La grande peur dans la montagne/13

La bibliothèque libre.
◄   XII.
XIV.  ►

XIII

Cette fois, rien n’a pu le retenir.

C’était le lendemain matin, dans le moment où l’ouverture de la fenêtre a recommencé à être vue, se marquant faiblement en gris dans le mur en face de Joseph ; — la longueur du voyage et ses difficultés, les dangers qu’il courrait ensuite, et même de se dire qu’il allait apporter peut-être la maladie à ceux d’en bas : rien n’avait plus compté pour lui, rien ne pouvait plus compter.

Clou était couché dans le lit du maître et Barthélemy dans le sien ; ni l’un ni l’autre ne bougèrent, quand Joseph se leva, ni ne parurent le voir passer. Et lui, pareillement, ne les regarda point ; pareillement, il n’eut l’air de rien voir, ni dans le chalet, ni hors du chalet, ni ce qu’il y avait devant la porte.

Des bêtes déjà réveillées, les unes essayaient de brouter et les autres erraient en meuglant, puis, voyant Joseph, elles sont accourues ; il ne les vit pas. Il ne voyait rien, elles le suivaient, il ne les a pas vues qui le suivaient. Elles secouaient derrière lui leurs sonnailles sur l’espèce de chemin où il s’est avancé d’abord, tournant le dos à la vallée ; et longtemps les bêtes ont été derrière lui sur ce chemin sans qu’il ait paru les entendre, puis elles s’étaient découragées. Elles se sont arrêtées l’une après l’autre, avec des meuglements de nouveau, parce que le lait recommençait à leur faire mal dans leurs mamelles regonflées ; elles tendaient vers lui leur mufle d’où le son est sorti, mais sans le léger brouillard blanc dont il s’enveloppe d’ordinaire à ces premières heures du jour. Le son un instant encore court après Joseph, le dépasse, lui est ramené par l’écho ; Joseph va toujours, il ne s’en est pas occupé. Il va sur l’espèce de chemin qu’il y a eu d’abord, puis il n’y a eu plus aucun chemin. Il avait pris par ces étroits passages et cette suite de ruelles que les quartiers de rocs laissent entre eux ; il passait d’une de ces ruelles à l’autre, il remontait le torrent. Il tournait le dos à la vallée et au village, il allait du côté du glacier, il a été où elle n’était pas ; — voyant le glacier tourner lentement de gauche à droite devant lui, comme une aiguille de montre, puis il l’a eu en face de soi, lui tombant tout entier dessus de ses hauteurs.

Joseph traverse le torrent sur des pierres.

Il semblait qu’il allait exprès où elle n’était pas. On le vit qui marchait à la rencontre des lieux les plus inhabités de la terre, les plus privés de toute présence d’homme, et où seulement une pierre qui dégringole fait entendre par moment une espèce de voix ; il allait à la rencontre de là où il n’y a rien du tout, là où elle n’était pas, là où elle ne pouvait pas être. Il n’y avait que le bruit des pierres ; pourtant il continuait d’avancer, ayant seulement le bruit d’une pierre qui dégringole au loin par moment pour répondre au bruit des pierres sous son pas, et cette voix-là seulement et cette espèce de voix-là pour s’élever en face de la sienne. Les sonnailles en arrière de lui s’étaient tues depuis longtemps ; seulement une pierre qui roule, ou un filet d’eau ruisselant, comme par une blessure, dans la moraine qu’il a abordée ou dans les crevasses du glacier qu’il avait en dessous de lui, maintenant. Il faisait un ciel tout uni et d’une seule même couleur, où le soleil n’était pas encore parvenu, parce qu’il se trouvait en train de grimper derrière les crêtes parmi les pierres et les neiges. Un ciel comme un plafond de chambre, un ciel passé au blanc de chaux. Et lui qui allait seul dessous, seul et rien qu’un bâton, avec sa veste du dimanche, son pantalon de même étoffe, son chapeau noir, tandis que dans les fissures du glacier, au-dessous de Joseph, l’eau tournoie, et que devant lui la roche est à nu. La roche était à nu à cause de sa raideur, et elle devenait de plus en plus raide par des assises entre lesquelles d’étroits paliers qu’on appelle des vires peuvent encore servir et servent, en effet, aux chasseurs quand ils vont chasser la grosse bête, mais à eux seulement. Joseph a pris par ces passages.

