Aller au contenu

La gent Agrafeil/05

La bibliothèque libre.
Bibliothèque-Charpentier (p. 240-253).


V


Aux Agrafeils, les autres s’étonnaient de ne plus voir Jean ni Tiennou, et faisaient des suppositions sur leur absence, lorsque l’huissier de Cadouin leur vint signifier à chacun — parlant à la personne de Françoise Agrafeil — une assignation en dissolution de la société tacite existant de temps immémorial entre la gent des Agrafeils, et en partage des biens de la communauté ; la dite assignation à la requête de Baptiste Galinet, praticien, fondé de procuration de Jean et Étienne Agrafeil. Ainsi parla maître Guillaume Borie, l’huissier, interrogé par Françoise.

Lorsque, revenant des terres à l’heure du soupé, les parsonniers apprirent la chose, il n’y eut qu’une voix pour en accuser l’Isabeau :

— C’est cette poison qui pousse Jean ! fit Siméon.

— Que ce pauvre animal d’Aîné se laisse mener par sa femme, je ne m’en étonne point, dit Lïou, mais Tiennou ?

— Tiennou se sera laissé enjôler par cette malheureuse ! répondit Cyprien.

— Et dire que nous avons tous poussé Jean à la prendre ! dit le Cadet.

— Ce qui est fait est fait, fit observer Michel, il n’y a pas à y revenir… En attendant, nous voilà dans les affaires, et nous ne sommes pas près d’en sortir, avec ce mauvais Galinet qui est une grande canaille ! Un partage comme ça coûtera plus de quatre sous !… Demain, j’irai parler au notaire de Cabans.

Le surlendemain de la visite de l’huissier, les gendarmes revinrent encore aux Agrafeils et interrogèrent Michel sur des soi-disant méchants propos qu’il aurait tenus touchant le gouvernement du roi.

— C’est l’Isabeau qui vous a conté ça ? demanda-t-il.

— Elle ou quelqu’un plus, ça ne vous regarde pas !

— Pourtant, il faut bien que je le sache pour me défendre.

— Vous faites bien le rodomont ! Prenez garde qu’il ne vous en cuise ! Les autorités ont l’œil sur vous !

— N’ayant rien fait de mal je ne crains rien !

— Vous pourriez vous tromper ! Toujours vous voilà prévenu, prenez garde !

Et les gendarmes s’en allèrent.

Ils disaient vrai, ces braves gens. À Cadouin, les autorités civiles et religieuses voyaient d’un mauvais œil les gens des Agrafeils. Le maire, royaliste de fraîche date, s’efforçait de faire oublier son bonapartisme de jadis en affichant un zèle policier bruyant et ridicule. C’était sur ses ordres que les gendarmes se transportaient de temps en temps aux Agrafeils, où selon lui devait se tramer quelque « noir complot ». En attendant mieux, il faisait aux parsonniers quelques procès-verbaux pour des contraventions de simple police, que, par une belle émulation de zèle, le juge de paix trouvait dignes du maximum de l’amende. Le curé, lui, voyait avec dépit cette communauté de « païens », comme il disait, et il eût voulu en « purger le pays ». Aussi approuvait-il fort les agissements du maire avec lequel il conférait fréquemment à ce sujet, et encourageait-il Malivert, un de ses fidèles pénitents, à ne pas se relâcher de sa surveillance à l’endroit de ces « malfaiteurs huguenots » dont la présence « scandalisait la paroisse ».

Le garde n’avait pas besoin d’être stimulé ; cependant il était bien aise de savoir qu’en angariant ceux des Agrafeils, il faisait plaisir à M. le maire, à M. le juge, à M. le curé et à « tous les honnêtes gens », comme disait ce dernier. Aussi, peu de temps après la venue des gendarmes, il fit à Lïou un « bon procès-verbal » pour avoir laissé ses bêtes entrer en forêt.

