La goélette mystérieuse ou Les prouesses d’un policier de seize ans/01

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Anonyme
Bibliothèque à cinq cents (p. 2-8).

LA GOÉLETTE MYSTÉRIEUSE
ou
LES PROUESSES D’UN POLICIER DE SEIZE ANS


CHAPITRE I

UNe PISTE


— Te voilà enfin, Joe, te voilà mauvais garnement. Tu peux te vanter de m’avoir fait poser. On voit bien que le temps ne te coûte rien. La peste soit des flâneurs et des gamins qui ne sont jamais à leur affaire !

L’individu qui grommelait ainsi était un homme entre deux âges, aux traits déjà ridés, à la face rubiconde, avec des cheveux crépus et une barbe noire légèrement grisonnante. Tout en recevant son interlocuteur avec cette avalanche de reproches, il le regardait d’un œil complaisant et presque admiratif, et il était facile de reconnaître à première vue que ce bourru n’était pas sans ressentir à l’égard de son jeune compagnon quelque faiblesse de cœur.

Ce dernier était un garçon d’environ seize ans, court et bien bâti, dont la figure imberbe semblait dénoter un degré de réflexion très supérieur à son âge. Joe ne pouvait avoir aucune prétention à la beaute physique, mais il portait sur ses traits l’astuce et l’effronterie délurée d’un vrai gamin des rues. Son costume était un étrange assemblage de pièces de costume dépareillées, dont chacune avait évidemment passé par plusieurs mains et subi maint accroc ou mainte aventure. Son paletot qui avait été fait pour une personne d’environ deux fois sa taille, lui tombait à peu près jusqu’aux talons ; et il portait un vieux chapeau mou campé fièrement sur son oreille, ni plus ni moins que s’il se fut agi d’une coiffure de luxe.

Gédéon Lafortune, — c’était le nom de celui qui venait d’interpeller le gamin, — tira de sa poche une pipe d’écume de mer, la bourra avec soin, et après l’avoir allumée il en tira deux ou trois bouffées qu’il chassa lentement devant lui.

Pendant ce temps, Joe s’était assis avec une suprême nonchalance et promenait sa main dans une de ses poches, d’où il tira au bout de quelques instants un bout de cigare à moitié brûlé.

— Maintenant, Joe, parlons d’affaires, dit tranquillement le gros homme. Je commence à me faire vieux, et je ne veux pas courir le risque de m’en aller, en te laissant sur le pavé, sans un honnête moyen de gagner ta vie.

Joe regarda son interlocuteur avec des yeux pleins de malice ; des yeux dont, en vérité, le propriétaire ne semblait nullement en danger de se trouver jamais sans moyen d’existence.

— J’ai rêvé, reprit le gros homme, de t’initier à mon métier. Je n’en sais pas de plus honnête quand il est loyalement exercé. Mais n’est pas policier qui veut. Il faut pour réussir, chez nous, un instinct qui ne se donne point à ceux qui ne l’ont pas naturellement. C’est pour essayer ce dont tu es capable que je t’ai demandé de m’aider dans cette affaire de billets de la banque de Montréal, qui est bien une des plus obscures que j’ai encore rencontrées. Dis-moi ce que tu as fait aujourd’hui, je suis curieux de savoir ce que tu as tiré des indications que je t’ai données sur l’homme que nous soupçonnons.

— Ce que j’ai fait mon oncle ? Ici, Joe souleva son chapeau pour se gratter la tête et boutonna un bouton de son paletot. Mais je me suis promené ; je suis allé et venu. Vous savez que je suis curieux comme un singe. J’ai été sur le quai, voir les bateaux nouvellement arrivés. Il y en a précisément un…

— Comment ! sur le quai ! exclama Lafortune. Es-tu fou ? Ne t’avais-je pas donné une surveillance à exercer dans la rue St. Hippolyte ?

Joe haussa les épaules avec une expression de physionomie indescriptible.

— Voyons, mon oncle, il faut être sérieux. Vous m’avez dit de surveiller rue St. Hippolyte, la maison de M. Robert Halt. Vous avez voulu rire ou bien vous vous êtes trompé de date. Nous sommes au premier août, mon oncle, ce n’est pas le temps des poissons d’avril.

Lafortune posa sa pipe sur la table, et parut se demander s’il fallait rire ou se fâcher.

— Je vous remercie, fit Joe, en se saisissant de la pipe avec l’agilité d’un jeune chat. Vous êtes bien bon d’avoir remarqué que mon cigare était fini, et il mit tranquillement la pipe à ses lèvres.