À mesure qu’il montait, la partie inférieure du glacier s’enfonçait davantage. Le glacier s’affaissait de plus en plus du bout et était en même temps à la hauteur de Joseph, et au-dessus et au-dessous de lui. Et lui devenait cependant de plus en plus petit, et on l’aurait vu s’élever et en même temps disparaître, — s’il y avait eu quelqu’un pour le voir. L’air était gris et pâle, les rochers étaient de la même couleur que l’air et le ciel qui se trouvaient partout confondus dans une espèce de brume de chaleur. Joseph a avancé le pied avec précaution dans les couloirs que remplissait à moitié tout un menu gravier, qui cédait sous la semelle. Il allait vers les neiges, il était déjà plus haut que la glace, allant vers les névés qu’on voyait être suspendus dans les limites de la terre à des arêtes, comme une lessive à son cordeau. Là où il n’y a plus rien, là où il n’y a plus personne, là où il n’y a plus d’arbres, ni de buissons, ni même d’herbe, rien qui soit en vie, sauf quelques mousses rouges et jaunes qui font comme de la peinture sur la roche, à certaines places ; — et une pierre roulait, puis Joseph avance le pied, cherchant un appui sûr pour le tranchant de sa semelle. Déjà, si on avait pu le voir, il n’aurait pas été plus gros qu’un point, vu du bas du glacier, puis il n’aurait plus été vu du tout, et il aurait été comme s’il n’était pas. Il s’est tenu suspendu, n’étant plus rien, longtemps encore, dans l’air et à l’une, puis à l’autre de ces grandes parois, qui avaient été frottées et polies, avaient été peu à peu usées par le glacier venu autrefois jusqu’ici ; puis il a gagné les champs de neige, faisant à chacun de ses pas un trou bleu dedans. Son passage là est resté marqué par des points faits avec un fil de couleur dans cette belle toile neuve, puis il arrive à un autre champ de neige s’étendant à plat, où il y a des papillons qui sont tombés, de tout petits papillons rose clair, qui sont chacun au fond d’un trou, parce que la neige a fondu sous eux. Joseph marcha plus difficilement, plus lentement, enfonçant jusqu’au genou. À main droite et à sa hauteur, dans le prolongement même du névé qu’il traversait, une première crevasse largement ouverte et qu’on pouvait sonder de l’œil, à cause de son inclinaison, marquait le point de rupture du glacier. Plus en arrière, celui-ci s’élevait en pente douce jusqu’à une sorte de col qui s’ouvrait sur le ciel ; et c’est là qu’on a vu paraître enfin le soleil : un soleil comme vu à travers du papier huilé, qui a été vu, qui ne l’est plus ; — qui paraît, qui a disparu. C’est qu’une arête noire était venue se mettre entre lui et vous ; entre lui et Joseph, il y avait eu cette nouvelle barrière à la rencontre de laquelle Joseph allait. On ne sait toujours pas où il va. C’était une levée de rocs noire d’humidité et frangée de blanc dans le haut, et toujours personne. Personne ne semble être venu ici depuis les commencements de la terre et n’y avoir jamais rien dérangé, sauf qu’à présent un homme continuait d’écrire les preuves de son existence, comme quand on met des lettres l’une à côté de l’autre, pour une phrase, puis encore une phrase, dérangeant ainsi le premier la belle page blanche par ses traces qui se voyaient de loin. Où est-ce qu’il va ? De nouveau, on se demandait : « Où est-ce qu’il peut bien aller ? » car il ne semblait pas qu’il pût y avoir sur ce point aucun passage, pourtant Joseph allait toujours. Et, un instant après, en effet, on a compris ; il n’y a eu qu’à prolonger de l’œil la ligne déjà tracée par Joseph pour qu’on la vît venir se heurter à la partie d’en bas d’une sorte de long et étroit couloir rempli de neige, aboutissant dans le haut à une entaille carrée : une fenêtre, tout à fait une fenêtre par la forme, avec une vitre de ciel, et on l’appelle la Fenêtre du Chamois. C’était là-haut, entre deux dents, et le couloir qui y menait montait directement, mis debout avec sa blancheur contre la paroi, comme une échelle. Le Pas du Chamois, c’est le nom qu’il a, et en haut du pas est la Fenêtre du Chamois, qui est le nom qu’on lui donne ; qui est le nom qui lui a été donné par les quelques-uns du moins qui s’y sont risqués, des chasseurs ; — et on tourne par là la chaîne sans trop de peine, ni de détours.

