La grande Epreuve de la Papauté

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La grande épreuve de la papauté
H.-François Delaborde

Revue des Deux Mondes tome 135, 1896


LA GRANDE ÉPREUVE
DE LA PAPAUTÉ

La France et le Grand Schisme d’Occident, par Noël Valois, 2 vol. in-8o ; Paris, Picard.

Si la durée de la papauté est à ce point prodigieuse que la constatation en est devenue un lieu commun jusque dans la bouche des ennemis du saint-siège, cette durée toutefois est moins étonnante que la continuité dont la papauté est seule à donner l’exemple. De l’Empire, auquel on l’a si souvent comparée, rien ne subsiste plus que le nom ; il faudrait en effet une singulière puissance d’imagination ou un étrange oubli des réalités de l’histoire pour considérer Guillaume II, ou même François-Joseph, comme l’héritier des Césars, tandis qu’aux yeux de tous, des orthodoxes comme des hérétiques, des chrétiens comme des infidèles, des croyans comme des athées, Léon XIII se rattache directement à saint Pierre par la suite auguste et ininterrompue des souverains pontifes. Seule en ce monde, la papauté voit dans son présent le prolongement de son passé. Les circonstances ont beau changer, son histoire présente toujours un intérêt assez actuel pour être celle que l’on raconte avec le moins d’impartialité. On n’y trouve guère, même dans les siècles les plus reculés, de fait qui ne suggère des rapprochemens avec tel autre qui se produit aujourd’hui ou des enseignemens en vue de celui qui se produira demain. En revanche, telle évolution qui se fait sous nos yeux et dont le sens nous échappe, se justifie par une expérience remontant à quinze siècles. Plusieurs à notre époque s’étonnent et s’attristent en voyant la papauté se séparer de ses amis les plus anciens et les plus fidèles pour tendre la main à des ennemis à peine réconciliés et qui ne semblent guère se hâter de répondre à ses avances. On l’accuse d’innover follement : on se trompe, elle se souvient.

Elle se souvient que, lorsque cet empire romain, dont on avait pris l’habitude de confondre le nom avec celui de la civilisation, fut sur le point d’être submergé par le flot des invasions barbares, l’Eglise, se sachant nécessaire au salut de l’humanité, eut l’étrange courage de séparer son sort de celui des Césars chrétiens, de rompre avec le glorieux passé qui avait fait de l’empire quelque chose comme la forme définitive et sacrée du gouvernement du monde, et d’aller aux masses terribles qui promenaient l’incendie et le pillage là où l’empereur n’avait plus assez de force pour faire régner la félicité romaine. Comprenant que le monde ne pouvait être sauvé que par l’infusion d’un sang nouveau, elle osa dire par la bouche de Paul Orose : « Si la conversion des barbares doit être achetée au prix de la chute de Rome, il faut encore s’en féliciter. » Parole effrayante et qui dut paraître blasphématoire aux générations qui l’en tendirent, mais que l’histoire a justifiée ! Qui donc oserait aujourd’hui reprocher aux chefs qui ont guidé l’Eglise à travers ces orages, d’avoir, pour emprunter l’expression d’un historien moderne, M. Godefroid Kurth, « hardiment donné leur coup de barre dans la direction de l’avenir ? »

Là où l’empire avait péri, la papauté a survécu. Elle traversa bien d’autres crises, mais le fait d’avoir résisté à la plupart de ces épreuves ne lui est pas particulier. Elle a subi les persécutions, les usurpations et la tyrannie des pouvoirs laïques ; mais d’autres puissances morales ont été en butte à de semblables violences et y ont, comme elle, trouvé une nouvelle force. Elle a survécu aux rébellions des hérétiques, aux démembremens de l’Eglise qui suivirent les révoltes des schismatiques tels que Photius, aux attaques des philosophes ; mais bien des souverainetés humaines ont survécu, elles aussi, à des révoltes, à des démembremens et à des attaques. Elle a fait plus : elle a survécu à l’indignité de quelques-uns de ceux qui ont porté la tiare, aux trahisons d’un Sixte IV, aux lâchetés et aux débordemens d’un Alexandre VI ; mais combien de monarchies ont survécu à des rois indignes ? Sa force de résistance, pour merveilleuse qu’elle soit, ne suffirait pas à la revêtir d’un caractère surnaturel, s’il ne lui avait été donné, à un moment de son histoire, de triompher de la loi commune imposée à tout ce qui est humain par Celui-là même qui a donné un chef à l’Eglise. « Toute maison divisée contre elle-même périra », a-t-il dit, et ses paroles ont toujours trouvé dans les faits une implacable confirmation. Seule la papauté, comme pour manifester au monde sa divine origine, a pu sortir victorieusement d’une épreuve fatale à tout ce qui n’est pas elle.

Plus d’une fois déjà un pape s’était vu opposer un antipape. C’était presque toujours la créature d’un empereur, et ceux qui le soutenaient n’agissaient que dans un intérêt politique. Mais un jour vint où deux papes, élus successivement par les mêmes électeurs, se trouvèrent en présence, chacun portant la tiare avec assez d’apparences de légitimité pour qu’il ait été impossible à l’Eglise elle-même d’effacer l’un d’eux de la liste des souverains pontifes, ni de renier les décisions de l’un ou de l’autre, auxquelles elle accorde encore aujourd’hui une égale autorité. La barque de Pierre s’était rompue en deux ; cependant, loin de sombrer comme on devait le croire, les épaves surnagèrent. Longtemps, sous des pilotes ennemis, ballottées par les tempêtes d’un des siècles les plus troublés de l’histoire, elles faillirent se briser mutuellement, jusqu’au jour où, grâce aux efforts communs des naufragés, elles finirent par être indissolublement réunies sous un seul chef.

Certes, pour aboutir à ce résultat, il avait fallu que le désir de réunion fût bien général ; mais nulle part il ne fut plus sincère que dans notre pays. En cela, les Français ont montré une abnégation toute contraire à l’esprit d’égoïsme national qu’on leur a si souvent reproché.

