de quelques personnes marquantes… Et il fit pressentir que Foullon devait naturellement être la première victime, parce que depuis quelque temps, disait-il, on parlait beaucoup de lui pour le ministère des Finances, et que tout le monde était convaincu que sa première opération serait la banqueroute… Il désigna ensuite l’intendant de Paris, Bertier. « Il n’y a qu’un cri, dit-il, contre les intendants : ils pourraient mettre de grandes entraves à la Révolution dans les provinces. M. Bertier est généralement détesté ; on ne peut pas empêcher qu’il soit massacré : son sort intimidera ses confrères, ils seront souples comme des gants… » Le duc de la Rochefoucauld fut très frappé des réflexions d’Adrien Duport, et finit, comme tous les autres membres du Comité, par adopter le plan et les moyens d’exécution qu’il proposait. Des instructions conformes à ce plan furent données aux principaux agents du Département des Insurrections, qui était déjà organisé[23]… » Or, précisément quelques jours après, on incendiait les barrières de Paris, on prenait la Bastille, on massacrait de Launay, on massacrait Flesselle, on massacrait Foullon, on massacrait Bertier lier, on répandait en une semaine la panique dans toute la France[24].
Et qu’était, exactement, cette faction que Bertrand de Molleville désigne sous ce nom de faction philanthropique ? Cette faction rentrait elle-même dans un club qui s’intitulait Club de la Propagande, et sur lequel la note ci-après, publiée dans l’ouvrage les Sociétés secrètes et la Société par le P. Deschamps, était retrouvée un jour dans les papiers du cardinal de Bernis : « Liste des honorables membres qui composent le club de la Propagande. Ce club a pour but comme chacun sait, non de consolider la Révolution en France, mais de l’introduire chez tous les autres peuples de l’Europe, et de culbuter tous les gouvernements actuellement établis. » Et la note donne une longue suite de noms, où nous retrouvons notamment : le duc de la Rochefoucauld, le duc d’Aumont, Lafayette, Mirabeau, Adrien Duport, Garat, Condorcet, Clavières, Barnave, Chapelier, Pétion, les frères Lameth, Héraut de Séchelles, Robespierre, Fournier l’Américain, Boyle, Irlandais ; de Saint-Severanda, Espagnol ; Verne, Suisse ; l’abbé Grégoire, Barrère, l’abbé Fauchet, Germain, beau-frère de Necker[25]… Et tous ces noms ? Tous ces noms sont les noms mêmes des Loges du monde entier, depuis celles de Paris jusqu’à celles d’Amérique, en passant par celles de Suisse, d’Irlande et d’Espagne. C’est le syndicat parisien de la Franc-Maçonnerie universelle, et qui met en pratique, par la Terreur, le précepte illuministe : « Que la force succède à l’empire invisible ! Écrasez-tout ce qui reste d’hommes que vous n’aurez pas convaincus !… L’étincelle peut couver longtemps sous la cendre, mais le jour de l’incendie arrivera ! … » Le jour de l’incendie était arrivé, et si, après tout cela, on pouvait encore avoir un doute sur l’état de collaboration régulière où se trouvaient les chefs de la conjuration maçonnique avec les incendiaires et les assassins de profession, il faudrait encore lire ces souvenirs de Barruel : « J’en suis fâché, mais je ne puis le taire ; les honnêtes francs-maçons en frémiront, mais il faut bien qu’ils sachent à quels monstres leurs loges avaient été ouvertes. Dans tout moment d’émeute, soit à l’Hôtel de ville, soit aux Carmes, les vrais signes de ralliement, le vrai moyen de fraterniser avec les brigands, étaient les signes maçonniques. Dans l’instant des massacres même, les bourreaux tendaient la main en francs-maçons à ceux des simples spectateurs qui les approchaient… J’ai vu un homme du bas peuple qui m’a lui-même répété la manière maçonnique dont les bourreaux lui présentaient la main, et qui fut repoussé par eux avec mépris, parce qu’il ne savait pas répondre, tandis que d’autres plus instruits étaient au même signe accueillis d’un sourire au milieu du carnage[26]… »