Ils mettent leur fusil en travers de leur dos, car ils ont besoin de se servir des mains et des pieds ; ils ont un sac avec leurs provisions dedans, ils ont des jambières de cuir ; — maintenant c’est le tour de Joseph, mais lui sans sac, ni jambières, ni fusil ; en habits du dimanche, un bâton à la main. Ils ont un cornet pour s’appeler en cas de besoin, ils sont plusieurs ; — lui était seul, n’ayant pas de cornet, n’ayant personne à appeler, marchant dans la neige pâle et dans l’espèce d’ombre que l’arête d’ardoise portait en avant d’elle.

Il a atteint le bas du couloir ; là, il s’est tourné de côté.

Il a mis son corps de côté, l’épaule droite touchant la pente. Il montait comme à des échelons par des trous qu’il faisait l’un au-dessus de l’autre. Il touchait de l’épaule et avec le côté de sa figure sur la droite l’escarpement, laissant tomber sur son autre côté une toujours plus grande profondeur de vide. On est comme quand on monte à un cerisier sur une échelle. Heureusement qu’ici la neige bien tassée restait ferme sous votre poids, tandis que Joseph y creusait des trous ou y enfonçait son bâton, se servant de lui par endroit comme d’une prise naturelle. Ainsi il s’élevait toujours, devenant de nouveau petit et de plus en plus petit, là-haut, dans le silence ; et il a été vu contre la neige, puis il a été vu contre le ciel, ayant atteint l’entaille ; debout alors là, dans cette fenêtre, quand tout à coup ce qu’il y a de l’autre côté de la chaîne vous saute contre, et une moitié de monde pas connue est connue, venant à vous d’une seule fois. Là sont rangés autour de vous à nouveau des milliers de tours, de dents et d’aiguilles, et, à cause de l’éloignement, il semble qu’on soit au-dessus d’elles, bien qu’elles soient blanches, toutes blanches et, quand le soleil vient les frapper, dorées ou roses : en marbre rose, ou en métal, en or, en acier, en argent ; faisant tout autour de vous comme une couronne de pierreries ; — cet autre côté de la chaîne où Joseph était parvenu, puis il se met à redescendre.

Il redescendait dans de la rocaille, puis dans de la neige ; il redescendait, mais il tournait en même temps ; il prenait de plus en plus sur sa gauche, il se serrait à la chaîne qu’il venait de franchir, allant vers le nord après avoir été vers le sud, redéfaisant ainsi le chemin fait par lui sur l’autre versant ; — dans de la rocaille et des neiges, puis de la glace, puis des cailloux ; puis la terre a recommencé à se montrer, la terre a recommencé à être d’une belle couleur verte dans les pâturages qu’il a abordés par leur côté d’en haut, et dans le bas était le chalet qu’il a évité ; dans le bas étaient des points de couleur se déplaçant avec lenteur les uns devant les autres, pendant que de temps en temps le battement d’une clochette vous arrivait ; mais il évite les troupeaux, il évite les hommes et les maisons des hommes, prenant sur le côté d’en haut des pâturages, tandis qu’il ne quittait toujours pas la chaîne, qui allait s’abaissant par des dos rocheux et des forêts ; — allant toujours, tandis que la journée allait ; allant sous le ciel blanc, parmi les mouches toujours plus nombreuses et plus méchantes, qui faisaient par place de petits nuages noirs qu’il traversait en les déchirant ; allant presque à plat maintenant, allant droit devant lui, puis midi est venu, puis l’après-midi est venue ; — et il a été deux heures, puis trois heures ; c’est alors qu’on l’a vu qui commençait à remonter.

Il a commencé à remonter dans une forêt où il y avait un chemin ; il avait pris de nouveau sur sa gauche.

On voyait qu’il faisait le cercle, et de plus en plus il fermait ce cercle comme s’il cherchait à en faire se rejoindre les deux bouts ; ayant été amené pour finir à un col au-dessous duquel était le village.

Alors on a compris où il allait.

Il se disait : « Il faudra attendre qu’il fasse nuit, » il s’assit à la lisière du bois, dans des buissons. Il lui restait un morceau de pain où il se mit à mordre ; il avait bu aux ruisseaux en venant. Il se disait : « J’attendrai qu’il fasse nuit, et puis j’irai l’appeler sous la fenêtre de la cuisine… » Il mangea son pain, et le temps allait pendant qu’il mangeait son pain, bien que ce ne fût encore que le commencement du soir, et pendant qu’il était assis dans les buissons.