Malheureusement pour lui, le jour où il constatait le soi-disant délit, le pauvre Cadet était dans son lit, malade depuis trois jours. S’il n’y avait eu que les dénégations des communiers, on n’en eût tenu compte ; mais, heureusement, le médecin était venu aux Agrafeils précisément à l’heure où, selon le garde, Lïou était en forêt. Ce médecin, ancien chirurgien des armées impériales, fut enchanté, en disant la vérité, de témoigner contre les agents du roi ; et devant le tribunal, il affirma sous son serment, que le prétendu délinquant était ce jour-là, et depuis quarante-huit heures, étendu dans son lit, hors d’état de se lever.

Les « autorités », comme disaient les gendarmes, surent très mauvais gré au médecin de ce témoignage qui fit acquitter Lïou ; mais il s’en moquait, étant riche et indépendant de caractère.

En sortant du tribunal, Françoise et Michel s’en allèrent à la prison voir Petit-Pierre. Après beaucoup d’allées, de venues et de difficultés au parquet pour obtenir la permission, le geôlier le fit venir dans la cour, sorte de grand puits carré humide et triste où le soleil ne rayait jamais. En voyant le prisonnier, Françoise, quoique l’attendant, eut peine à le reconnaître. Ce fier garçon, santeux, robuste et bien planté, qui avait été enfermé un an il y avait, n’était plus qu’un corps décharné, à la poitrine enfoncée, aux yeux caves et fiévreux.

— Tu es malade, mon Pierre ? demanda la vieille fille en l’embrassant, les yeux humides.

— Oui, répondit-il en se laissant aller sur un banc.

— Et qu’as-tu, mon petit ?

— Les autres disent que je suis poitrinaire…

— Oh ! fit-elle douloureusement, sans doute que non, pauvre !

En même temps, comme pour attester qu’il avait dit vrai, Pierre fut pris d’un fort accès de toux qui lui déchirait la poitrine.

— Et combien as-tu à faire encore ? demanda Michel lorsque l’accès fut passé.

— Je n’ai plus que dix jours… il faudra me venir chercher avec la bourrique… Je ne pourrais pas marcher…

Et la toux le reprit.

Aux Agrafeils, Petit-Pierre parut se remettre un peu. Il toussait moins, se redressait, sa figure était moins hâve, ses yeux meilleurs. Les autres pensaient le voir guérir, mais lui, contre l’ordinaire en ces maladies, se sentait perdu.

— Vois-tu, disait-il un jour à l’Albine, un peu plus tôt, un peu plus tard, il faut que je meure… Je sens quelque chose qui me mange les foies.

— Non ! non ! mon Pierre ! tu ne mourras point !

Et en pleurant, elle l’accolait pour l’embrasser.

Mais il la repoussait doucement :

— Tu prendrais mon mal ! disait-il.

Dans les premiers temps de son retour, il se promenait au soleil autour de la maison. Puis, lorsqu’il eut repris un peu de force, il s’en allait jusqu’à la forêt, marchant lentement avec un bâton. Quelquefois Malivert, le rencontrant sur une sente, l’interpellait rudement :

— Que viens-tu faire en forêt ?

— Vous le voyez bien… je me promène.

Le garde le voyant si chétif et si faible, le méprisait comme un ennemi impuissant, et n’avait aucun soupçon. Pour Pierre, nuit et jour, dans sa pensée, il se remémorait l’histoire contée par Françoise, de ce petit gardeur de brebis qui avait tué un géant d’un coup de pierre au front ; et il se travaillait l’esprit pour, à l’exemple de ce berger juif, se venger de Malivert qui, par sa méchanceté scélérate, était la cause de sa mort.

Comme le garde continuait à persécuter ceux des Agrafeils, et prenait un haineux plaisir à exciter contre eux Jean et Tiennou, qu’il voyait chez l’Isabeau où il s’était remis à fréquenter, souvent il était question de lui aux repas, et chacun le pelaudait de son mieux en rappelant ses iniques vexations. Alors Pierre, oyant ces plaintes injurieuses et ces interminables récriminations, se disait qu’en se vengeant il délivrerait aussi la communauté de la malfaisance de ce scélérat, comme David avait vengé Israël des insultes de Goliath. Mais comment s’y prendre, lui malade et faible, pour avoir raison de cet homme fort et toujours armé ?