Il faut abréger… Mais toute la Révolution, ou presque toute la Révolution, et, dans la Révolution, presque toute journée révolutionnaire, s’explique ainsi par une permanente conjuration des Loges, où rien n’est aussi complètement absent que la spontanéité, et où les deux moyens de machination, selon les prescriptions exactes de Weishaupt, ne cessent jamais d’être, un seul instant, la trahison la plus prodigieusement répandue, et la plus sauvage violence. Les faits de trahison rempliraient des volumes. Quoique servis encore par quelques fidélités admirables, comme par celle de Mandat qui ne fut certainement massacré que parce qu’il était fidèle, le Roi et la Reine étaient, en réalité, tout entourés et tout enveloppés de traîtres. C’est ce Savalette de Lange, si judicieusement placé à l’emploi de garde du Trésor royal ! C’est le ministre Necker, que toute une conspiration en règle impose à Louis XVI, et qui n’est mis là que pour le perdre ! C’est cette femme Rochereuil qui joue, avec tant de démonstrations larmoyantes, la comédie du dévouement à la Reine afin de se faire attacher de plus près à sa personne, et qui vient dénoncer en secret, au Comité des recherches, tous les préparatifs de la fuite à Varennes ! C’est Mme Necker elle-même, la femme du ministre en fonction, et qui écrit à son frère, le franc-maçon Germain, au moment des massacres d’Octobre, pendant lesquels les bandes des massacreurs envahissent le château de Versailles pour y tuer le Roi et la Reine : « Soyez tranquille, tout ira bien[27]. »
Et il s’agit, en effet, de tuer le Roi, tout a toujours été là. Mais le meurtre du Roi n’est pas encore facile, il est encore trop défendu par l’air et la terre mêmes du royaume. Néanmoins, on y arrivera, c’est une question d’entraînement, et les Loges s’en chargent. Elles ont toujours tout réglé, dès 1789, depuis ce 17 juillet où Louis XVI, à son arrivée à l’Hôtel de ville, avait déjà vu un bataillon former au-dessus de sa tête ce que le rituel maçonnique appelle la Voûte d’acier, et elles régleront tout, jusqu’à l’exécution, qui sera encore elle-même la réalisation d’un autre rite ! Elles font ainsi les 5 et 6 octobre, où le Roi échappe, puis le 20 juin, où il échappe encore, puis le 10 août, où il n’échappe plus, mais où il s’en faut de peu ! Il s’en faut même de si peu que la Révolution, qui écrase enfin le Roi, manque, ce jour-là, d’être écrasée par lui, et un témoignage capital, que pas un historien n’a relevé, mais qui semble des plus sérieux, doit être signalé ici. Que Louis XVI n’eût pas envoyé, de l’Assemblée, l’ordre de cesser le feu aux défenseurs des Tuileries, et il n’est plus douteux, aujourd’hui, que la Révolution était perdue. Au lieu d’être ce qu’elle est devenue, elle n’eût plus été qu’une crise comme en avait déjà traversées la Monarchie ! Que Louis XVI, d’ailleurs, ait pu envoyer cet ordre, qui était sa perte certaine, à la minute précise où sa victoire ne pouvait plus faire de doute, personne ne l’a jamais compris, même en sachant jusqu’où sa faiblesse pouvait aller ! Napoléon, qui assistait à l’affaire, en était encore confondu d’étonnement à Sainte-Hélène. Il en poussait encore une exclamation de stupeur quand il y pensait dans son île, et c’est surtout ici que les historiens, pour expliquer l’inexplicable, en appellent tous à des raisons mystiques. Or, d’après le témoignage du député Choudieu, plus tard conventionnel et régicide, témoignage que contiennent ses Mémoires récemment publiés, il est permis de croire que Louis XVI n’a jamais donné l’ordre qui tua, ce jour-là, la monarchie française, et que non seulement il ne l’a pas donné, mais qu’il refusa même, par son geste, d’ordonner autre chose que la résistance à outrance. Et Choudieu, en effet, déclare solennellement : « Le Roi n’a point dit, en entendant le premier coup de canon : J’avais défendu de tirer, et je puis attester au contraire que je l’ai vu saisir le fusil d’un de nos grenadiers qui était de faction à la porte de la loge du Logographe. Il se croyait si sûr de la victoire !… Je venais de rentrer dans l’Assemblée, et placé près de la tribune, en face de la loge du Logographe, je puis assurer que personne ne s’est approché du Roi, et que ni M. d’Hervilly, ni qui que ce soit, n’a pu recevoir l’ordre de faire cesser le feu[28] !… »