Devant lui, les prés descendaient en pente raide, puis tout le village venait, vu de dessus.

Les bruits, recueillis et portés à vous par le double versant de la vallée comme quand on met les mains autour de la bouche, venaient aussi, même les plus petits. Joseph chercha des yeux la maison de Victorine ; il la trouva sans peine dans le bas d’une des ruelles, de l’autre côté de la rivière ; il voyait qu’il n’y avait personne devant la maison.

Le village semblait extraordinairement désert, ce soir-là ; — un enfant pleurait, une femme crie, puis une mère appelle sa fille, puis c’est une porte qu’on ferme.

Il y avait les petits feux de bois qui fumaient bleu à toutes les grosses cheminées carrées, au-dessus des toits, qui étaient gris.

Il devait passer la rivière ; c’est pourquoi il lui faudrait attendre qu’il fît nuit ; sans quoi on le verrait venir de loin, et s’il continuait d’avancer, on lui tirerait dessus, car il était comme les réprouvés qui n’ont plus permission de se mêler aux autres hommes ou seulement de s’approcher d’eux.

Mais, patiemment, il attendait ; il regardait, il écoutait, laissant la nuit venir qui heureusement vous dérobe aux yeux en vous rendant semblable à elle ; — étant déjà d’ailleurs dérobé aux yeux par les feuilles, tandis qu’il tenait ses jambes à plat devant lui et avait mangé son pain.

Une femme appelait de nouveau.

C’était comme toujours, semble-t-il, avec les mêmes toits bien connus à une place pas changée, la même suite de petits bruits connus aussi et toujours la même : — c’était comme toujours et en même temps pas comme toujours.

Il cherchait la différence, parce qu’il y avait dans l’air quand même cette différence, ou si c’est seulement le ciel resté étrangement couvert, et qui n’avait pas changé de couleur, à présent que le soleil se couchait, puis a été couché ; mais sans que se fussent pourtant montrées les teintes qu’il a d’ordinaire, qui sont comme celles du trèfle, celles de l’esparcette en fleurs. Il y avait que le ciel restait gris ; c’était une différence, ce n’était pas la seule. Pourtant tout allait comme toujours, là en bas, — Joseph regardait, — tout va comme toujours, semble-t-il, parce qu’un homme vient encore de passer le pont, tirant son mulet par la longe. On voyait les jambes minces de la bête faire leurs petits mouvements sous la grosse boule d’herbe, tandis que la longe sur laquelle l’homme tirait faisait se tendre le cou du mulet en avant. Une lumière déjà s’était allumée à une des fenêtres, et dans une des parties du village où l’ombre était plus épaisse qu’ailleurs, donnant le signal ; c’est bien comme ça que ça va toujours, parce qu’il y a des ruelles plus étroites et moins claires que d’autres. On ouvrait aussi la porte des étables pour faire aller boire les quelques vaches qu’on garde, l’été, quand toutes les autres sont à la montagne ; les quelques vaches qu’il faut bien, à cause du lait, et il y avait ces carrés de nuit, puis des carrés encore clairs, mais le nombre des carrés clairs allait diminuant toujours plus. Joseph aurait pu maintenant s’avancer sans être découvert, ayant été gagné lui-même par l’ombre ; — et trois lumières, puis cinq lumières ; — puis on rentre le bétail, on ferme les portes ; on entend pleurer les enfants. Joseph voyait que tout était comme toujours et en même temps le cœur lui tape contre les côtes. Il vint en avant, il vint encore un peu en avant, puis il s’arrêta, comme n’osant pas aller plus loin ; pourtant la nuit était tout à fait venue. Il était dans une nuit d’autant plus noire qu’il y manquait les étoiles, il aurait pu venir sans crainte, alors quoi ? Il a dû se raidir, il a dû se dire : « Il faut, » et se forcer ; puis s’avance, descend la pente. Et personne sur le chemin, personne non plus dans les prés, ce n’est pas l’heure ; pourtant il ralentissait de nouveau le pas ; on aurait dit qu’il faisait exprès d’aller le plus lentement possible, étant arrivé en face du pont.

Il attend un moment encore avant de passer le pont.

Puis il le passe, mais à présent, c’était comme s’il avait oublié qu’il ne devait pas être vu ; il n’a rien fait pour ne pas être vu, ayant pris dans le milieu du pont, allant de son pas ordinaire.