Un jour que Malivert avait été maltraité de paroles pour un nouveau méfait, Siméon s’écria :

— Le gueux ! il passe ses vesprées à l’ombre, dormant dans la cabane de la Jasse, mais il se réveille toujours assez tôt pour nous faire des misères !

De ce jour, Pierre se prit à rôder dans le quartier de la Jasse, espérant surprendre le garde endormi. Un jour, il crut tenir sa vengeance : couché dans un fourré il vit Malivert suivre la laie qui menait à la hutte. Lui ne bougea pas pour laisser au garde le temps de s’endormir, lorsque, au moment où il allait se lever, il ouït marcher dans le sentier et vit l’Isabeau qui l’allait rejoindre :

— La vaurienne ! fit-il d’une voix étouffée.

Puis l’ayant laissée passer il s’en fut.

Après avoir guetté souvent en vain, Pierre, s’approchant un jour nu-pieds de la cabane ouverte par devant comme celle des charbonniers, vit le garde étendu sur une paillade de palène et de fougère, faisant la méridienne, sa carabine près de lui.

Il faisait une chaleur pesante ; des mouches voletaient autour de la figure du dormeur couché sur l’échine, lui faisant parfois ciller les paupières et froncer les lèvres. Pierre, tremblant d’être pris d’un accès de toux, s’agenouilla doucement, saisit la carabine et l’arma sans bruit en tenant le doigt sur le déclic.

« Pourvu qu’elle ne rate pas ! » pensait-il.

Avec précaution il approcha le bout du canon tout près, sous le menton du garde, puis se dit :

« Il faut qu’il sache que c’est moi ! »

Et il poussa rudement l’arme.

Malivert ouvrit ses yeux, soudain épouvantés en rencontrant ceux de Pierre. Il souleva sa tête, voulut saisir la carabine, mais le coup partit et sa cervelle jaillit contre les glèbes de la hutte.

Aussitôt Pierre déchaussa le pied droit du mort, laissa la carabine sur sa poitrine et s’enfuit dans les taillis.

— Tu ne manges guère, ce soir, pauvre ! lui dit à souper la Françoise en le voyant laisser sur son assiette un morceau de confit de dinde, passé à la poêle tout exprès pour lui.

— Je n’ai pas faim, répondit-il distraitement.

Le lendemain, on se demandait à Cadouin où était passé le garde. À l’auberge où il vivait, on ne s’en inquiétait pas, car il était coutumier de courtes absences.

— Il est à fouailler par là ! disait en riant l’aubergiste.

Cependant, le surlendemain, Malivert n’étant pas revenu, après dîné, l’homme s’en fut trouver le maire et lui dit la chose.

— Peut-être est-il allé à Bergerac pour quelque affaire, dit celui-ci ; attendons à demain.

Le troisième jour, Malivert n’ayant pas reparu, le maire fit prévenir les gendarmes et puis envoya des gens dans les villages autour de la forêt. À leur rapport, personne n’avait connaissance du garde, fors à La Salvelat où une bonne femme ancienne l’avait vu le jour de sa disparition, entrant chez l’Isabeau. Celle-ci, interrogée, avait répondu que Malivert, passant environ une heure après l’angélus de midi, était entré allumer sa pipe et puis avait continué sa tournée.

« Quelque braconnier l’aurait-il assassiné ? » se disait le maire.

Et avec les gendarmes et une douzaine d’hommes il se mit à battre les bois.

Vers cinq heures du soir, un des hommes passant devant l’abri de la Jasse, regarda dedans et jeta un cri qui fit accourir tout le monde.

Le cadavre était là, couché, puant horriblement. L’espèce de gros moignon qui restait de la tête, noir de sang grumelé, à moitié rongé déjà, était couvert de fourmis, et un essaim de mouches s’éleva bruyamment lorsque le maire s’approcha.

Le pied déchaussé frappa d’abord tout le monde ; puis on remarqua l’arme restée sur la poitrine.

— Il a ôté son soulier pour faire partir la carabine avec son doigt de pied ! dit un des gendarmes.

— Pour quelle raison se serait-il détruit ? objecta le maire.