Lafortune fit le geste d’un homme littéralement abasourdi par un tel excès de gaminerie impudente ; puis, il pensa sans doute qu’une, correction infligée à l’audacieux usurpateur, amènerait une bagarre dans laquelle sa chère pipe courrait le risque d’être mise en morceaux ; et il se décida à se rasseoir en se bornant à faire entendre un juron énergique.

— Tu es un excellent messager, Joe, et je vois que j’ai été un triple sot de me figurer qu’on ferait jamais rien de bon avec toi.

— C’était donc sérieux ? fit Joe avec un air d’innocence admirablement joué.

— Comment cela ?

— Dam ! mon oncle, de bonne foi, on s’y serait trompé. Voyons ! vous me parlez d’une bande mystérieuse, qui a émis pour plus de deux millions de faux billets ; et puis, au moment où je ne demandais qu’à me mettre au travail, on m’envoie regarder à la porte de M. Robert Halt, le professeur de musique, si ses élèves ont de jolis yeux et si elles sont blondes ou brunes. Si nous travaillons dans l’opérette, il fallait me le dire à l’avance.

M. Robert Halt est gravement compromis dans cette affaire de faux billets de banque.

— Voyons, mon oncle, ne me répétez pas cela. Je vous assure, vous me faites de la peine. M. Robert Halt est un de mes bons amis…

— J’ignorais qu’il eut cet honneur, dit Lafortune avec un gros rire.

— Je vous dis que je le connais comme ma poche et qu’il est aussi étranger à votre affaire de faux billets que le Mikado ou la grande duchesse de Gerolstein. Vous feriez bien mieux d’aller vous promener sur les quais…

— Prends garde à tes poches, Joe. Si tu ne les connais pas mieux que tu ne connais M. Robert Halt, tu y trouveras quelque serpent un jour ou l’autre.

— Vous feriez mieux de me dire tout de suite quel est le mauvais plaisant qui vous a fait avaler une aussi grosse couleuvre.

— Ce n’est pas un mauvais plaisant Joe. C’est une lettre très sérieuse, et la police du gouvernement paierait bien cher pour l’avoir reçue à ma place. Il y a plus de trois mois que cette affaire de faux billets met tous les détectives en défaut. Ceci est le premier point lumineux qui apparaisse. C’est cette indication qui va nous mettre sur les traces de toute la bande.

— Eh bien, puisque vous y tenez, voyons votre lettre. Une lettre qui dénonce M. Robert Halt comme faisant partie d’une bande de faux monnayeurs, ce doit être curieux.

— Je ne sais vraiment si je dois, après que tu as avoué tes relations avec l’accusé…

Joe éclata d’un rire franc et sonore, en se livrant à une série de contorsions évidemment inspirées par la plus folle gaîté.

— Assez rire, cria Lafortune, tiens-toi tranquille jeune fou et tâche de faire ton profit de ce que je vais te faire voir.

Lafortune tira alors de sa poche une lettre, dont l’enveloppe déjà salie avait dû être maniée à maintes reprises et lut ce qui suit :

« Si vous voulez être édifié sur la bande de contrefacteurs qui a mis toute la police en défaut, il vous suffira de vous conformer à l’avis suivant. Un homme à cheveux roux qui fait partie du gibier que vous poursuivez est en ce moment à Trois-Rivières. Il doit y avoir, mercredi soir, un rendez-vous avec un certain Robert Halt qui demeure rue Saint-Hippolyte, No… Ce Robert Halt est un des chefs de la bande, et quand il sera de retour de Trois-Rivières, vous trouverez à son domicile une liasse de billets contrefaits qui ne vous laisseront aucun doute sur le rôle qu’il joue et qui vous mettront sur la trace de tout le reste.

Un ami. »

— Un ami de qui ? demanda Joe ; ce n’est certainement pas de M. Robert Halt.

— Je sais bien, dit Lafortune, que cette dénonciation peut venir de quelqu’un qui lui veut du mal. Mais, il ne s’agit pas de savoir si on lui veut du mal ou du bien. Les renseignements sont précis : un homme à cheveux roux, un rendez-vous à Trois-Rivières, une liasse de billets contrefaits. Nous verrons bien si l’homme à cheveux roux existe ; et si le premier fait est reconnu vrai, c’est que nous serons sur la bonne piste ; ensuite, on verra les autres.