Ils auraient assurément trouvé de grands avantages à ce qu’Avignon restât le siège de la papauté. En admettant même que personne d’autre en Europe n’eût reconnu le pontife citramontain, nos rois auraient eu tout intérêt à le garder comme une sorte de patriarche d’une église nationale. Un Henri VIII n’y eût pas manqué, et certaines gens, paraît-il, n’y auraient pas vu d’inconvéniens. « Peu importe le nombre de papes, disaient-ils, et qu’il y en ait deux ou trois, voire même dix ou douze ! Chaque royaume peut bien avoir le sien. » Mais l’horreur même que manifestent les théologiens de la Sorbonne, en rapportant ces étranges propos, montre combien le sentiment de l’universalité de l’Eglise était enraciné dans la plupart des cœurs, et combien aussi les Français tenaient à conserver leur rôle de défenseurs du Saint-Siège. Au XIVe siècle, — l’auteur du livre dont cet article est inspiré, le rappelle fort à propos, — plus d’un auteur français se plaisait à constater que « dans les crises de l’Eglise, les rois de France avaient toujours choisi le bon parti, toujours soutenu et parfois restauré le pontife légitime. On oubliait les querelles d’un Robert, d’un Philippe Ier, d’un Philippe IV avec le Saint-Siège. La dynastie française, qu’on faisait remonter à Charlemagne et à Clovis, apparaissait comme une lignée miraculeuse préposée à la garde du sanctuaire. » Le séjour des papes en Avignon avait été bien vu parce qu’il semblait placer le chef de l’Église universelle sous la protection exclusive de la France, protection que le schisme transformait presque en tutelle ; mais du jour où la France s’aperçut que, loin d’exercer cette tutelle, elle risquait de n’être plus que la gardienne d’un pontife discrédité, elle accepta tous les sacrifices matériels pour reprendre dans le monde sa place de fille aînée de l’Eglise une et catholique.

On ne peut nier cependant que l’esprit, ou même l’intérêt national, ait eu de l’influence sur l’origine et sur la durée du schisme ; mais cette influence se faisait sentir de part et d’autre. Etaient-ils désintéressés, ces paroissiens de Sainte-Cécile-au-Transtévère qui, cherchant à imposer à leur cardinal de nommer un pape romain ou pour le moins italien, lui disaient tout crûment, le lendemain de la mort de Grégoire XI : « La vérité, la voici : depuis la mort du pape Boniface, la France se gorge de l’or romain ; nous voulons nous gorger de l’or français. » Il faut reconnaître d’ailleurs que nos pères n’étaient pas étrangers non plus à des préoccupations du même ordre. Cent ans plus tard, lorsque la papauté était définitivement rétablie à Rome, ils parlaient mélancoliquement de « l’évacuation de la pécune » et des longues files de mulets qui allaient porter au-delà des Alpes l’or et l’argent de France. Mais, plus encore que ces grossiers intérêts, l’amour-propre national eut assez de puissance pour se faire sentir jusque dans les travaux d’historiens postérieurs de plusieurs siècles à l’extinction du schisme ; Baluze et Rinaldi, par exemple, n’ont pu s’empêcher d’adopter les préférences de leurs ancêtres et de prendre parti, suivant leurs origines, pour Rome ou pour Avignon.

On attendait toujours un exposé impartial des faits ; M. Noël Valois nous l’a enfin donné, et l’on ne saurait lui en être trop reconnaissant quand on voit à quelles immenses recherches il a dû se livrer pour l’établir de manière à défier les critiques les plus exigeans. Que l’on ne s’y trompe pas cependant ; l’auteur n’est pas de ceux qui se figurent avoir fait œuvre d’historien lorsqu’ils ont mis bout à bout une masse indigeste de documens. Chez lui, la solidité de l’érudition n’ôte rien à l’animation du récit ni à la clarté de l’exposition. Quant à son impartialité, elle ne consiste pas, ainsi qu’il arrive trop souvent, à prendre aveuglément le contre-pied de l’opinion reçue dans le milieu où l’on vit. Rompant sans fracas avec les historiens français qui l’ont précédé, M. Valois ne cache pas que, même sans pression extérieure, celui qui fut Urbain VI aurait sans doute réuni la majorité des suffrages ; que, dans les jours qui suivirent le conclave, les cardinaux, même les plus hostiles par la suite, firent tous acte d’hommage au nouveau pontife ; enfin qu’ils ne pensèrent à créer un autre pape que lorsque les caprices et les violences du premier élu leur eurent fait chercher, dans les circonstances irrégulières de son élection, un prétexte à se débarrasser de lui. A qui veut connaître la crise la plus grave traversée par la papauté, il est donc indispensable d’étudier minutieusement ces circonstances ; grâce à l’attachant récit de M. Valois, une pareille tâche est désormais facile.


I

« Romain nous le voulons, ou au moins Italien ! » tel était le cri que, durant la semaine qui suivit la mort de Grégoire XI, les cardinaux présens à Rome ne cessaient d’entendre répéter partout : dans leurs réunions quotidiennes autour du cercueil du pape défunt, par les officiers municipaux qui venaient en corps apporter les vœux des Romains ; dans les églises, par les paroissiens qui exprimaient plus ou moins impérieusement leurs désirs ; chez eux enfin, par les délégués qui se présentaient au nom du peuple. Dans les rues, c’était encore le même cri, mais accompagné cette fois de menaces peu équivoques. « S’il ne l’est pas, par la sang-Dieu ! tous ces Français et ultramontains seront mis en pièces, et les cardinaux les premiers ! » L’impatience populaire était telle qu’elle n’avait même pas attendu, pour se manifester, que Grégoire XI eût rendu le dernier soupir ; elle ne cessa de grandir pendant les neuf journées qui précédèrent l’élection pontificale. Voulant être seul maître du sacré-collège, le peuple s’était fait donner la garde du conclave, et usant de l’étrange privilège suivant lequel les nobles voyaient leur séjour subordonné à son bon plaisir, il leur signifia d’avoir à s’éloigner sous trois jours, pendant qu’il laissait entrer des troupes de contadini qui venaient lui prêter main-forte à grand bruit de trompettes et de tambourins ; enfin, craignant que les cardinaux n’échappassent à son influence en allant procéder au scrutin hors de Rome, il avait fait garder les portes et saisir les voiles et les gouvernails de tous les bateaux du Tibre.