Mais cet ordre « de cesser le feu », peut-on cependant objecter, se trouve au Musée Carnavalet, écrit de la main même du Roi ? Eh bien, non, il ne s’y trouve pas, et le seul ordre qu’on puisse y voir, non pas écrit de la main de Louis XVI, mais simplement signé de lui, c’est l’ordre donné aux Suisses survivants, une fois l’affaire terminée, et quand il n’y avait plus rien à espérer, de « déposer leurs armes » et de « se retirer dans leur caserne[29] ».
Et qui donc, en ce cas, venait ainsi, en pleine lutte, apporter l’ordre de ne plus tirer, et l’apporter, au nom du Roi, aux défenseurs qui ne pouvaient en croire leurs oreilles ? Qui donc, dans un semblable moment, et quand un ordre pareil, en raison de son invraisemblance, ne pouvait être cru qu’à la condition d’être apporté par un de ces serviteurs qu’on n’a pas le droit de suspecter, qui donc bien pouvait être ce serviteur-là ?… Est-ce M. d’Hervilly ?… Est-ce un autre ?… On ne peut rien dire ! Mais il y avait déjà un Savalette de Lange à la garde du Trésor. Comment ne pas supposer qu’il y en avait d’autres ailleurs, et que l’ordre dont la Monarchie est morte a été traîtreusement et faussement donné par un de ceux-là ? Comment, dans tous les cas, puisque nous avons l’ordre signé de déposer les armes après la lutte, n’avons-nous pas celui de cesser de se défendre en pleine action ?
Et que va-t-il se passer ensuite pour la personne même du Roi ? L’Assemblée est dominée par la Franc-Maçonnerie, mais n’est pas la Franc-Maçonnerie elle-même, et n’a jamais voté, comme on le croit, et comme on nous l’a toujours faussement enseigné, l’emprisonnement du Roi au Temple ! Non ! Elle vote qu’il logera au Luxembourg. Mais la Commune insurrectionnelle est là, clandestinement nommée par les Loges pendant la nuit. Elle déclare le Luxembourg difficile à garder, propose le palais du Temple, et où met-elle le Roi, dès l’arrivée au Temple ? Dans le palais, qui est un séjour princier, et l’un de ceux du comte d’Artois ? Non, dans la tour ! L’Assemblée, en fait, a cru voter le palais, mais un pouvoir occulte, plus fort qu’elle, se moque de son vote, et, contrairement à ce vote, met le Roi dans la prison, et dans la prison même des anciens Templiers[30] ! Et que se passe-t-il à ce moment même ? Il se passe cette chose étrange, rapportée par Barruel, qui l’a vue, et qui nous dit ce qu’il a vu, c’est qu’aussitôt le séjour du Roi au Temple décidé, un grand nombre de francs-maçons se répandent dans Paris, et crient partout, à la stupeur générale, en se livrant à des transports de joie : « Le Roi est arrêté, tous les hommes sont maintenant égaux et libres ! Nous n avons plus de secret ! Nos mystères sont accomplis ! La France entière n’est plus qu’une grande Loge ! Les Français sont tous francs-maçons, et l’univers entier le sera bientôt[31] ! » Le meurtre même du Roi, cependant, n’est pas encore accompli, mais il va l’être, et dans des conditions identiques à celles de l’emprisonnement. Car jamais, contrairement encore à tout ce qu’on nous a toujours appris, jamais la Convention elle-même n’a voté la mort de Louis XVI ! Dans un article publié par la Revue de la Révolution, et resté malheureusement trop peu répandu, comme tout ce que les partisans de l’ordre devraient, au contraire, répandre à profusion, un homme dont les travaux et les recherches sur la question sont considérables depuis déjà vingt ans, M. Gustave Bord, relève, un à un, tous les votes des membres de l’Assemblée, et le vote de la mort par la majorité, d’après les chiffres mêmes du Moniteur, n’a jamais été qu’un mensonge[32] ! Le roi de France, en réalité, n’a jamais été