On aurait très bien pu le voir, s’il y avait eu seulement quelqu’un, mais il n’y avait personne. Personne sur les bancs, ni devant les portes, ni aux fenêtres ; personne non plus, comme il montait la rue. Et elle devenait de plus en plus étroite, alors il s’est glissé le long de son côté gauche à ras les murs, jusqu’à ce qu’il fût arrivé.

On ne venait toujours pas, personne ne parle aux environs ; dans la maison en face de lui tout se tait également, bien que les fenêtres de la cuisine et les trois fenêtres de la chambre qui est à côté soient éclairées. Il regarde cette façade en pierre et en bois, dont la partie de bois ne se voit plus depuis longtemps, et c’est seulement la partie d’en bas qu’on distingue, étant passée au blanc de chaux. Les fenêtres plus haut semblent découpées dans la nuit, elles sont fermées. Et, quand la porte en haut du perron, un moment après, s’est ouverte, elle s’est ouverte sans faire aucun bruit.

On a vu la lampe de la cuisine pousser par l’ouverture sa lumière sur la large dalle où il y a eu une place éclairée ; là, une femme s’est tenue un instant, la tête sous un fichu, puis elle descend l’escalier.

Elle fait tout doucement, on ne l’entend pas descendre les marches ; on l’a vue de nouveau sur le mur blanc, elle a été noire sur le mur blanc ; à présent, elle s’en va, tandis que Joseph se tient toujours à la même place, levant les yeux vers les fenêtres, mais personne ne s’y montre, aucune ombre même n’y est parue.

C’est alors qu’un bruit de pas s’est fait entendre dans la ruelle ; trois hommes passent devant Joseph. Ils ne parlent pas. Ils montent l’escalier l’un derrière l’autre, sans rien dire, faisant tout doucement, eux aussi. Puis l’homme qui va en tête frappe trois petits coups à la porte d’entrée ; il pèse ensuite, sans attendre qu’on vienne, sur le loquet, tout doucement ; la porte cède, la porte va en arrière, la porte s’est refermée.

Joseph leva de nouveau les yeux vers la rangée des cinq fenêtres, les deux premières sur la droite étant celles de la cuisine et les trois d’ensuite celles de la chambre ; elles étaient trop élevées pour qu’on pût voir à l’intérieur. Il a remarqué seulement que les fenêtres de la chambre ne sont pas éclairées de la même façon que celles de la cuisine, c’est ce qu’il remarque tout à coup et il vient seulement de le remarquer. Une lumière plus pâle, moins fixe ; elle bouge par moment, elle penche, elle semble sur le point de mourir, puis se ranime ; elle se détend et se retend derrière les petites vitres comme quand on efface les plis d’une étoffe, qui se plisse de nouveau ; et toujours pas moyen de rien distinguer dans la chambre ; mais alors Joseph pense au fenil qui doit être, en cette saison, plein de foin ; le fenil contre lequel il se tient appuyé de l’épaule, s’il n’est pas fermé à clé, mais il n’est pas fermé à clé. On y entre par derrière, Il y avait d’abord un tas de foin assez bas, d’où on pouvait passer facilement sur un second qui montait jusqu’au toit. De là-haut, il verrait tout, c’est ce que Joseph pense encore ; puis s’avance sur le ventre parmi les fétus qui craquent et pétillent, ayant gagné ainsi du côté des poutres du mur pas bien rejointées, qui faisaient justement face aux fenêtres de la maison.

Il ne bouge plus. Il a porté un premier regard entre les poutres, il regarde de nouveau fixement par la fente comme s’il n’avait pas bien vu la première fois, comme si ce qu’il avait vu ne pouvait pas être vrai.

Il regarde donc encore ; il ferme les yeux de nouveau un moment, comme pour leur laisser le temps de se reposer. Puis il les rouvrit, il ne les rouvrit qu’avec de grandes précautions. Très lentement, peu à peu, comme pour bien s’assurer qu’ils n’allaient pas se tromper de nouveau.

Et il voyait les mêmes choses que la première fois, sans qu’il se rendît encore bien compte de ce qu’il voyait ; mais son cœur a commencé à sauter derrière ses côtes comme un oiseau dans sa cage, faisant du bruit ; tandis qu’il se disait de nouveau : « C’est pas vrai ! » c’est pourquoi il faut qu’il regarde encore

On voyait que la différence d’éclairage entre la cuisine et la chambre provenait de ce que la cuisine était éclairée par une lampe, et, la chambre, c’étaient deux bougies qui l’éclairaient.