Devant ces préparatifs menaçans, les prélats, les gens appartenant à la cour pontificale se hâtaient de mettre en sûreté leurs personnes ou tout au moins leurs biens ; cependant la plupart des cardinaux ne paraissent pas s’être effrayés outre mesure. Ils demandèrent vainement le renvoi des paysans, ils obtinrent la nomination d’un capitaine chargé de garder la cité Léonine ; mais ils ne songèrent ni à appeler les compagnies d’aventuriers bretons et gascons qui se trouvaient dans le voisinage, ni à se renfermer dans l’inexpugnable château Saint-Ange dont le châtelain français, Pierre Gandelin, était aussi sûr qu’énergique. C’est tout au plus si, avant de se rendre au Vatican, quelques-uns d’entre eux montrèrent qu’ils avaient conscience du danger en dictant leur testament, ou en prenant congé de leurs amis avec plus d’émotion que de coutume.

D’ailleurs, si l’émeute qui grondait dès lors et qui éclata pendant le conclave, précipita le vote des cardinaux, elle ne paraît pas avoir modifié le choix qu’ils avaient dû faire à l’avance. Sur seize membres du sacré-collège présens à Rome, le groupe ou, suivant l’expression consacrée, la faction la plus nombreuse était la faction limousine. Composée de sept cardinaux, elle avait pour noyau les membres du clergé limousin qui avaient reçu le chapeau sous les papes Clément VI, Innocent VI et Grégoire XI. La faction française proprement dite comptait cinq membres, au nombre desquels se trouvait l’Espagnol Pierre de Luna. Enfin, quatre cardinaux seulement avaient vu le jour en Italie. C’était cependant l’un d’eux qui semblait devoir obtenir le plus de suffrages, et — le croirait-on ? — ce résultat était dû aux efforts de la faction française et principalement à ceux du futur Clément VII, Robert de Genève. On avait d’abord pensé au vieux cardinal de Saint-Pierre-ès-Liens, Tibaldeschi ; puis, sur son refus et dans la prévision de l’exclusion qui pourrait être prononcée contre les autres cardinaux italiens, l’accord avait fini par se faire sur le nom d’un prélat n’appartenant pas au sacré-collège, Barthélémy Prignano, archevêque de Bari. Sujet de la reine Jeanne de Naples, Prignano semblait pouvoir compter sur le bon vouloir de cette princesse que sa situation, comme feudataire et comme voisine du saint-siège, obligeait à ménager ; ancien étudiant de l’Université de Paris, ayant vécu à la cour d’Avignon où il avait longtemps suppléé le chancelier, il s’était trouvé en relations avec tous les cardinaux. On le savait habile en affaires, pur dans ses mœurs ; on le croyait humble et conciliant. Ceux qui furent par la suite les plus ardens Clémentins le regardaient alors comme l’Italien le plus digne d’être élu. On pouvait donc espérer qu’il réunirait au moins neuf ou dix voix, chiffre très voisin de la majorité des deux tiers nécessaire à la validité du scrutin. Son élection était assurée, et les violences qui l’entourèrent eurent des conséquences absolument contraires aux désirs de leurs auteurs ; elles fournirent un prétexte à ceux qui déclarèrent « entaché d'impression » le choix d'un pape italien, et permirent de lui opposer un autre pape qui reporta au-delà des monts le siège pontifical.

Lorsque le 7 avril 1378, entre 4 et 5 heures du soir, Robert de Genève traversa la place Saint-Pierre pour gagner le Vatican où devait avoir lieu le conclave, il dut ne pas juger superflue la précaution qu'il avait prise de revêtir une cuirasse sous son rochet. Vingt mille personnes, parmi lesquelles des femmes, des curieux, mais surtout des hommes armés, couvraient la place, les marches de la basilique, débordaient sur la vigne voisine du palais, encombraient les fenêtres et jusqu'aux toits des maisons voisines. Au passage des cardinaux, des clameurs de toute sorte s'élevaient ; mais prières ou menaces étaient toujours dominées par le même cri : « Romain nous le voulons, ou du moins Italien ! » Cependant l'entrée des membres du sacré-collège se fit régulièrement jusqu'au moment où les bannerets remplacèrent les soldats de la garde pontificale par des Romains. Un grand nombre de gens fort étrangers au conclave en profitèrent pour s'introduire à la suite des derniers cardinaux, qu'ils poursuivirent pendant deux heures de propos qui, pour être moins brutalement exprimés que ceux de la foule du dehors, n'étaient ni moins significatifs ni plus rassurans.

Ces gens d'ailleurs n'agissaient pas au hasard : ils voulaient empêcher la clôture des portes jusqu'à ce que les chefs de quartier de la ville, les Caporioni, fussent venus faire une dernière démarche auprès du sacré-collège. Il était déjà plus de 7 heures du soir ; l'évêque de Marseille, Guillaume de la Voulte, garde du conclave, perdant la tête, s'était réfugié dans sa chambre ; les cardinaux soupaient dans les leurs, quand les Caporioni se présentèrent en armes et demandèrent aux électeurs l'engagement formel de voter pour un pape romain ou italien. Ils durent se contenter de l'assurance que le choix serait fait conformément aux intérêts de l'Eglise romaine. Après leur départ, l'évêque de Marseille ferma derrière eux la dernière porte du conclave ; mais au lieu de la faire murer, il eut le tort de se borner à faire clouer deux grosses pièces de bois en travers des battans.

