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La grande peur dans la montagne/11

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XI

Elle n’a eu le jour suivant qu’à aller se promener en-dessous du poste. Là son père était justement propriétaire d’un coin de pré ; elle n’a eu qu’à faire comme si elle allait voir où l’herbe en était de pousser. Les hommes du poste ne soupçonnèrent rien. Le beau temps était toujours dans le ciel où il se peignait en bleu foncé, d’un côté de la vallée à l’autre, entre les deux pentes vertes ; elle est allée sous le beau temps. Le torrent coulait à côté d’elle. Il se trouvait avoir fortement baissé encore depuis une semaine, le gros de la neige ayant fini de fondre sur les sommets. Il avait aussi changé de couleur ; et, après avoir été blanc et trouble, était devenu comme du verre de bouteille, laissant voir les grosses pierres qui étaient au fond de son lit. De temps en temps, une truite passait au-dessus d’elles d’un trait vif, puis allait se mettre la tête en avant sous un surplombement de la rive, se laissant balancer, immobile, dans le mouvement de l’eau. Victorine a eu l’air de s’arrêter, pour regarder la truite, tandis qu’elle mesurait la hauteur de la berge qui dépassait de plus d’un mètre la surface du courant. Il y avait, à sa partie supérieure, une bonne épaisseur de terre végétale où on voyait pendre par touffes les racines du chiendent ; dessous venait une couche de sable, puis une couche de cailloux ; enfin venaient en pente douce les bancs de gravier et de vase apportés par la rivière et que l’eau avait laissés à découvert en se retirant. Elle n’aurait qu’à les remonter ; c’est ce que Romain avait dû faire.

Elle a vu que c’était possible et même facile. De place en place, un gros quartier de roc permettait de se tenir debout et de se reposer un moment. Et le torrent coulait à ciel libre encore un bout, plus en amont : puis les pentes se rapprochaient, les arbres venaient vous cacher ; — plus loin, pensait-elle, elle se tirerait toujours d’affaire…

Tout fut bien calculé par elle, du moins dans les commencements du trajet qu’elle avait à faire ; à la suite de quoi, deux jours ont passé encore, et le petit Ernest allait mal, et la blessure de Romain s’était mise à suppurer.

Deux jours passèrent donc ; ce troisième jour, elle avait mis le ménage en ordre, comme d’ordinaire ; ensuite elle a dit à son père, qui se tenait assis sans parler dans la cuisine, qu’elle allait chez une de ses amies.

Il n’a rien répondu ; il s’est contenté de hocher la tête dans son coin.

Il sentait tristement le poids de l’âge être sur lui, le condamnant à l’impuissance, de sorte qu’il ne sortait plus guère, même quand, comme ce soir-là, personne ne semblait songer à dormir au village ; car, plus encore que pendant la journée, les discussions allaient leur train dans les rues et aussi dans la salle à boire dont les fenêtres ouvertes laissaient venir jusqu’à vous un bruit de voix, mêlé à des coups de poing donnés sur les tables. D’où des difficultés pour Victorine, quand même ; et, la première, comme elle voyait, serait de traverser la rue, le fenil où elle avait caché son panier se trouvant de l’autre côté. Mais, une fois qu’elle eut mis la clé de la maison sous la planchette, elle a vu que le plus simple était encore qu’elle n’eût pas l’air de s’occuper de personne, — ce qu’elle a fait, traversant la rue ouvertement, sans hâte. Le fenil donnait sur une ruelle composée tout entière de ces mêmes fenils, c’est-à-dire non habitée, de sorte que là non plus elle n’a pas été vue. Ce sont des fenils tenus levés en l’air par le moyen de quatre piliers de pierre, pour empêcher les souris d’y entrer ; — elle a fait un grand mouvement avec la jambe sous sa jupe, empoignant le cadre de la porte des deux mains. Puis elle a été dans le foin et voyait entre les poutres de mélèze, mises à plat l’une sur l’autre, et pas bien rejointes, en face d’elle, la maison et la cuisine, puis que la lampe s’est éteinte dans la cuisine. Elle a pris son panier ; il était lourd. C’est qu’elle s’était dit qu’ils ne devaient plus rien avoir à manger là-haut, à part leur pain dur et du vieux fromage ; — alors elle avait été chercher dans la cheminée ce qu’il y avait de meilleur, une forte tranche de jambon, des saucisses, et à la cave aussi ce qu’il y avait de meilleur ; puis, dans le dessous du râtelier, une miche de pain frais.