condamné qu’à Francfort. Jamais, si stupéfiant que cela semble, ce vote de mort n’a réellement existé ! Jamais il n’a été qu’un vote inventé, fabriqué, et en voici la preuve, telle qu’on ne peut pas la contester ! Pour siéger et voter à la Convention, pour faire partie du tribunal qu’elle prétendait constituer, il fallait trois conditions : être âgé de vingt-cinq ans, français, et avoir été inscrit comme représentant. Or, parmi les votants qui votent la mort, on en trouve un qui n’a pas vingt-cinq ans, un autre qui n’est pas français, cinq autres qui ne sont pas inscrits. Saint-Just est né le 25 août 1769, et n’a que vingt-trois ans et demi. Le journaliste Robert est belge, non naturalisé, et les votants Hourrier-Eloy et Dufestel, de la Somme, Bertrand de l’Hosdiesnière, de l’Orne, et Lequinio, du Morbihan, ne sont pas inscrits comme députés. En outre, et la fraude devient encore ici plus grossière, les départements, à cette époque, en même temps que des députés, nommaient des suppléants destinés à les remplacer, mais qui ne pouvaient et ne devaient voter, bien entendu, que dans le cas où les députés ne votaient pas. Or, le député Lanthenas, élu par la Haute-Loire, vote comme représentant de Rhône-et-Loire. Et pourquoi ? Uniquement afin de permettre à son suppléant de voter à sa place comme suppléant de la Haute-Loire, et de pouvoir s’attribuer ainsi, pour voter la mort, deux voix, au lieu d’une, sans aucun droit, sans aucune espèce de motif ! De même. Barras vote la mort comme suppléant de Dubois-Crancé, porté député du Var. Or, Dubois-Grancé n’était pas encore député du Var à cette époque, et Barras, par conséquent, vote comme suppléant d’un député qui n’existe pas ! Et il n’est pas le seul suppléant qui agit ainsi. Le suppléant Pinet, de la Dordogne, et le suppléant Monod, du Doubs, votent de la même façon. Ils votent de leur chef, en ne suppléant personne ! Enfin, trois conventionnels, Ducos, Salicetti et Garnier s’étaient récusés d’eux-mêmes comme juges au début du procès. Mais l’heure du vote arrive, le vote s’annonce comme douteux, et ils viennent alors voter quand même, ils viennent voter la mort ! Combien donc, en négligeant d’ailleurs quantité d’autres forfaitures, constatons-nous de voix qui sont simplement de fausses voix ? Nous en constatons quatorze ! Et à combien de voix la mort était-elle officiellement votée ? À une voix de majorité ! La majorité absolue était de trois cent soixante et une voix, et le vote pour la mort réunissait trois cent soixante et une voix !… La Convention, en réalité, l’avait donc bien elle-même repoussée, et par treize voix de majorité, mais n’osait pas plus protester contre une condamnation non prononcée que la Législative n’avait osé réclamer contre un emprisonnement non voté.. Et ainsi, de même que l’ordre de cesser le feu est apporté sans avoir jamais été donné, de même que l’emprisonnement est décidé par un pouvoir qui n’a jamais été la Législative, et contrairement au vote de la Législative, la mort est également décidée par un pouvoir qui n’a jamais été la Convention, et contrairement au vote de la Convention ! Et quel est ce pouvoir ? Un membre de la Commune insurrectionnelle elle-même va nous le dire, le municipal Goret, qui déclare en toutes lettres dans une relation écrite : « Qui avait fait prendre toutes ces précautions ? Je l’ignore, je ne les ai pas entendu délibérer dans le Conseil, et j’ai toujours pensé qu’un parti occulte et puissant mettait la main à tout cela, à l’insu de ce Conseil, et même du maire qui le présidait[33]. » Et nous arrivons ainsi à ce 21 janvier 1793, où, au milieu d’un déploiement de force armée comme on n’en avait encore jamais vu, dans une ville où, sur quatre-vingt mille citoyens réguliers, il n’y en a pas deux mille voulant la mort du Roi, on fait cependant tomber la tête du Roi, comme on exécutait déjà symboliquement, depuis plus de trente ans, dans les Loges, le mannequin de Philippe le Bel !