Les coups de marteau frappés pendant ce travail, en donnant à croire à ceux du dedans que l'on tentait de forcer leur retraite, furent le prélude des agitations de la nuit. Au dehors, les cardinaux entendaient les grondemens de la foule se ruant sur les celliers pontificaux dont les tonneaux défoncés roulaient sur les dalles ; sous leurs pieds, ils sentaient les planchers ébranlés par les coups de pique et de bâton, prêts à s'enflammer aux feux allumés en plein milieu des salles envahies du rez-de-chaussée, tandis que sans relâche retentissait le même cri : « Romano, Romano lo volemo o Italiano ! » Seul, le vieux Tibaldeschi dormait au milieu du tumulte et ronflait assez fort pour être entendu à travers les cloisons de sa cellule.

Vers le matin, les membres du conclave crurent que le calme allait se rétablir et commencèrent à dire paisiblement leurs heures ; mais pendant qu’ils assistaient à la messe, un tocsin éloigné se fit entendre du côté du Capitole. Déjà les cardinaux se troublaient, le célébrant lui-même perdait contenance, quand tout près deux, les cloches de Saint-Pierre entrèrent en branle, remplissant le conclave de leurs voix auxquelles se mêlaient d’horribles clameurs. Un serviteur, envoyé sur le toit, vit un spectacle terrifiant : la place était couverte de monde ; des gens accouraient encore par les rues qui y convergeaient ; d’autres avaient forcé la porte du campanile de Saint-Pierre, et tout en haut, au-dessus de la statue de l’apôtre, un homme, cramponné à la croix, agitait un chaperon rouge.

Dans la chapelle, les cardinaux s’efforcent de garder l’apparence du calme et d’écouter le discours d’ouverture du prieur des évêques, Orsini, archevêque de Florence ; mais dans son trouble, l’orateur ne trouve plus ses mots. On frappe au guichet : c’est l’évêque de Marseille qui, du dehors, insiste pour que l’on donne satisfaction à la foule dont les hurlemens retentissent à travers la porte du conclave. Il faut se hâter, car le danger s’accroît. « Plutôt élire le diable que mourir », dit entre ses dents le cardinal d’Aigrefeuille. À quoi bon tarder d’ailleurs, puisque, en fait, le choix de la plupart des cardinaux est déjà fixé et qu’il est conforme aux vœux des Romains ? « Tenez-vous tranquilles, » crie Orsini par le guichet ; « demain, avant tierce, vous aurez un pape romain ou italien. » Mais la foule surexcitée devient plus exigeante ; c’est tout de suite qu’elle le veut. « Tenez-vous en paix, reprend Aigrefeuille. Je vous promets que vous l’aurez avant la fin du jour, » et, sur l’heure, après une rapide discussion, tandis que les conclavistes mettaient en lieu de sûreté les rares objets de valeur apportés au Vatican par les cardinaux, 15 voix sur 16 se prononcent pour Barthélémy Prignano, archevêque de Bari. Avant de proclamer le nouveau pape, il ne restait plus qu’à connaître l’acceptation de l’élu.

Mais, comme dans toutes les émeutes, les exigences du peuple croissaient d’heure en heure. Le choix d’un Italien ne lui suffisait plus : il lui fallait un Romain, et il le lui fallait immédiatement. Les prieurs des cardinaux, appelés encore une fois au guichet par les bannerets, essayent en vain de parlementer, et Orsini, perdant patience, se laisse aller à un mouvement assez peu digne d’un prince de l’église : « Allez, pourceaux de Romains ! vous nous assommez. Vous autres, faites retirer la foule. Ah ! si je sortais d’ici avec un bâton, comme je vous jetterais dehors !… » Puis, saisissant un moment de calme, il charge l’évêque de Marseille de mander au palais Prignano et six autres prélats. Avant que ceux-ci aient eu le temps d’arriver, la foule qui se presse toujours devant la porte en demandant un pape romain, arrache à Orsini cette parole ambiguë : « Si vous n’avez pas avant vêpres un pape selon vos vœux, coupez-moi en morceaux ! » Les cris s’apaisant, les cardinaux en profitent pour se mettre à table, pendant que les prélats appelés, reçus à dîner par Guillaume de la Voulte, cherchent à deviner pourquoi on les a fait venir.

Cependant, au sortir du repas, un cardinal, ayant quelques doutes sur la validité de l’élection du matin, propose d’élire de nouveau Barthélémy Prignano ; mais le plus grand nombre proclame la chose inutile et déclare persister dans son vote. Voici d’ailleurs que le tumulte recommence au dehors, et comme Orsini, cherchant à éloigner la foule, lui crie par une fenêtre d’aller à Saint-Pierre attendre la proclamation du nouveau pontife, quelques-uns, comprenant que l’on a choisi le cardinal de Saint-Pierre, courent à la maison de Tibaldeschi pour la piller suivant l’usage. Le plus grand nombre au contraire, concluant d’un geste d’Orsini que le pape n’est pas romain, entrent en fureur et se ruent sur les portes du conclave pour les enfoncer. Un mot mal entendu exaspère encore la rage des émeutiers. Un Français qui veut les rassurer leur révèle que l’élu est l’archevêque de Bari ; mais sa prononciation étrangère fait croire qu’il s’agit du camérier Jean de Bar, parent de Grégoire XI, l’un des plus détestés parmi les Limousins. Le pusillanime évêque de Marseille livre ses clefs dès qu’il voit luire une épée. Un flot d’hommes s’engouffrant dans les portes, escaladant les fenêtres, surgissant des latrines, envahit tout à coup le conclave ; les cardinaux qui cherchent à fuir sont refoulés. Seul Pierre de Luna montre de la fermeté. Les autres, épouvantés par l’éternel cri : « Romano, Romano ! » imaginent de donner à l’émeute une satisfaction apparente. Ils s’efforcent de persuader à Tibaldeschi de se prêter à un simulacre d’intronisation, et comme le vieux cardinal refuse, des conclavistes le jettent de force sur la chaise pontificale. On lui pose une mitre blanche sur la tête, une chape rouge par-dessus ses vêtemens, et devant les Romains qui s’entassent dans l’étroite chapelle du conclave, aux accens d’un Te Deum improvisé, on le hisse sur l’autel. En vain ce vieillard impotent proteste ; il secoue la tête pour faire tomber la mitre, mais son neveu qui, pris de je ne sais quelle folle espérance, ne veut pas perdre une chance inattendue d’être le neveu d’un pape, le maintient à coups de poing dans la poitrine tandis que le cardinal de Marmoutiers lui pèse sur les épaules. Cette scène repoussante dura plusieurs heures.