À Cadouin où le corps fut rapporté sur un « bayard », sorte de civière qu’on alla quérir, cette question fut longuement agitée, tournée et retournée dans tous les sens. Après beaucoup de commentaires et de suppositions, l’opinion générale décida que le garde s’était « fait justice ».

Les « autorités », fort ennuyées du mauvais exemple donné par un agent du gouvernement royal, élevaient mollement des doutes ; mais les circonstances extérieures et l’examen du corps sur lequel le chirurgien ne trouva aucune trace de violences, leur donnaient tort. Pour raccoutrer la chose, le maire, le juge et le curé tinrent conseil et décidèrent, après mûre confabulation, que Malivert s’était suicidé dans un accès de fièvre chaude. En conséquence, le curé fit l’enterrement le lendemain, et ainsi le scandale fut un peu amorti.

Aux Agrafeils, la nouvelle fut accueillie avec une froide satisfaction.

— C’est un grand brigand de moins ! dit Michel.

— Il ne nous fera plus de canailleries ! ajouta Siméon.

— Mes pauvres, dit Françoise, pensez qu’il est mort !

— Que veux-tu que te dise, ma Françoise ! reprit Michel, j’ai vu mourir tant de braves gens en guerre, et tant d’innocents crever lentement de fièvre, de faim et de misère sur les pontons, que je ne peux pas me faire de mauvais sang pour la mort d’un tel scélérat !

— Il n’a bien fait qu’une fois dans sa vie, c’est lorsqu’il s’est détruit ! s’écria Cyprien.

— C’est lui qui, en me faisant enfermer à faux dans cette malheureuse prison où j’ai pris mon mal, est la cause de ma mort prochaine, tu entends, Françoise ! dit alors Pierre d’une voix rauque ; ainsi je suis bien content qu’il soit sous terre !

— Ô mon Pierre ! répliqua la vieille fille, pendant que l’Albine sanglotait, tu n’es pas si malade sans doute !

— Avant qu’il soit deux mois seulement, tu viendras à mon enterrement ! Souviens-t’en, Françoise !

Le pauvre Petit-Pierre ne se trompait pas de beaucoup. Le mieux qui s’était produit dans son état ne dura pas, et bientôt il ne quitta plus, la maison d’abord et ensuite le lit. La petite Albine et Françoise le gardaient tour à tour et s’efforçaient de le distraire. Lui d’ailleurs était très calme, comme si, sa vengeance accomplie, il n’avait plus rien à faire sur la terre et n’espérait ni ne redoutait rien après la mort. À la petite qui se désolait de le voir ainsi mourir, il remontrait que les pauvres gens ne perdaient pas grand’chose en mourant :

— Je ne regrette que toi, mon Albine ! lui disait-il un jour.

Il rêva un moment, puis ajouta :

— Il faudra te marier avec Michel… il n’y a que lui pour te défendre des gueux comme Malivert.

La pauvre petite ne cessait de pleurer, oyant ces propos. Elle aimait Pierre bien innocemment, comme son frère, aussi lui disait-elle bonnement à travers ses larmes :

— Je ferai ce que tu voudras, mon Pierre…

Lorsque Françoise était là, et que le malade montrait cette sorte de résignation fataliste du paysan, elle tâchait de tourner ses pensées vers l’espoir d’une meilleure vie là-haut.

— Ceux qui ont bien vécu, Dieu les récompensera dans son paradis, mon Pierre !

— Voire ! il est tout plein de voleurs et de scélérats, le paradis !

— Oh ! que dis-tu ?

— Sans doute ! Tous ces mauvais, ces méchants, ces injustes, qui ont envoyé aux galères et fait souffrir nos anciens de toutes les manières ; qui leur volaient leurs enfants et jetaient leurs morts à manger aux chiens, sont colloqués en paradis… Et de même ce maire qui nous fait des misères, ce Galinet qui est une canaille, cette Isabeau qui est une coquine ; tous ceux-là se confesseront à l’heure de la mort, et, bien huilés par le curé, s’en iront droit au ciel…

Une toux violente l’interrompit, puis il acheva :

« … aussi bien qu’une honnête femme comme toi !…

— Mais le bon Dieu ne donne pas toujours aux méchants le temps de se repentir… Tu vois, Malivert !