Joe semblait écouter avec une attention soutenue, et sa figure ne faisait pas un mouvement ; mais, si son oncle eût regardé ce qui se passait sous la table, il eut été fort étonné de voir les jambes et les pieds du jeune gamin, s’agiter silencieusement, dans un travail gymnastique qui devait avoir un but très intéressant. Le pied droit semblait s’allonger sous l’effort de son propriétaire et avança, sans que le buste parût remuer, jusque sous la chaise de Lafortune, puis il se mit à rétrograder en ramenant devant lui sur le tapis, dans la direction de Joe, une enveloppe de lettre que Lafortune avait laissé tomber sans y prendre garde.

— Enfin, qu’est-ce que tu penses de cette lettre ? demanda Lafortune qui n’avait rien vu de ce manège.

— Je vous dirai ce que j’en pense quand j’aurai ramassé mon bouton de paletot, dit Joe, en se penchant vivement et en ramassant, en même temps que ce bouton, une enveloppe qu’il s’empressa de glisser dans sa poche.

— Je pense, reprit-il en se relevant, que M. Robert Halt est un jeune professeur de musique. Je pense qu’on ne fait pas de fausse monnaie, pour le plaisir de tapisser sa chambre de bain avec de faux bank notes ; et qu’un jeune homme du monde ne se tuerait pas à travailler pour vivre, s’il avait volé deux millions.

— C’est ce qu’il faudra voir, répondit Lafortune. On ne sait pas d’où il vient ce M. Robert Halt. Personne n’a connu ses parents ; et nous ne savons pas non plus ce qu’il fait ni qui il fréquente. Qui sait si en cherchant la femme, nous ne trouverons pas à expliquer des folies cachées. Enfin… je vois que je suis un grand sot d’avoir compté sur toi, et je vais m’occuper moi-même de cette surveillance.

— Comme il vous plaira mon oncle. Mais je vous assure que vous feriez mieux de venir faire un tour avec moi du côté, du port.

— Vas tu recommencer tes mauvaises plaisanteries ?

— Qu’est-ce que vous voulez ? J’étais né pour être marin, moi. J’adore les bateaux. Il y a précisément dans le port, du côté du marché Bonsecours, une goélette bien intéressante.

— Qu’est-ce que tu me racontes-là ?

— Oui, une goélette bien plus intéressante que M. Robert Halt. Si vous passez par là, elle s’appelle la Marie-Anne. Mon oncle, je vous la recommande.

— Pourquoi ? fit Lafortune en dressant l’oreille.

— Parce que… dit Joe. Parce que j’ai mes idées là dessus. Une goélette qui va et qui vient comme si elle faisait le service de Québec à Montréal, et qui ne descend ni voyageurs ni marchandises, cela pique ma curiosité.

— Ah !

— Oui, j’aime à aller au fond des choses. Les gazettes ne nous ont pas encore prévenu qu’il se fut créé une ligne de bateaux en concurrence à la compagnie du Richelieu. Après cela, peut-être que les capitalistes qui ont frété la Marie-Anne ne sont pas assez riches pour se payer des réclames.

— Hum ! murmura Lafortune. Le gamin n’est pas borgne. C’est un vrai sac à malice. Il aura flairé quelque affaire de contrebande. Quel dommage qu’il ne veuille jamais s’occuper de la chose qu’il faudrait !

Allons, mon garçon, va voir ta goélette, si le cœur t’en dit. Tu lui diras bien des choses de ma part et tu m’en rapporteras des nouvelles, si tu as le temps. Pour moi il faut que j’aille à mes affaires. Tu fermeras la porte en sortant et tu mettras la clef en dessus.

Joe resta seul et parut absorbé pendant quelques instants dans des réflexions qu’on n’eut guère attendu d’un jeune gamin de son âge. Puis, il tira de sa poche l’enveloppe dont il s’était emparé quelqués minutes auparavant et la contempla avec un regard de triomphe.

— Ah ! je ne veux jamais m’occuper de la chose qu’il faudrait ! Il a oublié aujourd’hui de mettre ses lunettes, mon oncle ! Il me demande qu’est-ce que je pense de sa lettre ! Je sais bien ce que je pense de l’enveloppe. Elle vaut beaucoup plus cher que la lettre, l’enveloppe ; et il y a quelque chose qui me dit que l’heure est venue de montrer ce que je sais faire. Tant pis pour les coquins qui ont monté une conspiration contre mon ami Robert Halt !

En ce moment, les yeux de Joe brillaient comme des escarboucles. Il était vraiment beau, et l’énergie de son regard eut inspiré confiance à celui qu’il venait de prendre si résolument sous sa protection.