Au milieu des protestations du cardinal de Saint-Pierre-ès-Liens, on avait distingué le nom de l’archevêque de Bari, et ce nom tout italien avait cependant causé une vive déception aux Romains qui avaient pu l’entendre. C’est par leurs cris de colère que Prignano connut son élection, qui lui fut enfin confirmée par Tibaldeschi, lorsque, échappé à la honteuse supercherie dont il avait « té la victime et le complice involontaire, le malheureux vieillard put gagner la chambre papale où tous deux passèrent la nuit. Le tumulte commençant alors à tomber, les cardinaux parvinrent à s’échapper du Vatican. Six d’entre eux se réfugièrent au château Saint-Ange, quatre autres sortirent de Rome. De ce nombre était Robert de Genève qui, après avoir échangé sa cuirasse de la veille contre une armure complète, alla rejoindre, dans le château de Zagarolo, son ami Agapito Colonna.

L’archevêque de Bari était-il vraiment pape ? Ne connaissant les détails de l’élection que par Tibaldeschi, encore tout troublé des émotions qu’il venait d’éprouver, lui-même aurait eu le droit d’en douter ; mais les cardinaux n’en doutaient pas. Dès le lendemain matin, tous ceux qui avaient passé la nuit dans la ville accoururent, et parmi eux celui qui, dans la suite, se montra peut-être le partisan le plus résolu du schisme, Pierre de Luna. « Nous avons élu un vrai pape, disait-il la veille ; les Romains m’arracheraient les membres avant de me faire revenir sur l’élection d’aujourd’hui. » Avant le soir, les six cardinaux réfugiés au château Saint-Ange avaient suivi l’exemple de leurs collègues, et, sans hésitation comme sans regrets apparens, procédaient avec eux à l’intronisation du nouveau pontife. Ce fut même l’un d’eux, Pierre de Vergne, qui fit au peuple la proclamation sacramentelle : « Je vous annonce une grande joie : vous avez un pape et il se nomme Urbain VI. » Enfin, dix jours ne s’étaient pas écoulés que tous les cardinaux ayant pris part au conclave, même ceux qui étaient sortis de Rome, assistaient au couronnement de Barthélémy Prignano et accablaient le nouvel élu de sollicitations et de demandes de faveurs. Rien dans leur attitude ne décelait la contrainte ou la peur par lesquelles ils prétendirent expliquer leur conduite lorsque, au bout de quelques semaines, ils eurent passé de l’absolue soumission à la révolte ouverte. La cause de ce complet changement, c’est qu’Urbain VI se rendit bientôt insupportable à tout ce qui l’entourait. Sans doute on ne savait pas encore, on ne sut que six ans plus tard, que cet homme conciliant pouvait se montrer à l’occasion le plus cruel des tyrans, capable de faire torturer sous ses yeux et de faire étrangler des cardinaux soupçonnés de le trahir. Mais son caractère, longtemps contenu ou longtemps dissimulé, se révéla tout autre qu’on ne l’avait cru. Cet habile manquait absolument d’adresse ; cet humble était un orgueilleux qui trouva moyen d’offenser par ses hauteurs ceux qui, comme la reine Jeanne de Naples, s’étaient le plus sincèrement réjouis de son élévation ; ce pacifique était un agité, tourmenté d’idées de réformes. Sans doute plusieurs de ces réformes semblent justes : telles étaient, par exemple, celles qui consistaient à obliger les cardinaux à retrancher de leur luxe, à réparer à leurs frais les basiliques dont ils portaient le titre, à renoncer aux pensions qu’ils recevaient des souverains ; mais elles ne pouvaient être que mal accueillies par le sacré-collège. Quand on sait, en outre, de quelles violences était accompagné l’ordre de les exécuter ; quand on voit que le prieur des cardinaux s’entendait traiter de fou, et Robert de Genève, de ribaud ; que d’autres étaient publiquement accusés de crimes ou de malversations ; qu’en plein consistoire le cardinal de Limoges évitait à peine un soufflet de la propre main de Sa Sainteté, on conçoit facilement que ceux qui avaient été en butte à de semblables brutalités aient été trop heureux de trouver, dans les scènes tumultueuses au milieu desquelles ils avaient élu cet étrange pontife, quelque moyen de s’en défaire.

L’âme du mécontentement était Jean de la Grange, évêque d’Amiens, qui passait à tort ou à raison pour être l’homme du roi de France. Ce cardinal ne s’était pas trouvé à Rome lors du conclave, et il gardait certains doutes sur la légitimité d’Urbain VI, dont la personne lui déplaisait d’ailleurs. Cependant, dès son arrivée, le 26 avril, il n’hésita pas avenir baiser le pied du saint-père, et même, lorsqu’il fut à son tour l’objet d’une de ces sorties auxquelles personne n’échappait, sa réponse contenait un acte de reconnaissance implicite d’autant plus significatif que les termes en étaient moins ménagés : « Vous êtes maintenant pape ; je ne puis pas vous répondre. Si vous étiez encore le petit archevêque de Bari, je dirais à ce petit archevêque qu’il en a menti par sa gorge. »

Le premier à se rapprocher du cardinal d’Amiens fut Robert de Genève ; tous deux encouragèrent le commandant du château Saint-Ange à ne point livrer cette forteresse au saint-siège. Puis l’évolution s’accentua : Pierre de Luna, qui paraît avoir toujours agi d’après une conviction sincère, se sentait naître des doutes et consultait des textes de droit.