Eh ! bien, Mesdames et Messieurs, est-ce qu’une conclusion ne s’impose pas après ces faits ?… Si la Révolution, que personne ne confond avec l’évolution, n’est pas le grand mouvement humain auquel beaucoup d’honnêtes gens ont cru et croient encore, si elle n’est pas ce grand fait social provenant naturellement d’intérêts et de besoins profonds, et si, au contraire, elle n’a jamais été qu’un bluf immense, dirigé et lancé contre le Christianisme universel, tous nos malaises moraux, toutes nos perturbations, se comprennent et s’expliquent. Sinon, ils ne se comprennent pas, et ne peuvent sérieusement se déduire de rien. Ou la Révolution est un mouvement naturel, providentiel, et le trouble ne peut pas être toujours d’autant plus grand que les progrès des idées révolutionnaires sont plus grands eux-mêmes ! Ou la Révolution n’est bien que l’artifice et la machination de voleurs qui « percent la maison », et le trouble, alors, se comprend. Tout s’explique et tout s’éclaire… Enfin, et ce sera notre dernier mot, nous voyons peut-être aussi maintenant que l’histoire de la Révolution est à faire, et que nous ne la savons pas, que nous n’en savons rien. Nous avons donc un devoir tout indiqué, c’est de l’apprendre, d’abord pour la savoir, et pour pouvoir ensuite l’enseigner à la France !
- ↑ Si un prêtre portant le viatique passe dans la rue, on voit la multitude « accourir de toutes parts pour se jeter à genoux, tous, hommes, femmes, jeunes et vieux, se précipitant en adoration ». Le jour où la châsse de Saint-Leu est portée en procession rue Saint-Martin, « tout le monde se prosterne : je n’ai pas vu, dit un spectateur attentif, un seul homme qui n’ait ôté son chapeau. Au corps de garde de la section Mauconseil, toute la force armée s’est mise sous les armes. » En même temps, « les citoyennes des Halles se concertaient pour savoir s’il n’y aurait pas moyen de tapisser. Dans la semaine qui suit, elles obligent le comité révolutionnaire de Saint-Eustache à autoriser une autre procession, et, cette fois encore, chacun s’agenouille… » (Taine, la Conquête jacobine, t. II, chap. iii.)
- ↑ Voir, dans Louis Blanc, Histoire de la Révolution française, le récit de l’arrivée des femmes devant le Roi, et la tentative de meurtre sur Louis XVI dans le palais même de Versailles.
- ↑ « À Chartres, en mai 1790, sur 1551 citoyens actifs, il y en a 1447 qui ne viennent pas aux assemblées primaires. Pour la nomination du maire et des officiers municipaux, à Besançon, sur 3200 électeurs inscrits, on compte 2141 absents en janvier 1790, et 2900 au mois de novembre suivant. À Grenoble, au mois d’août et de novembre de la même année, sur 2500 inscrits, on compte plus de 2000 absents. À Limoges, sur un nombre à peu près égal d’inscrits, il ne se trouve que 150 votants… », etc. (Taine, la Conquête jacobine, t. I, chap. ii.)