— Le bon Dieu a beaucoup d’affaires… des fois il faut lui aider un petit…

Et il eut un demi-sourire qui donna fort à penser à la Françoise.

Le pauvre Pierre dépassa de cinq jours le terme qu’il avait préfixé. La veille de sa mort il fit venir Michel et lui dit devant la ménagère :

— Il m’ennuie fort de laisser cette petite Albine… on ne sait pas ce qui peut arriver… Promets-moi, Michel, de la prendre à femme… Tu le peux sans crainte, elle ne m’a jamais aimé que comme un frère.

— Eh bien, mon Pierre, je le ferai, mais qu’elle le veuille.

— Alors, je mourrai tranquille.

Michel sorti, Françoise resta près du mourant, s’efforçant de le consoler et réconforter par de bonnes paroles. Puis, soudain, se remémorant ce sourire qui l’avait frappée, elle lui demanda après une chaleureuse et naïve exhortation :

— Tu n’as rien à me dire, mon Petit-Pierre ?

— Que veux-tu que je te dise ?

— Si quelque chose te tracassait ?

— Me tracassait ?

— Oui, par rapport à Malivert…

Et comme elle le vit pensif un instant, elle renouvela sa prière, le conjurant et suppliant d’avoir confiance en elle.

Et, à genoux près du lit, elle avait saisi sa main.

Alors, tout à coup il dit :

— Puisque tu le veux savoir, je l’ai tué ! il me fait mourir, nous sommes quittes !

— Ô malheureux drole ! tu n’en avais pas le droit ! le bon Dieu seul peut ainsi punir !

— Mais il oublie des fois de le faire !

Alors cette vieille paysanne ignorante trouva dans son cœur des paroles touchantes en son patois, pour convaincre le pauvre garçon. Elle le pria longuement et tant fit qu’il se repentit et demanda pardon à Dieu.

Le lendemain au soir, Petit-Pierre mourut paisiblement pendant que, du fond des prés, montait le chant mélancolique des raines.

Lorsque le cercueil porté sur une charrette à bœufs arriva devant le cimetière, les gens des Agrafeils trouvèrent là le maire et le curé.

— Vous pouvez remporter votre mort ! leur dit roguement le premier. Enterrez-le dans votre basse-cour, si vous voulez !

— Le cimetière bénit n’est pas fait pour les parpaillots ! ajouta le curé.

— On y a bien enterré nos anciens ! répondit Michel, et dernièrement le vieux Bertrand.

— Si j’avais été ici ce jour-là on ne l’y aurait pas enterré ! s’écria le curé. Et je ne sais à quoi tient que je ne le fasse jeter dans le communal à côté !

— Vous aurez ce refus de plus sur la conscience, monsieur le curé ! dit gravement Françoise.

Et tous s’en retournèrent tristement.

Cyprien marchait devant, appelant les bœufs lents ; les autres suivaient. Dans les mauvais chemins, entre les haies vertes, le cercueil recouvert d’un linceul blanc s’en allait, rudement secoué, ce qui arrachait un gémissement dolent à la petite Albine.

— Il ne souffre plus à cette heure ! va, pauvrette ! lui dit doucement Michel.

Le soleil était tombé sous l’horizon lorsqu’ils arrivèrent aux Agrafeils. Le crépuscule du soir descendait sur la terre, et une imperceptible vapeur bleuâtre achevait d’éteindre la lumière amortie que l’astre disparu envoyait encore vers le ciel mantelé de gris.

À cent toises de la maison, dans un boqueteau de pins, les hommes ayant été quérir des pioches et des pelles, posèrent leurs vestes et creusèrent la fosse. Lorsqu’ils eurent fini, avec des cordes, le cercueil fut descendu ; et lors Françoise, s’agenouillant sur les déblais, fit à haute voix une prière patoise pour le mort tandis qu’à ses côtés pleurait la pauvre Albine, et que les autres, appuyés sur leurs outils, regardaient fixement le trou.

Ayant achevé, la vieille fille jeta une poignée de terre sur la « caisse » ; puis la fosse fut comblée, et tous revinrent, silencieux, aux Agrafeils.