Enfin, pendant les mois de mai et de juin, sous prétexte de fuir les chaleurs, les cardinaux citramontains sortirent peu à peu de Rome et gagnèrent séparément Anagni. Bien qu’ils fussent restés d’abord en correspondance avec le pape, leurs intentions ne demeurèrent pas longtemps équivoques après qu’ils se sentirent à l’abri derrière les 200 lances que le capitaine gascon, Bernardon de la Salle, était venu mettre à leurs ordres en passant sur le corps des Romains au Ponte Salaro. Le 9 août, Prignano était déclaré intrus, et ses adversaires, forts de l’appui de la reine Jeanne de Naples et d’Honoré Caetani, gouverneur de Campanie, qui, comme eux, avaient à se plaindre du pape, allaient, sur les domaines de Caetani, tenir un nouveau conclave à Fondi. Bientôt Urbain VI n’eut plus auprès de lui qu’un seul cardinal, celui qui avait passé avec lui au Vatican l’orageuse nuit du 8 au 9 avril, Tibaldeschi ; encore celui-ci touchait-il à ses derniers momens. Les trois autres membres italiens du sacré-collège étaient allés à Fondi rejoindre leurs collègues. Ils s’abstinrent néanmoins de prendre part au vote et se bornèrent à assister à la séance dans laquelle, le 20 septembre, les treize citramontains, à l’unanimité moins une voix, élevèrent Robert de Genève au pontificat sous le nom de Clément VII.

D’abord chanoine de Paris, évêque de Thérouanne, puis de Cambrai, le nouvel élu, fils d’Amédée III, comte de Genève, était de haute naissance, car il pouvait se vanter de tenir à la maison Capétienne. Jeune encore, — il n’avait pas quarante ans, — d’une figure et d’un aspect séduisans malgré une légère claudication et une certaine inégalité entre les deux yeux, sachant parler et sachant écrire, il avait l’apparence et les goûts d’un grand seigneur, l’âme belliqueuse et fière, mais aussi l’esprit aventureux, la conscience large et le cœur dur. On l’avait vu, pendant sa légation de Romagne, assister, sans s’émouvoir, aux horreurs qui avaient accompagné l’écrasement de la révolte de Cesena. Personne ne semblait mieux désigné pour être le champion d’une lutte où les armes spirituelles seraient moins employées que les armes temporelles ; cependant le sort de la guerre ne lui fut pas favorable, et Clément VII, pas plus qu’Urbain VI, ne devait voir la fin du schisme ouvert par leur double élection.

II

« Le schisme d’Occident, dit quelque part Dœllinger, eut pour cause des intérêts purement nationaux. Le choix de Robert de Genève n’avait pas d’autre motif que le désir de maintenir le saint-siège et la cour romaine dans la possession exclusive de la nation française, sur le sol de la France et sous l’influence prépondérante du gouvernement de ce pays. » Telle est, jusqu’à présent, l’opinion reçue parmi les étrangers ; il est difficile qu’elle subsiste après la lecture du livre de M. Noël Valois. L’annulation de l’élection d’Urbain VI et le choix de son successeur ont été faits, non dans un intérêt national, mais dans l’intérêt personnel des cardinaux et par eux seuls. Ils n’ont pas eu pour but de ramener la papauté sur le sol français, car Clément VII ne visait d’abord qu’à s’emparer de Rome pour s’y substituer à son adversaire. Il ne pensa même à gagner Avignon que lorsque, voyant ses troupes battues à Marino, son alliée, la reine Jeanne, détachée de lui, il comprit qu’il n’y avait plus pour lui de séjour possible en Italie. Quant à la France, ni la nation, ni le roi n’auraient songé d’eux-mêmes à faire invalider l’élection de Barthélémy Prignano.

On a souvent prétendu que Charles V avait exercé une action sur les cardinaux pour les détacher d’Urbain VI. En réalité l’action s’exerça en sens inverse : le souverain français a subi l’influence des informations venues d’Anagni ; si l’élection du 8 avril n’avait pas été contestée, il ne se serait pas plus séparé du pape de Rome qu’il n’avait cherché à empêcher le retour d’Urbain V et de Grégoire XI au tombeau des Apôtres. Comment, d’ailleurs, n’aurait-il pas penché vers le parti du sacré-collège, quand les propres électeurs d’Urbain VI lui donnaient à entendre que l’élection n’était pas valable, et quand l’un des envoyés du nouvel élu, Pierre de Mûries, agent secret des cardinaux, tenait lui-même un pareil langage ? Mais si sa conviction fut bientôt faite, il n’eut garde de l’imposer ni même de la déclarer tout d’abord. Il laissa la nouvelle de l’élection du pape italien se répandre en France où elle fut accueillie sans aucune apparence de contradiction. L’Université de Paris fit chanter un Te Deum ; des actes publics émanés de l’entourage du roi furent, jusqu’à la fin de juillet 1378, datés du pontificat d’Urbain VI, et quand, sortant de sa réserve, Charles donna d’indubitables marques de faveur à l’assemblée d’Anagni, son peuple eut quelque peine à le suivre. Des velléités d’opposition se manifestèrent dans plusieurs provinces, et il n’est pas jusqu’à ceux qui étaient assurément les plus intéressés à ramener la cour pontificale sur les bords du Rhône qui n’aient montré de la répugnance à se séparer du pape de Rome ; l’assemblée du clergé à laquelle le roi demandait son appui, réclamait un supplément d’information. Mais Charles ne voulait plus attendre ; il réunit, le 26 novembre, à Vincennes, une nouvelle et moins nombreuse assemblée, obtint d’elle un avis conforme à son opinion personnelle, et fit publier dans toutes les églises l’avènement de Clément VII. Néanmoins l’Université, qui hésitait encore, ne se prononça que le 30 mai 1379, sur l’invitation impérative du roi.