- ↑ Annuaire du Grand Orient de France, pour l’année maçonnique commençant le 1er mars 1899 (E. V.). Paris, secrétariat du Grand Orient, rue Cadet, no 16, liste chronologique des grands maîtres et des présidents de l’Ordre en France (Imprimerie Nouvelle [Association ouvrière], rue Cadet, 11. A. Mangeot, directeur).
- ↑ « Nous examinerons si, dans un temps où le prosélytisme philosophique eût été si dangereux, il ne se forma point de sociétés secrètes destinées à perpétuer, à répandre sans danger, parmi quelques adeptes, un petit nombre de vérités simples, comme de sûrs préservatifs contre les préjugés dominateurs.
« Nous chercherons si l’on ne doit point placer au nombre de ces sociétés cet ordre célèbre, contre lequel les papes et les rois conspirèrent avec tant de bassesse et qu’ils détruisirent avec tant de barbarie… » (Condorcet, Esquisse d’un tableau des progrès de l’esprit humain : Septième époque.)
- ↑ « Il faut encore ici renouveler l’épreuve du grade où l’initié se change en assassin ; mais le Maître des Frères à venger n’est plus Hiram, c’est Molay, le Grand’Maître des Templiers, et celui qu’il faut tuer, c’est un roi, c’est Philippe le Bel, sous qui l’ordre des Chevaliers du Temple fut détruit. Au moment où l’adepte sort de l’antre, portant la tête de ce roi, il s’écrie : Nekom, je l’ai tué…
« Je n’ai point pris de connaissances du grade des Kadosch simplement dans les livres de M. Montjoie ou de M. Le Franc, je les tiens des initiés eux-mêmes… » (Barruel, Mémoires pour servir à l’histoire du Jacobinisme, t. II, p. 220. Hambourg, 1803.)
- ↑ Voir également Drumont, la France Juive, t. I, p. 279.
- ↑ Les Romans de l’histoire : Cagliostro, par Henri d’Alméras. Paris, 1904.
- ↑ Publication Feuillet de Conches, citée dans les Souvenirs du comte de Virieu, par le marquis Costa de Beauregard.
- ↑ Voir aux Documents.
- ↑ Lettres à d’Alembert, 1761, 1763, 1768, citées par Barruel dans les Mémoires pour servir à l’histoire du Jacobinisme, et lettres à Catherine de Russie, 1771.
- ↑ Barruel, Mémoires, t. I chap. xvii.
- ↑ Voir, aux Documents, le code et les instructions de Weishaupt.
- ↑ Marquis Costa de Beauregard, le Roman d’un Royaliste : Souvenirs du comte de Virieu, p. 44.
- ↑ Louis Blanc, Histoire de la Révolution française, liv. I, chap. iii : Les révolutionnaires mystiques.
- ↑ Barruel, Mémoires, t. V, chap. xi.
- ↑ «… Sous ce Grand Orient, une Loge plus spécialement chargée de la correspondance étrangère était, à Paris, la Loge appelée des Amis Réunis. Dans celle-ci, se distinguait surtout le fameux révolutionnaire Savalette de Lange. Cet adepte, chargé de la Garde du Trésor Royal, c’est-à-dire honoré de toute la confiance qu’aurait pu mériter le sujet le plus fidèle, était en même temps l’homme de tous les mystères, de toutes les Loges et de tous les complots. Pour les réunir tous, il avait fait de sa Loge le mélange de tous les Systèmes sophistiques, martinistes et maçonniques. Mais pour en imposer davantage au public, il en avait fait aussi en quelque sorte la Loge des plaisirs et du luxe de l’Aristocratie. Une musique mélodieuse, les concerts et les bals y appelaient les Frères du haut parage ; ils y accouraient en pompeux équipage. Les alentours étaient munis de gardes, pour que la multitude des voitures ne causât point de désordre. C’était en quelque sorte sous les auspices du Roi même que ces fêtes se célébraient. La Loge était brillante, les Crésus de la Maçonnerie fournissaient aux dépenses de l’orchestre, des flambeaux, des rafraîchissements, et de tous les plaisirs qu’ils croyaient être le seul objet de leurs réunions ; mais, tandis que les Frères, avec leurs adeptes femelles, ou dansaient, ou chantaient, dans la salle commune, les douceurs de leur égalité et de leur liberté, ils ignoraient qu’au-dessus d’eux était un comité secret, où tout se préparait pour étendre bientôt cette égalité au delà de la Loge, sur les rangs et les fortunes, sur les châteaux et les chaumières, sur les marquis et les bourgeois… » (Barruel, Mémoires, t. V, chap. xi.)