Elle a été là, tenant son panier sur ses genoux pour être prête quand le moment serait venu, elle est assise dans le foin ; de temps en temps, quand on passait devant le fenil, elle portait vite en avant sa figure, mettant son regard dans une des fentes ; — ainsi elle avait vu que la cuisine s’était éteinte, que son père avait été se coucher ; mais on continuait à passer dans la rue, c’est pourquoi elle a dû attendre que onze heures, qui est l’heure de la fermeture de l’auberge en semaine, aient été sonnées par l’horloge ; alors le gros des voix des gens qui sortaient de la salle à boire s’est fait entendre longtemps, avec des portes qui retombent, des clés grinçant dans les serrures.

Elle a attendu encore ; maintenant il ne devait plus être loin de minuit. Elle se disait : « J’arriverai avec le matin. » Elle sort la tête hors de l’ouverture du fenil, elle regarde à droite à gauche, elle fait alors passer son corps, s’assied dans le cadre de la porte, saute ; — elle tire à elle son panier, elle referme la porte à claire-voie.

Elle eut de la chance, elle ne rencontra personne. Elle fit tout le tour du village ; nulle part, elle n’avait été vue, ni même dans l’espace de prés à découvert qu’il lui avait fallu traverser pour finir. Elle était arrivée au bord de la rivière ; elle s’était mise à remonter le cours de l’eau. Le mouvement de l’eau se faisait à sa rencontre ; l’eau venait contre elle sans arrêts, avec ses élévations, puis continuait sa course ; tout allait bien, encore que par moment Victorine sût à peine si elle avançait, ou ne l’aurait pas su du moins s’il n’y avait pas eu la berge sur son autre côté. Mais alors elle n’avait qu’à s’y serrer plus étroitement, s’appliquant surtout à se bien tenir baissée, se baissant de plus en plus à mesure qu’elle se rapprochait du poste dans cette poussière de lumière qui était secouée sur nous par les étoiles et qui devait permettre qu’on la vît d’assez loin, si par hasard, elle avait montré seulement une partie de sa personne ; mais elle se collait à la berge pour mieux tirer parti de l’angle.

Et, en effet, elle a passé.

Elle a vu venir à elle l’escarpement de la pente tombant vers la rivière sous une couche de nuit plus noire, qui était la lisière de la forêt ; elle y arrivait déjà : on n’avait pas appelé, rien ne bougeait ; — au moment où elle allait être forcée de quitter la berge, qui devenait rocheuse et trop abrupte, elle est entrée sous les pins.