Charles V n’a donc pas été l’instigateur du schisme ; il s’y est rallié parce qu’il a cru aux assurances de ceux qui paraissaient avoir qualité pour être mieux informés que personne.

Il a proclamé la légitimité de Clément VII, mais il est faux qu’il ait édicté des peines contre les partisans du pape de Rome ou qu’il ait usé d’intimidation envers les princes étrangers, auprès desquels il se bornait à faire une propagande pacifique. On n’est pas mieux fondé à chercher la cause de sa détermination dans la parenté au dix-septième degré qui l’unissait à Robert de Genève ; il a plus d’une fois déclaré solennellement que, l’élu de Fondi eût-il été Anglais, il n’aurait pas hésité à prendre son parti. On peut, il est vrai, reprocher à Charles V de s’être fait une opinion précipitée, sans avoir entendu les témoignages urbanistes ; mais cette précipitation a une excuse que rend très vraisemblable le caractère bien connu du sage roi. Il voulut épargner à son pays le trouble qu’une incertitude prolongée devait jeter dans les consciences, et crut hâter la fin du schisme à peine né, en entraînant dans le parti du pape qu’il soutenait, la chrétienté gagnée par l’influence de son nom, par le prestige qu’il avait su rendre à la France.

Il se trompait ; son appui valut à Clément VII une autorité que la seule alliance de la reine Jeanne était hors d’état de lui donner, autorité considérable assurément, mais impuissante à étendre l’obédience clémentine à plus de la moitié de l’Europe. Ainsi, avec les intentions les plus loyales, Charles V se fit involontairement le principal artisan des périls auxquels l’Eglise fut exposée pendant près d’un demi-siècle. Tout en poursuivant un but contraire, tout en refusant constamment de recourir à la « voie de fait, » c’est-à-dire à la guerre, qui aurait servi les desseins ambitieux de son frère Louis d’Anjou, il n’a pu empêcher que le schisme, d’abord limité au domaine ecclésiastique, ne passât dans le domaine politique, événement d’autant plus grave qu’indépendamment des saints que tout le monde connaît, sainte Catherine de Sienne par exemple, du côté urbaniste, le bienheureux Pierre de Luxembourg et saint Vincent Ferrier du côté clémentin, il y eut, de part et d’autre, beaucoup plus d’esprits convaincus qu’on ne le croit généralement. Plusieurs souverains ne se déclarèrent pour Clément VII qu’après avoir cherché très consciencieusement à s’éclairer sur l’illégitimité de son adversaire.

Enfin, prêt à paraître devant Dieu, Charles V protesta une dernière fois de sa sincérité en même temps que de sa soumission à l’Eglise. Quelques heures avant sa mort, épuisé par une nuit d’étouffemens, déjà méconnaissable, mais roi jusqu’à son dernier souffle, il voulut quitter son lit et, assis sur une chaise longue, pouvant à peine supporter quelques vêtemens, devant des évêques, des barons, des conseillers formant un rassemblement analogue à ces grandes entrées auxquelles Louis XIV mourant adressa, trois siècles plus tard, de si nobles adieux, il employa ce qui lui restait de voix à remercier ses fidèles, à prendre quelques suprêmes mesures concernant les finances, et surtout à exposer longuement, sans jactance comme sans regrets, sa conduite dans les affaires du schisme. « Si l’on dit jamais que je me suis trompé, — ce que je ne crois pas, — mon intention, sachez-le bien, est d’adopter et de suivre toujours l’opinion de notre sainte mère l’Eglise universelle ; je veux obéir sur ce point au concile général ou à tout autre concile compétent qui pourrait statuer sur la question. Dieu veuille ne pas me reprocher ce que j’ai pu faire, à mon insu, contre cette décision future de l’Eglise ! Il suffirait ici pour fermer la bouche aux médisans de la déclaration de la plupart d’entre vous ; cependant, pour mettre la chose mieux en évidence, je prie les notaires présens d’en dresser procès-verbal sous forme authentique. »

Par son parti pris d’éviter toute violence, Charles V était parvenu à empêcher l’esprit d’aventures d’exploiter la crise pontificale. Cet esprit était alors partout : dès que s’ouvrait quelque trêve dans la lutte séculaire entre la France et l’Angleterre, princes, seigneurs et routiers en profitaient pour se lancer dans des expéditions lointaines. Clément VII lui-même se souvenait d’avoir jadis, dans les Romagnes, conduit les compagnies de Jean Hawkwood contre les ennemis du saint-siège, et ceux qui se rappelaient le sac de Cesena l’accusaient de ne pas reculer même devant ce que la guerre a de plus horrible. Soldat autant que prêtre, il semble à qui étudie son histoire qu’il portât toujours, comme au temps du conclave, une cuirasse sous son rochet. La « voie de fait » avait toutes ses préférences, et la mort de Charles V lui permit de recourir aux moyens d’action qu’il cherchait depuis longtemps à se préparer en France. Le frère du feu roi, Louis, duc d’Anjou, lui était tout acquis ; après avoir créé pour lui, en échange d’un concours militaire, un nouveau royaume feudataire du Saint-Siège, le royaume d’Adria, qui aurait compris la partie septentrionale du domaine ecclésiastique en Italie, Clément VII lui avait assuré, à la place de ce royaume chimérique, l’héritage de la couronne de Naples en le faisant adopter par la reine Jeanne. Charles V n’avait eu aucune part à ces projets, et sa sage politique en avait empêché l’exécution. A sa mort, le duc d’Anjou, qui gardait, après une [année de régence, une grande autorité dans les conseils de Charles VI, son neveu, entreprit en Italie, avec le concours financier de la France, une coûteuse expédition où il trouva la mort. Mais le pape d’Avignon ne se découragea pas ; il faisait peu de cas de l’action purement morale. Pour triompher du pape de Rome ou de ses alliés, peu lui importaient les argumens des canonistes ou des théologiens ; le mieux était de bonnes lances, des lances françaises surtout. Aussi eut-il recours successivement à tous les Français qui pouvaient avoir des intérêts au-delà des Alpes ; au fils de Louis d’Anjou, Louis II ; à Charles VI lui-même qui devait emmener Clément à travers l’Italie, l’installer dans Rome à la place de l’intrus dépossédé, et poursuivre, jusqu’au tombeau du Christ, je ne sais quelle chevauchée victorieuse ; à Jean III, comte d’Armagnac, qui avait des comptes à régler avec le seigneur de Milan ; au duc d’Orléans enfin, à qui il proposa le royaume d’Adria déjà projeté pour Louis d’Anjou. Mais aucune de ses propositions ne put aboutir : Louis II, maître de Naples, trouva trop d’occupations dans son propre royaume ; Charles VI, au moment de partir, l’ut retenu par l’intervention anglaise ; le comte d’Armagnac mourut subitement ; Louis d’Orléans se tourna vers d’autres conquêtes.