- ↑ Barruel, Mémoires, t. V, chap. ii, p. 97.
- ↑ Louis Blanc, Histoire de la Révolution française.
- ↑ Frantz Funck-Brentano, les Brigands.
- ↑ Louis Blanc, Histoire de la Révolution française.
- ↑ Id., Ibid.
- ↑ Bertrand de Molleville, Histoire de la Révolution, t. IV.
- ↑ Il est juste de rappeler ici que le duc de la Rochefoucauld, évidemment abusé, comme tous les grands seigneurs de cette époque, sur ce que les Loges se réservaient de faire dans leurs « arrière-secrets », s’opposa, avec le plus rare courage, dès 1791, à tous les crimes qui suivirent les premières violences de 1789. On sait comment il fut massacré en province, après avoir donné sa démission de l’Assemblée. Il mourut, évidemment victime de ces mêmes Loges dont il avait fait partie, et qui frappaient, en lui, l’adepte qui avait refusé de les suivre jusqu’au bout. Lire les Gentilshommes démocrates, par le marquis de Castellane. Paris, Plon-Nourrit.
- ↑ Le P. Deschamps, les Sociétés secrètes et la Société, t. I, p. 546 et suiv. Voir aux Documents.
- ↑ «… J’ai vu même un abbé que ce signe maçonnique sauva des brigands à l’Hôtel de ville. Il est vrai que sa science maçonnique lui eût été inutile sans son déguisement ; car les brigands auxquels il avait échappé le recherchèrent quand on leur dit que c’était un abbé ! Il est vrai encore que le signe maçonnique eût été fort inutile aux « Frères » reconnus pour ce qu’on appelait des « Aristocrates » ; mais les abbés et les aristocrates maçons ne pouvaient que mieux y reconnaître combien ils avaient été dupes de la fraternité des arrière-secrets… » (Barruel, Mémoires, t. V, chap. xii.)
«… Quelques-uns de ces brigands habituellement soudoyés pour l’insurrection du jour se retiraient chez eux sur les dix et onze heures du soir ; j’entendis leurs adieux ; ils se les faisaient hautement en ces termes : « Ça n’a pas mal été aujourd’hui ; adieu donc ; mais nous comptons sur toi demain. — Oui, demain ; à quelle heure ? — À l’ouverture de l’Assemblée. — Chez qui l’ordre ? — Mais, chez Mirabeau, Chapelier, ou Barnave, à l’ordinaire… » Jusques à ce moment, j’avais douté de l’audience que ces législateurs donnaient chaque jour aux brigands… » (Barruel, Ibid.)
- ↑ Barruel, Mémoires, t. V, p. 125 et 126.
- ↑ Victor Barrucand, Mémoires et notes de Choudieu, p. 148. Paris, Plon-Nourrit, 1897.
- ↑ Voir, aux Documents, tout ce qui a trait à cet ordre signé qu’on trouve au Musée Carnavalet.
- ↑ G. Lenôtre, Marie-Antoinette, p. 31 et suiv. Paris, Perrin.
- ↑ Barruel, Mémoires.
- ↑ Bord et d’Héricault, Revue de la Révolution, t. III, 1885. La Vérité sur la condamnation de Louis XVI (article de Gustave Bord).
- ↑ G. Lenôtre, Marie-Antoinette. Relation du municipal Goret. Paris, Perrin.