Là, on pense qu’elle a dû se reposer un moment…

« On a trouvé une place, disent-ils, où des plantes de forêt montraient qu’on s’était assis. Elle a dû donc s’asseoir pour se reposer et tout allait encore bien à ce moment pour elle. C’est seulement plus loin, disent-ils… Il faut croire qu’elle connaissait mal les passages et elle ne s’était pas rendu compte de la difficulté qu’ils offrent. Elle a dû tomber une première fois ; son panier a roulé dans des buissons où on l’a retrouvé. Oh ! on a pu tout lire, disent-ils, toute son histoire, comme si elle l’avait écrite exprès pour nous. Il faut se représenter que la nuit, dans ces fonds, on ne voit même plus ses mains, ni ses pieds, et on doit se creuser son chemin avec le bout des doigts, comme les aveugles. La nuit, dans ces bancs de rochers, avec tous ces petits pins bas où on se prend les jambes et la terre qui est glissante : eh bien, ça ne l’avait pas empêchée et elle est allée tant qu’elle a pu. Oh ! on a tout pu lire, comme si on avait été avec elle, et comment elle était tombée une première fois, puis elle s’était relevée, puis elle était tombée de nouveau. Probablement qu’elle a appelé, mais que voulez-vous qu’elle fît, avec sa pauvre petite voix, contre la grande de l’eau. Elle devait avoir perdu tout à fait sa direction, de sorte qu’elle a tourné en rond longtemps, puis elle a essayé de grimper droit devant elle à la pente ; malheureusement, à cet endroit-là, on ne s’y attaquerait même pas de jour. Elle a dû tomber à la renverse. Elle s’est raccrochée à un petit sapin qui a cédé avec sa motte ; ensuite, elle n’a fait qu’un saut… Oh ! disent-ils, on a tout pu lire ; c’était écrit comme dans un livre phrase après phrase, et jusqu’à la dernière, c’est-à-dire au-dessus d’une de ces poches dans le roc où il n’y a pas eu moyen de descendre pour essayer de la trouver, et là l’histoire a été finie… Tout à fait comme pour le mulet… Tout à fait comme pour le mulet, disent-ils ; et, nous, le lendemain matin, on s’était mis à la chercher, parce que tout de suite on avait compris de quel côté elle devait être allée. Ceux du poste ne l’avaient pourtant pas aperçue, ils disaient : « Croyez-vous qu’on l’aurait laissé passer ? » On a eu alors l’idée d’aller voir dans la rivière, son père, ses deux frères, son oncle, et puis nous autres ; ainsi on a trouvé ses traces dans le sable et le commencement de l’histoire qu’il n’y a eu qu’à lire jusqu’au bout… Jusqu’à une de ces poches dans le roc, et là plus rien. C’est que l’eau l’avait gardée… »

Ils disent :

« L’eau l’a gardée tout le mercredi, tout le jeudi, tout le vendredi et tout le samedi matin encore, bien qu’on eût été fouiller partout avec des perches et des crocs, mais on n’avait rien découvert, parce qu’elle a dû tourner ces trois jours sur place ou bien elle était restée prise à des racines sous un surplomb ; alors elle aura balancé là tout ce temps et jusqu’au moment où ses cheveux auront cédé ou bien peut-être que c’est sa jupe ; c’est-à-dire que c’était le samedi dans la matinée, peu après que le mulet aux provisions était parti pour le chalet, étant convenu qu’il n’irait pas jusqu’au chalet et que les provisions seraient déposées au Scex Rouge… Alors la question avait été : « Faut-il prévenir Joseph ? » mais tout de suite on s’était dit : « Non, gardons-nous en bien, il voudra descendre… » Le mulet est parti, disent-ils, vers huit heures ; le vieux Théodule était dans son pré. Il ne le quittait plus ; il passait là toute la journée, toutes ses journées ; il avait passé là ces trois journées, regardant si elle ne viendrait pas. Elle ne venait pas. Et puis elle est venue : peut-être qu’elle avait fini par avoir pitié de lui… »

« Le vieux Théodule était dans son pré, disent-ils ; tout à coup, il la voit qui vient. Elle venait comme sur une balançoire ; elle s’est arrêtée devant lui un petit moment… Il s’avance, mais elle repart ; alors il a marché à côté d’elle et, à mesure qu’elle avançait, il avançait… À ce moment, elle se trouvait être dans le beau milieu de la rivière, de sorte qu’elle venait sans empêchement, le menton en l’air. L’eau la soutenait bien, elle se laissait faire, elle montait et descendait comme sur une balançoire, pendant que sa jupe gonflée s’élevait plus haut que l’eau et son tablier était dessus… On n’a eu qu’à la laisser venir jusqu’au pont… C’était après le petit Ernest, après le mulet tombé, après l’accident de Romain. Et puis il y avait toujours, là-haut, la maladie… »