Tous ces projets d’ailleurs, eussent-ils réussi, n’auraient produit que des résultats politiques ; ils n’auraient pas eu plus d’action sur l’extinction du schisme que n’en avait eu le combat de Marino ; comme l’avait fait alors Clément VII, le pape vaincu n’aurait eu qu’à se réfugier auprès d’un des princes de son obédience. L’obstination de Robert de Genève à recourir à la violence eut pour effet de commencer à détacher de lui sa grande alliée française. Pour payer le concours des princes, il avait bien fallu leur donner le moyen de trouver de l’argent en les autorisant à lever de nombreuses contributions sur les clercs, et les clercs ne tardèrent pas à trouver que le pape d’Avignon leur coûtait cher. Puis ceux qui gouvernaient la France s’accoutumèrent à entretenir avec le pontife des rapports où la politique l’emportait de beaucoup sur la déférence envers le chef de l’Église, et lui gardèrent rancune de son peu de complaisance en certaines occasions. Enfin, à tous les esprits de bonne foi, les maux du schisme apparaissaient de plus en plus. La lassitude gagnait tout le monde ; on commençait à souhaiter l’union pour elle-même et quel que fût le pape au profit de qui elle se ferait.

L’Université, qui n’avait suivi Charles V qu’à regret, prit la tête du mouvement ; des prières publiques, des processions auxquelles Charles VI s’associa, en prouvèrent la sincérité. En dépit des singulières tergiversations des princes, il était fini le temps des expéditions militaires que Clément VII était seul à combiner encore, comme fut finie, le jour où Clément VII expira, l’alliance politique de la royauté française avec le pape d’Avignon. Sans doute bien des années s’écoulèrent encore avant que le concile de Constance pût clore définitivement la période du schisme ; les guerres, l’état terrible de la France, elle aussi partagée en deux entre les Armagnacs et les Bourguignons, entravèrent les efforts sincères faits par les partisans des deux obédiences. Le plus grand obstacle vint des papes eux-mêmes qui ne pouvaient se décider à déposer volontairement la tiare ; l’obstination de Benoît XII augmenta la confusion au point que l’on vit trois papes trôner à la fois.

Certes, on aurait bien pu croire, à ce moment, que c’en était fait de la papauté. Déjà la doctrine d’une Eglise sans chef, prêchée jadis en Angleterre par Wycliffe, reprise par Jean Huss, se répandait en Bohême et menaçait de gagner l’Allemagne. Mais le mal arriva presque en même temps à son paroxysme et à son terme ; le concile qui condamna Jean Huss fut aussi celui qui rétablit l’unité. Au bout de peu de temps, grâce à la déposition ou à l’abdication des divers pontifes, l’Eglise entière ne formait plus qu’un seul troupeau, et Martin V, reconnu son unique pasteur, se sentait assez affermi pour tenter de compléter l’unité catholique en rappelant au commun bercail les Grecs séparés depuis Photius. Un siècle plus tard, l’indestructible papauté était de force à résister au formidable assaut de Luther et de Calvin. Elle y perdit un grand nombre de ses fidèles ; mais la scission protestante une fois consommée, l’Eglise du pape a seule regagné du terrain sur les Églises sans le pape. Dieu sait pourtant quelles attaques et quelles épreuves elle eut encore à subir ! Les adversaires qui l’assaillirent deux cents ans après la Réforme, n’étaient plus des croyans rejetant, à grand renfort de dogmes, l’autorité d’un chef en matière de conscience ; c’étaient des incrédules se disant philosophes et recourant plus volontiers aux armes de la raillerie qu’à celles de la raison. Leurs coups d’épingle répétés firent plus que les attaques de front de l’hérésie. Ln fidélité des peuples se changea en mépris, puis en haine ; mettant la violence au service de leur passion, les révolutionnaires prétendirent supprimer par la force l’Église catholique : Pie VI détrôné mourut en captivité.

La bourrasque une fois passée, la papauté se retrouva debout. La violence dont elle avait été l’objet avait contribué à rétablir son autorité morale, et aujourd’hui encore qu’elle est dépouillée de tout pouvoir humain, ne voyons-nous pas cette autorité morale s’accroître assez pour que les vainqueurs d’il y a vingt-cinq ans prétendent aujourd’hui se faire, de cet accroissement, un titre à la reconnaissance du vaincu ? A toutes les attaques, la papauté n’a qu’une réponse : elle dure. Elle dure, non pas inerte ni défaillante, mais fortifiée de son passé, vivante de son activité présente, jeune de la conscience de son avenir. Elle dure comme elle a duré malgré ses innombrables épreuves, — malgré le schisme d’Occident, la plus dangereuse de toutes, — comme elle durera encore le jour où, selon la magnifique image de Macaulay, quelque voyageur venu des florissantes cités de la Nouvelle-Zélande, s’assoira sur une arche brisée du Pont de Londres pour esquisser les ruines de Saint-Paul s’élevant au milieu d’un désert.


H. -FRANÇOIS DELABORDE.