On voit, mais est-ce que c’est vrai ? qu’elles sont posées sur une table, au chevet du lit ; il semble qu’elles sont là, l’une à droite, l’autre à gauche d’une soucoupe où une branchette verte trempe dans de l’eau ; puis le lit est à côté.

Le lit touche du chevet le mur du fond de la chambre, puis est venu à vous dans sa longueur ; il est éclairé par une lumière qui bouge un peu.

Joseph se passe la main sur les trous des yeux qui servent à voir et à connaître, mais peuvent mentir ou se tromper ; il va dehors encore une fois avec son regard, tirant en avant son visage qu’il colle à la fente des poutres, regardant de toutes ses forces ; — les bougies sont toujours là avec leurs petites flammes pointues ; elle est toujours là, elle aussi, elle va être toujours là…

Elle bouge faussement ; elle est couchée là, elle est immobile. Elle est immobile pour toujours, elle est étendue en arrière, elle est habillée sous le drap, elle a sa robe du dimanche, elle est là, elle bouge, elle ne bouge plus ; elle a bougé faussement, c’est la lumière qui bougeait ; elle a les mains jointes, les pieds rejoints ; on voit qu’elle a un crucifix sur la poitrine, on voit le haut du crucifix.

Il voit, il ne peut plus ne pas voir, et c’est alors qu’il voit aussi qu’il y a les trois hommes de tout à l’heure qui se tiennent alignés sur l’autre côté de la chambre, baissant la tête, parce que le plafond est bas.

Joseph les voit, il les reconnaissait : c’étaient son oncle et ses deux frères à elle ; mais elle, oh ! elle, alors, comme elle a l’air de peu s’occuper d’eux comme elle a l’air de peu s’occuper d’eux, ni de personne, ni de moi !

— Eh, Victorine !

Est-ce qu’il a appelé ? Il ne sait pas s’il a appelé ou non.

— Victorine !

Il regarde, elle n’a pas entendu. Elle n’a pas bougé.

— Victorine !

Sa gorge est devenue sèche. Sa gorge et le dedans de sa bouche sont comme du sable. Il hausse les épaules. Il a son cœur qui fait tant de bruit qu’il n’entend plus ce qu’il se dit à lui-même. Et il n’est déjà plus sur le tas de foin, il faisait vite, étant allé avec sa main à ses souliers dont il défait le cordon de cuir, puis, les attachant par le cordon, il se les pend autour du cou.

Il est pieds nus, il tient son bâton, il serre son bâton dans son poing « pour si on cherchait à l’arrêter ». Il a son idée, qui le fait sortir ; il est hors du fenil, il est dans le passage, puis dans la rue ; il marche au milieu de la rue, il tient son bâton, il monte la rue, il est pieds nus ; — aller lui dire adieu, mais d’abord…

Parce qu’il s’était dit : « Ils seront vite trop nombreux ; un bâton n’y suffirait pas… »

Aller au moins lui dire adieu, et puis peut-être qu’on s’est trompé, est-ce qu’on sait jamais ? si peut-être on s’était trompé, à cause qu’à présent il doute de nouveau de tout, dans la grande nuit où il est ; et puis, mère, n’aie pas peur, c’est moi, je ne fais qu’entrer et sortir, j’ai seulement quelque chose à prendre dans ma chambre ; mais ne m’approche pas, ne me touche pas… Attention ! je te dis…

Parlant ces choses tout haut et d’avance, puis il connut qu’il était arrivé devant sa maison, il se vit montant le perron, on ne l’entendait pas monter, il avait ses souliers autour du cou, tout était bien tranquille ; alors vaguement encore il s’était demandé : « Est-ce qu’il faut que je heurte ? est-ce qu’il vaut mieux que j’appelle ? est-ce qu’il ne vaut pas mieux encore que j’entre tout droit ? » il n’a pas eu le temps de répondre à ses questions…

Parce que sa mère devait l’avoir vu passer, parce que peut-être ces oreilles-là sont plus sensibles et plus fines et que la chair nous tient liés les uns aux autres étroitement ; — alors la porte qui s’est ouverte, ce cri…

Et lui :

— Tais-toi !

Puis il crie lui aussi ; il crie :

— Tais-toi. Et laisse-moi passer.

Pendant qu’à présent les fenêtres s’ouvrent ; mais je ferai ce que j’ai à faire, et on ne m’empêchera pas de le faire…

— Et toi, je te dis, ôte-toi vite de mon chemin…

Elle continuait de ne pas comprendre ce qui arrivait, c’est pourquoi elle criait toujours dans la cuisine ; mais Joseph l’a tirée de côté, et déjà on entendait Joseph marcher dans la chambre d’en haut où le poids de son corps faisait plier les poutres du plafond. « Joseph, mon Dieu ! Venez vite ! est-ce lui ? » Puis : « Catherine ! Catherine ! » c’était une de ses voisines ; — mais il descendait l’escalier, il est reparu, il traverse la cuisine pour sortir, sans plus rien dire ; il est dehors, il est sur le perron ; là, il a été éclairé.

De sorte que tous l’ont vu, et ont vu que c’était bien lui, non pas seulement son fantôme, tous ceux qui s’étaient mis aux fenêtres ou se tenaient sur le pas de leur porte, d’un bout à l’autre de la rue ; — lui éclairé là-haut vivement par derrière ; ainsi on voit qu’il tient sa carabine dont il tire la culasse en arrière, puis y glisse une cartouche.

Puis :

— Oui, c’est moi !

Là-haut, sur le perron ; seul à être éclairé là-haut, d’un bout à l’autre de sa personne, avec le geste que ses mains font, avec le geste qu’il a fait ensuite de rejeter la tête en arrière :

— Venez seulement !…

Il a fait alors comme s’il attendait qu’on vînt ; on n’est pas venu. Il attend encore, on ne vient pas ; il commence à descendre lentement les marches.

Au milieu des marches, il s’arrête.

Il avait mis sa carabine en travers de ses genoux, il s’est assis ; on le voit qui remet ses souliers, puisqu’il n’avait plus maintenant à se gêner de personne.

Il remit ses souliers sans se presser, car on sait bien qu’on ne vous dérangera pas : Puis il a été debout.

Il continuait à ne pas se presser, il descendait la rue, il ne se retournait même pas.

À mesure qu’il les avait dépassés, les gens sortaient de chez eux et se mettaient à le suivre, mais il ne s’est toujours pas retourné, tenant sa carabine sous le bras gauche.

Devant lui, il n’y avait personne et même les têtes qui étaient apparues aux fenêtres se retiraient, les portes qu’on avait déjà ouvertes s’étaient fermées.

Il a pu passer sans aucune peine, il a pu aller où il voulait.

Là, il a parlé avec douceur. Il a dit à l’oncle :

— S’ils viennent me déranger, ça leur coûtera cher…

C’était l’oncle qui était venu à la rencontre de Joseph jusque dans la cuisine ; mais Joseph n’a pas élevé la voix, il a dit :

— Je veux seulement qu’on me laisse tranquille.

Il a montré à l’oncle sa carabine :

— Allez à leur rencontre. Empêchez-les de trop s’approcher. Et surtout qu’on ne monte pas.

Alors le vieux avait laissé tomber ses lèvres dans sa barbe, puis c’est sa barbe elle-même qui est tombée en avant, tandis qu’on a vu les deux frères reculer jusque dans l’angle de la chambre, où ils lèvent le bras, et ils se cachent la figure derrière ; mais Joseph :

— Oh ! il ne vous faut pas avoir peur.

Il entrait. Il a ôté son chapeau.

Il a dit :

— Je suis seulement venu lui dire adieu.

Il venait d’ôter son chapeau, il s’est tenu un instant dans le cadre de la porte sans bouger, tête nue, regardant du côté du lit, puis il se tourne vers les deux hommes ; alors il semble bien qu’il a dû leur demander quelque chose, parce que l’un des deux a essayé de parler, cherchant ses mots dont quelques-uns sont ensuite venus dehors difficilement.

— Ah ! a dit Joseph, c’est à cause de moi… Ah !

Il recommençait, mais à présent c’est vers elle qu’il se tournait :

— Ah ! c’est à cause de moi !… Oh ! qu’est-ce que tu as fait ?

Il s’était avancé un peu, c’est de quoi les deux autres avaient aussitôt profité pour se glisser le long du mur jusqu’à la porte ; si bien qu’il n’y a plus eu que lui, et elle, dans la chambre ; ils n’ont plus été que les deux.

— Tu n’aurais pas dû ! a-t-il dit.

Il s’est avancé encore un peu :

— Tu vois bien que je serais venu… Victorine.

Sa figure à elle a semblé bouger, elle bouge, elle ne bouge plus. Il était debout. Il était debout à côté du lit. Il la regardait de haut en bas.

Le plafond qui était très bas faisait qu’il gardait la tête baissée ; il avait mis ses mains l’une dans l’autre sur son chapeau.

— Victorine.

Elle ne répondait pas.

— Victorine…

Il a dit :

— Ah ! c’est vrai, mon Dieu !…

Il a dit :

— Tu vois que je suis venu.

Il a dit :

— Mais je suis venu trop tard ; c’est ma faute.

Il a dit :

— Je te demande pardon.

Il la regarde encore un long moment. Puis il s’est rapproché encore du lit ; il vient plus près, toujours plus près, il vient jusque tout contre le lit, tout contre elle ; là ses genoux se sont mis à fléchir, ses genoux vont d’eux-mêmes en avant.

Il tendit encore un peu la tête ; il disait :

— Adieu, adieu, petite…

Il disait :

— Adieu, Victorine…

Puis il a secoué la tête :

— Non, je ne m’en vais pas.

Elle était tellement près de lui, avec sa figure et ses mains. Chaque fois que la flamme des bougies bougeait, quelque chose bougeait sur sa figure. Il lui parle, peut-être bien qu’elle va répondre. Et, de nouveau, il lui parlait :

— Faut-il que je reste, Victorine ? dis, Victorine…

Alors il n’a pas pu s’empêcher de tendre la main vers la sienne, parce qu’elle était tellement près ; mais aussitôt il retire sa main.

Comme s’il se réveillait, comme s’il commençait seulement à comprendre ; s’étant, en même temps, tiré en arrière, mis debout.

Cette main toute froide, cette main comme de la pierre, au lieu qu’elles étaient si bonnes chaudes avant, si douces à tenir avant…

— Ce n’est plus elle ; on me l’a changée.

Il est sorti sans se retourner.

« Alors, nous, qu’est-ce que vous vouliez qu’on fasse ?… Il sortait avec sa carabine. Nous, on était peut-être bien une trentaine d’hommes, il s’est tourné vers nous, mais il ne nous a pas aperçus tout de suite, parce qu’on n’était pas venus jusque devant la maison et c’est plus haut dans la ruelle qu’on se tenait. Il nous a dit : « Oh ! n’ayez pas peur, je m’en vais… » Il a remis son chapeau sur sa tête. « Il ne faut pas que vous vous gêniez à cause de moi, je sais ce que c’est, je m’en vais, mais j’avais d’abord une chose à faire, et, cette chose, je l’ai faite, alors tout va bien… » Puis, de nouveau : « Adieu, adieu à vous aussi, » pendant qu’il descendait les marches du perron, nous tournant le dos. Qu’est-ce que vous vouliez qu’on fasse ? Il n’y avait personne devant lui jusqu’à la rivière et au pont, sur le chemin qu’il avait à suivre, de sorte qu’il n’a eu qu’à aller, comme il a fait, sa carabine sur l’épaule. Car qu’est-ce que vous vouliez qu’on fasse ? Quelques-uns, des étourdis, le voyant qui s’en allait, avaient bien proposé de lui courir après ; on les a retenus : « Au contraire, laissez-le partir ; plus vite il s’en ira, mieux ça vaudra pour nous… » La grande affaire était de ne pas l’approcher. On disait : « Il faudra laver le plancher… » — « Et, elle, s’il l’a touchée ? » — « Il faudra verser de l’eau sur les marches, dans les deux maisons, laver le plancher, frotter le carreau de la cuisine, faire bien attention de ne pas oublier de changer de souliers… » Ah ! si seulement on avait pu imaginer que jamais il ferait le tour, on n’aurait eu qu’à établir un second poste à ce bout-ci du pont, rien de plus facile… Mais est-ce qu’on aurait jamais cru qu’il ferait tout ce long chemin, pas commode, tellement peu commode que bien rares sont ceux qui s’y sont risqués et jamais autrement qu’à plusieurs… Maintenant il était un peu tard pour le placer, ce poste ; pourtant on l’a placé. On se disait : « Il pourrait avoir l’idée de revenir, on ne sait jamais, c’est plus prudent. On sera plus tranquilles… » Du moins, on faisait semblant de le croire. Tout au fond, on ne le croyait pas. Tout au fond, on sentait bien qu’on aurait beau faire… Il n’y avait qu’à regarder le vieux Munier. Il ne disait rien. Il a seulement haussé les épaules. Il ne prenait même plus la peine de rien dire. C’était le dimanche soir. L’enterrement devait avoir lieu le lendemain… »